Père Lev Gillet

Père Lev Gillet « Un Moine de l'Église d'Orient »

Méditations

 

« Aujourd’hui le ciel et la terre s’unissent »
Hymne de la vigile de Noël

« Ô étrange Église orthodoxe ! »
Père Lev Gillet


 

 

Meditationspere-lev.doc

Le Visage de Lumière *

CROIS-TU À LA BONNE NOUVELLE ? (Bulletin 8) *

LE BON BERGER : MÉDITATION SUR LE PSAUME 22/23 (Bulletin 13) *

IL SE JETTE À SON COU… *

LA PRIÈRE DU PUBLICAIN (Bulletin 16) *

PRINTEMPS (Bulletin 8) *

LA LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÉBRES (Bulletin 10) *

Lumière du matin, Lumière de midi (Bulletin 10) *

Lumière du soir (Bulletin 10) *

Jésus, simples regards sur le Sauveur *

II Voir Jésus (Bulletin 9) *

III Jésus est la vérité *

IV Toucher Jésus (Bulletin 9) *

V Apprendre Jésus *

XXIV M’aimes-tu ? *

XXV L’Agneau de Dieu (non-corrigé) *

XXXIII Manger la Pâque avec Jésus (Bulletin 12) *

XXXIV La fraction du Pain (Bulletin 12) *

XXXV *

XL Je vous donne ma paix (Bulletin 11) *

XLIV LE RETOUR EN GALILÉE (Bulletin 17) *

XLV *

LE MESSAGER ORTHODOXE *

QUE CHERCHEZ-VOUS ? Le Messager orthodoxe, No 7, 1959. *

QU’AI-JE À DONNER ? Le Messager orthodoxe, No 10, 1960. (Bulletin 18) *

LE DISCERNEMENT DES SIGNES Le Messager orthodoxe, No 11-12, 1960. *

LA PREMIERE BEATITUDE Le Messager orthodoxe, No 21-22, 1963. *

CE QUE DIEU VOULAIT POUR NOUS Le Messager orthodoxe, No 38, 1967. *

TROUVER ET ÊTRE TROUVÉ Le Messager orthodoxe, No 32, 1965. (Bulletin 25) *

UN AUTRE VIENDRA Le Messager orthodoxe, No 42-43, 1968. (Bulletin 25) *

LA COLOMBE ET L’AGNEAU : *

MÉDITATION SUR LE CHRIST ET L’ESPRIT (Bulletin 15, en partie) *

LA COUPE (Bulletin 14) *

CETTE CROIX QUI VOUS EST OFFERTE… (Bulletin no. 5) *

 

La signification spirituelle de l’icône de la Sainte Trinité d’André Roublev (Bulletin no. 19)

TROUVER ET ETRE TROUVÉ M=600

Le lendemain, Jésus se proposait de partir
pour la Galilée, et il trouve Philippe...
(Jean 1, 43).

Il y a dans cette phrase quelque chose d’inattendu, d’un peu surprenant. Nous aurions peut-être estimé plus naturel que l’évangéliste écrivît : " Jésus rencontre Philippe ". Mais c’est bien le verbe " trouver ", au présent (euriskei), que le texte grec original emploie. Le point de départ de la vocation et de l’apostolat de Philippe consiste dans le fait d’être " trouvé ". Quelles sont les implications spirituelles de ce terme ?

Trouver ne signifie pas rencontrer ou découvrir par aventure. Il est vrai que, par une extension fautive, on emploie quelquefois le verbe dans ce sens : j’ai trouvé un portefeuille, j’ai trouvé quelqu’un sur mon passage. Mais, à strictement parler, trouver signifie rencontrer après une certaine recherche. On cherche et l’on trouve ce qui a été perdu, ou ce dont on pressent ou désire l’existence, ou ce qui correspond d’une manière quelconque à une intention, même lointaine. Le fait de trouver implique une certaine relation, une certaine correspondance entre l’être qui cherche et l’être trouvé. Il y a comme une harmonie pré-établie, comme un rapport spécial et privilégié (quoique non toujours explicite) entre l’agent et l’objet de la trouvaille. L’étymologie exprime bien cette action ou cette situation intentionnelles, à tendance, puisque le verbe français " trouver " dérive du latin populaire tropare, " tourner autour ".

Jésus trouve Philippe, – il me trouve, après avoir longtemps, toujours " tourné autour de nous ", si j’ose dire. Il a cherché chacun de nous bien avant notre naissance, de toute éternité, puisque rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. Il nous a éternellement enveloppés de son désir et de sa tendresse. Il y a des instants où nous sentons qu’il s’approche de nous (et ces instants existent dans la vie du plus grand criminel, du plus grand pécheur). À ces moments, son intention va se réaliser, sa recherche va devenir trouvaille, – si l’homme ne se referme pas. Tu crois que le Sauveur ne s’est pas occupé particulièrement de toi ? Mais il t’a cherché depuis toujours, depuis ton existence dans la pensée divine. Ne veux-tu pas être trouvé par lui ?

Et cela s’applique aussi bien aux relations entre les hommes. Je puis rencontrer un homme, ou trouver cet homme, ou être trouvé par lui. Dieu fasse que je ne rencontre pas les hommes, mais que je les trouve et sois par eux trouvé ! Une présence humaine nouvelle, même inattendue, même inconnue, ne doit pas être pour nous un accident, mais le terme d’une recherche obscure, tâtonnante : sans savoir qui je vais trouver, je peux désirer trouver, avoir l’intention de trouver, aimer d’avance ceux que je trouverai. Enfin je te trouve ! Ah, depuis si longtemps je t’ai cherché ! Je pose enfin ma main sur toi et je te déclare : bien des hommes et bien des femmes me sont chers – et chacun m’est autrement cher que toi, – mais nul ne m’est plus cher que toi !

Pascal met sur les lèvres de Jésus parlant à l’homme cette phrase merveilleuse : " Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé ". Je puis retourner cette phrase : Seigneur, je sens que tu me cherches et, même si je résiste, le fait que tu me cherches me donne un espoir infini, l’espoir que tu me trouveras enfin. Ô mon Sauveur, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé !

Archimandrite Lev Gillet,
Le Messager orthodoxe, No 32, 1965.

 

UN AUTRE VIENDRA M=500

Abraham dit à Dieu : " Ô ! qu’Ismaël
vive devant ta face ! "
(Genèse 17, 18).

L’Ancien Testament décrit plusieurs " contestations " entre Dieu et tel ou tel patriarche, ou tel et tel prophète. C’est ici le cas. Abraham et sa femme Sara sont presque centenaires. Ils sont riches, heureux, Abraham a eu d’Agar un fils, Ismaël, et Dieu a conclu avec eux une alliance. Et voici qu’une parole divine vient troubler leur paix. El Schaddaï, Dieu, apparaît à Abraham. Il lui annonce que Sara aura un fils, Isaac, et qu’avec celui-ci sera établie une nouvelle et perpétuelle alliance. Pourquoi bouleverser ainsi l’ordre des choses ? Tout allait si bien ! Abraham fait à Dieu une réponse aussi évasive (et secrètement négative) que déférente. Sans aucune allusion à Isaac, il s’exclame : " Ô ! qu’Ismaël vive devant ta face ! " – Mais Dieu déclare : " Non... En faveur d’Ismaël, je t’ai entendu : je le bénis, je le ferai croître extrêmement et je ferai de lui un grand peuple. Mais mon alliance, je l’établirai avec Isaac " (cf. Gn 17,20-21).

Il ne s’agit pas de commenter ici cet épisode du point de vue historique, encore moins d’en faire une application aux antagonismes présents entre certains descendants d’Ismaël et certains descendants d’Isaac. Essayons plutôt de dégager du récit biblique une signification actuelle, éternelle – et, pour chacun de nous, personnelle.

Il y a, dans la vie de chaque homme, un Isaac et un Ismaël. Ismaël, c’est notre situation telle qu’elle se présente aujourd’hui. C’est notre existence devant les hommes et devant Dieu, existence peut-être heureuse ou peut-être pénible, peut-être louable ou peut-être blâmable, mais enfin – pour la plupart – tolérable et non sans quelque espérance. Mais voici que Dieu intervient (et peut-être maintes fois) comme un explosif, un briseur d’équilibre, un semeur d’incertitude et d’anxiété. Il nous annonce que cela ne va pas continuer et qu’il nous donnera un enfant indésiré, inattendu, avec lequel il fera de grandes choses. Cet Isaac, c’est quelque nouvelle exigence divine, un changement de programme, un appel à un dépassement variable selon chaque personne, mais d’apparence pénible et même insensée. Notre première réaction est une dérobade. Ah, Seigneur, tout était si bien avec Ismaël ! Pourquoi Ismaël ne pourrait-il pas durer ? Je ne suis plus d’un âge où l’on puisse recommencer, avec ce problématique Isaac. Ah, Seigneur, qu’Ismaël vive devant toi !

Dieu nous répond résolument : " Non ". Il a béni notre Ismaël et tout ce qui était bon dans la vie qui a été la nôtre. Mais, ce qu’il demande de nous maintenant, c’est que nous acceptions – et chaque jour – une vie nouvelle, des tâches nouvelles, la catastrophe et la révolution intérieures, la venue de l’enfant (et, après Isaac, l’enfant de Bethléem). Recevons Isaac. Disons à Dieu : Oui, Seigneur, béni sois-tu pour Ismaël, mais qu’Isaac soit en moi le bienvenu ! Que désormais vive devant toi celui que tu veux que je devienne !

Archimandrite Lev Gillet,
Le Messager orthodoxe
, No 42-43, 1968.

 

Le Visage de Lumière

" Un Moine de l’Église d’Orient " (père Lev Gillet),
Le visage de Lumière : Reflets d’Évangile,
Éditions de Chevetogne, 1966.

 

CROIS-TU À LA BONNE NOUVELLE ? (Bulletin 8)

Croyez en l’Évangile (Mc 1, 15), ou Croyez à la Bonne Nouvelle, – les deux expressions sont synonymes. La seconde dit seulement en français ce que la première dit en grec. Mais nous sommes devenus si familiers avec le mot " évangile " que celui-ci, pour beaucoup d’entre nous, a perdu quelque chose de sa signification profonde et de sa puissance.

Cette exhortation impérative : Croyez à la Bonne Nouvelle, inaugure le prédication publique de Jésus. Au début de son ministère, le Maître veut se situer lui-même et nous situer dans un climat, une atmosphère, d’espérance et de joie.

