par Paul Ladouceur
La Communion des Apôtres
Fresque du Monastère Saint-Antoine-le-Grand
Saint-Laurent-en-Royans, France
1. LENTRÉE DANS LE ROYAUME
Béni est le règne du Père, et du Fils
et du Saint Esprit,
maintenant et toujours et aux siècles des siècles (1).Dès quil pénétre dans léglise, le fidèle quitte le monde de tous les jours pour entrer dans le Royaume de Dieu. Le Christ est là pour laccueillir, et la Mère de Dieu, ainsi que les anges et les saints qui se tiennent devant le Saint des Saints et qui participent à la liturgie éternelle, celle du seul Grand Prêtre, le Christ lui-même ; le chur céleste chante sans cesse la louange de Dieu et intercède pour nous qui sont sur la terre. Cet " avant-goût " du Royaume permet au fidèle de se ressourcer afin de mener la " vie en Christ (2) ", la vocation de tout chrétien. Lengagement de chacun à laction de la Divine Liturgie et la grâce divine interviendront selon les modes de participation, qui sont multiples et personnalisés.
Cette entrée mystique dans le Royaume de Dieu est justement un des bienfaits de la Liturgie, que lon peut nommer eschatologique : le temps de la Liturgie nest plus le temps de ce monde et lespace de laction liturgique nest plus celui de ce monde, mais ils sont ontologiques, relevant de la nature et de la finalité même du monde et de lêtre humain. Nous savons quand commence la Liturgie (à quelle heure) et où elle est célébrée (léglise ou la chapelle), mais par la Liturgie nous pénétrons dans un moment déternité, dans le Royaume de Dieu, qui est à la fois partout et nulle part en particulier.
2. LA COMMUNION AVEC DIEU
Nous pouvons considérer dabord les bienfaits de la Liturgie eucharistique sous deux principaux aspects : lunion ou la communion avec Dieu, et lunion ou la communion avec nos frères et nos surs.
Le bienfait principal de la Liturgie eucharistique est la communion avec Dieu. Pour saint Nicolas Cabasilas le mot " communion " signifie le partage de la même réalité par deux personnes (3). La qualité essentielle du partage entre Dieu et lhomme est une relation damour, qui se traduit par la réciprocité du don de soi. Quelle est cette relation damour manifestée dans lEucharistie ? Les paroles de Jésus au sujet du " pain de vie " nous donnent le sens profond de la Liturgie eucharistique :
Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel ; si quelquun mange de ce pain, il vivra éternellement, et le pain que je donnerai pour la vie du monde, cest ma chair... En vérité, en vérité, je vous le déclare, si vous ne mangez la chair du Fils de lhomme et si vous ne buvez son sang, vous navez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle ; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même que le Père, qui ma envoyé, est vivant, et que moi, je vis par le Père, de même aussi celui qui me mange vivra par moi (Jn 6, 51 ; 53-57).
En participant à la Liturgie eucharistique, les fidèles participent à loffrande même du Christ. On reprend ici, pour le dépasser aussitôt, le sens primitif du sacrifice à Dieu, connu dans toutes les traditions spirituelles : lhomme apporte son sacrifice à lautel pour quil soit offert à Dieu, qui en retour sanctifie les offrandes. Cest le prêtre qui présente les offrandes au nom de la communauté, mais les offrandes sont véritablement celles de la communauté toute entière. Les offrandes eucharistiques visibles de la communauté des fidèles sont principalement le pain et le vin, mais comprennent également aussi toute offrande ayant rapport à la Liturgie : les cierges, les chants, les dons en espèces Les offrandes mystiques sont les fidèles eux-mêmes, signifiés par la phrase que nous répétons maintes fois pendant la Liturgie : " Confions-nous nous-mêmes, les uns les autres et toute notre vie au Christ, notre Dieu ".
