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Le Sermon sur la montagne
(Icône de sainte Marie de Paris -
Mère Marie Skobtsov 1891-1945)
Vivre en Église la communion avec l'autre
[Lectures introductives préparées à l’intention des participants au 8ième congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale (Gand, Belgique, 1994)].
Célébrer pour le monde dans la paroisse
par le père André Borrely
Comment vivre notre foi chrétienne dans le monde ?
par le père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Comment construire lÉglise locale ?
par Mgr Kallistos (Ware)
Le culte divin à lâge de la sécularisation
par le père Alexandre Schmemann
LA COMMUNION AVEC LAUTRE
Le 8ième congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale sest tenu à Gand en Belgique 1994 sur le thème " Vivre en Église la communion avec lautre ". Nous présentons ici quelques-unes des lectures introductives préparées à lintention des participants, reproduits dans la revue Contacts (Vol. 46, No 165, 1994).
1. Communication et communion
Pour aller à la rencontre de lautre, le moi peut-il se contenter de prendre conscience de ses limites en sisolant de ce qui lui serait étranger, ou nest-il pas invité à dépasser ces limites que la pensée lui impose ?
Ne mérite dêtre considéré comme une personne que lhomme capable de sortir de lui-même, pour aller vers les autres et vers autre chose, lhomme qui manque dair et étouffe lorsquil reste enfermé en lui-même. Le personnalisme ne peut être que communautaire. Mais cette sortie de la personne delle-même vers les autres néquivaut pas nécessairement à une objectivation ou à une extériorisation. Pour une personne, lautre, le toi, est une personne au même degré que le moi. Mais le toi vers lequel va le moi et avec lequel il entre en communion nest pas un objet : cest un autre moi, une autre personne. Avec un objet, aucune communion, aucune communauté nest possible: il ne fait que simposer à nous en tant quuniversellement valable.
La personne a besoin dautrui, mais cet autrui nest pas un autrui extérieur, étranger, et lattitude adoptée à son égard na rien dune extériorisation. La personne se trouve en communication, en communion intime avec les autres. Les communications pures et simples résultent de lobjectivation, tandis que les communions sont de nature existentielle. Les communications dans le monde objectif se trouvent sous le signe de la détermination et ne suffisent pas à délivrer lhomme de lesclavage ; tandis que les communions qui ont lieu dans le monde existentiel, cest-à-dire dans le monde qui ignore les objets, font partie du royaume de la liberté et signifient la délivrance de lesclavage.
Légocentrisme représente un double esclavage de lhomme : esclavage par rapport à soi-même, attachement servile à lipséité endurcie, et esclavage par rapport au monde, transformé uniquement en un objet dont on subit la contrainte. Lhomme égocentrique est un esclave, son attitude à légard de tout ce qui nest pas son moi est une attitude desclave. Il ne connaît que des non-moi, il ne connaît pas dautres moi, il ne connaît pas de toi, il ignore la liberté qui permet de sortir du moi.
Nicolas Berdiaev, De lesclavage et de la liberté
de lhomme, DDB, 1990. pp. 56-57.
2. Éros et vie
La découverte de lautre trouve son paradigme dans la " conjugalité " amoureuse qui unit deux personnes et les éveille au sens même de la vie.
Notre nature humaine (ce mélange indéfini de notre âme et de notre corps) sait, avec une terrible acuité, au-delà de toute pensée, que la plénitude de la vie se gagne seulement dans la réciprocité de la relation. Dans le don total et réciproque. Cest pourquoi notre nature met dans léros toute sa soif, cette soif insatiable quelle a de la vie. Soif de notre corps et de notre âme.
Nous avons soif de la vie, et ce que la vie a de possible passe uniquement par la relation avec lAutre. Dans la personne de lAutre nous recherchons la possibilité de la vie : la réciprocité de la relation. LAutre devient le signifiant de la vie: cest lui qui manifestement correspond au désir le plus profond et le plus impérieux de notre nature. Peut-être ce dont nous sommes épris nest-il pas la personne de lAutre, mais notre soif incarnée dans sa personne. LAutre est alors un prétexte, et le don de nous-mêmes une illusion. Cependant cela aussi napparaîtra quavec le recul de léchec.
Après léchec nous savons que léros est le mode de la Vie, mais un mode inaccessible à notre nature humaine. Notre nature a désespérément soif de relation, sans savoir exister sur le mode de la relation. Elle ne sait pas partager, elle ne sait pas communier. Elle sait seulement sapproprier la vie, la posséder et en jouir. Nous ne goûtons à la plénitude que par la communion de la vie avec lAutre. Mais limpulsion de notre nature transforme la communion en exigence de propriété et de possession de lAutre. La perte du paradis nest jamais une peine. Elle est seulement un exil que nous nous imposons à nous-mêmes.
Le mode de vie, nous léprouvons toujours comme un paradis perdu. Nous le touchons dans le manque, dans lempreinte de son absence. La trace que grave le mode de la vie, cest dans notre âme lamertume dêtre seul, la solitude privée damour: le goût de la mort. Cest à ce goût que tu mesures la vie. Il faut que la mort tembarque, pour que tu puisses naviguer autour de la vie, pour que tu comprennes quil sagit là de la plénitude de la relation. Alors tu discernes les rivages du sens : vivre signifie renoncer à lexigence de la vie pour lamour de la vie de lAutre. Que tu vives dans la mesure où tu te donnes pour recevoir le don que lAutre te fait de lui-même. Non pas que tu existes et que tu aimes par surcroît. Mais que tu existes parce que tu aimes, et dans la mesure où tu aimes.
Nous avons soif de la vie. Et nous navons pas soif delle avec des pensées ou des concepts. Ni même avec notre volonté. Nous avons soif delle avec notre corps et avec notre âme. Limpulsion de la vie, diffuse dans notre nature, irrigue les moindres replis de notre existence. Et elle nous porte irrésistiblement vers la relation, vers lêtre-avec de la conjugalité : que nous devenions un avec lêtre du monde qui nous fait face, un-avec la beauté de la terre, avec limmensité de la mer, avec la saveur des fruits, avec le parfum des fleurs. Un seul corps avec lAutre. LAutre seul peut faire que notre relation avec le monde soit une relation de réciprocité. Il est le visage du monde, la parole de tout être qui est en face de nous. Parole qui sadresse à moi et qui mappelle à la conjugalité universelle. Elle promet le monde de la vie, la merveilleuse parure de la totalité dans la relation avec lAutre.
Christos Yannaras,
Variations sur le Cantique des Cantiques,
DDB, Paris, 1992. pp 7-9.
3. LÉglise-communion
Lespace dans lequel lantinomie communion -altérité, inconcevable pour la " raison ", trouve son expression la plus achevée est lÉglise du Christ, " un corps composé de nombreux membres ". Car la structure de lÉglise est fondamentalement relationnelle.
Comment la structure de lÉglise apparaît-elle à la lumière de la communion ? Il nous faut ici distinguer deux niveaux : lun local, lautre universel. A ces deux niveaux, la communion est fondamentale. Au niveau local, une ecclésiologie de communion signifie quaucun chrétien ne saurait exister comme un individu en communion directe avec Dieu. Unus christianus nullus christianus (" Un chrétien seul, nul chrétien"), dit un vieil adage latin. La voie vers Dieu passe par le prochain qui dans ce cas précis se trouve être chacun des membres de la communauté. LÉglise ne se conçoit que comme une communauté locale structurée. Tous les chrétiens doivent en convenir pour quil y ait unité de lÉglise.
La structure de lÉglise locale doit être telle quelle garantisse simultanément deux choses. Dune part, on doit sauvegarder lunité et lunicité: Aucun membre de lÉglise, quelle que soit sa place, ne peut dire à un autre membre : " Je nai pas besoin de toi " (1 Co 12, 21). Il existe une interdépendance absolue entre tous les membres de la communauté, ce qui signifie que parallèlement à lunité et à lunicité, lÉglise assume aussi la diversité. Chaque membre de la communauté est indispensable, car il ou elle apporte ses charismes au corps unique. Tous les membres sont nécessaires mais tous ne sont pas pareils; ils sont nécessaires par cela même quils sont différents.
Cette variété, cette diversité peut comporter des différences naturelles, sociales aussi bien que spirituelles. Du point de vue de la nature, la race, le sexe et lâge sont des différences qui doivent être incluses dans la diversité de la communion. Personne ne doit être exclu en raison de ses différences raciales, sexuelles ou dâge. La communion au niveau local suppose la variété dans tous ces domaines. Ceci sapplique aussi aux différences sociales : riches et pauvres, faibles et puissants, tous doivent avoir leur place dans la communauté. Il en va de même de la variété des charismes spirituels. Tous dans lÉglise ne sont pas apôtres, tous ne sont pas catéchètes, tous nont pas le charisme de guérison, etc. Et pourtant ils ont tous besoin les uns des autres. Lélitisme spirituel, qui fut condamné par saint Paul à Corinthe, na jamais cessé de tenter les Églises, mais il ne peut quêtre exclu dune ecclésiologie de communion.
Toutefois, ny a-t-il aucune limite à la diversité ? La communion admet-elle la diversité de manière inconditionnelle ? Cest une question délicate, et qui concerne directement la problématique cuménique. Il convient dy porter la plus grande attention.
La condition la plus importante de la diversité est quelle ne doit pas détruire lunité. LÉglise locale doit sorganiser de façon à ce que lunité ne détruise pas la diversité et que la diversité ne détruise pas lunité. A première vue, pareil principe semble irréaliste. Pourtant léquilibre entre lun et le multiple dans lorganisation de la communauté apparaît dans toutes les dispositions canoniques de lÉglise primitive. A cet égard, limportance du ministère de lépiskopé [fonction de lévêque NDT] est évidente et il est crucial de bien le comprendre à la lumière de la communion. Toute la diversité de la communauté doit en quelque sorte passer par un ministère dunité, sans quoi lon court à la désunion. Lordination, en tant quacte qui confirme la place dun certain ministre à lintérieur de la communauté, doit être lapanage dun seul ministre afin de servir à lunicité de la communauté. Symétriquement ce ministre unique doit faire partie intégrante de la communauté et non point se situer au-dessus delle comme une autorité autonome. Toute ecclésiologie de communion exclut les conceptions pyramidales de lÉglise. Il existe une périchorèse [interpénétration NDT] des ministères qui sapplique aussi au ministère de lunité.
Le même principe relationnel sapplique à la structure de lÉglise tant au plan local quuniversel. Une communauté qui serait isolée du reste des communautés ne saurait prétendre à un statut ecclésial. Il ny a quune seule Église dans le monde bien quil y ait en même temps de multiples Églises. Ce paradoxe se trouve au cur dune ecclésiologie de communion. Ce qui là encore se trouve en jeu nest autre que le juste rapport entre lun et le multiple [ ].
Le thème de la koînonia [communion NDT] peut apporter à lunité de lÉglise une qualité de vie et une signification existentielle. LÉglise est une entité relationnelle: elle est lÉglise de Dieu mais existe comme Église localisée en un lieu. La notion chrétienne de koïnonia est inséparablement liée à la koïnonia ton pathématon [communion aux souffrances] du Christ (1 P 4, 12-19) pour le monde de Dieu. Lamour de Dieu le Père et la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ ne sauraient être séparés de la koïnonia du Saint Esprit. Ils forment une réalité unique.