La Bonne Nouvelle… L’Évangile de Jésus est-il pour moi une " nouvelle " ? S’il l’a été jadis, l’est-il encore ? L’a-t-il jamais été ?

Ce qui est " nouveau " se présente toujours à nous sous deux aspects. D’une part, le " nouveau " met fin à l’" ancien ". Toute nouveauté abolit un certain état de chose. Elle se substitue à une situation qui a cessé d’être. L’" ancien " se trouve relégué dans le passé, dans l’inactuel. D’autre part, la nouveauté, par définition, commence quelque chose. Elle nous introduit dans ce qui est " autre " que ce qui était auparavant.

Chaque parole de l’Évangile est une nouvelle. Elle devrait être neuve pour nous chaque fois que nous la lisons. Elle est chaque fois une irruption de l’entièrement autre, de l’entièrement nouveau, dans l’étroit domaine du déjà vu, du déjà lu, du déjà connu, du déjà vécu. Elle est une perte ouverte sur une infinité inouïe et merveilleuse.

Les mots de l’Évangile, pour avoir été entendue maintes fois, cessent de produire en nous l’ébranlement de l’âme, la secousse salutaire. Nous les entendons – une fois de plus ! – avec un esprit fatigué, blasé, non pas incrédule, mais devenu plus eu moins insensible. Nous sommes là, nous sommes devant ta Parole, Seigneur, avec nos fardeaux, nos péchés, nos sollicitudes de ce monde.

Attendons-nous vraiment que tout, en nous, pour nous, soit changé ? Le poids que je porte depuis des années va-t-il être ôté de mes épaules ? Chaque mot – je dirais presque : pris au hasard – de l’Évangile peut-il transformer et emplir ma journée ? Peut-il, de chaque jour, faire une journée nouvelle ?

Oui, si cette parole est écoutée et reçue de tout mon cœur. Car c’est à nous, c’est à vous, c’est à moi, que la nouvelle de Jésus est adressée en tant que nouvelle. Si j’accepte la Bonne Nouvelle de Jésus, ce n’est pas seulement la journée présente qui devient la nouvelle journée. Si j’apprends aujourd’hui du Sauveur, avec un cœur donné, quelque chose que je ne savais pas (et tout ce qui le concerne, et me concerne, est à ré-apprendre de lui, entièrement, chaque jour), c’est moi-même qui, aussitôt, suis changé. La Bonne Nouvelle apporte le guérison, le pardon, la certitude, le lumière. Car les premières choses sont passées… Voici, je rends toutes choses nouvelles (Ap 21, 4-5).

La Bonne Nouvelle de Jésus est " bonne ", parce qu’elle est prononcée pour nous par celui qui est l’image humaine de le Bonté incréée, par celui en qui toute Bouté s’est faite chair. Elle est bonne, parce que son contenu, sa substance, est annonce et promesse de grâce. Elle est bonne, parce qu’elle fait jaillir eu nous les sources de la joie, de le vraie joie qui surpasse toutes les joies. La Bonne Nouvelle de Jésus est un joyeux message, une Annonciation radieuse.

Seigneur Jésus, éveille mon âme à la nouveauté de ton printemps. En toi sont tous mes printemps. Tu es mon printemps, qui ne passe pas. Tu est le jour sans crépuscule, sans couchant.

LE BON BERGER : MÉDITATION SUR LE PSAUME 22/23 (Bulletin 13)

Jésus est assis au bord de la route. Le soir tombe. Les troupeaux rentrent, dans un bruit de sonnailles et de piétinement. Les bergers avancent, à pas lents. Et, dans la mémoire de Jésus, voici que montent, l'une après l'autre, les merveilleuses paroles du vingt-troisième psaume, - le " psaume du berger ". Les mots si connus prennent maintenant une résonance, une amplitude nouvelles.

 

Le Seigneur est mon berger... (Ps 22,1). L'âme n'implore pas : " Oh, Seigneur, sois mon berger ! " Elle affirme, avec une calme assurance : Il est mon berger. Non pas " un " berger, non pas " le " berger, mais " mon " berger. Les brebis sont siennes, elles sont à lui, elles lui appartiennent. Mais lui, aussi bien, est mien, il est à moi, il m'appartient. Ses brebis à lui, il les appelle une à une... Il marche devant elles, et elles le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix (Jn 10,3-4).

 

Je ne manque de rien... (Ps 22,1). Dans la bouche de la plupart des hommes, cette parole n'exprime-t-elle pas un espoir plutôt qu'elle ne constate un fait ? Les hommes ne meurent-ils pas de faim ? Il est difficile de dire " Confiez-vous en Dieu " à ceux qui manquent de nourriture. Et pourtant la parole divine souvent nous exhorte à demander, sans hésiter, des grâces matérielles. Nous savons que, de nos jours encore, de tels secours sont accordés, de tels miracles se produisent. Nous laisserait-il sans un peu de pain, celui qui vient pour que les brebis aient la vie, et l'aient en abondance ? (Jn 10,10).

 

Il me fait reposer en de verts pâturages (Ps 22,2). Les étendues palestiniennes sont désertiques et pierreuses. On n'y trouve pas de prairies d'herbe fraîche. L'herbe y est rare, souvent desséchée, brûlée. Mais, pour celui que Dieu nourrit et qui en a conscience, toute nourriture devient un vert pâturage. Je puis m'étendre sur cette pauvre herbe. J'y trouve mon repos, ma nourriture, ma sécurité. Qui entrera par moi sera sauvé ; il entrera et il sortira ; il trouvera de quoi paître (Jn 10,9).

 

Il me conduit le long des eaux tranquilles. Il restaure mon âme (Ps 22,2,3). Boire est le pressant besoin et le problème des brebis de Palestine. Et ce n'est pas assez de connaître les points d'eau, les ruisseaux, les sources où les troupeaux pourraient s'abreuver. Les brebis répugnent à boire l'eau de courants troublés, ou torrentiels, ou trop rapides. Il leur faut des eaux calmes. Il faut qu'elles puissent boire lentement, en paix, sans alarme. Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive (Jn 7,37). Et ainsi mon âme est restaurée. C'est-à-dire qu'une vie nouvelle m'est infusée. Ayant bu, près du puits de Jacob, l'eau invisible qui est offerte à la Samaritaine, voici qu'en moi jaillissent maintenant des sources d'eau vive, dont l'élan va se perdre jusqu'en la vie éternelle.

 

Il me guide par le droit chemin, pour l'amour de son nom (Ps 22,3). Comment celui qui est la vérité même pourrait-il me conduire par un chemin qui ne serait pas le vrai chemin, la bonne route, la voie droite ? Comment hésiterais-je à m'en remettre à lui de tout ce qui me concerne, à me laisser guider par lui sans une minute d'anxiété ? Il me guide. C'est lui qui avance le premier, devant ses brebis. Lorsque le sentier monte en lacets, entre un précipice et le flanc d'une montagne, sa marche indique le passage étroit, mais sûr. Et si, au prochain tournant, un animal féroce s'est mis en embuscade, le berger affrontera l'assaillant et défendra ses brebis. Elles ne périront jamais, et nul ne les arrachera de ma main (Jn 10,28). C'est là une promesse qui nous est faite. À cause de son nom, pour l'amour et l'honneur de son nom, le Seigneur véridique et fidèle n'abandonnera à l'heure du danger aucun de ceux qui se sont totalement confiés en lui.

 

Oui, lors même que je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es près de moi. Ton bâton et ta houlette me consolent (Ps 22,4). Dans un wadi ou lit de torrent palestinien, un ravin profond est parfois encaissé entre deux falaises à pic. Même en plein jour, on y avance dans une ombre sinistre où des brigands et des bêtes sauvages attendent le passant. Mais je ne crains rien si tu es avec moi, près de moi. On remarquera l'emploi soudain que le psalmiste fait du pronom personnel : tu. Jusqu'ici il a parlé de Dieu ou du berger à la troisième personne : il, lui. Et maintenant, tout d'un coup, c'est : toi, tu. Il n'est plus question de cette troisième personne au sujet de laquelle il écrivait le psaume : il s'agit désormais d'une personne présente au côté même du psalmiste ou de ceux qui répéteront le psaume. Le psalmiste, à partir de maintenant, ne parle plus d'une personne : il s'adresse à une personne : Tu es avec moi. Que craindrai-je ? Tu es là, et tu es là avec tes armes, avec tes instruments de salut. Ta houlette et ton bâton me donnent courage. Le bâton de berger, se terminant en petite massue parfois munie de clous, servait comme arme dans un combat éventuel. La longue houlette, dont une extrémité se recourbait en crosse, pouvait retenir par la jambe les brebis aberrantes, aider certaines brebis à franchir un torrent, donner par quelques touches légères une orientation au troupeau. Ainsi le berger me corrige et me dirige.

 

Tu me prépares une table, en face de mes ennemis. Tu oins ma tête d'huile, et ma coupe déborde (Ps 22,5). Le mot " table " est synonyme de repas. Le berger prépare une table à ses brebis en ce sens qu'il a su choisir pour elles un lieu où l'herbe pousse, mais où ne se trouvent ni serpents ni plantes vénéneuses. Celles-ci et ceux-là sont les ennemis. Une autre table, un autre repas seront préparés dans le Royaume... Et il y a l'huile. Le berger, de retour au bercail, examine ses brebis une à une. Il verse un peu d'huile sur les écorchures et les luxations. Ayant puisé de l'eau dans des ruisseaux voisins, il la présente aux brebis en des vases qui débordent.

Mais c'est d'une autre eau, d'une autre huile, d'une autre onction que le psaume parle prophétiquement. Une autre coupe, dans un soir d'angoisse, sera présentée à un autre Berger. Car la coupe a la double signification d'un bonheur ou d'une souffrance envoyés par Dieu. Je suis le bon BergerJe donne ma vie pour mes brebis (Jn 10,11;15).

... Les paroles du psaume flottent dans la mémoire du Sauveur. Elles se précisent. Il agrandit, il transfigure chacune d'elles. Il les médite, et voici qu'en lui se forme silencieusement cette phrase que bientôt il répétera à haute voix Je suis le bon Berger (Jn 10,11).

 

IL SE JETTE À SON COU…

C'est là le sens profond de cette parabole. Elle est, certes, un tableau de la conversion. Mais elle est surtout une introduction à la connaissance du Père, la découverte de la tendresse du Père.