Nos offrandes nont de valeur et de sens quen rapport avec la véritable offrande de la Liturgie, qui est le Christ : Le pain que je donnerai pour la vie du monde, cest ma chair (Jn 6, 51). Cest toute la vie du Christ qui est loffrande, son Incarnation dans le sein de Marie la Mère de Dieu, sa vie publique, sa Passion, sa Mort, sa Résurrection et son Ascension au ciel. La plupart des prières de la Liturgie, en particulier celles du canon ou prière eucharistique (anaphore), sont adressées principalement au Père. Dans la prière de loffrande nous disons : " Ce qui est à toi, le tenant de toi, nous te loffrons en tout et pour tout ". Par la Liturgie nous nous associons au Christ et nous participons à sa vie et à sa propre offrande au Père. Nous entrons donc ainsi dans une communion intime avec le Christ, le Grand Prêtre, car nous partageons la même réalité ensemble, le Christ lui-même, en tant quoffrande à Dieu. Incompréhensible à nos esprits est cette unité de l'offrande avec celui qui la reçoit, comme laffirme la Liturgie : " Car c'est toi qui offres et qui es offert, toi qui reçois et qui es distribué, ô Christ notre Dieu ".
Jésus nous dit aussi quil est venu pour la vie du monde, et les offrandes de la Liturgie deviennent les offrandes de Dieu à lhomme. Dieu sanctifie nos offrandes et nous les donne. Ce que Dieu nous donne est la communion au Saint Corps et Précieux Sang du Christ, par lesquelles les fidèles eux-mêmes sont sanctifiés. La communion au Corps et Sang du Christ nous unit au Christ jusque dans notre chair et nous devenons des véritables enfants de Dieu :
Nous ne partageons pas seulement son Nom, mais aussi son Être même, son Sang, son Corps et sa Vie.... Le Père nous reconnaît pour les membres de son Fils unique. Il retrouve sur nos visages les traits mêmes de son Enfant (4).
Nous sommes rendus " saints " par le Christ, par notre association ou communion avec lui. La sanctification des fidèles, cest le but même de la Liturgie, comme nous rappelle Constantin Andronikof :
Leffet essentiel, global et concret que... la Liturgie de lÉglise vise à produire chez les fidèles... est la sainteté ... Le sommet du processus sacramentel de sanctification sur terre est atteint dans lEucharistie (5).
Andronikof, se référant à saint Maxime le Confesseur et à saint Syméon le Nouveau Théologien, précise quil sagit de la sainteté " en puissance " : " Il ny a là aucun mécanisme ni magisme. Le sacrement ne constitue pas la sainteté définitive en lhomme, il est pouvoir de sanctification (6) ". Saint Cyrille de Jérusalem écrit : " Si nous sommes saints aussi, nous ne le sommes cependant pas par nature, mais par participation, par ascèse et par prière (7) ". Cabasilas exprime la même pensée :
La grâce, en effet, nous sanctifie par les dons sacrés, à condition quelle nous trouve convenablement disposés pour la sanctification. Mais si elle tombe sur des âmes non préparées, elle ne nous apporte aucun profit et nous accable au contraire dun immense dommage (8).
Cette communion avec Dieu par la participation à la Divine Liturgie est une nourriture spirituelle, un ressourcement essentiel pour le chrétien, surtout celui dans le monde, qui doit faire face à toutes les exigences et assauts dun monde de plus en plus déchristianisé et matérialiste. Cest le parallèle avec la nourriture corporelle, essentielle pour la survie du corps ; Jésus a bien dit : Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment une boisson (Jn 6,56).
3. LA COMMUNION AVEC LES HOMMES
La Liturgie eucharistique est aussi une communion avec nos frères et nos surs, dabord ceux qui célèbrent avec nous, dans le même lieu et en même temps, et plus généralement, avec tous ceux qui célèbrent la Liturgie partout dans le monde, qui ont célébré ou qui vont célébrer la Liturgie dans tous les temps, sur la terre et au ciel. Tous participent avec le Christ dans la célébration de lunique Liturgie mystique. Cet aspect de la Liturgie eucharistique est évoqué dans plusieurs prières de la Liturgie, où nous faisons mention de différents groupes de vivants (par exemple, à la Grande Litanie de Paix au début de la Liturgie), ainsi que les saints et les défunts. La participation des anges est explicitement mentionnée à la Petite Entrée, la Grande Entrée et au chant du Chérubikon.