Jean Zizioulas, " LÉglise comme communion ",
SOP N° 181, 1993. pp. 36-42.
4. Le Christ dans lautre
Cet " autre " que je peux rencontrer dans la communion est dun prix infini, et encore plus, dans la mesure où à travers lui se dessine le visage du Christ, Dieu devenu pleinement homme. Mais cette appréhension du mystère ne se peut vivre réellement quen communion profonde avec Dieu.
Parce que lhypostase du Logos divin infini et éternel qui embrasse et transcende tous les âges et tout lespace, est le support de lhumanité assumée par lincarnation dans le Christ, Lui, le Christ, a la puissance de participer à la vie de lhumanité de toutes les époques et de tous les endroits du monde et de lui communiquer Sa vie divino-humaine. Ainsi le cur du crucifié au temps de Ponce Pilate sidentifie avec tous les crucifiés et les souffrants de lhistoire, avec tous les affamés et les pauvres, les prisonniers et les persécutés pour la justice. Cest en eux quil " reste en agonie jusquà la fin des siècles " comme disait Pascal. Et Maxime le Confesseur la dit avant Pascal lorsquil écrivait : " Dieu sest fait mendiant à cause de sa sollicitude envers nous [ ] souffrant mystiquement par Sa tendresse jusquà la fin des temps, à la mesure de la souffrance de chacun " (Mystag. PG 91, 713).
Cest à travers tous les souffrants dont la vie est tourmentée et menacée que le Christ Parole de vie nous adresse des appels permanents et pressants, en suscitant en nous la responsabilité pour le mystère et le don de la vie. Cest pourquoi le Père a établi le Christ, le Logos divin au cur humain, comme juge du monde lorsque la vie du monde entrera pleinement dans la vie divine. Car cest Lui qui comprend la vie du monde à la fois divinement et humainement. Le Christ Verbe de vie et juge du monde nous révèle lamour comme étant à la fois principe de jugement et de salut (cf. Mt 25, 31-46). A la vie éternelle accéderont seulement ceux qui dans lhistoire ont apprécié le mystère sacré de la vie, lont senti comme don et présence de Dieu lui-même.
Cependant, le Christ est présent non seulement dans ceux qui souffrent ou dans lesquels la vie est crucifiée et mise à mort. Il est présent aussi dans tous ceux qui vivent la vie comme communion damour désintéressé, comme don de soi, dans ceux qui luttent contre les passions égoïstes et contre linjustice ; il est présent dans les pauvres en esprit, dans les miséricordieux, dans les doux, dans ceux qui se repentent de leur péché, de leur manque damour. Il est présent dans les pacificateurs, dans les sincères dont le cur est pur. Tous ceux-ci font transparaître Son agir de Logos de vie dans le monde (cf. Mt 5, 3-18). Cest à travers eux que lon aperçoit que le Crucifié-Ressuscité communique Sa puissance damour à ceux qui Le suivent. Christ qui a vaincu le péché et les passions communique Sa puissance aux martyrs et aux saints [ ].
La présence du Christ dans le monde à travers nos semblables est une présence à laquelle on ne peut échapper. Lattitude envers elle est une question de vie et de mort. LÉglise ancienne a exprimé cela en des thèmes très forts dont voici un exemple : Abba Antoine dit encore: " La vie et la mort dépendent de notre prochain. En effet, si nous gagnons notre frère, nous gagnons Dieu. Mais si nous scandalisons notre frère, nous péchons contre le Christ " (Apopht. PG 65, 77).
Mais pour apercevoir dans le visage du prochain le visage du Christ et pour avoir envers lui la responsabilité et lamour du Christ, il faut être en communion damour avec Dieu et sefforcer dapprofondir toujours davantage cette communion vivifiante. " Telle est la nature de lamour: dans la mesure où nous nous éloignons du centre (du cercle) et nous naimons pas Dieu, dans la même mesure, nous nous éloignons du prochain. Mais si nous aimons Dieu, autant nous nous rapprochons de Lui par amour, autant nous sommes unis damour au prochain", dit Dorothée de Gaza (VIe siècle) (SC 92, p. 286). Les grands spirituels ont toujours fait lexpérience de cette vérité selon laquelle la communion avec Dieu fonde et fait croître notre puissance damour non égoïste, le seul qui est vraiment vivifiant et quon nacquiert pas sans combat spirituel. " Lorsquon commence à sentir en plénitude lamour de Dieu dit Diadoque de Photicé (Ve siècle) on commence, dans la sensation de lEsprit, à aimer aussi le prochain. Cest là cet amour dont parlent les Ecritures. Car lamitié selon la chair se défait trop facilement au moindre prétexte. Cest quelle na pas pour lien la sensation de lEsprit. Ainsi même sil arrive quune certaine irritation sempare de lâme sur laquelle Dieu agit, elle ne rompt pas le lien de lamour. Car, embrasée de nouveau par le feu de lamour divin, elle cherche avec grande joie lamour du prochain, eût-elle subi de sa part torts ou insultes. En effet, dans la douceur de Dieu, elle consume entièrement lamertume de la querelle." (SC 5bis, p- 92).
Un vieillard spirituel dit : "Jai passé vingt ans à lutter afin de voir tous les hommes comme un seul. " Ainsi la vie spirituelle et lactivité sociale ne sopposent pas. Lune authentifie lautre. Labsence damour due aux passions égoïstes non guéries, appauvrit la vie, la détruit, ou elle nous rend insensibles à son mystère. Saint Maxime dit à ce propos : " Nous qui constituons une unique nature, nous nous dévorons mutuellement comme des serpents " (PG 90, 260). Cest pourquoi, " cest seulement lamour qui surmonte la fragmentation de la nature humaine. " (PG 91, 396). Cest pourquoi le message fondamental de lEvangile est lamour. Et cest dans ce sens que lEvangile est message de vie dans le sens le plus fort du terme.
Daniel Ciobtea, " Jésus-Christ, Vie du monde ",
Contacts, No 122, 1983, pp. 119-121.
(Lauteur est lactuel Patriarche de la Roumanie.)
5. Souvrir au Seigneur-Amour
Notre désir dentrer en communion avec lautre et le Tout Autre nous invite à laisser lEsprit vaincre nos résistances intérieures et à nous abandonner à lamour de Dieu.
La ville forte, ceinte de remparts, où lon ne peut entrer et doù lon ne peut sortir, est une saisissante image de la séparation. Elle représente la négation même de lAmour sans limites.
Toute séparation provenant dun manque damour est péché, quelle quen soit la forme. Et tout péché est séparation. La séparation est le péché.
Se séparer, devenir ou demeurer étranger à lautre, va contre le sens même de lévolution de la vie. Les animaux primitifs sisolaient sous de lourdes carapaces. Ils sabritaient derrière leurs puissants instruments de défense. Peu à peu, de plus en plus, ils ont perdu ces moyens défensifs, mais ont développé leur système nerveux. Ils ont étendu leurs contacts. Lhomme est le moins protégé des vivants, mais le plus ouvert à la communication. Tout cela a été voulu par le Seigneur Amour.
La cité close est, en certains cas, une personne ou un groupe de personnes dont nous voudrions nous approcher et avec lesquels nous voudrions entrer dans une authentique relation aimante. Mais la ville a fermé ses portes devant nous.
Que faire? Monter à lassaut des remparts? Non. Il faut, plusieurs fois, sept fois, septante-sept fois, faire le tour de la forteresse, en silence, avec une réserve respectueuse et affectueuse, sans nous émouvoir des pierres ou des injures qui peuvent nous être jetées. Et surtout, dans ce circuit, il nous faut porter avec nous larche dalliance, larche de notre alliance avec le Seigneur Amour, cest-à-dire tout ce que, à lintérieur de nous-mêmes, nous avons de plus sacré et de plus généreux.
Et cela jusquà ce que le Seigneur Amour nous dise " Jai maintenant remis celui-ci, ou ceux-là, entre tes mains. Jai détruit le mur de séparation. Je te les donne. Je te donne à eux".
Peut-être arriverons-nous à la fin de notre vie sans avoir vu capituler ceux dont, en vain, nous appelions lamour. Mais, en ce qui nous concerne, nous aurons, dune certaine manière, été vainqueurs. Car assiégeant ces isolés volontaires avec les forces du seul Amour, nous aurons fait crouler nos propres murailles.
Notre personne, en effet, nétait-elle pas, elle aussi, barricadée contre lamour? La forteresse hostile, cest tout dabord moi-même.
Les murs de la ville fermée nont pas été bâtis en un jour. De telles constructions exigent des années. Cest souvent par une lente accumulation de matière sécrétée quune oreille devient sourde. De même, cest pierre après pierre, jour par jour, année par année, que jai édifié un mur dégoïsme toujours plus haut.
Je me suis isolé par une double enceinte. Dabord le rempart, visible à tous, de mes paroles et de mes actions négatives. Puis le rempart invisible, encore plus funeste, de mes pensées obstinément fixées sur moi-même.
La ville forte construite par moi a été assiégée. Notre ville fermée, celle de chacun de nous, qui donc lassiège ? Ce sont les autres hommes. Cest lAmour. Ce nest pas nous qui pouvons aisément détruire nos propres murs. Nous ne pouvons pas enlever les pierres, une à une. Mais le Seigneur Amour nous entoure constamment, patiemment. Nos remparts ne seront pas démolis de main dhomme. De légers ajustements ne suffiraient pas. Il faut un bouleversement profond qui libère. Il fallut un tremblement de terre pour rouler la pierre qui fermait ce tombeau, dans le jardin. Nos murs ne sécrouleront que par lébranlement de leurs fondations.
Oh, donne-moi, Seigneur Amour, la grande secousse initiale ! La percussion dune pierre contre une autre pierre fait jaillir létincelle. Que le choc produit par lécroulement des murs de séparation allume en moi lincendie désiré et me rende participant du Buisson Ardent ! Que toutes ces misérables limites soient abolies par la grande Entrée de lAmour sans limites !
Un Moine de lÉglise dOrient (Père Lev Gillet),
Amour sans limites, Chevetogne, 1971, pp. 56-59.
DANS LA PAROISSE EN FRÈRES RÉCONCILIÉS
par le père André Borrely
1. Introduction
Chaque célébration paroissiale de la divine liturgie fait communier la paroisse à lÉglise tout entière. LÉglise une et sainte est immanente à la communauté paroissiale dans la communion au Corps eucharistique du Seigneur ressuscité. Et, corrélativement, quand elle célèbre le mémorial de la Passion et de la résurrection du Seigneur, la communauté paroissiale est sacramentellement insérée dans la communion de lÉglise une, prise en sa totalité. Lexistence paroissiale nest pas principalement quête dachèvement individuel. Elle est plutôt le lieu où sexpérimente la communion fraternelle dans le Ressuscité. Vivre en paroisse, cest tout dabord exister ensemble différents et, ensemble, célébrer en frères réconciliés.