Il peut nous sembler que quelque chose manque à la parabole. Quelle place y est-elle faite au Seigneur Jésus ?

Jésus y a doublement place. D'une part, il est l'antithèse vivante du fils aîné, du frère aîné de la parabole. Celui-ci condamne son jeune frère. L'accueil que le père réserve à celui qui était perdu et qui est retrouvé n'inspire à l'aîné que colère et amertume. Jésus, au contraire, Fils du Père, Frère aîné de tout pécheur, inspire et stimule invisiblement le retour de celui-ci, et, de ce retour, il se fait une joie. Et puis Jésus seul, Fils unique et bien-aimé, pouvait nous parler du Père en des termes si émouvants. Seul il pouvait révéler aux hommes la divine Compassion.

 

 

LA PRIÈRE DU PUBLICAIN (Bulletin 16)

Deux hommes montèrent au temple pour prier (Lc 18, 10). Pourquoi Jésus proclame-t-il la supériorité de la prière du publicain sur celle du pharisien ? Les raisons de cette préférence semblent évidentes. Et cependant il est assez rare que ceux qui les exposent aillent jusqu'au fond de la parabole.

Tout d'abord, remarquons que Jésus ne prononce pas une condamnation explicite du pharisien. Nous sommes enclins à jeter sur les pharisiens tous les blâmes et à les traiter d'hypocrites (ce qui est un alibi commode pour ignorer nos hypocrisies conscientes ou inconscientes). Jésus s'exprime d'une manière remarquablement nuancée : Je vous le dis, celui-ci (le publicain) descendit dans sa maison justifié plutôt que l'autre (le pharisien) (Lc 18, 14).

Le pharisien prie debout. Le publicain se frappe la poitrine et n'ose pas lever les yeux vers le ciel. Mais on ne peut pas dire que l'attitude du pharisien exprime de l'orgueil ou de l'arrogance. Prier debout était la posture normale dans la prière juive. Le pharisien dit à Dieu qu'il n'est pas comme le reste des hommes, injustes, ravisseurs, adultères ou comme ce publicain. Cela est exact. Les pharisiens n'étaient pas des pécheurs publics. Ils avaient le droit de le dire. Le pharisien dit à Dieu qu'il jeûne deux fois par semaine et donne la dîme de tous ses revenus. Là encore il s'agit d'une constatation de fait. Et elle est exacte. Le pharisien ne s'attribue pas à lui-même le mérite de toutes ces choses. Au contraire, il en remercie Dieu. Ô Dieu, je te rends grâce de ce que... (Lc 18, 11).

Que manque-t-il donc à la prière du pharisien ? Elle n'est pas déficiente en ses affirmations, mais bien dans ce qu'elle ne dit pas. Il y manque un besoin et un sens de l'humilité. Il y manque un certain abaissement. C'est pourquoi le Seigneur dit : Quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé (Lc 18,14).

Celui qui s'abaisse... C'est le publicain que le Seigneur désigne ici clairement, le publicain qui se tient à distance, qui n'ose pas lever les yeux vers le ciel et qui se frappe la poitrine en disant : Ô Dieu, aie pitié de moi, pécheur (Lc 18,13).

En quoi consiste l'unique valeur de cette prière ? D'abord, il y a l'humble attitude physique du publicain. Il y a le fait qu'il se frappe la poitrine, attestant ainsi que nos transgressions ont leurs racines dans notre cœur, au-dedans de nous-mêmes. Il y a enfin le fait qu'il se déclare pécheur. Tout cela justifie amplement l'approbation que le Seigneur Jésus donne à la prière du publicain. Cependant, il y a dans cette prière quelque chose d'encore plus profond et qui, plus que tout le reste, touche le coeur du Sauveur. Ce sont ces simples mots : Aie pitié.

La prière du publicain est généralement considérée par les exégètes comme une forme un peu abrégée du troisième verset du psaume cinquante : Ô Dieu, dans ta bonté aie pitié de moi, et efface mes transgressions selon l'abondance de ta miséricorde. C'est le grand acte de contrition de David lorsque, après que le roi eût péché, le prophète Nathan vint à lui.

Quoiqu'il en soit des termes employés, le publicain fait un appel à la pitié, à la bonté, à la miséricorde, à la propitiation, à l'apaisement de Dieu envers lui. Voilà ce qui manquait surtout à la prière du pharisien. Et voilà ce qui donne sa valeur suprême à la prière du publicain. Ce n'était pas assez de dire: " Je suis un pécheur ". La prière acceptable à Dieu est celle qui ajoute : " Je crois à ton pardon, à ta grâce. J'espère en ta bonté ". Le publicain avait connu le Père.

ILS LE SUIVAIENT

" Jésus leur dit : Suivez-moi... Ils le

J suivaient... Vous qui m'avez suivi... " (Mt 4,19; 8,23; 19,28). Et ce thème revient constamment dans nos quatre évangiles.

... Un champ de blé, en Galilée. Le plein soleil. Le Maître avance parmi les épis, entouré de ses disciples. Quelques-uns ont pris place tout près de lui. Ils l'écoutent, ils l'interrogent. Le Maître a la tête baissée et entend avec attention ce que les disciples lui disent. Parfois c'est lui qui prend la parole ; il relève la tête, et, d'un geste de la main, il indique ou souligne quelque chose.

D'autres disciples s'attardent en arrière. Certains restent seuls, réfléchissant en eux-mêmes sur ce qu'ils ont entendu. Parfois tel ou tel disciple qui était en arrière presse le pas et rejoint le petit groupe qui se trouve immédiatement autour du Maître.

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PRINTEMPS (Bulletin 8)

Levez les yeux et regardez les champs qui déjà blanchissent pour la moisson (Jn 4, 35). Ainsi parle le Sauveur à ses disciples, auprès du puits de Jacob.

Jésus, semble-t-il, a commencé son ministère public vers la fin de février ou le début de mars. Les premiers souffles du précoce printemps de la Galilée coïncidaient avec ce printemps des âmes, annoncé, apporté par le Sauveur.

Il y a comme un printemps au seuil de l’Évangile. Les premières paroles de Jésus, ses premières rencontres, ses premiers appels, exhalent une expérience printanière et une verte nouveauté. Les paraboles galiléennes nous parlent des semailles, du blé qui lève, des moissons qui blanchissent, des arbres qui croissent.

Sentons-nous cette atmosphère ? Ouvrons-nous notre âme à ces souffles ?

Printemps et jeunesse. Éternelle jeunesse de l’Évangile. Le moyeu de toujours demeurer jeune, malgré les années, est de rester uni à Jésus.

S’attacher à lui, c’est ne jamais perdre la grâce de la jeunesse, le parfum du printemps.

La jeunesse, c’est l’état d’âme des premiers disciples. Enthousiasme des jeunes cœurs qui se donnent. Cela ne signifie pas qu’on ne doive point mûrir et atteindre la croissance normale.

Mais cela signifie : vigueur, fraîcheur, se tenir près des sources, demeurer contemporain du premier temps des choses, capacité d’assimilation et d’adaptation, activité plus aisée et plus intense.

L’Évangile est, pour ainsi dire, gonflé de jeunesse. Car celui que Dieu pardonne et guérit redevient jeune. C’est lui – le Seigneur – qui renouvelle ta jeunesse comme celle de l’aigle (Ps 102, 5).

 

LA LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÉBRES (Bulletin 10)

Seigneur, tu as dit : Je suis la Lumière du Monde (Jn 8, 12), et voici que tu viens à nous, au milieu de notre nuit, dans les ténèbres qui pèsent sur les hommes et sur les choses. La Lumière luit dans les ténèbres (Jn 1, 5).

Tu viens à nous comme dans une nuit d’hiver. Tu viens vers les âmes où il fait noir. Ta lumière n’est perçue que par quelques-uns. Mais ceux-là savent que cette lumière, si restreinte qu’en soit maintenant le rayonnement, ne sera jamais étouffée et qu’elle finira par dissiper les ténèbres épaisses.

Tu avances dans l’obscurité. Tu es la seule lampe ardente dans la nuit. Tu éclaires l’étroit cercle d’espace qui t’entoure. Cette lumière permet de discerner, quoique confusément, ton visage. Elle éclaire aussi ta route et guide ceux qui veulent suivre tes pas. Et un reflet de la lumière de ta face tombe aussi sur tes compagnons.

Tu avances dans la nuit profonde, dans une nature d’hiver désolée. Les arbres ont perdu leurs feuilles. Ils ses dressent, secs et noirs. Voici cependant que, lorsque tu frôles leurs branches, des feuilles semblent soudain pousser et s’ouvrir. Elles ont étrangement la forme de ce grêle feuillage des oliviers, dans le jardin du pressoir et de ton agonie. Sous tes pieds, parmi l’herbe pauvre et la mousse desséchée, des fruits rouges paraissent encore.

Ton approche rend une verdeur et une vie à ce que l’on croyait mort. Qui donc pense à toi au milieu de la nuit ? Quelques âmes privilégiées, certes. Elles sont dans l’enclos du Berger et savent qu’elles peuvent en paix reposer sous ta garde. Mais toi, tu ne penses pas seulement à elles. Tu penses à toutes les âmes qui, à cette heure, paraissent être sans toi ou contre toi. Tu penses même à ma pauvre âme, et déjà tu prépares pour elle ce que tu veux que demain lui apporte.

Lumière du matin, Lumière de midi (Bulletin 10)

Jésus, Lumière du Monde, tu n’es pas seulement la lumière qui brille dans les ténèbres de la nuit. Tu es aussi la lumière du matin, la lumière de toute journée nouvelle, de ses espoirs et de ses entreprises.

Le soleil s’élève peu à peu. De même, à l’aube de toute journée, tu veux, ô Lumière du Monde, percer à travers les ignorances et les faiblesses des hommes, au travers des bonnes volontés comme au travers des passions pécheresses. Tu veux créer chaque matin un monde neuf.

Rends-moi pieux envers toi, Lumière du jour qui se lève, afin que je ne flétrisse pas ce jour naissant et que j’accueille avec adoration tout ce que tu m’offres par lui.

Lumière du Monde, tu es surtout le soleil qui resplendit en plein midi.