La communion eucharistique est le fondement même de lÉglise, tel quen témoignent les Actes des Apôtres, les Épîtres de saint Paul et les écrits de lÉglise primitive. La Liturgie est avant tout une action communautaire, ladoration de Dieu, selon ses préceptes, par ceux qui partagent la même foi et qui se réunissent à ce but. Jésus a explicitement béni la prière communautaire :
Si deux dentre vous sur terre saccordent pour demander quoi que ce soit, ils lobtiendront de mon Père, qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu deux (Mt 18,19-20).
La participation du fidèle à la Divine Liturgie est donc une affirmation de sa communion avec tous les membres de lÉglise. Les prières pour autrui permettent au fidèle de se dépasser, dintercéder et de supplier pour sa communauté, sa ville, son pays, les autorités ecclésiastiques et civiles, les moines et moniales, ceux qui souffrent et peinent, les prisonniers, les malades etc., auxquels le fidèle peut ajouter des intentions de prière personnelles. Lamour pour le prochain se traduit dans la prière commune, la prière de tous pour tous, et se manifeste concrètement par le partage de la même coupe eucharistique.
4. LA LITURGIE EUCHARISTIQUE COMME PÉDAGOGIE
Dans son Explication de la Divine Liturgie, saint Nicolas Cabasilas énumère les " effets " des offrandes sanctifiées et agrées par Dieu. Pour les vivants et les défunts, leffet principal est quen échange des oblations " la grâce soit envoyée par Dieu qui les a agrées " ; pour les défunts en particulier, " le repos de leur âme et lhéritage du Royaume en union avec les saints " ; et pour les vivants :
... la participation à la table sainte et la sanctification... ; la rémission des péchés, la paix, labondance des fruits de la terre, la concession des biens nécessaires et enfin la suprême faveur de paraître devant Dieu dignes du Royaume (9).
La participation à la Divine Liturgie est le " temps fort " de la vie chrétienne et elle permet de pratiquer la pénitence et lascèse, par exemple dans la préparation à la Liturgie et à la communion. La participation à la Liturgie constitue également une affirmation publique de foi et dadhérence au Christ.
La Divine Liturgie est une occasion de témoigner, dapprofondir et de transmettre la foi chrétienne. La Liturgie orthodoxe, au sens large de tous les offices et rituels de lÉglise, abonde en enseignement théologique, ascétique et spirituel, à tel point quon dit que toute la tradition de lÉglise orthodoxe y est contenue. La Divine Liturgie est la pièce maîtresse de cet enseignement liturgique, ce qui est reflété non seulement dans la Liturgie de la Parole, mais aussi dans la Liturgie de lOffrande. La Liturgie de la Parole contient des éléments qui ont vraisemblablement, mais non exclusivement, un but pédagogique, notamment les lectures des Épîtres et des Évangiles. Pour certains, les textes bibliques lus à la Divine Liturgie sont souvent les seuls contacts avec la parole de Dieu dans la semaine. Même pour ceux qui lisent la Bible régulièrement, les extraits des Épîtres et des Évangiles lus à la Divine Liturgie constituent un contact privilégié avec la parole de Dieu. Lhomélie, souvent un commentaire des lectures de la Parole, aide aussi à consolider la compréhension des Écritures, et à saisir le sens de la foi chrétienne dans la vie de tous les jours.
Laspect pédagogique des parties " invariables " de la Liturgie est peut-être plus difficile à apprécier. Il sagit là surtout dun approfondissement de lexpérience de la foi et dune compréhension de plus en plus consciente du sens profond du mystère de lEucharistie, par exemple par les prières du prêtre, prières que souvent, malheureusement, les fidèles nentendent pas. Il peut venir une illumination soudaine et nouvelle du sens de quelques mots dune prière que nous récitons, entendons ou lisons chaque semaine pendant des années. Ou ceci peut prendre la forme dune compréhension à un autre niveau de la signification profonde de la Divine Liturgie dans son ensemble.