Pour dire la paroisse, je voudrais en premier lieu partir de la vocation paroissiale à témoigner de la catholicité et de lapostolicité de lÉglise. En effet, le troisième attribut de lÉglise ne désigne pas un phénomène quantitatif dexpansion numérique dans lespace : Je crois en lÉglise une, sainte, catholique , et non pas universelle. Composée uniquement de Juifs dans le temps qui suivit lévénement de la Pentecôte, lÉglise nest pas devenue enfin catholique depuis que furent évangélisées lAmérique du sud, lAfrique noire et lAustralie. Dans son Mystère, en sa réalité divino-humaine, bref, dans sa vérité existentielle, la sainte Église du Christ existe en plénitude aussi bien dans la plus petite paroisse. En cette dernière est présente dans la plénitude de lÉglise que nous demandons au Seigneur de sauvegarder avant de congédier la communauté paroissiale. Dès lors que la plus humble paroisse est en pleine communion de foi avec la totalité de lÉglise une, ses membres sont conviés tout autant que ceux de la plus grande cathédrale à posséder lévidence intérieure de la vérité existentielle dont lÉglise tout entière illumine et nourrit sa propre existence. Cest dire combien lidée de catholicité exclut la notion de fragmentation. La paroisse nest pas un fragment ecclésial du diocèse, pas plus que le diocèse nest un fragment de lÉglise prise en sa totalité. Le katholicon de la paroisse ne renvoie pas à une totalité géographique, horizontale et quantitative, à un ensemble mais à une totalité verticale et qualitative, à une plénitude pleroma. [ ]
Au sein du diocèse il y a communion et non division de paroisses, et au sein de chaque paroisse il y a communion de personnes et non addition et collage dindividus. Le mode dêtre authentique de lhumanité est lexistence-en-communion. Dans un monde où, de plus en plus, les individus se côtoient sans se rencontrer, sans prendre le risque dinstaurer entre eux dauthentiques liens de communion, la paroisse a pour vocation dêtre un lieu de communion interpersonnelle. Et il en est ainsi pour lhomme parce quil a été créé à limage et à la ressemblance dun Dieu dont lexistence est faite dun mystère éternel de communion : Je crois en un seul Dieu, qui nest pas seul ! Dès lors, comment pourrions-nous être chrétiens en solitaires ? Il ne peut y avoir de vie de grâce dans lisolement, dans le repli individualiste sur soi. La paroisse nest ni abolition, ni addition, mais communion de différences qui ne doivent jamais dégénérer en divergences. Une addition est une juxtaposition dindividus. Une communion est lunion sans confusion, lunité en Christ de personnes dans la diversité que suscite et inspire lEsprit Saint.
La paroisse se définit comme un lieu où il ny a de place que pour des personnes, aucune pour des individus, un lieu où lon ne vit plus pour soi-même mais pour autrui : pour le Christ et pour les frères en Christ. La paroisse, cest la fin de la solitude humaine. Elle tend comme à son idéal à briser lenfermement sur lui-même de lindividu pour limmerger dans la communion des personnes. Lexistence chrétienne, sous tous ses aspects et en toutes ses composantes, est de part en part une existence paroissiale, ecclésiale. Dans lexistence dun chrétien, rien ne doit échapper à létreinte de la communion en laquelle il est introduit par linitiation baptismale et chrismale et que scelle et signifie leucharistie. Cette relation englobante à la communion paroissiale est constitutive de lêtre chrétien. Un chrétien ne se trouve jamais en une relation de solitude avec le Dieu tri-unique. Lexistence de la paroisse rappelle au chrétien quil se définit comme un homme ne trouvant sa plénitude que dans louverture aux autres, dans le tropisme qui tourne les hommes lun vers lautre et lun pour lautre dans lexistence en communion. [ ]
2. La divine liturgie, participation à la Résurrection
[ ] Pour que la paroisse puisse être un témoin authentique de la catholicité de lÉglise, il faut que le prêtre ait soin de maintenir sa communauté en état déveil ecclésial. Il doit veiller à ce quelle ne perde jamais linstinct dorthodoxie, le flair spirituel des croyants, le sensus fidelium. Il faut éviter toute dichotomie entre une Église enseignante, un Magistère, et une Église enseignée, entre une Église qui sait et une Église qui suit, entre la foi savante des clercs et des professeurs de théologie, et la foi populaire. Ce qui touche à la vérité de la foi doit être laffaire de tous les membres de la paroisse. Car la vérité selon lÉvangile ne sassène pas. Il sagit bien plutôt de se lapproprier consciemment, librement, personnellement. La paroisse doit être le lieu où chaque chrétien peut se laisser convaincre par le Saint Esprit de la vérité de lÉvangile et de lÉglise, en sorte que la vérité de lÉglise devienne la vérité de chaque chrétien, dans une démarche de liberté que Dieu respecte. [ ]
Lorsquelle célèbre la divine liturgie, la communauté paroissiale parvient au moment suprême de la vérité de sa foi, de son essence et de sa vocation. Elle rend alors dans ce monde le témoignage suprême au Père, par le Fils, dans lEsprit, et elle expérimente la vie divino-humaine du Christ ressuscité. La célébration de la divine liturgie est la célébration paroissiale centrale et suprême de la présence du Christ ressuscité et de la koinonia [communion] avec lui. Cest avant tout par luvre de la divine liturgie que la communauté paroissiale saccomplit en tant que Corps du Christ et expérience du Royaume. La divine liturgie est, de par soi, lacte paroissial le plus intense et le plus complet. Elle est la vivante synthèse de toute la foi vécue de la communauté chrétienne, de son expérience et de la doctrine qui confère un sens à sa vie. De là limportance du tropaire que la communauté chante après avoir communié et qui est aussi le quatrième stichère des vêpres de la Pentecôte : " Nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu lEsprit céleste. Nous avons trouvé la foi véritable ; adorons lindivisible Trinité, car cest elle qui nous a sauvés. " Ce tropaire dit tout ce que la communauté paroissiale apprend dans sa célébration des saints Mystères, combien cette célébration est catéchétique.
Quand elle célèbre la divine liturgie, la paroisse contemple la résurrection du Christ : " Nous avons vu la vraie lumière. " Et il est tout à fait significatif quà lautel, tout de suite après avoir communié, les célébrants récitent le même tropaire que la communauté a chanté aux matines après avoir entendu la proclamation de lÉvangile de la résurrection : " Ayant contemplé la résurrection du Christ... " [dans certaines paroisses ce tropaire est lu à haute voix. NDLR]. Et la contemplation de sa lumière du Ressuscité, du Sauveur, cest-à-dire de celui qui nous donne le salut, je veux dire le Saint Esprit, cette contemplation est simultanément réception du Salut, de lEsprit qui procède du Père et repose sur le Fils, lequel en est le Dispensateur dès lors quil en est le Réceptacle éternel : " Nous avons reçu lEsprit céleste ". Dans la célébration liturgique, la communauté paroissiale trouve la plénitude de la vérité de sa foi, confesse et adore la Divine Trinité : " Nous avons trouvé la foi véritable ; adorons lindivisible Trinité, car cest elle qui nous a sauvés. "
En chantant ce tropaire pentécostal chaque fois quelle célèbre les saints Mystères, la paroisse expérimente la vérité de la formule dÉvagre le Pontique : " Si tu es théologien, tu prieras vraiment et si tu pries vraiment, tu es théologien. " La lex orandi et la lex credendi sont consubstantielles lune à lautre. La liturgie est une école de théologie et, selon la belle formule du père Cyprien Kern : " La chorale de léglise est une chaire de théologie ". Bien entendu, chez Évagre aussi bien que pour le père Cyprien Kern, par théologie il faut entendre non point seulement un logos et une réflexion intellectuelle sur Dieu, mais aussi bien un dialogue orant, une rencontre existentielle et une koinonia avec lui. [ ]
3. Célébrer pour le monde
La liturgie, qui constitue le cur de la vie paroissiale, doit ouvrir celle-ci sur la cité. La liturgie fonde la vision chrétienne-orthodoxe du monde, de lexistence humaine et de sa destinée, de la société et de lhistoire, de la création tout entière, à la lumière divine et incréée de la présence du Ressuscité. Quand elle célèbre les saints Mystères, la communauté paroissiale regarde la cité et le monde en lesquels elle pérégrine avec les yeux du Ressuscité, à la lumière de l" Un de la Trinité " devenu lun des hommes, et qui sest présenté comme étant la lumière du monde (Jn 8,12). La liturgie est lévénement divino-humain qui, par excellence, nous arrache à ce que Paul Ricur a si bien appelé le désespoir du sens, le nihilisme. Dans la célébration de la divine liturgie, la communauté paroissiale se manifeste comme étant la conscience eucharistique de la cité au sein de laquelle elle se situe.
Le 18 janvier, en la fête de saint Athanase et de saint Cyrille dAlexandrie, et le 17 février, en la fête de saint Théodore le Tyronien, lÉglise orthodoxe appelle les chrétiens " les amis de la fête ". Dans la cité industrielle, essentiellement utilitaire et fonctionnelle, où le centre nest plus léglise, mais le lieu privilégié de la consommation, la fête, cest le commerce, le shopping center, la fête de la consommation. À cet égard, le type de société dans lequel nous vivons est un viol permanent de la nature humaine. Car le cur de lhomme est en attente de fête authentique. Déjà à la fin du XVIIIe siècle, Novalis écrivait : " Partout nous cherchons lAbsolu, et jamais nous ne trouvons que des objets ". Ce cri de Novalis, combien, hélas, lhomme de la société industrielle peut-il le faire sien !
Or, cest dans la liturgie que lexistence humaine est conviée à battre son plein, que notre esprit est appelé à tituber de joie. La liturgie est une théologie vécue, existentielle de la beauté. Fête céleste, source jaillissant en vie éternelle et en joie indicible, la liturgie rejoint les attentes secrètes et inassouvies que comporte la zone psychique de notre être. Le besoin de fête, lexigence de beauté, laspiration à la joie, sont essentiels à lêtre humain. Lexultation liturgique sexprime en danses incorporelles, pour reprendre une belle formule des matines du Samedi de Lazare. [ ].
La paroisse doit être le lieu paradisiaque où lon fait la fête, loasis dans le désert du monde sécularisé où est apportée une réponse concrète à lexigence de célébration qui constitue la dignité et la vérité de lhomme. Dans la cité sécularisée et de plus en plus fondée sur lutilité et la rentabilité, il sagit de relever le défi de lindifférence plus encore que de lathéisme. Il convient de témoigner de ce qui ne sert à rien mais illumine et transfigure tout en arrachant tout au désespoir du sens. Il sagit de restituer le sens de lexistence comme célébration, comme fête, comme gratuité. Il sagit de témoigner de la résurrection par la fête liturgique et par la joie quelle suscite. Il sagit de témoigner de la beauté. [ ]
Toutefois, il est absolument essentiel que la célébration liturgique, témoignage festif de joie divino-humaine et de beauté incréée, ne soit jamais introvertie. La célébration queffectue la paroisse doit être en communion avec le drame et le cri de lhumanité appelant un monde autre. Cette célébration doit se situer dans le vif de lhistoire humaine, au cur de la vie de la cité, en pleine glèbe du monde, dans lépaisseur du temps de lhistoire, dans les douleurs de lhistoire terrestre. Rien de ce qui tisse lexistence humaine la peur du cancer et du sida, linstabilité affective des couples, le chômage, limmigration ne saurait être étranger à la célébration liturgique de la paroisse. Cette célébration est enserrée dans la koinonia du Dieu trinitaire et entraînée dans la koinonia du Fils à la condition humaine. La relation de lexpérience liturgique à la misère du monde, à la vie commune de lhumanité, à la volonté darracher celle-ci à sa détresse est tout à fait fondamentale. Les questions qui angoissent et passionnent les hommes doivent irriguer la pensée et la vie liturgique de la communauté paroissiale. Dans la vie liturgique introvertie, on cède à la tentation dabandonner lhistoire où sengouffre brutalement la modernité et lon croit ensuite, bien à tort, navoir plus dautre issue que la crispation intégriste, linsistance sur le rite.