Un jour de cet été, à Jérusalem, j’ai essayé de fixer, à midi, le soleil d’orient. J’ai levé mes yeux vers lui et j’ai entrevu, pendant une ou deux secondes une blancheur incandescente et insoutenable, – la blancheur plus blanche que la neige. Pour continuer à apercevoir ce soleil de midi, j’interposai entre lui et mes yeux les feuilles d’un petit rameau. Je compris alors autre chose. Je compris comment ta clarté aveuglante, ô Christ-Lumière, nous paraît tamisée, filtrée, à travers tes créatures qu’elle éclaire et réchauffe.

Lumière du Monde, montre-toi à moi dans la splendeur du milieu du jour.

Lumière du soir (Bulletin 10)

Et voici venir l’heure du crépuscule. À cette heure, Lumière du monde, sois encore avec moi. Reste avec nous, Seigneur, parce que le jour décline (Lc 24, 29).

La clarté du jour se fait plus douce et plus tendre. Elle devient dorée, puis rouge, puis violette. Elle enveloppe toutes choses dans une grande paix.

Étends la même paix, Seigneur, sur nos vies finissantes. Quand l’ombre des grands monts, – l’ombre des collines éternelles – s’approchera de mon âme, fais que cette ombre demeure traversée par ta lumière.

Donne-moi alors, Seigneur, d’entendre sans crainte, avec joie, cette invitation qu’un jour, sur le lac, tu adressais à tes disciples : Passons à l’autre rive (Lc 8, 22).

 

 

Jésus, simples regards sur le Sauveur

Extrait du livre : Jésus, simples regards sur le Sauveur
par " Une Moine de l’Église d’Orient " (Père Lev Gillet),
Chevetogne, 1962 ; Cerf (Livre de Vie), 1996.

II Voir Jésus (Bulletin 9)

" Nous voudrions voir Jésus ", disaient quelques Grecs à l’apôtre Philippe. Et c’est là encore la prière que j’adresse au Saint-Esprit. Seigneur Esprit Saint, fais-moi voir Jésus!

Ce sont les purs de cœur qui verront Dieu. Le sermon sur la montagne le déclare. Et Jésus ne peut être vu que par les purs de cœur. Ceux-ci se transportent d’emblée au centre de l’Évangile. Pour eux, c’est très simple. Mais c’est difficile pour ceux dont le regard est troublé par les passions ou par les connaissances humaines mal ordonnées. Ils doivent ré-apprendre, recouvrer le regard direct, immédiat sur Jésus.

J’apprends à regarder Jésus dans la mesure où j’apprends à être regardé par lui. Se soumettre au regard de Jésus. Avant d’adresser la parole à Simon, lors du premier appel, Jésus le regarde (et le verbe grec implique qu’il le regarde avec insistance). Même regard pénétrant jeté sur Simon-Pierre, lorsque Jésus sort de chez Caïphe et que Pierre l’a renié. Tel regard de Jésus comble le disciple de joie et de lumière. Tel autre fait pleurer amèrement le disciple qui a failli. Regards de Jésus qui font pleurer : sans eux, je n’obtiendrai pas que se pose sur moi le regard de lumière.

Conditions de la vision. Elles sont les mêmes que celles imposées par Jésus aux trois disciples dont il fit les témoins de sa transfiguration. Jésus les "prit avec lui" ; il les "conduisit" ; il les mena " sur une haute montagne ", où ils étaient " seuls, à l’écart ". Solitude avec Jésus. Se laisser conduire. Ascension pénible, très au-dessus de ce que notre vie a de mauvais et de médiocre. Toutes ces conditions demeurent ordinairement nécessaires. (Je dis " ordinairement ", parce qu’il y a des cas exceptionnels : Saul sur le chemin de Damas).

Encore la pureté de cœur. Cœur pur : cœur sans mélange, comme on dit d’un vin qu’il est pur. Cœur non-partagé, non-divisé. Intégrité préservée – ou recouvrée. L’impureté, au sens sexuel, n’est qu’une des formes de la désintégration. " Mon enfant, donne-moi ton cœur ", disait la Sagesse dans l’Ancien Testament. Seul un cœur "donné" peut saisir Jésus. Mais donné sans retour. Entier, sans faille. L’un opposé au multiple. " Je m’appelle légion ", répondait le possédé auquel Jésus demandait son nom.

Mon enfant, tu as cherché ton bonheur. Au lieu du bonheur que tu cherchais, je t’offre mes " béatitudes ". Ta vie entière t’a rendu évident que ton chemin t’est fermé, hors l’absolu don de toi. Heureux es-tu, à qui j’ai barré les routes qui ne sont pas la mienne!

Quand je regarde à toi, Seigneur Jésus, je ne sens plus le besoin de t’interroger, de recevoir des réponses sur des questions particulières. Ta personne, ton image sont la réponse suffisante et totale. Si je fixe les yeux sur toi, en toi tout m’est révélé. Obscurément certes, mais avec puissance. Et même cette obscurité (qui, de toi à moi, ne peut point ne pas être) m’est souvent une clarté éblouissante. Lorsqu’il me semble obtenir de toi une claire vision, tout me devient clair.

Ta parole, Seigneur Jésus, n’est pas un commentaire sur une relation qui existerait entre toi et moi. Ta parole donne naissance à cette relation. Elle ne m’informe pas du fait du Christ. Elle crée mon contact vivant avec ce fait. Elle est l’irruption même du fait divin dans ma vie.

Chaque parole de Jésus est une déclaration de sa grâce. En Jésus, même dans les propos les plus quotidiens, c’est le Rédempteur qui parle. L’ombre de la croix sur toutes choses. Non : le soleil de la croix.

III Jésus est la vérité

Jésus est la vérité. En lui est toute vérité. A mesure que se découvre la vérité qui est en Jésus, toute vérité se découvre. (Application de ceci à la science, à l’art, à la culture des hommes). Voir le monde par les yeux de Jésus.

Aux disciples de Jean qui interrogent Jésus sur sa mission, le Sauveur ne donne pas une réponse directe, soit affirmative, soit négative. Il leur dit de rapporter à Jean ce qu’ils ont vu. A Pierre, qui a donné une réponse juste et confessé le Messie, Jésus recommande de ne pas révéler au dehors ce mystère. Chaque homme doit découvrir par lui-même le secret de Jésus. Et même si nous apprenons par d’autres qui est Jésus, et même si d’autres ont mandat de nous l’apprendre, ce n’est que par une expérience intensément personnelle que nous saurons quel est Jésus.

En effet, de beaucoup d’âmes qui croyaient tout ce qu’il faut croire, et qui menaient une vie juste et pieuse, nous pouvons nous demander : cette âme connaissait-elle le Sauveur? Le connaissait-elle d’une manière intime, comme on peut connaître son ami le plus proche, comme peuvent se connaître un homme et une femme qui s’aiment, comme peut seul être connu celui qui nous est plus intérieur que nous-mêmes? Une somme de connaissances acquises (et d’ailleurs vraies) au sujet du Sauveur se substitue souvent à la connaissance personnelle et profonde du Sauveur. Elle peut s’interposer comme un écran entre Jésus et nous. Seigneur, te connais-je vraiment ? ou est-ce que je connais seulement ce que j’ai lu sur toi, ce que j’ai entendu dire de toi?

Jésus ne veut pas que l’âme se fixe dans la vision momentanément accordée et s’y limite. Nathanaël a vu Jésus et il a cru. Mais Jésus lui dit : " Tu verras de plus grandes choses ". La joie de la vision ne doit pas interrompre l’élan. Elle doit en stimuler la continuation.

Poursuivre sans arrêt la recherche de Jésus. " Cherchez et vous trouverez ". Oui. Mais aussi : parce que vous aurez trouvé, vous chercherez encore. Plus vous trouverez, plus vous chercherez. Nous ne cesserons de chercher Jésus jusqu’à la fin des temps. La découverte de Jésus n’épuisera pas notre recherche de Jésus, tant que nous n’aurons pas obtenu la vision finale. Le mot de Saint Augustin : Quaeramus inventum, cherchons celui qui a été trouvé.

IV Toucher Jésus (Bulletin 9)

Voir Jésus? Plus que cela : toucher Jésus. " Ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie... ", écrit l’apôtre Jean. La femme atteinte d’une perte de sang se disait que, si seulement elle pouvait toucher les vêtements de Jésus, elle serait guérie. Elle toucha avec timidité, par derrière, la tunique de Jésus ; et elle fut guérie de son mal. Je demande qu’aucun jour ne s’écoule sans que je puisse toucher au moins la frange du vêtement de Jésus et sans qu’une force sortie du Sauveur ne me soit un gage de salut. Toucher Jésus dans le tête-à-tête secret avec lui ; dans le contact avec les membres humains du corps du Christ qui est l’Église ; dans le mystère de la cène du Seigneur. Ne pas s’imaginer qu’on a touché Jésus parce qu’on s’est approché de lui. Mais il y a des moments privilégiés où une sorte de tressaillement ineffable, une sorte d’évidence irrésistible (lesquels, s’ils sont authentiques, nous jettent dans un abîme d’humilité) nous font nous écrier : " Je viens de toucher Jésus ". Ou mieux : " Jésus vient de me toucher ". (Seigneur, je ne suis pas digne de lever les yeux vers toi. Aie pitié de moi pécheur).

A quel point les faits de la vie du Christ nous déconcertent! Jamais ils ne correspondent exactement à ce que nous attendions. Et cependant ils vont plus loin, et dans un sens positif, que notre attente. Joseph d’Arimathée ensevelit Jésus ; or Jésus est celui qu’aucun sépulcre ne peut contenir ou retenir. Les femmes apportent des aromates au tombeau ; or c’est un Dieu déjà ressuscité qu’elles se préparent à oindre. Une femme brise un vase de parfum sur le corps vivant du Seigneur, afin de rendre gloire à celui-ci ; or Jésus dit que c’est en vue de sa sépulture qu’elle a fait ce geste. La croix semble anéantir l’espérance. Mais la résurrection anéantit le désespoir.

Les actes divins, qui ruinent nos constructions, les dépassent. Ainsi en est-il de chaque intervention de Jésus dans notre vie personnelle.

Chacune fait éclater quelque chose, mais rend possible un essor. Jésus ne rentre dans aucun de nos cadres. Sa présence, sa parole les brisent tous.