La Liturgie de saint Jean Chrysostome contient cinq " grandes litanies ", dont à première vue nombreuses demandes paraissent semblables, ainsi que plusieurs " petites litanies " identiques. Par une participation active et attentive à leur récitation, nous faisons nôtre les demandes faites par le prêtre ou le diacre au nom de la communauté, et nous apprécierons les différences entre les litanies, la progression des demandes et la pertinence de chaque litanie au moment particulier de la Liturgie où elle est placée. Nous apprenons justement par répétition : si nous navons pas compris la première fois, ou si nous navons pas été suffisamment attentifs, les mêmes paroles ou les mêmes gestes sont répétés dans lespoir que nous aurons éventuellement une meilleure compréhension de la Liturgie. L'approche " orientale " de la prière attache une grande importance à la répétition ; " méditer " par la prière, c'est répéter, jusqu'à connaître " par cur ", cest-à-dire avec le cur.
Le déroulement de lannée liturgique, avec les grandes fêtes qui marquent les principaux événements de la vie du Christ et de la Mère de Dieu, ainsi que la commémoraison des saints de tous les temps, est une autre source dapprentissage des vérités de la foi et de lhistoire du salut. Le cycle pascal et celui des fêtes fixes permettent de vivre en quelque sorte dans un autre temps, car les fêtes sont plus quune commémoraison dévénements historiques, elles sont leur actualisation. Dans le temps ontologique, la création du monde nest pas séparée du jugement dernier, la Nativité du Christ de sa Mort, sa Passion de sa Résurrection, son Ascension de son second Avènement, mais pour nous, mortels, nous comprenons mieux les réalités ontologiques lorsquelles sont présentées en " petits morceaux ", un après lautre, dans le temps historique que nous connaissons et dans lequel se trouvent les fêtes de lannée liturgique. Même si nous célébrons aujourdhui la Nativité du Christ, demain sa Passion et sa Mort, et après-demain sa Résurrection, les textes liturgiques nous rappellent constamment que lun nest pas séparé de lautre, que lhistoire du salut est une unité indivisible. La prière de lanamnèse (souvenir) de la Divine Liturgie, dite juste après les paroles de la consécration, contient ce genre de rappel y compris le " rappel " dun événement qui na pas encore eu lieu dans le temps historique :
Commémorant donc ce commandement salutaire et tout ce qui a été fait pour nous : la Croix, le Tombeau, la Résurrection au troisième jour, lAscension au ciel, le Siège à la droite, la second et glorieux Avènement...
5. LA COMMUNION EUCHARISTIQUE
ET LA RÉMISSION DES PECHESLes paroles du prêtre au moment de la communion font allusion à deux buts ou effets de la communion :
Le Corps précieux, saint et vivifiant de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus Christ, mest donné à moi N., prêtre, en rémission de mes péchés et pour la vie éternelle (pour la communion du prêtre).
Le serviteur de Dieu N. communie aux précieux et saints Corps et Sang de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus Christ en rémission de ses péchés et pour la vie éternelle (pour la communion des fidèles).
Dans lÉvangile de saint Jean, Jésus nous dit que le pain de vie donne la vie éternelle et ses paroles instituant lEucharistie mentionnent la rémission des péchés : Ceci est mon sang, le sang de lalliance, qui est répandu pour une multitude en rémission des péchés (Mt 26,28). Saint Jean, dans sa première Épître, dit aussi : Le sang de Jésus, son Fils [le Fils de Dieu], nous purifie de tout péché (1 Jn 1,7).
Il y a un sacrement particulier pour la rémission des péchés commis après le baptême, la confession ou la pénitence, qui est souvent une préparation ou un prélude à l'Eucharistie. Si donc nos péchés sont remis par la confession et labsolution du sacrement de pénitence, quel est leffet de la sainte communion sur nos péchés ? Nicolas Cabasilas répond à cette question dans sa Vie en Christ :
Parce que cest avec son Corps et son Sang quil [le Christ] tresse au Père cette merveilleuse couronne de gloire, le Corps du Christ est donc le seul remède contre le péché et son Sang la seule libération des offenses... (10)
Citant Denys lAéropagite, Cabasilas affirme que " les autres sacrements seraient incomplets et sans capacité de produire leurs propres effets, si on ne leur ajoutait le banquet sacré (11) ". Cest dans cette optique quil explique le rapport entre le sacrement de la pénitence et la communion :
Lorsque les pécheurs se repentent de leurs fautes et les confessent aux prêtres, ils se sentent affranchis de tout châtiment de Dieu, leur juge. Ils ne peuvent, cependant, bénéficier pleinement de lefficacité de cette confession quaprès sêtre assis à la Table du banquet (12).