Notre expérience liturgique nest authentique que si elle porte des fruits dans notre vie séculière, si elle façonne, sculpte notre existence familiale, politique, professionnelle, culturelle. Elle ne peut être vraie si nous leffectuons en séparant, de façon nestorienne, en cloisonnant dune part, notre vie dans la société sécularisée et dautre part, notre expérience déifiante de la lumière incréée que nous affirmons avoir vue en communiant : " Nous avons vu la vraie lumière ".
Il ne faut donc pas céder à la tentation dobjectiver et dimmobiliser la parole liturgique. Il ne faut pas fossiliser lunivers de lépoque byzantine, ni faire de la Croix le totem le mot est dOlivier Clément dun empire chrétien à jamais disparu. La liturgie ne doit pas sintrovertir au point de nêtre plus que le refuge de ceux qui ne voient dans lhistoire que décadence et que modernité maléfique.
Solidaires de la cité, ce nest pas seulement pour la communauté paroissiale que nous célébrons la divine liturgie, mais pour la totalité de lÉglise, et même pour lhumanité tout entière. Si restreinte quelle soit, la paroisse célèbre les saints Mystères dans lespace de la communion des saints, communion qui transcende le temps et lespace, les différences de race et de sexe, dâge et de classes sociales, de convictions politiques, de culture. En tant que communauté liturgique, la communauté paroissiale ne saurait, sans trahir son identité et sa vocation, sévader de la terre, de la cité, des labeurs et des combats des hommes de ce temps. À insister de façon trop univoque sur la célébration, la paroisse pourrait céder à la tentation de se couper des préoccupations sociales des hommes, dégradant sa vie liturgique en un refuge loin des défis de lhistoire. Essayer de sévader de la terre pour trouver Dieu, ce nest en fait que chercher à senchanter de soi-même. La célébration ne saurait être un alibi à lengagement des chrétiens dans lhistoire. Elle est bien plutôt appel à une liturgie après la liturgie se déroulant dans lhistoire concrète et tourmentée des hommes. Il faut établir un va-et-vient entre lautel et le monde.
Si nous croyons, non point de façon purement intellectuelle et abstraite, mais véritablement, que lÉglise est le cur du monde, alors nous avons le devoir de tout faire pour quà notre échelle, notre paroisse soit le cur de la ville, ou du village. [ ]
La paroisse ne saurait se contenter de célébrer les saints Mystères en fermant les yeux et les oreilles sur les besoins des pauvres et des opprimés et, plus généralement, sur tout ce qui préoccupe les hommes. Lexistence paroissiale est une existence doublement engagée : aux côtés du Christ ressuscité présent dans la célébration de la divine liturgie eucharistique, et aux côtés du Christ ressuscité présent en chaque pauvre et plus généralement en tout homme de ce monde de détresse, de boue et de sang. La vie liturgique doit informer, façonner, guider la conscience ecclésiale de la paroisse ainsi que la vision du monde qua la communauté paroissiale. La vie liturgique doit être une vision de vie embrassant la totalité de lexistence humaine, une puissance de vie permettant de juger, dinformer et de transfigurer la totalité de lexistence humaine des chrétiens. La liturgie ne doit pas se limiter au naos [temple]. Au-delà de cette enceinte sacrée, elle doit avoir un impact existentiel, une puissance dinspiration et de transfiguration. La vie qui commence au-delà des portes du naos ne doit pas apparaître comme étant de par soi la vraie vie. Elle doit être plutôt considérée comme une vie qui ne peut devenir véritable que par la puissance de la vraie vie quest lexpérience liturgique. Cest la liturgie qui fait devenir la paroisse ce quelle doit être, à savoir Corps du Christ et Temple de lEsprit. [ ]
4. Paradis planté dans la ville,
la paroisse est un lieu pour renaître
De la paroisse je dirai quelle est un paradis planté dans la ville. En mexprimant ainsi je reprends en la transposant une belle formule de saint Irénée : " LÉglise a été plantée comme un paradis dans le monde ". La paroisse est un paradis planté dans la ville en tant quelle est un mystère et non point un phénomène essentiellement sociologique. La paroisse est un mystère de résurrection, un lieu où lêtre humain peut découvrir que Dieu est la liberté de lhomme, que Dieu seul est pleinement humain et que lhomme ne peut parvenir sans Dieu à la plénitude de son humanité, que sa seule chance daccéder à cette plénitude est de consentir à être divinisé par Dieu. La paroisse est un mystère en tant quau sein de la cité, elle est ce lieu paradisiaque où est offerte à la liberté humaine la voie de la grande métamorphose, de la transfiguration fondamentale. Elle est la matrice divino-humaine en laquelle lhomme est enfanté à léternité, engendré à la vie du Père, par le Fils, dans lEsprit, la matrice en laquelle il est mis au monde dans la liberté et la vérité de lagapé.
La paroisse est un lieu pour renaître. Nous baptisons à longueur dannées des enfants et, de temps en temps, des adultes. Mais ces gens que nous baptisons, il faudrait quils ne se contentent pas de savoir quils ont été baptisés. Encore faudrait-il que les conséquences de leur initiation baptismale et chrismale ne soient pas surtout dordre sociologique. La paroisse est ce lieu privilégié où à lhomme stressé par les échecs dans sa vie amoureuse, surmené par sa vie professionnelle, angoissé par la crainte du chômage ou la peur de la maladie, il est donné de reprendre souffle en respirant lEsprit, le très Saint Esprit. Au cur de la grande cité, cest un lieu où mest offerte la possibilité de menraciner en une réalité qui transcende ce monde déchu, où se constitue un humus, un compost, une terre maternelle, bonne et nourricière, rendant possible la germination du partage et du pardon, lacceptation de lautre dans son altérité qui me relativise, laccueil hospitalier de létranger, la communion désintéressée avec les êtres et les choses, le sens de la fête et la jubilation gratuite dans la célébration. [ ]
Comme le monde, hélas, la paroisse connaît la dure réalité du péché et des offenses personnelles. Seul le pardon est en mesure de la sauver du cercle infernal : offense, donc péché, donc rancune, ressentiment, donc nouveau péché, cest-à-dire le péché engendrant indéfiniment le péché. Le pardon des chrétiens pratiqué dans la sphère dexistence de la communauté paroissiale ne doit pas être un pardon de simple bienséance, ni de caractère juridique, mais un pardon de la personne à la personne. Ce pardon doit être bien davantage que quelques paroles dapaisement ou un arrangement à lamiable. Il sagit de laisser passer le courant électrique divin et incréé qui de Dieu va vers tout homme, même si lautre sobstine à fermer linterrupteur. Il vaut mieux se faire rouler que de courir le risque de provoquer le reflux du courant. Le Christ est offert par son Père à tout homme. Il est donc essentiel que je nentrave pas cette communication. Il est complètement impossible dêtre chrétien, cest-à-dire de recevoir dans le Saint Esprit la plénitude de la vie divine du Christ, et de refuser de laisser au Père céleste la possibilité dêtre, par mon humble entremise, le Mendiant damour qui frappe à la porte du cur de tout homme, y compris de lhomme qui ma affolé de souffrance par le mal quil ma fait. La paroisse est en ce monde, dans la cité, le lieu privilégié où peut seffectuer le pardon. Une paroisse au sein de laquelle on est capable de se pardonner mutuellement, de se réconcilier, est une paroisse qui est démontrante, je veux dire que, sans faire de phrases, elle témoigne silencieusement mais effectivement de la présence en son sein du Christ ressuscité. [ ]
5. Conclusion
Le sacrement que célèbre la communauté paroissiale nest vrai que sil nest pas coupé de la réalité ecclésiale telle que la veut effectivement le Seigneur. Et pour quil ne le soit pas, il est essentiel que la paroisse soit effectivement le lieu où éclate la gloire de Dieu en une humanité de réconciliation, de pardon et de paix. La communauté paroissiale ne saurait célébrer en toute vérité la gloire de Dieu dans la fête liturgique si elle en vient à séparer cette célébration dun engagement pour la réconciliation de lhumanité. Car, de par sa koinonia au Dieu tri-unique, la paroisse a pour mission duvrer à la réalisation de lunité ontologique des hommes. La koinonia paroissiale se définit comme la marque de la communion trinitaire dans les relations humaines des disciples du Ressuscité, relations qui ne peuvent être que des relations de frères rendus concorporels et consanguins par leur koinonia au même calice.
Soudée en communion, cur de la grande foule solitaire dans la grande ville anonyme, quand bien même la foule ignore son cur, la paroisse est le lieu où, par excellence, doivent seffondrer les murs de séparation, les barrières de division, les cloisons de la haine. Dans la sphère dexistence paroissiale doivent être transcendés les clivages socioculturels aussi bien que les divisions naturelles. La paroisse doit être le lieu où patiemment, ascétiquement, nous apprenons à passer de la division à lunité, de légoïsme au partage, de la haine à lamour, de la vengeance au pardon, de linjustice à la justice, de la violence à la paix, de la mort à la vie. Cest une sphère dexistence où lhomme parvient à unifier son être personnel, où cessent dêtre incompatibles la prière et laction, ladoration et lefficacité, la contemplation et lengagement dans lhistoire. [...]
Contacts, No 193, 2001.
[Dans cette version considérablement raccourcie
de larticle, nous avons voulu en faciliter la lecture
en traduisant ou en donnant la translittération
dexpressions grecques dans loriginal.]
COMMENT VIVRE NOTRE FOI CHRETIENNE
DANS LE MONDE ACTUEL ?
Notes de catéchèse
du père Marc-Antoine Costa de Beauregard
Problématique :
Le monde actuel étant tellement changé, la foi chrétienne paraît spécialement difficile à vivre aujourdhui. Le père Sophrony disait que cest devenu plus difficile parce que les chrétiens prient peu ; il pensait également à laccroissement des ténèbres dont parle le saint Évangile (voir Mt 24, Mc 13 et Lc 21).I. Rappeler la nature des rapports baptisé-monde.
Le " monde " : caractérisé par la convoitise, les tentations (plaisir, pouvoir, savoir, les trois tentations du Christ au désert), lillusion (la fascination) ; voir saint Jean (1 Jn 2, 16-17) : " Tout ce qui est dans le monde la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et lorgueil de la richesse vient non pas du Père, mais du monde. Or le monde passe avec ses convoitises, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. "
Le monde actuel : surinformation, suréquipement (magie de la technique), surconsommation ; norme du plaisir égoïste (" faites-vous plaisir ! "), platitude du matérialisme (absence de profondeur derrière les " choses " sensibles, absence de la dimension invisible) ; sécularisation (réduction de la réalité au premier degré) ; relativisme (crise des valeurs, tout le monde a raison, tout se vaut, dit-on, chacun sa vérité etc.) mais surévaluation du principe individualiste (libre disposition de soi, refus de rendre des comptes, irresponsabilité, préférence de soi à autrui, doù les prises de position dans le domaine bioéthique, liberté puérile et erronée du " je fais ce que je veux ").