V Apprendre Jésus

" Apprenez de moi... " On ne peut connaître Jésus sans apprendre Jésus. Apprendre : jour par jour, heure par heure, peu à peu. Tâche de docilité et de persévérance. Elle suppose la familiarité quotidienne avec Jésus : être auprès de lui, l’écouter. " De moi... " Le Sauveur désire ce rapport direct, intime, avec chaque âme. D’autres pourront nous préparer à son message et nous le redire avec fruit. Mais ils ne seront jamais que des répétiteurs. Lui Seul est le Maître, celui dont l’enseignement coule de source. Et ici l’enseignement se confond avec l’enseignant. Recevoir le message de Jésus, c’est découvrir la personne du Maître. Jésus veut nous révéler ce qu’il est. Et que veut-il que nous apprenions au sujet de lui-même? Ceci, qui est bien simple, et bien court, et accessible aux plus frustes : " . . .que je suis doux et humble de coeur ". Voilà ce qu’il veut que nous sachions en premier lieu. Est-ce peu de chose? Sous le voile de ces mots, nous pourrions découvrir Bethléem et le Golgotha.

Pour s’attacher à la connaissance de Jésus, il faut être capable d’un certain désintéressement et d’une sorte d’objectivité sacrée. Il faut que cette connaissance soit l’intérêt suprême de notre vie. Empêcher donc la préoccupation de nous-mêmes, fût-ce sur le plan spirituel, de devenir suprême. Ce que nous apprendrons de Jésus sur Jésus nous doit être plus précieux, plus désirable que ce que nous apprendron8 sur nous-mêmes. Car la figure du Sauveur nous fait immédiatement prendre conscience de nos propres proportions, de notre situation. Et c’est d’elle qu’émane immédiatement la possibilité – plus : la puissance active – de notre métamorphose. Mais la figure de Jésus ne doit pas nous intéresser premièrement à cause de ses effets sur nous. C’est sa beauté intrinsèque qui doit d’abord nous saisir.

" Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! " Mon enfant, avec toi aussi je suis depuis tant d’années! Cependant, à bien des égards, je demeure pour toi un inconnu. Ce que tu sais de moi n’est rien, en comparaison de ce qu’il te reste à apprendre. Le temps qui t’est laissé, veux-tu le consacrer à me connaître ?

Connaissance du Christ : " La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé ". Ce n’est pas assez de dire que cette connaissance a lieu dans la vie éternelle. Elle est la vie éternelle. En cela la vie éternelle consiste. Par suite, la vie éternelle commence ici-bas. Cette connaissance est la soudure entre le temps et l’éternité. Le seul vrai Dieu et Jésus-Christ qu’il a envoyé : ce ne sont pas deux objets de connaissance. Car c’est en Jésus seulement que nous connaissons le Père de Jésus et l’Esprit de Jésus. " Celui qui m’a vu a vu le Père ".

XXIV M’aimes-tu ?

" M’aimes-tu ? " (Jn 21,15). La question que Jésus posait à Simon Pierre demeure posée à chacun de nous. C’est la question essentielle. La réponse que j’y fais définit ma relation au Sauveur. Oserai-je dire avec Pierre : " Seigneur, tu connais toutes choses, tu sais bien que je t’aime " ? Mais, si souvent, ma vie, mes œuvres contredisent une telle affirmation !

Avouerai-je humblement que je n’ai pas cet amour ? Dirai-je avec simplicité, peut-être avec vérité : " Non, Seigneur, je ne t’aime pas " ? Cette négation radicale ne rend pas un son tout à fait juste. Car, même dans mes pires égarements, le souvenir et l’image du Sauveur ne se sont jamais complètement effacée de mon âme. Ils ne cessaient pas de m’attirer. Situation complexe du pécheur qui, du sein de sa misère, et sans avoir la force de s’arracher à ses liens, tourne cependant la tête vers celui auquel il garde la nostalgie de s’unir.

La seule réponse que je puisse faire est : " Seigneur, tu connais toutes choses. Tu sais que je voudrais t’aimer. Donne-moi ton amour ".

Jésus confie à Pierre le soin de paître les brebis et les agneaux, parce que Pierre aime " plus que ceux-ci ". Toute autorité, toute responsabilité dans l’Église doivent exprimer un plus grand amour. Le pasteur selon le cœur du Christ est consacré dans la charité. Le lavement des pieds, avant la cène : mystère fondamental de l’état apostolique.

Jésus demande à Pierre : " M’aimes-tu ? " Mais tout fidèle a, lui aussi, le droit de demander aux bergers établis sur le troupeau : " M’aimes-tu ? M’aimes-tu plus que ceux-ci, plus que ne m’aiment mes proches, plus que ne m’aiment ceux qui, :étant du monde, me portent un amour naturel ? Comment as-tu essayé de me communiquer la ; dilection surnaturelle de celui qui t’envoie ? Quand as-tu lavé mes pieds ? "

" Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole " (Jn 14,15). Phrase terrible. Elle me condamne. Garder la parole de Jésus signifie : observer ses commandements. Le sens de la phrase, le sens le plus naturel, serait : le signe de l’amour authentique pour Jésus est une vie conforme aux préceptes du Sauveur.

Un autre sens (et qui n’exclut pas le premier) serait : celui-là seul qui aime Jésus peut garder sa parole. L’amour antérieur à l’obéissance, condition de l’obéissance. Si l’obéissance garde et préserve l’amour, si elle lui donne continuité et sécurité, elle tient de l’amour son origine, son but, sa puissance interne.

Seigneur Jésus, comment pourrais-je t’obéir, si je ne t’aime ? Convertie-moi d’abord à ton amour. Alors je saurais t’obéir. Je suis trop faible pour garder ta parole sans être emporté et soutenu par ton amour. Si mon cour n’est pas plein, la tentation y entrera et s’y fera une place. Remplis mon cœur, comme on peut emplir d’eau un vase jusqu’au bord. Qu’il ne soit plus possible d’y verser une seule goutte étrangère. Seul l’espoir d’obtenir ton amour fait que je ne désespère pas de garder un jour ta parole.

C’est cet emplissage total du cœur qu’exprime le grand commandement : " Tu aimeras... de tout ton cœur... comme toi-même " (Mt 22,37). Il s’agit de " aire le plein ". Et cela nous conduit au parfait examen de conscience : y a-t-il place en moi, maintenant même, pour quelque autre élément que la charité du Christ ?

Est-il beaucoup pardonné à la femme pécheresse (Lc 7,47) parce que (ou puisque) elle a beaucoup aimé ? Ou a-t-elle beaucoup aimé parce que (ou puisque) il lui a été beaucoup pardonné ? Le texte grec de cette parole de Jésus est susceptible des deux interprétations. L’une et l’autre expriment une vérité profonde. La première fait du pardon une réponse à l’amour (nous écartons, cela va de soi, le contresens qui dégrade ce mot et lui permet de tout couvrir). Même dans cette première interprétation, l’amour qui appelle le pardon est déjà une grâce, une initiative de Jésus. Dans la deuxième interprétation, où le pardon engendre l’amour, l’initiative du Sauveur demeure également souveraine : elle provoque le premier mouvement de repentance, sans lequel il ne pourrait y avoir de pardon ; puis le pardon lui-même, qui consacre ce repentir; et enfin l’amour, réponse de l’âme pardonnée. Si j’aimais Jésus dan la mesure où il m’a pardonné, ne serais-je pas un incendie d’amour ?

" Demeurez dans mon amour " (Jn 15,9). Le texte grec rend clair qu’il ne s’agit pas de notre amour pour Jésus, mais de l’amour qui est propre à Jésus lui-même. " Demeurez dans l’amour qui est le mien, dans l’amour qui m’anime, dans l’amour qui exprime toute ma nature ". Mais l’amour qui est en Jésus est la source et l’efficace de notre amour pour Jésus.

XXV L’Agneau de Dieu (non-corrigé)

Ce n’est pas assez de connaître Jésus comme le maître qui me parle et l’ami qui m’attire. Le bon berger est aussi l’agneau de Dieu. Il est la victime qui s’est offerte pour moi en sacrifice. Sans une connaissance intime de l’agneau, je ne puis connaître le cœur du Christ.

Jean le précurseur a proclamé Jésus comme l’agneau de Dieu. Cette proclamation est le premier épisode de la vie publique du Sauveur, après son baptême. Et c’est cette proclamation qui décide deux disciples de Jean à suivre Jésus en silence. La révélation de l’agneau : seuil du mystère du salut.

Il y a eu une véritable découverte de l’agneau par le précurseur. Ou plutôt il y a eu une révélation du Messie comme agneau, faite à Jean," Et je ne le connais pas ", dit celui-ci. Le précurseur avait parlé de la cognée mise à la racine des arbres. Il avait annoncé un a plue puissant que loi • qui, le van à la main, nettoiera l’airs et,’ brûlera la paille. Mais il n’avait rien dit de l’agneau. Maintenant il proclame l’agneau, cet agneau qui contraste tellement avec le vanneur redoutable. La révélation cet soudaine. Ce cri - a Voici l’agneau s - sort du cour et de Jean, dès que celui-ci voit venir Jésus, au lendemain du baptême.

Le jour suivant, le surlendemain du baptême,, Jean répète sa proclamation : " Voici l’agneau de Dieu s. Cette fois, Jésus ne a vient " pas vers lui, mais il a va s, suivant sa propre route. Telles sont les deux circonstance. où celui qui découvre l’agneau peut lui rendre témoignage (et en ai peu de mots !). C’est d’abord quand l’agneau vient `. vers nous. Puis c’est quand l’agneau va vers les autre..

" Voici l’agneau... a Voici : c’est-à-dire, " voie ici s, " regarde " (dans le texte grec : " vois ".) L’agneau est ici. Concentre sur lui ton attention.

Jean-Baptiste, qui nous invite à " voir ici " d l’agneau, à devenir attentifs à au présence, prononce lui-même ce. ..te en " regardant " Jésus. Le verbe grec employé par l’évangéliste - décrit un regard prolongé, qui entre et pénètre.

Ai-je effleuré Jésus d’un regard qui court sans se fixer ? ou ai-je mis dans ce regard quelque v-eh- de cette calme insistance, de cet approfondissement que Jean mettait dans le sien ?

Jésus est l’agneau de Dieu. Il n’est pas l’agneau choisi par les hommes, mai. l’agneau que Die. lui-même procure pour le sacrifice. Il cet l’agneau qui a toujours appartenu à Dieu et lui appartiendra à jamais. Il cet le seul agneau digne de Dieu, parfait et sans tache. Il est le véritable et définitif agneau pascal, le seul dont l’immolation apporte le salut.