Si la communion eucharistique effectue la rémission des péchés, alors pourquoi le sacrement de la pénitence est-il nécessaire ? La réponse se trouve non seulement dans la pratique le lÉglise depuis les premiers temps, mais essentiellement dans la faiblesse de lhomme et la constante nécessité dans la vie spirituelle de ce que les Pères appellent la métanoïa, la conversion, la repentance, le retournement de lhomme vers Dieu. La confession est une reconnaissance explicite des péchés, qui sont identifiés, nommés et dits au ministre de Dieu, ce qui aide non seulement à en prendre connaissance, mais à lutter contre les tentations futures. Il sagit donc dun renforcement de la métanoïa alors que la Liturgie eucharistique nous fait dépasser notre état de pécheur afin dentrer purifiés dans le Royaume de Dieu.
La Divine Liturgie contient des demandes de la rémission des péchés, notamment deux prières juste avant la communion, l'une récitée par le prêtre seul et une autre récitée par le clergé et les fidèles (ensemble ou séparément) :
Voici que je mapproche du Christ, Roi immortel, notre Dieu. Le Corps précieux, saint et vivifiant de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus Christ mest donné à moi N., prêtre, en rémission de mes péchés et pour la vie éternelle.
Je te prie donc : aie pitié de moi et pardonne-moi les fautes, volontaires et involontaires, commises en paroles, en actes, sciemment ou par inadvertance, et rends-moi digne de participer, sans encourir de condamnation, à tes Mystères très purs, pour la rémission des péchés et la vie éternelle.
Il ny a pas de confession explicite des péchés dans la Divine Liturgie, ni dabsolution. Dans la pratique, la rémission des péchés par la communion ne doit pas devenir une excuse pour éviter la confession. Nicolas Cabasilas parle du " labeur " exigé par lEucharistie et de la préparation personnelle : " Il nous faut être, personnellement, animés des dispositions requises, et dabord nous purifier avant de participer à ce sacrement (13) ". Il sagit détablir un équilibre personnel entre la fréquence de la confession et la communion, équilibre dans lequel le fidèle sera guidé par son confesseur ou son père spirituel.
Ainsi, la rémission des péchés par la communion est nécessaire, même si nous venons juste de nous confesser, car notre confession ne peut être quimparfaite. Or, le Corps et le Sang du Christ ne peut venir quà ceux qui sont " purifiés de tout péché et résolus à ne plus le commettre (14) ". La communion, cest le " feu qui consume les épines de tous les péchés " (prière daction de grâces de saint Syméon le Métaphraste) ; après avoir communié, le prêtre paraphrase les mots du Séraphin à Isaïe (Is 6, 7) : " Ceci a touché mes lèvres ; mes iniquités sont enlevés et mes péchés effacés ". Beaucoup de prêtres répètent cette paraphrase après la communion des fidèles, avant de retourner dans le sanctuaire : : " Ceci a touché vos lèvres ; vos iniquités sont enlevés et vos péchés effacés ".
6. LA FRÉQUENCE DE LA COMMUNION
" Avec crainte de Dieu, foi et amour approchez ". Cest ainsi que le diacre invite les fidèles à la sainte communion pendant le Divine Liturgie. La communion, obligatoire pour le célébrant ou les concélébrants, facultative pour les fidèles, est laboutissement normal de la participation de tous, clergé et laïcs, à la Divine Liturgie. Tout le sens de la Liturgie exige que les saints dons offerts à Dieu et sanctifiés par lui soient consommés par ceux qui ont participé à loffrande. Pourquoi donc, dans beaucoup de paroisses orthodoxes, peu de fidèles communient-ils ? Souvent, les jeunes enfants, avec ou sans leur mère, sont une majorité à communier, la plupart des adultes ne communiant que rarement.
La question de la fréquence de la communion est très ancienne dans lhistoire de lÉglise. Dans lÉglise primitive, la pratique était celle de la communion universelle des fidèles (les catéchumènes et les pénitents publics nétaient pas présents à la Liturgie de loffrande) , mais cette pratique a cessé dêtre la norme assez tôt et le regrettable " processus déloignement de la communion (15) " a commencé.