La contradiction entre la foi chrétienne et le monde semble accentuée : le monde semble aux antipodes de lÉglise.
Le nombre des croyants paraît infime (et il y a manque dunité de foi), la grande apostasie des chrétiens a commencé (voir Mt 13, 21 ; 2 Th 2, 3 ; Hé 3, 12 et 10, 26 ; 1 Jn 2, 19-25 ; 4, 3 ; Ap 13, 3).
Simultanément, le baptisé, sans appartenir au monde, est dans le monde (famille, paroisse, monastère) et confronté tous les jours au monde (circulation extérieure, pénétration des informations par la télévision et linternet dans les foyers).
Le monde nest plus tenu à distance, les enfants sont plus exposés quils ne lont jamais été à cette circulation des informations, des idées et des objets ; ils sont particulièrement exposés à la convoitise (publicité etc.), par exemple pendant la période de Noël.
Un monde prétend se passer de Dieu, le fait religieux y est présenté comme bizarre ou négatif, anecdotique ou pittoresque, plus culturel et fantaisiste que profond ; il est caricaturé par les extrémismes ; on a perdu lidée que la religion est une connaissance de Dieu, du monde et de lHomme, connaissance dautrui, de soi et, justement, du monde.
Pourtant, le baptisé est un être humain consacré au service de la Parole de Dieu, un membre du Corps du Christ le nouvel Israël, le Peuple de Dieu, un temple de lEsprit, " porteur du Christ " et " porteur de lEsprit " dans la monde.
II : Que faisons-nous, chrétiens, dans ce monde ?
Le chrétien nappartient pas au monde (Jn 17, 14) il est mis à part par la consécration sacerdotale ; mais il vit dans le monde ; il est envoyé dans le monde (mission des laïcs). Situation paradoxale et inconfortable de témoin (" martyr ").
Le complexe dinfériorité chrétien : nous (lÉglise) serions loin du monde (cest linverse qui est vrai), à la remorque de lui, abandonnés par lui (il ne nous soutient pas, il ne soutient pas les mêmes valeurs que nous).
Le complexe de supériorité des chrétiens et de certaines sectes : diabolisation du monde, sentiments dappartenir au groupe des élus, des purs, tentation intégriste de juger et de condamner.
Le besoin de justifier son existence (le monde actuel, système du libéralisme économique, volonté de la productivité, de la rentabilité et de la consommation) ; nous croyons devoir nous justifier devant lui etc., être utile, avoir sa place
Impuissance à imposer au monde (à ses enfants) ses valeurs : les chrétiens constatent quils ont perdu le pouvoir sur le monde, sur la société (heureusement ils nont plus que le pouvoir de lamour).
Doù la tristesse (la mauvaise tristesse), le découragement (péché du doute) des chrétiens : à quoi bon ? Ce qui nous fait vivre ne fait plus vivre que nous ; nos enfants renient le trésor que nous voulions leur donner ; nous naurons rien transmis etc. Quel avenir pour les chrétiens et pour la foi chrétienne ?
Mais nous oublions que cest le Christ qui veut agir par nous, nous ne sommes pas seuls ni orphelins (discours du Christ avant lAscension voir Mt 28, 18-20) ; le Christ est la Tête de lÉglise, donc de nous ; lEsprit Saint remplit lÉglise, donc nos propres personnes.
III. Inverser le rapport Église-monde : lÉglise porte le monde, cest elle la norme.
La situation nest pas nouvelle (exemple de lÉglise primitive dans la société antique) : les chrétiens sont " lâme du monde ".
La situation est nouvelle (un monde déchristianisé est très différent dun monde non christianisé ou païen) : cest vrai, cela accentue notre responsabilité.
Des difficultés immenses sont en germe dans le monde actuel (crises économiques et écologiques sans précédentes, affrontement inouï entre les ethnies et les peuples, " guerre des mondes ") ; nous devons nous y préparer et préparer nos enfants par une éducation appropriée (lire la Parole de Dieu à la maison).
Nous vivons par la Foi : croire que Dieu aime son monde, croire en la prière (prier pour le monde), dans le pardon, dans la puissance du jeûne (jeûner pour le monde, suivre les carêmes), dans la puissance de lexemple des saints et des justes dans le monde (lire la vie des saints dans le Synaxaire).
Écouter lenseignement de Jésus Christ (par exemple Jn 13 à 16) concernant le rapport Église/monde.
Être conscients que lÉglise que nous sommes porte le monde.
Répondre à notre vocation pour aider le monde (prière solitaire, création dune école, ministère dans lÉglise, mission des parents dans la famille, service du prochain dans la société, vie associative, responsabilité municipale et politique, témoignage par lart ). Se poser la question, non seulement " quest-ce que je fais dans ce monde ? " mais " quest-ce que je fais pour ce monde ? "
Gérer notre relation avec le monde (télévision, internet, revues, lectures, fréquentations, etc.)
Agir dans le monde de lintérieur par la famille, par la paroisse, le monastère.
IV. Conclusion
Pensons à la situation des premiers chrétiens, écoutons fréquemment le saint Evangile et les psaumes (immergeons-nous dans la Parole et laissons la Parole simmerger en nous dans le cadre de lÉglise et surtout de sa vie liturgique) ; pensons que tout est une occasion dacquérir lamour de Dieu et den témoigner autour de nous ; laissons à Dieu le jugement et la parole.
Catéchèse en la paroisse Saint-Germain-et-Saint-Cloud
à Louveciennes le 8 janvier 2006.
Du père Marc-Antoine Costa de Beauregard, voir aussi
« Orthodoxie
et modernité, lÉglise au quotidien
dans le monde
aujourdhui »,
au : http://christophe.levalois.free.fr/
fichier/Orthodoxie_et_modern.pdf
COMMENT CONSTRUIRE LÉGLISE LOCALE ?
par Mgr Kallistos (Ware)
Parmi les visions riches et symboliques que nous trouvons dans Le Pasteur dHermas, une uvre du IIe siècle, il y en a deux qui expriment dune façon claire et frappante lêtre même de lÉglise. Premièrement, Hermas voit lÉglise comme une femme vénérable et très âgée. " Et pourquoi est-elle si âgée ? ", demande Hermas, et on lui répond : " Parce quelle fut créée avant tout [le reste de lunivers]. Voilà pourquoi elle est âgée, cest pour elle que le monde a été formé " (vision 2, 4, 1). Après cela, on montre à Hermas une grande tour, encore inachevée, à laquelle sont continuellement ajoutées de nouvelles pierres (vision 3, 2, 4-9).
Le Pasteur dHermas exprime ici, en des images remarquables, les deux aspects essentiels, fondamentaux et nécessairement complémentaires du mystère de lÉglise. LÉglise est tout à la fois âgée et jeune, immuable et toujours nouvelle. Elle est pré-existante, éternelle, mais en même temps elle est dynamiquement impliquée dans un monde en changement continuel, dans lévolution historique ; lÉglise se trouve toujours engagée, sans aucune réserve, dans un processus de rénovation, dadaptation, de croissance inattendue. Soulignant ces deux aspects la femme âgée et la grande tour inachevée le père Georges Florovsky dit très justement que lÉglise est limage vivante de léternité dans le temps (eternity within time).
LÉglise comme mystère
Oui, lÉglise est vraiment le Corps du Christ, spirituel, sans tache, sans souillure, qui transcende toute manifestation terrestre et quaucun schisme ne peut déchirer. Mais lÉglise sur terre est aussi une communion de pécheurs, défigurée par les imperfections humaines, souvent extérieurement pauvre et faible, déchirée et fragmentée. Il faut insister, en des termes antinomiques, sur ces deux aspects de lÉglise, sans jamais séparer laspect visible et laspect invisible. Comme Vladimir Lossky la fait remarquer, nous devons appliquer à lÉglise la définition du concile de Chalcédoine concernant les deux natures du Christ, le Théanthropos, le Dieu-homme. Il est absolument nécessaire déviter dans notre ecclésiologie la déviation monophysite, qui insiste unilatéralement sur la réalité divine de lÉglise, considérant que la vie ecclésiale est dans sa totalité sacrée et immuable, et négligeant le côté historique de lÉglise, son incarnation dans lhistoire. Mais il est tout aussi nécessaire déviter la déviation nestorienne, qui traite lÉglise uniquement comme une institution humaine, comme une organisation terrestre, dominée par un pouvoir politique et des règles juridiques. Car lÉglise nest pas une organisation, elle nest pas une société ou une corporation, mais elle est plutôt un organisme, un corps, un corps divino-humain, théanthropique, le Corps du Christ vivant.
Cest délibérément que jai parlé du mystère de lÉglise, et je voudrais maintenant mettre en relief ce mot " mystère ". Un mystère, mysterion, dans le sens proprement théologique du mot le sens que nous trouvons dans le Nouveau Testament ce nest pas du tout une énigme, un problème cérébral, mais cest plutôt une réalité qui est révélée à notre compréhension, mais qui nest pas révélée totalement, parce quelle senracine dans les profondeurs inépuisables et infinies de Dieu. Et cest précisément pour cette raison quil est presque impossible de formuler une définition de lÉglise en des termes abstraits ou théoriques. Le père Paul Florensky a bien dit à ce sujet : " Lidée de lÉglise nexiste pas, mais lÉglise elle-même existe, et pour chaque membre vivant de lÉglise, la vie ecclésiale est la chose la plus légitime et la plus palpable de tout ce quil peut connaître. " Cest comme le père Serge Boulgakov qui insiste sur cette même réalité : " Viens et vois : on ne conçoit lÉglise que par lexpérience, par la grâce, en participant à sa vie. " En tout cas, une chose est incontestable : si nous voulons construire une Église locale, nous ne devons pas sous-estimer cette réalité fondamentale : lÉglise comme mystère, mystère vivant, mystère partout présent, mystère de la grâce divine.
" La tâche de lÉglise sur terre
est de célébrer leucharistie "
Avant de se demander " Comment construire lÉglise locale ? ", il faut se poser la question, fondamentale elle aussi : " Pourquoi lÉglise ? Quelle est la fonction distinctive et unique de lÉglise ? Quest-ce que lÉglise fait, que rien ni personne dautre ne peut faire ? " La réponse tout à fait claire à cette question, que la théologie orthodoxe a donnée au XXe siècle, est celle-ci : la tâche de lÉglise sur terre est précisément de célébrer leucharistie. Comme saint Ignace dAntioche la proclamé, lÉglise est un organisme eucharistique, qui se réalise et saccomplit dans le temps et dans lespace par loblation de la sainte liturgie. Cest leucharistie qui fait lÉglise et, vice versa, cest lÉglise qui fait leucharistie. Lunité de lÉglise nest pas imposée de lextérieur par le pouvoir de juridiction, mais elle se crée de lintérieur par la communion dans le corps et le sang du Sauveur glorifié. Dans les paroles de saint Paul : " La coupe de bénédiction sur laquelle nous prononçons la bénédiction nest-elle pas communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons nest-il pas communion au corps du Christ ? Puisquil ny a quun pain, à nous tous nous ne formons quun corps, car tous nous avons part à ce pain unique. " Entre la communion au pain eucharistique un seul pain, unique et notre communion ecclésiale dans lunique Corps du Christ, il ny a, pour lapôtre, pas seulement une analogie, mais une connexion causale : comme nous participons à un seul pain, donc, comme résultat, nous sommes constitués en un seul Corps du Christ.