L’agneau : le a petit " d’une brebis. La a petitesse a cet un élément essentiel de la conception de l’agneau de Dieu. Par là, cette idée de l’agneau rejoint l’idée de l’enfance.

le Cantique des cantiques. Viens, mon Bien-Aimé, à la fraîcheur du soir. Descende dans le jardin. Que le vent, que le souffle de ton Esprit passe sue les fleurs que tu y semas toi-même et qu’il en répande l’arôme !

Chez d’autres, tes fleure sont en abondance. Mai. moi ! Je n’ai pas de fleure dans mon jardin. Tee fleurs, je les ai foulées aux pieds, arrachées. Je les ai laissé consumer par nue chaleur mauvaise. J’ai produit des ronces. Elles ont été une part de la couronne d’épines qui ensanglanta la tête de mon Sauveur.

Oh, que tes fleurs revivent! Que, sous ton souffle, elles puissent miraculeusement germer et éclore ! Que le Bien-Aimé en puisse, de nouveau, respirer le parfum, le soir, dans son jardin !

XXXIII Manger la Pâque avec Jésus (Bulletin 12)

J’ai vivement désiré manger cette pâque avec vous (Lc 22,15). Il ne s’agit pas seulement de la pâque qui précéda le premier vendredi saint, ni de la pâque que nous célébrons annuellement. Tout instant peut devenir une pâque. Une pâque : le repas intime avec Jésus, où nous nous unissons à la vie divine donnée pour le salut du monde. Union avec le corps brisé et le sang répandu. C’est cette union spéciale qui distingue la pâque de l’union au Christ dans un sens général. Tout le mystère pascal, - la croix et la résurrection - est dans le souper du Seigneur. Le mystère de la Cène n’est pas limité à la participation visible aux dons eucharistiques, dans l’assemblée des fidèles. Une cène intérieure, invisible, purement spirituelle, peut s’accomplir dans mon âme à toute heure et en tout lieu. Si quelqu’un m’ouvre, j’entrerai, et je souperai avec lui (Ap 3,20). La cène invisible, n’est pas moins réelle que la cène visible, mais elle est d’un autre ordre, et il faut apporter à la distinction de ces ordres un souverain respect.

 

J’ai désiré, d’un grand désir, manger cette pâque avec vous. Cette pâque : laquelle ? La dernière que Jésus célébrera avant sa mort. Celle où il révélera à ses disciples le mystère du véritable agneau pascal. La pâque qu’il désire manger avec moi est une pâque telle que j’y puisse enfin découvrir l’agneau.

La question de Jésus au maître de la maison : Où est le lieu où je mangerai la pâque ?...(Mc 14,14). Cette question revêt un sens beaucoup plus riche si l’on se réfère au texte grec de saint Marc : Katalyma mou, mon logis, ma salle d’hospitalité. Il y a dans cette question un mélange d’humilité et de commandement. Jésus demande où est " sa " chambre : il la demande avec assurance, avec l’autorité de la possession. Cette chambre est à lui. Il l’a retenue. Mais il a dû l’emprunter à un homme. Jésus réclame mon âme pour y célébrer sa pâque. Car mon âme lui appartient. Mais il accepte de venir comme un hôte, il demande mon hospitalité.

 

Le Maître dit : mon temps est proche ; je célébrerai chez toi la Pâque avec mes disciples. Avec mes disciples...(Mt 26,18) La Pâque du Seigneur est toujours personnelle ; jamais elle n’est seulement individuelle. Même s’il s’agit de cette Cène invisible que Jésus peut à tout moment célébrer dans la chambre haute de mon âme, il faut que cette chambre demeure ouverte à tous les disciples de Jésus. Si je suis avec Jésus, je dois être avec Pierre, André, Jacques, Jean, Paul et tous les apôtres, et tous ceux qui, dans les siècles passés ou aujourd’hui, ont été ou sont les disciples du Sauveur. Jésus parle des disciples en ces termes : Allez dire à mes frères... Je ne puis m’isoler des frères de Jésus sans me séparer de Jésus. Je dois communier avec eux dans une même foi, dans une même affection.

La phrase qui nous montre Jésus se levant pour laver les pieds de ses disciples commence ainsi : Jésus, sachant que le Père avait remis toutes choses entre ses mains...(Jn 13,1). La pleine conscience de l’autorité divine qui lui est départie devient pour Jésus le fondement même d’un acte d’humilité.

Attitude de Simon-Pierre lors du lavement des pieds. Elle indique bien les tentations qui peu. vent assaillir un disciple sincère. Pierre, impulsif, exagère dans deux sens opposés. D’abord il ne veut pas que Jésus le lave. Puis il veut que Jésus lui lave non seulement les pieds, mais la tête. Nous voudrions souvent décider de ce que le Seigneur devrait faire et aussi de la manière dont il devrait le faire. Ce que Jésus désire, c’est que nous nous " laissions faire ". Soumission adorante à ses initiatives, lors même que nous ne les comprenons pas.

Si, imitant Jésus, tu t’agenouilles pour laver es pieds d’un autre, voici que le linge avec lequel tu les a essuyés va devenir pour toi le linge de Véronique : sur lui sera empreinte la face du Sauveur.

Jésus sait que Judas le trahit. Il lui donne, pendant la Cène, à lui de préférence, un " morceau trempé ". L’épisode est troublant. Y a-t-il là un signe de condamnation, ou un dernier appel de a grâce ? " Après que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas... " Peut-être est-il permis de penser que la marque extérieure de ) prédilection que reçoit Judas est encore une miséricorde du Sauveur, une dernière chance ,offerte. Si nous considérons attentivement les ;circonstances dans lesquelles nous péchons, et surtout les préludes immédiats de nos chutes, cous voyons que, jusqu’à la dernière minute, le Seigneur multiplie les interventions voilées, les appels discrets, les mouvements descendants de a grâce, les touches de secrète tendresse, afin le retenir notre volonté défaillante. L’histoire de chacun de nos péchés est aussi l’histoire d’une manifestation in extremis, pour ainsi dire, de la piété divine. Si seulement nous savions, nous voulions lire les signes !

XXXIV La fraction du Pain (Bulletin 12)

La fraction du pain : geste central du christianisme.

À la Cène, Jésus rompt le pain et le donne. Il verse le vin et le donne. Ce n’est pas assez de dire que Jésus se donne. Il se donne comme un pain rompu et comme un vin versé ; il donne son Corps brisé et son Sang répandu. L’Agneau de Dieu est immolé pour la vie et le salut du monde.

Seigneur Jésus, unis-moi à toi dans ton immolation. Fais de ma vie, entre tes mains, une libation offerte à Dieu et aux hommes. Verse-moi dans ta coupe comme un vin répandu. Fais de moi un pain rompu par tes mains elles-mêmes, tenu entre tes mains, donné par tes mains. J’accepte d’être rompu par toi. Noie dans ton sang mes péchés et ma personne. Que je meure à moi-même pour naître à toi, à tes frères ! Puisque je suis un membre de ton Corps, offre-moi à Dieu, donne-moi aux autres avec ton propre corps et ton propre sang.

C’est seulement lorsque le Maître rompit le pain que les yeux des disciples d’Emmaüs s’ouvrirent et qu’ils reconnurent Jésus (Lc 24,30-31). La présence de Jésus et la fraction du pain sont inséparables. Jésus est là où le pain est rompu. L’Évangile ne précise pas ce que fut, à Emmaüs, cette fraction du pain. Était-ce un renouvellement du mystère de la dernière Cène ? ou simplement le geste d’un don affectueux ? Quoiqu’il en soit, le pain rompu - qu’il s’agisse du mystère du Corps et du Sang du Christ communiqué aux hommes, ou de l’aide apportée à ceux qui ont faim, ou de ce partage amical de la vie que le repas symbolise - ce pain rompu est le signe auquel se reconnaissent les disciples de Jésus. Signe profond et complexe, indétermination même. Par la fraction du pain accomplie dans l’esprit de Jésus, la présence de Jésus se fait connaître.

Jésus est le pain vivant descendu du ciel (Jn 6,51). L’Évangile l’appelle aussi le pain de vie (Jn 6,35). Il y a plus dans l’idée de pain de vie que dans celle de pain vivant. Parler d’un pain vivant, c’est dire que la vie est une qualité propre de ce pain. Parler du pain de vie, c’est déclarer que cette qualité est communicable. Le pain de vie est un aliment qui donne, qui engendre la vie.

XXXV

C’est après la cène que le quatrième évangile place le " discours " où Jésus enferme ses enseignements les plus profonds, les plus intimes. Lorsqu je me serai assis avec Jésus à son souper, lorsqu j’aurai été uni à la vie donnée pour les hommes le moment sera venu pour moi d’entendre certaines paroles jusqu’alors réservées et de recevoir les suprêmes confidences de l’Ami. Alors il m parlera de lui-même.

Il ne peut parler de lui-même sans parler d son Père. Car le mystère de Jésus est essentiellement celui de cette relation filiale. C’est lis incomplètement l’évangile, c’est en ignorer 1 fondement et le centre que d’y voir surtout 1 rapport entre le Sauveur et les hommes. Il y d’abord et surtout le rapport entre le Père et son Fils unique. La Parole, dit le prologue du quatrième évangile, est, de toute éternité, " avec , Père ", " auprès du Père " ; ou, si nous voulez p.133

XL Je vous donne ma paix (Bulletin 11)

" Je vous laisse ma paix. Je vous donne ma paix " (Jn 14,27). Jésus donne sa paix. Il ne la prête pas. Il ne la reprend pas. La paix qui est en Jésus (" ma " paix) devient la possession définitive des disciples. Je puis, au début de chaque jour, m’établir dans la paix de Jésus, quelles que soient les alarmes que ce jour apporte.

Le Sauveur donne à ses disciples sa paix au moment même où il va entrer dans sa Passion. C’est devant la vision de la souffrance, de la mort immédiates qu’il proclame et communique sa paix. Si Jésus, à cette minute, demeure le maître de la paix, la force de cette paix n’abandonnera pas le disciple dans de moindres orages.

" Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant " (Mt 5,39). Parole scandaleuse et folle aux yeux des hommes, et non seulement de ceux qui ne croient pas. La joue gauche qu’il faut tendre à qui frappe la joue droite, le manteau qu’il faut laisser à qui prend notre tunique, les deux mille pas à faire avec celui qui nous contraint à en faire mille, la bénédiction à prononcer sur quiconque nous maudit, quel accueil ces préceptes trouvent-ils là même où ils devraient être le mieux reçus et compris ? La voie de l’amour de l’ennemi dans le domaine de la vie des nation. comme dans celui de la vie personnelle, l’a-t-on profondément explorée ? " Vous ne savez de quel esprit vous êtes... " (Lc 9,55).

Non-résistance évangélique. Le choix n’est pas entre combattre et ne pas combattre, mais entre combattre et souffrir, - et, par la souffrance, vaincre. Les combats procurent des victoires apparentes, lesquelles ne sont que vanité et illusion, puisque Jésus est la réalité suprême. La souffrance du non-résistant proclame cette réalité suprême de Jésus. Elle est ainsi la vraie victoire. " Cela suffit ", dit Jésus, lorsque ses disciples loi présentent deux épées (Lc 22,38). Les disciples n’avaient pas compris le sens de cette autre parole : " Que celui qui n’a point d’épée vende son vêtement et en achète une " (Lc 22,36). Jésus avait voulu dire : il y a des temps où il faut sacrifier même ce qui semble le plus nécessaire, afin de concentrer notre vigilance sur les assauts du Mauvais. Mais la défense et l’attaque sont toutes deux spirituelles.

Jésus va au devant de la troupe qui, avec des flambeaux et des armes, veut se saisir de lui (Jn 18,4). Il va librement, spontanément, vers sa Passion. Jésus guérit le serviteur dont l’épée d’un disciple avait tranché l’oreille droite (Mt 56,51). Non seulement Jésus ne veut pas que ses disciples le défendent par la force – " Laissez, arrêtez ", dit-il - mais il répare le mal que le glaive avait causé (Lc 22,51). C’est le seul miracle opéré par Jésus au cours de sa Passion.

La non-résistance dont Jésus donne l’exemple n’est pas acquiescement au mal ou pure passivité. Elle est une réaction positive. Elle est la réponse que l’amour, cet amour que Jésus incarne, oppose aux entreprises des méchante. Le résultat immédiat semble être la victoire du mal. Mais, à la longue, la puissance de cet amour est la plus forte. La Résurrection a suivi la Passion. La non-résistance des martyrs a lassé et fasciné les persécuteurs eux-mêmes. C’est le sang répandu qui a assuré 1a diffusion de l’Évangile. Pacifisme faible et vague ? Non. Flamme brûlante et victorieuse. Si Jésus, à Gethsémani, avait demandé à son Père le secours des douze légions d’anges (Mt 26,53), il n’y aurait eu ni Pâques, ni Pentecôte.

 

 

XLIV LE RETOUR EN GALILÉE (Bulletin 17)

Matin de Pâques. Les femmes qui, à l’aube, se rendent au sépulcre, portant des aromates, se disent entre elles : " Qui nous roulera la pierre ? " Car une pierre, qui est " très grande ", obstrue l’entrée du tombeau. Selon tout calcul humain, il est improbable que les femmes puissent atteindre le corps du Seigneur.

Souvent Jésus semble emprisonné dans mon âme et réduit à l’impuissance, comme il l’était dans le sépulcre avant la Résurrection. La lourde pierre de mon péché le maintient en cet état. Combien de fois j’ai désiré voir Jésus se lever en moi, dans sa lumière et dans sa force ! Combien de fois j’ai essayé de rouler la pierre, - mais en vain ! Le poids du péché, le poids de l’habitude étaient trop forts. Je me disais, presque sans espoir : " Qui me roulera la pierre ? "

Les femmes, néanmoins, sont en route vers le tombeau. Leur démarche est un pur acte de foi. Cette foi - cette folie - aura sa récompense. Je dois, moi aussi, persister dans la folle espérance que la pierre sera enlevée.

Mais les femmes allant au tombeau n’ont pas les mains vides. Elles portent les aromates achetées pour l’embaumement du corps de Jésus. Si je désire que la pierre soit ôtée de mon âme, je dois - au moins comme un signe, un gage de ma bonne volonté - apporter quelque chose. Ce sera peut-être très peu, mais ce doit être quelque chose qui me coûte, quelque chose qui soit de la nature d’un sacrifice.

Et voici : les femmes trouvent que la pierre, à l’entrée du sépulcre, a été ôtée. Elle a été ôtée d’une manière qu’elles ne prévoyaient pas. " Il y eut un grand tremblement de terre ; un ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre ". Pour ôter la pierre, il ne faut rien moins qu’un cataclysme. Il n’eût pas suffi d’une poussée, d’un rajustement partiel. De même, la pierre qui semble immobiliser et paralyser Jésus dans mon âme ne peut être enlevée que par un tremblement de terre, c’est-à-dire par une violente catastrophe intérieure, par un changement radical et total. Il faut qu’une secousse fulgurante m’ébranle. Jésus ne ressuscite en moi que si celui que j’étais cesse d’être, faisant place à l’homme nouveau.

Non une retouche, une mise au point, mais une mort et une naissance.

L’ange fait dire aux disciples que Jésus ressuscité les attend en Galilée. Jésus lui-même renouvelle cet ordre : " Allez dire à mes frères de se rendre en Galilée ; c’est là qu’ils me verront ". Pourquoi ce retour en Galilée ? Jésus veut-il soustraire ses disciples à l’hostilité des Juifs ? Veut-il, après les anxiétés du temps de la Passion, leur assurer des jours de recueillement et de calme ? Peut-être. Mais il y a, semble-t-il, une raison plus profonde.

C’est en Galilée que les disciples avaient rencontré Jésus. C’est là qu’ils avaient entendu l’appel et commencé à suivre le Sauveur. Le souvenir de ces jours devait garder dans leur âme une fraîcheur de printemps. Après les infidélités de la dernière semaine, Jésus voudrait replonger ses disciples dans cette fraîcheur et cette ferveur premières. Il voudrait renouveler en eux l’émotion, la décision de la première rencontre. Dans l’atmosphère galiléenne ranimée par lui, il complétera sa révélation.

Il y a une Galilée dans la vie de chacun de nous - ou, du moins, dans la vie de ceux d’entre nous qui, un jour, ont rencontré le Sauveur et l’ont aimé. Cette Galilée, c’est, dans mon existence, le temps où je suis devenu conscient que Jésus me regardait et m’appelait par mon nom. Depuis lors, bien des années ont pu s’écouler. Ces années ont pu être chargées de péchés sans nombre. Il peut sembler que j’aie oublié Jésus Christ. Cependant, qui a une fois rencontré Jésus ne peut l’oublier. Jésus m’invite à revenir dans la Galilée de mon âme, à faire revivre en moi l’intimité et la ferveur des premiers jours. Là, de nouveau, je le verrai.

Seigneur, je voudrais revenir en Galilée. Mais te retrouverai-je ? Comment puis-je réchauffer mon âme devenue si froide ? Le souvenir de notre Galilée suffira-t-il à recréer l’émotion de notre première rencontre ?

" Il vous précède en Galilée... " Mon enfant, tu n’auras pas à évoquer péniblement ma présence. Je serai fidèle au rendez-vous que je te donne. Je ferai plus que t’attendre dans cette Galilée du souvenir. Voici que je t’y précède, je t’y conduis. Lorsque ton cœur se sera de nouveau fixé en Galilée, celui qui te guide se fera reconnaître de toi. Et il te parlera...

XLV

Jésus ressuscité se montre soudain au milieu de ses disciples. Il ne s’attarde pas à de longs reproches sur l’infidélité et l’incrédulité des siens. Et eux ne s’attardent pas à de longues excuses ou explications. Tout se passe si simplement, si familièrement : "Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel ". La vie reprend dans ses conditions normales, au point où elle avait été interrompue.

Quand j’ai trahi et abandonné Jésus, il n’est pas nécessaire qu’anxieusement je recherche et prépare les conditions de ma rencontre repentante avec le Maître. Il s’agit seulement de réintroduire Jésus dans ma vie de chaque jour, de l’insérer dans le contexte présent, de le plonger dans les difficultés et les espérances de l’heure. Le geste suffit, par lequel nous offrons à Jésus sa portion du poisson et du miel qui sont notre nourriture

 

 

LE MESSAGER ORTHODOXE

QUE CHERCHEZ-VOUS ? Le Messager orthodoxe, No 7, 1959.

Alors Jésus se retourna et, voyant qu’ils le suivaient, Il leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeures-tu ? (Jean 1, 38).

Dans cet épisode de la vocation des deux premiers disciples de Jésus, tous les traits sont dignes d’une attention approfondie. Deux disciples de Jean entendait le Précurseur déclarer : Voici l’Agneau de Dieu, et immédiatement ils suivent, à distance, cet inconnu qui ôte le péché du monde. Ils le suivent silencieusement, sans s’émouvoir de ce que le Maître de Nazareth semble les ignorer. Cette attitude humble et fidèle trouve sa récompense. Jésus, les ayant ainsi mis à l’épreuve, se retourne. Il les interroge sur l’objet de leur recherche. Ils répondent que leur désir est de connaître où il demeure ; ils donnent ainsi à entendre qu’une rencontre passagère avec Jésus ne leur suffit pas et qu’ils aimeraient rester auprès de lui. Chaque aspect, chaque parole de cet épisode pourrait avoir son équivalent dans nos rapports personnels avec le Sauveur. Mais limitons en ce moment notre méditation à la question posée par Jésus : Que cherchez-vous ? ; et à la manière dont les deux disciples changent radicalement le sens de cette question.

 

Que cherchez-vous ? Puisqu’ils ont affaire à un Rabbi, à un Maître, les deux disciples pourraient répondre qu’ils cherchent un enseignement plus parfait que celui de Jean-Baptiste. Ils pourraient dire qu’ils cherchent le royaume de Dieu. Et, comme Jean leur a montré Jésus ôtant le péché du monde, ils pourraient dire qu’ils cherchent un baptême encore meilleur que celui de Jean, un pardon et une délivrance des péchés qui soient définitifs et souverainement efficaces. Toutes ces réponses seraient justes et excellentes.

Mais la réponse des disciples ouvre un horizon nouveau. Où demeures-tu ? Cela signifie qu’ils ne cherchent pas quelque chose. Ils cherchent quelqu’un. Leur réponse revient à dire : " C’est toi que nous cherchons, c’est toi que nous voulons, et toi seul ".