Au cours des siècles, le motif principal qui a servi à décourager la participation à la communion était le sentiment d" indignité ". Dans la première Épître aux Corinthiens, saint Paul avait déjà soulevé la nécessité dune préparation et dun état dâme adéquats pour la communion. Après avoir décrit linstitution de lEucharistie par le Christ, il ajoute :
Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusquà ce quil vienne. C'est pourquoi, quiconque mange le pain ou boit la coupe du Seigneur indignement aura à répondre du Corps et Sang du Seigneur. Que chacun donc séprouve soi-même, et quil mange alors ce pain et boive de cette coupe ; car celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, sil ny discerne le Corps (du Seigneur). (1 Co 11, 26-29).
Alexandre Schmemann souligne que saint Paul ne propose pas le choix entre communier et ne pas communier, mais il appelle tous à communier consciemment, à se préparer, de son mieux, pour cet honneur (16). Dautres commentateurs suggèrent que saint Paul visaient surtout ceux qui communiaient sans distinguer la différence entre lEucharistie et les aliments de tous les jours, " parce quils ne savent pas discerner quil nest loisible de la recevoir [la communion] quavec une âme et un corps purs (17) ".
Souvent un fidèle peut choisir de ne pas communier à la Liturgie à cause dun sentiment dindignité personnelle. Sans doute aussi, les exigences canoniques pour la communion, notamment le jeûne préalable, ainsi que la tradition dans certaines Églises et paroisses de se confesser avant chaque communion, jouent un rôle dans la désaffection de la communion fréquente.
Mais est-ce une vraie humilité qui pousse un fidèle pieux, moine ou laïc, à sécarter de la communion ? Ou est-ce le résultat dune ruse très sophistiquée de lEnnemi, le Menteur, qui se déguise en " ange de lumière " pour induire le fidèle en erreur ? LÉglise primitive savait que personne nest digne par ses vertus personnelles de communier au Corps et au Sang du Christ et que " se préparer à la communion consiste non pas à mesurer et à supputer son état de préparation ou dimpréparation, mais à répondre par lamour à lamour (18) ".
Pour les Pères de lÉglise, la conscience dindignité ne doit pas nous empêcher de communier. Dans ces Conférences, saint Jean Cassien aborde explicitement cette question :
Nous ne devons pas toutefois nous suspendre nous-mêmes de la communion du Seigneur, parce que nous avons conscience dêtre pécheurs. Au contraire, nous irons la recevoir avec une avidité plus grande, afin dy trouver la santé de lâme et la pureté de lesprit, mais dans les sentiments de lhumilité et de la foi, nous jugeant indignes dune telle grâce, et cherchant plutôt le remède à nos blessures.
Si nous attendons dêtre dignes, nous ne ferions pas même la communion une fois lan. Cette pratique de la communion est celle de plusieurs qui demeurent dans les monastères. Ils se forgent une telle idée de la dignité, de la sainteté, de la grandeur des divins mystères, quil ne faut pas sen approcher, à leur sens, que si lon est saint et sans tache, et non pas plutôt afin de le devenir. Ils pensent éviter toute présomption orgueilleuse. En réalité, celle où ils tombent est plus grande ; car, le jour du moins où ils communient, ils se jugent dignes de la communion. Combien est-il plus raisonnable de recevoir les mystères sacrés chaque dimanche, comme le remède à nos maladies, humbles de cur, croyant et confessant que nous ne saurions mériter cette grâce : au lieu de nous enfler de cette vaine persuasion, quau moins nous en serons dignes au bout de lan ! (19)
Ce faux sentiment dindignité doit donc être rejeté comme motif de refuser de communier. Le vrai sentiment dindignité est plutôt de reconnaître que nous ne sommes jamais dignes de communier au Corps et au Sang du Christ ; par nos seuls efforts, en aucun moment nous ne pouvons être dignes de nous approcher de la sainte Table du Seigneur. Ce sentiment juste est reflété dans la prière de préparation à la communion :
Je crois, Seigneur, et je confesse que tu es en vérité le Christ, le Fils du Dieu vivant, venu dans le monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier. Je crois encore que ceci même est ton Corps très pur et que ceci même est ton Sang précieux. Je te prie donc : aie pitié de moi et pardonne-moi les fautes volontaires et involontaires, commises en paroles, en actes, sciemment ou par inadvertance, et rends-moi digne de participer, sans encourir de condamnation, à tes Mystères très purs pour la rémission des péchés et la Vie éternelle. Amen.