Telle est lecclésiologie du père Georges Florovsky, du père Nicolas Afanassieff et du métropolite de Pergame Jean (Zizioulas). Bien sûr, nous ne devons pas développer une telle ecclésiologie eucharistique unilatéralement, sans tenir compte des autres aspects du mystère de lÉglise. Et, tout particulièrement, la plénitude de lÉglise locale ne réside pas dans chaque célébration eucharistique, considérée isolément ; elle se trouve plutôt dans le diocèse local tous les prêtres et toutes les assemblées eucharistiques en communion avec lévêque du lieu qui, à son tour, est en communion avec tous les autres évêques de lÉglise universelle. De plus, il ne faut pas négliger non plus les diverses autres expressions de la vie ecclésiale : le monachisme, par exemple, la prière personnelle, lhésychasme, la tradition philocalique même si cest leucharistie qui constitue la source et le fondement de toutes les autres manifestations de tous les autres aspects de la réalité de lÉglise.
Découlant de cette ecclésiologie eucharistique, il y a trois conséquences dune grande importance.
" La catholicité et luniversalité de lÉglise
sont bien plus précieuses que
notre identité individuelle ou ethnique "
1. Si la base de lexistence et de la vie de lÉglise est leucharistie, cela signifie que lÉglise est organisée selon le principe territorial, et pas selon le principe ethnique. Car la sainte liturgie réunit en chaque lieu tous les fidèles tous et toutes qui y demeurent, sans égard à leur nationalité ou à leur origine ethnique : " Il ny a plus ni Juif ni Grec, il ny a plus ni esclave ni homme libre, il ny a ni homme ni femme car tous vous ne faites quun dans le Christ Jésus " (Ga 3,28).
Le patriotisme, la fidélité à sa propre identité nationale, cest une qualité précieuse, qui peut être offerte au Seigneur, baptisée et sanctifiée comme nous tous dailleurs ainsi que la très bien noté Alexandre Soljenitsyne, entre autres. Mais la catholicité de lÉglise, de même que son universalité, comme Corps du Christ et organisme eucharistique, sont bien plus précieuses que notre identité individuelle ou ethnique. Le vrai ordre des priorités est sagement indiqué par le théologien grec Jean Karmiris : " Nous ne devrions pas parler, écrit-il, dune Église orthodoxe "nationale" grecque, russe ou roumaine ou, pourrions-nous ajouter, dune Église orthodoxe "nationale" française ou britannique , nous devrions plutôt parler de lÉglise catholique orthodoxe unique en Grèce, en Russie, ou en Roumanie " (ou en France et en Grande-Bretagne), et ainsi de suite. Certes, lorthodoxie ne rejette pas la nation, la nation existe, mais elle est appelée à agir et à être sanctifiée, transfigurée, comme chacun de nous, comme chacun de nos membres, dans le cadre de la catholicité de lÉglise, et à être définie par lui.
Sans la paroisse, il ny a pas dÉglise
2. Si la base de lexistence et de la vie de lÉglise est leucharistie, cela signifie que la paroisse possède une valeur primordiale. Même si la plénitude de lÉglise locale se trouve dans le diocèse, pas dans chaque paroisse, prise isolément, il est aussi vrai que la célébration de la sainte liturgie ne se réalise que dans un endroit particulier, sur une table spécifique, avec une communauté concrète et visible (et aussi invisible, car les saints et les anges sont toujours présents et actifs). Il ny a pas de célébration " universelle " de la liturgie (même si toutes les célébrations de la liturgie dans des endroits différents partout sur terre constituent une seule et même liturgie) ; il y a seulement des célébrations " en un lieu " (1re Apologie de saint Justin) dans chaque paroisse, dans chaque assemblée locale. Sans la paroisse, sans lassemblée locale, il ny a pas dÉglise !
La valeur de la paroisse, dans la perspective dune ecclésiologie eucharistique, est exprimée avec beaucoup déloquence par le penseur grec Christos Yannaras. La citation est un peu longue, mais ces mots sont vraiment pertinents : " Pour la première fois dans lhistoire, les Églises orthodoxes ne sidentifient plus chacune avec un peuple particulier. Les frontières ethniques ont été en grande partie brisées, même si nous pouvons persister à les défendre avec une espèce de naïveté sentimentale. Même à lintérieur des pays dits " orthodoxes ", nous sommes dans lincapacité de créer un milieu culturel proprement ethnique. Nous appartenons à des courants culturels plus larges ou bien nous nous y trouvons projetés. Aujourdhui, plus quà toute autre époque, notre existence personnelle doit être ancrée dans la paroisse locale. La vérité de lÉglise, la réalité du salut, labolition du péché et de la mort, la victoire sur lirrationnel dans la vie et dans lhistoire, tout cela provient pour nous orthodoxes de la paroisse locale, de lactualisation du Corps du Christ et du Royaume du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Lunité liturgique des fidèles doit être le point de départ de tout ce que nous espérons : la transformation de la vie impersonnelle des masses en une communion de personnes, une justice sociale authentique et réelle (plutôt quune approche purement théorique et légaliste), laffranchissement du travail par rapport à lesclavage des nécessités et sa transformation en une activité impliquant un engagement personnel et le sens de la solidarité. Seule la vie de la paroisse peut donner une dimension sacerdotale à la politique et manifester le caractère sacramentel de lamour. Hors de la paroisse locale, tout cela nest quabstraction, idéalisme naïf ou utopisme sentimental. Mais, au sein de la paroisse, il y a actualisation dans lhistoire, espérance réaliste, réalisation dynamique. "
Le professeur [Christos] Yannaras ajoute avec tristesse quil y a un abîme tragique, une contradiction flagrante entre lidéal de la paroisse comme réalité eucharistique et eschatologique et ce que nous voyons en pratique dans nos paroisses orthodoxes : " Aujourdhui, dit-il, nos paroisses représentent, la plupart du temps, un phénomène socio-religieux (parfois ethnique, voire imprégné de chauvinisme), beaucoup plus quelles nexpriment une dimension eschatologique. " Cest vrai, mais en même temps, ce nest pas tout à fait vrai. Quil y ait des paroisses ethniques, je dirais même que cest tout à fait normal, au niveau, par exemple, des immigrés récents les gens souhaitent prier dans leur langue, dans la langue à laquelle ils sont habitués. Mais ce qui devient anormal, cest lorsque de telles paroisses senferment dans leur ethnicité, brisant ainsi la communion Et ce qui est anormal aussi, bien sûr, cest lorsquune langue nationale (et souvent dailleurs une langue morte) devient, au fil des générations, un obstacle à la transmission de la Parole de Dieu. Mais dans beaucoup de pays occidentaux, nous voyons aussi maintenant des paroisses orthodoxes qui ne sont pas seulement des entités ethniques, mais qui sont authentiquement interorthodoxes : dans lesquelles il y a une coopération entre les fidèles de nationalités différentes, entre des orthodoxes de naissance et des " convertis ", je dirais plutôt des personnes entrées consciemment dans la communion de lÉglise orthodoxe. Cest dans de telles paroisses interorthodoxes que nous voyons lavenir de lorthodoxie en Occident.
Un objectif commun à long terme
3. Si nous insistons sur le caractère eucharistique de lÉglise, si nous croyons aussi que lorganisation visible de lÉglise sur terre doit être articulée sur une base territoriale et non sur une base ethnique, cela signifie comme conséquence que dans un endroit donné il ne peut y avoir quun seul évêque. Notre situation présente en Occident, avec une Église orthodoxe écartelée entre diverses juridictions, avec une multiplicité dévêques dans chaque grande ville, ce nest pas seulement une incommodité, une gêne pour notre action pastorale et missionnaire; ce nest pas seulement théoriquement anticanonique, mais beaucoup plus profondément, cest une contradiction fondamentale concernant lêtre même de lÉglise en tant quorganisme eucharistique ; cest un péché ecclésiologique, une transgression absolue, une violation de lÉglise comme Corps du Christ.
Cela, je pense, est assez clair et ce nest contesté par personne. Ce qui est plus difficile, ce qui nous divise, nous les orthodoxes en Occident, dune façon très inquiétante, cest la question de savoir comment surmonter notre situation présente, anticanonique et pécheresse, comment construire une vraie Église locale. Nous sommes daccord sur la nature de lÉglise, sur son être même. Et nous sommes donc daccord sur notre but, notre objectif à long terme : un seul évêque dans chaque lieu ; et tous les évêques dans chaque pays, ou région, unis autour du même métropolite local, selon les principes du 34e canon apostolique. Mais nous ne sommes pas encore daccord sur la voie quil faut suivre pour atteindre cet objectif.
" Lunité viendra et den-haut et den-bas "
À un niveau pragmatique, je parle avec beaucoup dhésitation. Je nai pas de plan à proposer, je nai aucune solution toute faite. Je nai aucune autorité et je manque dexpérience pour pouvoir exprimer des opinions bien tranchées sur votre situation locale ici en France. Je nai aucun désir dentrer dans des controverses. Si je me permets de vous offrir quelques réflexions pratiques, cest seulement comme observateur, mais pas comme un observateur lointain et indifférent, mais comme un ami sincère de lorthodoxie qui se développe ici en France, un ami qui depuis une cinquantaine dannées connaît lÉglise orthodoxe dans ce pays, un ami qui a des liens fraternels depuis longtemps avec, par exemple, la famille Lossky, le père Boris Bobrinskoy, les monastères de Lesna (Provemont) et de Bussy-en-Othe. Mais, aujourdhui, je voudrais plutôt écouter les autres que de parler moi-même. Et je reprendrai volontiers ce que jai dit, il y a un peu plus dun an, au 1er congrès orthodoxe de Grande-Bretagne. Si nous nous demandons : " Lunité orthodoxe viendra-t-elle den-haut ou den-bas ? ", la seule réponse concrète est, à mon avis, " Des deux ! "
Den-haut : une solution définitive, face à la situation anticanonique de lÉglise orthodoxe en Occident, ne peut plus venir que dun " saint et grand concile ", représentant le monde orthodoxe tout entier. Mais quand, demandons-nous, un tel concile sera-t-il convoqué ? En attendant le " saint et grand concile ", il faut agir en pleine coopération avec nos Églises-mères, dans le cadre de lAssemblée des évêques de ce pays.