Comme la plupart des saints qui se sont penchés sur cette question, saint Nicolas Cabasilas se fait lavocat de la communion fréquente, spécifiquement à cause de notre fragilité :
Nous sommes faits de matière si fragile que le sceau [divin] risque dêtre effacé, car nous portons ce trésor en des vases dargile (2 Co 4,7). Nous prenons donc ce remède, non pas une seule fois, mais continûment (20).
Cette ambiguïté entre " digne " et " indigne " revient à plusieurs reprises dans la Divine Liturgie et est le sens du court échange entre le célébrant et les fidèles juste avant la communion. " Les saints Dons aux saints ! " proclame le célébrant. Les fidèles, comme frappés par cette redoutable exigence de sainteté, reconnaissent leur indignité à être considérés " saints " : " Un seul est Saint, un seul est Seigneur, Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père " (cf. 1 Co 8,6 et Ph 2,11). Cet échange éclaire le mystère de la transformation dune assemblée de pécheurs en la Communion des saints, lÉglise. Cest le Christ, le seul Saint, " le seul sans péché ", qui sanctifie ceux qui viennent à lui. Cest le Christ qui nous invite à la communion, malgré notre indignité ; dune façon mystérieuse et paradoxale, cest la communion elle-même qui nous rend dignes de communier. Nul ne peut participer au repas de noces du Maître sil nest pas invité par le Maître et cest le Maître lui-même qui revêt les invités de lhabit de noces nécessaire pour prendre place à la table. Ainsi, les fidèles chantent après la communion :
Que nos lèves s'emplissent de ta louange, Seigneur, afin que nous chantions ta gloire. Car tu nous as rendus dignes de communier à tes saints, divins, immortels et vivifiants mystères. Garde-nous dans ta sainteté, afin que le jour entier nous apprenions ta justice. Alléluia, alléluia, alléluia.
NOTES
1 Les citations de la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome sont de la version des Éditions Liturgica (Paris).
2 La Vie en Christ : titre de deux livres de spiritualité, lun de saint Nicolas Cabasilas (XIVe siècle), lautre de saint Jean de Kronstadt (fin XIXe - début XXe siècles).
3 Daniel Coffigny, Nicolas Cabasilas, La Vie en Christ, Cerf, 1993, p. 175.
4 La Vie en Christ, p. 175.
5 Constantin Andronikof, Le sens de la liturgie. Cerf, 1988, pp. 303 et 317.
6 Andronikof, p. 310.
7 Cité par Andronikof, p. 318.
8 Nicolas Cabasilas, Explication de la Divine Liturgie, Cerf (SC 4bis), 1967, p. 215.
9 Explication de la Divine Liturgie, p. 209.
10 La Vie en Christ, p. 164. Cabasilas n'aborde pas cette question dans son Explication de la Divine Liturgie.
11 La Vie en Christ, p. 166.
12 La Vie en Christ, pp. 166-67.
13 La Vie en Christ, p. 181.
14 La Vie en Christ, p. 170.
15 Hendryk Paprocki, Le Mystère de lEucharistie. Cerf, 1993, p. 362.
16 Cf. Alexandre Schmemann, LEucharistie : Sacrement du Royaume. YMCA Press-IL, 1985, p. 268.
17 Cf. Jean Cassien, " Conférence XXII : Des illusions de la nuit ", Conférences XVIII-XXIV. Cerf (SC 64), 1959, p. 120.
18 Schmemann, p. 268.
19 Jean Cassien, " Conférence XXIII : De limpeccabilité ", pp. 167-68.
20 La Vie en Christ, p. 172.
Introduction à la Divine Liturgie
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Dernière mise à jour le 28-08-03