Mais ce nest pas assez. Nous devons aussi chercher une solution à partir den bas. Même si un saint et grand concile se réunit effectivement un jour, il ne pourra réaliser que peu de choses, ou même rien du tout, sil na pas le soutien de lensemble de la communauté ecclésiale, clercs et laïcs, dans chaque région particulière. La préparation dun tel concile, et également la recherche de lunité au niveau local, cest la responsabilité de chacun dentre nous sans exception. Si notre avenir ecclésial est en bien de ses aspects un mystère, cest un mystère qui nous concerne tous. Comme les patriarches orientaux laffirmaient dans leur réponse au pape Pie IX (1848), " le défenseur de la foi, cest le corps même de lÉglise, cest-à-dire le peuple (laos) lui-même. "
" Lunité nest pas quun don,
cest une tâche à accomplir "
Nattendons pas que lunité orthodoxe en Occident descende toute faite du ciel, telle un deus ex machina. Lunité nest pas quun don, cest une tâche à accomplir. Lunité canonique, la formation dune véritable Église locale, arrivera uniquement quand il y aura pour elle un désir ardent, un sentiment puissant et irrésistible durgence parmi tous les fidèles en chaque lieu. Cest la responsabilité du peuple de Dieu dans sa plénitude de tous les baptisés qui constituent le " sacerdoce royal " (1 P 2,6), qui ont reçu l" onction venant du Seul Saint " (1 Jn 2,20) et qui, comme les patriarches orientaux le disaient, sont collectivement et individuellement " le défenseur de la foi ". Il ny aura une Église locale que lorsque nous nous sentirons tous personnellement impliqués dans la recherche dune telle Église.
Rappelons-nous ici que ni un concile cuménique, ni le patriarcat de Constantinople ou celui de Moscou, ni aucune autre Église-mère, ne peuvent créer une nouvelle Église locale. Le plus quils puissent faire, cest de reconnaître une telle Église. Mais lacte de création doit être accompli sur place, localement. Les autorités supérieures peuvent guider, confirmer et proclamer. Mais le travail créateur ne peut saccomplir quau niveau local, par les cellules eucharistiques vivantes qui sont appelées à constituer graduellement le corps dune nouvelle Église locale. Donc nous devons uvrer non seulement den-haut, mais aussi den-bas. [ ]
Extraits dune communication prononcée le 1er octobre 2005 à lInstitut Saint-Serge à Paris, dans le cadre dune conférence organisée par lArchevêché des paroisses orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale (Patriarcat cuménique) sur le thème " Comment construire lÉglise locale ? ". Service orthodoxe de presse (SOP) 302, novembre 2005. Sous-titres du SOP.
DE LA SÉCULARISATION
par le père Alexandre Schmemann
" Tout est ailleurs " Julien Green.
Homo adorans
Ces dernières années, on a analysé, décrit et défini le sécularisme de bien des manières différentes, mais, pour autant que je sache, aucune de ces descriptions na insisté sur un point que je considère comme essentiel, qui plus que tout autre révèle la vraie nature du sécularisme et qui peut ainsi orienter judicieusement notre étude.
Je pose en principe que le sécularisme est avant tout une négation du culte. Jinsiste sur le fait que ce nest pas une négation de lexistence de Dieu ni dune certaine transcendance, ni donc dune certaine religion. Si dans le langage théologique le sécularisme est une hérésie, cest dabord une hérésie sur lhomme. Cest la négation de lhomme en tant quil est un être rendant un culte à Dieu, en tant que homo adorans : celui pour qui le culte est lacte essentiel, qui à la fois situe son humanité et laccomplit. Cest le rejet, ontologiquement et épistémologiquement " décisif ", des mots qui, selon les termes dune antique définition de la Tradition, ont été " toujours, partout et pour tous " utilisés dans le texte de la Préface, cest-à-dire les mots qui constituent la véritable " épiphanie " de la relation de lhomme avec Dieu, avec le monde et avec lui-même : " Il est juste et bon de te chanter, de te bénir, de te louer, de te rendre grâce et de tadorer en tout lieu où sexerce ta souveraineté... "
Une telle définition du sécularisme demande très certainement à être expliquée. Elle ne peut évidemment pas être acceptée, en effet, par ceux, très nombreux aujourdhui, qui consciemment ou non, réduisent le christianisme à des catégories soit intellectuelles (" lavenir de la croyance ") soit éthico-sociologiques (" le service chrétien du monde "), et qui, de ce fait, croient possible de trouver non seulement une certaine adaptation, mais même une plus profonde harmonie entre notre " époque sécularisée " dune part et le culte dautre part. Si les partisans de ce qui fondamentalement nest rien dautre que lacceptation du sécularisme par les chrétiens ont raison, tout notre problème, en ce cas, se réduit évidemment à trouver ou à inventer un culte qui soit plus acceptable pour lhomme moderne, eu égard à sa conception sécularisée du monde, et qui " corresponde " mieux à celle-ci.
Telle est en fait la ligne suivie de nos jours par la grande majorité des réformateurs de la liturgie. Ce quils cherchent, cest un culte dont les formes et le contenu " reflètent " les besoins et les aspirations de lhomme moderne sécularisé ou, mieux encore, du sécularisme lui-même. Le sécularisme, en effet, répétons-le, nest absolument pas identique à lathéisme et, si paradoxal que cela puisse paraître, on peut montrer quil a toujours particulièrement aspiré à trouver une expression " liturgique ". [ ]
Pour démontrer lexactitude de ma définition du sécularisme comme une " négation du culte ", il me faut prouver deux points. Lun concerne le culte : il faut prouver que la notion même de culte implique une certaine conception de la relation de lhomme non seulement avec Dieu, mais aussi avec le monde. Lautre concerne la sécularisation : il faut prouver que cest précisément la notion de culte que le sécularisme rejette explicitement ou implicitement.
Le monde comme sacrement
Examinons dabord le culte. Il est étrange mais, à mon avis très révélateur de létat actuel de notre théologie que largument majeur nous soit fourni ici non par les théologiens, mais par Religionswissenschaft, cette histoire et phénoménologie des religions dont létude scientifique des formes et du contenu du culte a été en fait ignorée des théologiens. Et pourtant dès ses tous premiers pas et alors quelle avait une forte prévention anti-chrétienne, cette Religionswissenschaft semble en avoir su davantage sur la nature et le sens du culte que les théologiens qui sobstinaient à réduire les sacrements aux catégories de la " forme " et de la " matière ", de la " causalité " et de la " validité " et qui en fait excluaient la tradition liturgique de leurs spéculations théologiques.
On ne peut cependant pas douter que si, à la lumière de cette phénoménologie de la religion maintenant parvenue à sa maturité méthodologique, nous considérons le culte en général et la leitourgia chrétienne en particulier, il nous faut admettre que le principe même sur lequel ils sont fondés et qui a déterminé et façonné leur développement est celui du caractère sacramentel du monde et de la place de lhomme dans le monde.
Le mot " sacramentel " signifie ici que lintention fondamentale et première, qui non seulement sexprime dans le culte, mais dont le culte tout entier est réellement le " phénomène ", à la fois comme effet et comme expérience, est que le monde, tant dans sa totalité comme cosmos que dans sa vie et son devenir comme temps et histoire, est une épiphanie de Dieu, un moyen de sa révélation, de sa présence et de sa puissance. En dautres termes, ce mot non seulement situe lidée de Dieu comme une cause rationnellement admissible de cette sacramentalité, mais vraiment " parle " de Dieu et est par lui-même un moyen essentiel à la fois de connaître Dieu et dentrer en communication avec lui ; et cest là ce qui fait sa véritable nature et son ultime destin.
Mais alors, le culte est véritablement un acte essentiel et lhomme est essentiellement un être rendant un culte à Dieu, et cest seulement dans le culte que lhomme trouve la source et la possibilité de cette connaissance qui est communion et de cette communion qui sachève elle-même en véritable connaissance : connaissance de Dieu et donc connaissance du monde, communion avec Dieu et donc communion avec tout ce qui existe. Ainsi donc la notion même de culte se fonde sur une intuition et une expérience du monde comme dune " épiphanie " de Dieu, et ainsi, dans le culte, le monde est révélé comme étant dans sa véritable nature et dans sa véritable vocation un " sacrement ". [ ]
Nous avons besoin deau et dhuile, de pain et de vin pour être en communion avec Dieu et le connaître. Cependant et tel est lenseignement sinon de nos manuels modernes de théologie du moins de la liturgie elle-même cest cette communion avec Dieu par le moyen de la " matière " qui révèle le vrai sens de la " matière ", cest-à-dire du monde lui-même. Nous ne pouvons rendre notre culte que dans le temps, et cependant cest le culte qui, finalement, révèle non seulement le sens du temps, mais " renouvelle " réellement le temps lui-même. Il ny a pas de culte sans la participation du corps, sans paroles ni silence, sans lumière ni ténèbres, sans mouvement ni immobilité, cependant cest dans et par le culte que toutes ces expressions de lhomme dans sa relation avec le monde reçoivent lultime détermination de leur mission, révélée dans leur signification la plus élevée et la plus profonde. [ ] Tant par sa définition que par son acte, le culte est une réalité aux dimensions cosmique, historique et eschatologique, et donc lexpression non seulement de la " piété ", mais dune " vue du monde " embrassant celui-ci dans sa totalité. [ ]
Le sécularisme : Une négation du culte
Le sécularisme est avant tout, je lai dit, une négation du culte. Et, en effet, si ce que nous avons dit du culte est vrai, nest-il pas également vrai que le sécularisme consiste dans le refus, explicite ou implicite, précisément de cette conception de lhomme et du monde que le culte a justement pour but dexprimer et de communiquer ?
Ce refus, en outre, est à la base même du sécularisme et il constitue son critère interne ; mais, comme je lai déjà dit, le sécularisme nest absolument pas identique à lathéisme. Un partisan moderne du sécularisme accepte très souvent lidée de Dieu. Ce que néanmoins il rejette catégoriquement, cest précisément la sacramentalité de lhomme et du monde. Il considère que le monde a en lui-même sa signification et les principes de la connaissance et de laction. Il peut fort bien chercher en Dieu la source de cette signification et lui attribuer lorigine du monde et des lois qui le régissent. Il peut même accepter sans difficulté la possibilité de lintervention de Dieu dans la vie du monde. Il peut croire dans une survie au-delà de la mort et dans limmortalité de lâme. Il peut établir une relation entre Dieu et ses propres aspirations les plus profondes vers la justice sociale, la liberté et légalité de tous les hommes.
Autrement dit, il peut " référer " à Dieu son sécularisme et le rendre " religieux ", en faire lobjet dune action concertée de lÉglise et de projets cuméniques, le thème dassemblées ecclésiales et le sujet dune étude " théologique ". Tout cela ne change rien à la " sécularité " fondamentale de sa vue de lhomme et du monde, dans le monde compris, expérimenté et traité dans ses propres conditions immanentes et pour son propre intérêt immanent. Tout cela ne change rien à son rejet fondamental de l" épiphanie " : lintuition primordiale que toutes choses en ce monde et le monde lui-même non seulement ont ailleurs la cause et le principe de leur existence, mais sont eux-mêmes la manifestation et la présence de cet ailleurs et que cela est réellement la vie de leur vie de telle sorte que, lorsque le lien avec cette " épiphanie " est rompu, tout nest plus que ténèbres, absurdité et mort.
Le " culte séculier "
Et cette essence du sécularisme en tant que négation du culte ne se manifeste nulle part mieux que dans la manière dont son adepte se comporte par rapport au culte. Si paradoxal que cela puisse paraître, celui-ci est réellement obsédé par le culte. Le summum du sécularisme religieux pour la franc-maçonnerie occidentale est à peu près entièrement fait de cérémonies très minutieusement préparées et saturées de " symbolisme ". Le récent prophète de la " cité séculière ", Harvey Cox, a éprouvé le besoin de faire suivre son premier ouvrage à grand succès dun autre sur la " célébration ". Effectivement, la célébration est très à la mode de nos jours. Les raisons de ce phénomène apparemment singulier, sont en réalité très simples. Non seulement elles naffaiblissent pas mon argumentation, mais au contraire, elles la confirment. Dune part, en effet, ce phénomène prouve que, quel que soit le degré de son sécularisme ou même de son athéisme, lhomme reste essentiellement un " être rendant un culte ", ayant pour toujours la nostalgie des rites et des rituels, si vides et artificiels que puissent être les succédanés quon lui propose. Dautre part, en montrant limpuissance du sécularisme à créer un culte authentique, ce phénomène en montre lincompatibilité définitive et tragique avec la conception chrétienne essentielle du monde. [ ]
Christianisme et sécularisme
Ce quil nous faut comprendre avant tout, cest que le problème en question est rendu plus compliqué par quelque chose que nos " conservateurs " bien intentionnés ne saisissent pas, en dépit de leur zèle à dénoncer et à condamner le sécularisme. Cest lexistence dune très réelle et très étroite relation entre le sécularisme, son origine et son développement, et le christianisme. Le sécularisme, il nous faut sans cesse insister là-dessus est un rejeton adventice (stepchild) du christianisme, comme le sont en dernière analyse toutes les idéologies séculières qui de nos jours exercent leur empire sur le monde. Il nest pas un enfant légitime, comme le prétendent les apôtres occidentaux de lacceptation du sécularisme par les chrétiens, mais il est une hérésie. Lhérésie est toujours la déformation, lexagération et par suite la mutilation dune vérité, laffirmation du choix (airesis signifie choix, en grec) dun élément au détriment des autres, la rupture de la catholicité de la vérité. Mais cela fait que lhérésie est toujours aussi une question posée à lÉglise et qui requiert, pour être résolue, un effort de pensée et de conscience chrétiennes. Il est relativement facile de condamner une hérésie. Ce qui est beaucoup plus difficile, cest de déceler la question quelle implique et de donner à cette question une réponse adéquate. [ ] Si le sécularisme est, comme jen suis convaincu, la grande hérésie de notre temps, il demande de la part de lÉglise non de simples anathèmes, et certainement pas de compromis, mais avant tout un effort de compréhension, en sorte que la vérité puisse en définitive le vaincre.
Ce quil y a dunique dans le sécularisme, ce qui le différencie des grandes hérésies de lâge patristique est que celles-ci avaient été provoquées par la rencontre du christianisme et de lhellénisme, tandis que le sécularisme est le résultat dun " écroulement " au sein du christianisme lui-même, de sa propre métamorphose profonde. Je men tiendrai à un seul exemple typique en relation directe avec notre sujet. À la fin du XIIe siècle, le théologien latin, Bérenger de Tours, fut condamné pour se doctrine sur lEucharistie. Il soutenait que, parce que la présence du Christ dans les éléments eucharistiques est " mystique " ou " symbolique ", elle nest pas réelle. Le Concile du Latran, qui le condamna et cest là pour moi le point crucial de cette affaire retourna simplement la proposition. Il déclara que, puisque la présence du Christ dans lEucharistie est réelle, elle nest pas " mystique ". Ce qui est ici réellement décisif est précisément la disjonction et lopposition établies entre les deux mots verum et mystice, le fait que, de part et dautre, on admet quils sexcluent réciproquement. La théologie occidentale affirmait ainsi que ce qui est " mystique " ou " symbolique " nest pas réel, tandis que ce qui est " réel " nest pas symbolique. Cétait là, en fait, leffondrement de ce quest le mysterion chrétien fondamental, le maintien antinomique dune " cohésion " entre la réalité du symbole et le symbolisme de la réalité. Cétait leffondrement de la conception chrétienne fondamentale de la création en ce quelle en exprime la sacramentalité ontologique. Et depuis lors, la pensée chrétienne, dans la scolastique et après elle, na jamais cessé dopposer ces termes ni de rejeter, implicitement ou explicitement, le " réalisme symbolique " et le " symbolisme réaliste " de la vue chrétienne du monde. [ ]
Le " sacré " et le " profane "
Il est évident, en effet, que cette théologie profondément " occidentalisée " a eu un très sérieux impact sur le culte ou plutôt sur lexpérience et la compréhension du culte, sur ce que jai défini ailleurs comme étant la piété liturgique. Elle a eu cet impact parce quelle répond au profond désir qua lhomme dune religion légaliste qui satisfasse son besoin à la fois du " sacré " sanction et garantie divines et du " profane ", cest-à-dire dune vie naturelle et séculière à labri, pour ainsi dire, de la constante mise en demeure et des exigences absolues de Dieu. Cette théologie a été une rechute dans cette religion qui, grâce à ses transactions bien réglées avec le " sacré ", assure la sécurité et une bonne conscience en cette vie comme aussi des droits raisonnables pour " lautre monde ", une religion que le Christ a dénoncée par chaque mot de son enseignement et qui finalement la crucifié. Il est en effet bien plus facile de vivre et de respirer quand on est en possession de distinctions bien nettes entre le sacré et le profane, le naturel et le surnaturel, le pur et limpur, et de concevoir la religion comme des " tabous " sacrés, des prescriptions et des obligations légales, une fidélité aux rites et une " validité " canonique. Il est bien plus difficile de se rendre compte quune telle religion non seulement ne constitue pas une menace pour le sécularisme, mais en est au contraire paradoxalement lalliée.
Cest pourtant précisément là ce qui est arrivé à notre " piété liturgique " ; non pas au culte comme tel, à ses formes et à ses structures, qui étaient trop traditionnelles, trop intégrées à la vie de lÉglise pour être altérées de manière substantielle, mais à notre " compréhension " de ces formes, à ce que nous attendons et par suite recevons du culte. Si le culte, tel quil a été modelé par la tradition liturgique, la lex orandi de lÉglise, est demeuré sans changement, la " compréhension " quen ont les fidèles a été de plus en plus déterminée par ces catégories mêmes que la tradition liturgique orthodoxe rejette explicitement et implicitement par chacune de ses paroles, par son ethos tout entier. [ ]
Ainsi, par exemple, bénir de leau, en faire de " leau bénite ", peut avoir deux significations totalement différentes. Cela peut signifier dune part la transformation dune chose profane, et donc religieusement inexistante ou neutre, en une chose sacrée, et, en ce cas, la signification religieuse première de " leau bénite " est précisément que ce nest plus " seulement " de leau ; et, de fait, cen est différent, comme le sacré est différent du profane. Dans le cas présent, lacte de bénir ne révèle rien au sujet de leau, ni donc au sujet de la matière ou du monde, bien au contraire, il les fait cesser dêtre en relation avec la nouvelle fonction de leau en tant qu" eau bénite ". Le sacré situe le profane précisément comme profane, cest-à-dire comme dénué de signification religieuse.
Le même acte de bénir peut signifier une révélation de vraie " nature " et de la vraie " destinée " de leau et donc du monde ; il peut être lépiphanie et laccomplissement de la " sacramentalité ". En la rendant à sa fonction propre, la bénédiction révèle que " leau bénite " est pleinement adéquatement leau véritable, et la matière redevient un moyen de communier avec Dieu et de le connaître.
Quiconque connaît bien le texte et le contenu de la grande prière de la bénédiction de leau, au baptême et à lÉpiphanie, sait sans aucun doute quils ont le second des sens indiqués plus haut et quils se réfèrent non à la dichotomie entre le sacré et le profane, mais à la virtualité " sacramentelle " de la création en sa totalité aussi bien quen chacun de ses éléments. Mais quiconque connaît bien notre piété liturgique (cest-à-dire la " compréhension " que limmense majorité des fidèles a de la signification de " leau bénite ") sait tout aussi bien que cest le premier sens qui lemporte au point dexclure virtuellement le second. On pourrait faire une analyse semblable, avec pratiquement le même résultat, pour chacune des formes du culte : sacrements, office du temps, héortologie [étude des fêtes] etc. La " sacramentalité " a été remplacée partout par la " sacralité ", " lépiphanie " par une incrustation presque magique dans le temps et la nature (dans le " naturel "), par le " surnaturel ".
Ce qui est réellement inquiétant dans tout cela, cest quune telle piété liturgique, une telle manière de comprendre le culte et den faire lexpérience nest pas du tout une contestation du sécularisme, mais en constitue en fait lune des sources. Elle fait, en effet, que le monde reste profane, cest-à-dire précisément sécularisé au sens le plus profond de ce mot, à savoir totalement incapable de toute communication réelle avec le divin, de toute transformation et de toute transfiguration réelles. Nayant rien à révéler sur le monde et sur la matière, sur le temps et sur la nature, cette conception et cette expérience du culte ne " dérangent " rien, ne mettent rien en question, ne contestent rien, ne sont effectivement " applicables " à rien. Aussi elles peuvent " coexister " pacifiquement avec nimporte quelle idéologie séculière, nimporte quelle forme de sécularisme. Et il ny a virtuellement ici aucune différence entre ceux qui, en matière liturgique, sont soit " rigoristes ", réclamant avec insistance de longs offices et la fidélité aux rubriques et au Typicon, soit " libéraux " toujours prêts à abréger, adapter et ajuster, et impatients de le faire. Dans les deux cas, en effet, ce qui est rejeté est tout simplement la continuité entre la " religion " et la " vie ", la véritable fonction du culte comme puissance de transformation, de jugement et de changement. Cette fois encore, de manière paradoxale et tragique, cette manière de se représenter le culte et cette sorte dexpérience liturgique sont en fait la source et le soutien du sécularisme. [ ]
Le véritable sens et puissance du culte
Mes conclusions sont simples. Non, nous navons pas besoin dun culte nouveau, qui serait en quelque sorte mieux adapté à notre nouveau monde sécularisé. Ce dont nous avons besoin, cest de redécouvrir le véritable sens et la véritable puissance du culte, cest-à-dire ses dimensions et son contenu cosmiques, ecclésiologiques et eschatologiques. Cela demande, à coup sûr, beaucoup de travail, un vaste nettoyage. Cela demande de létude, de lenseignement et de leffort. Cela demande labandon de ce bois mort que nous transportons avec nous, en y voyant beaucoup trop souvent lessence même de nos " traditions " et de nos " usages ". Mais lorsque nous découvrirons la véritable lex orandi, le sens et la puissance authentiques de notre leitourgia, lorsque cela redeviendra la source dune vue exhaustive du monde et la force de faire passer celle-ci dans notre vie, alors et alors seulement on aura trouvé lunique antidote du " sécularisme ". Rien nest plus urgent aujourdhui que cette redécouverte et ce retour, non pas au passé, mais à la lumière et à la vie, à la vérité et à la grâce, dont lÉglise assure éternellement le plein accomplissement lorsquelle devient, dans sa leitourgia, ce quelle est.
Rapport lu à la huitième Assemblée
générale de Syndesmos, le 20 juillet 1971.
St Vladimirs Theological Quarterly, 16, 1972 ;
en français dans Istina 4, 1973. Trad. C. Tunmer, o.p. ;
reproduit dans Alexandre Schmemann, Pour la vie
du monde, Presses Saint-Serge, 2007.
Introduction aux Pages du mariage
et de la vie chrétienne dans le monde
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Première mise en ligne : 15.12.11.