Nous pénétrons ici au cœur même de la révélation chrétienne. On peut concevoir Jésus Christ comme l’instrument ou le moyen divin par lequel, et par lequel seul, nous obtenons les biens spirituels nécessaires et essentiels. On cherche " quelque chose ". Ou bien, on peut concevoir le Christ comme étant lui-même la réalité vivante de tous ces biens. On cherche " quelqu’un ". La première conception n’est pas incorrecte. Elle est vraie, dans un certain sens. Mais j’oserai dire que, seule, la deuxième conception est spécifiquement chrétienne.

De fait, dans son Évangile, Jésus ne dit pas : " Je porte la .lumière ". Il dit : " Je suis la lumière ". Il ne dit pas : " Je donne la vie ". Il dit " Je suis la vie ". Il ne dit pas : " J’enseigne la vérité ". Il dit : " Je suis la vérité ". Il ne dit pas : " Je ressusciterai les morts ". Il dit : " Je suis la résurrection ".

Cette manière de penser et de parler est particulièrement frappante dans les épîtres de saint Paul. Celui-ci n’écrit pas que le Christ nous’ rend sages, et justes, et saints, et rachetés ; il écrit aux Corinthiens que le Christ Jésus est fait pour nous sagesse et justice, et sanctification, et rédemption (1 Co 1,30). Aux Philippiens, il déclare non point que c’est du Christ qu’il reçoit la vie, mais que l’acte même de vivre, c’est, pour lui, le Christ (cf. Ph 1,21). Paul parle du Christ en substantifs, parce qu’il voit dans Jésus la substance même de tout ce que nous pouvons désirer et demander. C’est là le sens profond de l’affirmation de Paul selon laquelle la Loi est abolie. Une personne vivante a pris la place de la Loi. Le Décalogue même est abrogé. Le chrétien, d'après la conception paulinienne, ne s’abstient pas du meurtre et de l'adultère parce que d'anciennes défenses ont été inscrites sur les tables de pierre, mais bien parce qu'une personne, Jésus Christ, est venue, a vécu, a parlé, est morte d'une certaine manière. Ainsi l’homme qui fait un bond ne détruit pas la distance inscrite sur le sol entre le point de départ et le point d’arrivée : il " accomplit " et abolit en même temps cette mesure de la distance. Ainsi, quand un fleuve se jette dans la mer, chacune des gouttes d’eau du fleuve subsiste, mais le fleuve lui-même s’abolit.

 

Que cherchez-vous ? - Maître, où demeures-tu ? Puisse ce court dialogue devenir le mien ! Puissé-je chercher non le salut, mais le Sauveur ! non la Loi, mais le Maître vivant ! Je redirai dans mon cœur ces vers de la traduction de l’Imitation par notre vieux Corneille :

Ô Dieu de vérité pour qui seul je soupire,
Unis-moi donc à toi par de forts et doux nœuds.
Je me lasse d’ouïr, je me lasse de lire.
Mais non pas de te dire : c’est toi seul que je veux.

QU’AI-JE À DONNER ? Le Messager orthodoxe, No 10, 1960. (Bulletin 18)

Je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne (Actes 3, 6).

Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de la neuvième heure. Un homme paralysé, placé à la porte du Temple, leur demanda l’aumône. Pierre lui dit : Regarde-nous ! Je n’ai ni argent ni or, mais ce que j’ai, je te le donne. Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, marche ! Il saisit l’homme par la main et le fit lever. L’homme fut aussitôt guéri et se mit à marcher et à sauter, louant Dieu. Ce fut le premier miracle accompli par les apôtres après le jour de la Pentecôte.

Cet épisode présente un intérêt particulier pour tous ceux qui se livrent à une oeuvre missionnaire ou évangélisatrice, pour tous ceux qui sont engagés dans un des ministères de l’Église. Aux hommes qui attendent de nous quelque chose - une aide matérielle, une guérison, une force morale, une certitude, une sympathie - que pouvons-nous donner? Avons-nous quelque chose à donner? Mais cette question se pose aussi à tout chrétien, quel qu’il soit.

Dans le cas particulier que relate le livre des Actes, il s’agissait d’un malade à guérir. Le don que Pierre fera au malade prendra donc cette forme définie : une guérison. Mais le don, dans d’autres cas, .peut prendre beaucoup d’autres formes. Au fond, ce ne sont pas ces formes qui importent. L’essence du don, commune à toutes les formes possibles de celui-ci, consiste en ce fait que Pierre possède et peut communiquer à d’autres la présence, la puissance du Sauveur. Ce que Pierre a, ce qu’il donne, c’est qu’il peut dire : Au nom de Jésus Christ de Nazareth... Il n’a ni or ni argent. Mais il a Jésus Christ. Et il le donne.

Insensé est le prêtre, ou le missionnaire, ou l’apôtre laïc qui croit pouvoir donner Jésus-Christ ou donner quelque chose au nom de Jésus Christ sans avoir d’abord, lui-même, accepté et reçu la personne du Rédempteur ! Certes, il y a le cas des saints mystères que l’Église dispense aux fidèles, quelle que soit l’indignité de l’instrument humain ; c’est la grâce divine qui supplée alors à ce qui manque au ministre.

Mais lorsqu’il s’agit de donner, de transmettre quelque chose qui soit liée à ma propre personne, à mes dispositions intérieures, la question inéluctable se pose à moi : " Qu’ai-je donc à donner ? Est-ce que je possède vraiment ce que je devrais donner, celui que je devrais donner ? "

Question humiliante, question angoissante. C’est toute la sincérité de mes paroles, de mes actes, de ma vie, qui se trouve ici en cause. Est-ce que, peut-être depuis bien des années, je ne me meus pas dans un cercle de mensonge et d’illusion, prétendant (et même voulant) donner à d’autres ce qui me manque à moi-même ? Il est temps de faire halte. Ô mon Sauveur, je te demande humblement, douloureusement, de me préparer, de me former au don, par un patient travail de chaque jour, afin que ce que je recevrai ainsi de ta générosité, à d’autres je puisse le donner : Au nom de Jésus Christ de Nazareth...

LE DISCERNEMENT DES SIGNES Le Messager orthodoxe, No 11-12, 1960.

Vous savez bien discerner l’aspect du ciel, et vous ne pouvez pas discerner les signes des temps (Matthieu 16, 3).

Dieu nous parle de deux manières. Dans l’Évangile et dans l’Église, il nous communique un message universel, au texte fixé, valable pour nous tous ; et nous ne devons prétendre à aucun enseignement ésotérique, plus ou moins secret, autre que ce message présenté à tous les hommes. Toutefois, sans altérer ce message, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher, le Seigneur nous aide, dans une sorte de tête-à-tête, à le comprendre, à l’approfondir, à l’appliquer à nos situations présentes.

Cela, le Seigneur le fait souvent dans la prière personnelle, par une parole intime. Plus souvent encore, il le fait au moyen de ce que j’appellerai les " signes ".

Le Seigneur Jésus, répondant un jour aux Pharisiens qui lui demandaient des " signes ", c’est-à-dire des miracles, leur reprocha leur aveuglement. Vous savez bien, leur dit-il, prévoir que le matin sera beau ou orageux, selon la couleur rouge, ou rouge sombre, du ciel, la veille au soir; mais vous êtes incapables de comprendre les " signes des temps .. Ces signes, dans la pensée du Christ, étaient surtout, les signes qui, au cours de l’histoire, se rapportaient à sa propre personne et à sa mission. Mais il y a, dans la vie de chacun de nous, des signes particuliers, relatifs à nous-mêmes ; et fi s’agit de les discerner.

Un signe, c’est tout ce que Dieu m’envoie d’une manière visible. C’est tout ce qui m’arrive au cours d’une journée. Chaque jour est un tissu d’épisodes, de menus incidents, de rencontres, de contradictions, de difficultés, de conversations. Tontes ces situations données, concrètes, vivantes, sont des signes divins. Si mes yeux étaient assez ouverts, je percevrai, derrière chaque événement matériel, le signe que le Seigneur m’adresse. Car chaque situation, même une situation de péché, est un rendez-vous que le Maître me donne. Chaque situation me redit les paroles de Marthe à Marie : Le Maître est là, et il t’appelle (Jn 2,28). Ma vie est comme une tapisserie dont je ne vois que l’envers brouillé. Il me reste à en voir l’endroit, à voir le dessin réel, l’accumulation de grâces et d’actes de salut dont mes journées sont pleines. (Combien de fois, par exemple, au cours de la même journée, je manque d’être écrasé dans 1a rue. Et je devrais ici prendre une plus claire conscience du ministère des anges et de la commission des saints).

Je ne puis comprendre seul les signes. L’Évangile nous montre les disciples s’approchant du Maître, après avoir entendu en public une parabole, et, une fois rentrés dans la maison, l’interrogeant sur cette parabole (Mc 7,17). La vie de chacun de nous est une vaste parabole, dont il faut découvrir le sens. Maître, apprends-moi à discerner les " signes des temps en ce qui concerne ma propre vie. A la fin de chaque journée, je voudrais entendre de ta bouche quel a été le sens profond de chacun des événements qui me sont survenus depuis le matin. Maître, explique-moi la parabole.

LA PREMIERE BEATITUDE Le Messager orthodoxe, No 21-22, 1963.

La première des Béatitudes évangéliques est consacrée à la pauvreté. L’énoncé de cette béatitude, tel qu’il se trouve dans notre premier et dans notre troisième évangile, diffère sensiblement. Le texte de saint Matthieu (5, 3) porte : Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. Saint Luc écrit (6, 20) : Bienheureux [vous] les pauvres, car à vous est le royaume de Dieu. Le premier évangile formule un principe général, à savoir la béatitude de la pauvreté, sans que cette déclaration soit mise en rapport direct avec la situation de fait des auditeurs. Le troisième évangile, en introduisant le terme " vous ", suggère que ceux qui, à ce moment, entourent Jésus sont en quelque mesure des pauvres. Nous ne savons évidemment quels furent, en araméen, les mots exacts de Jésus. Mais les deux traductions données par nos évangiles grecs ne sont pas contradictoires. Matthieu et Luc se complètent, puisque, comme nous le croyons, le Saint-Esprit a inspiré la rédaction de l’Évangile. Matthieu proclame que la pauvreté qui n’est pas " en esprit " n’a pas de valeur devant Dieu. Luc rappelle qu’il s’agit ici, non d’une pauvreté théorique, mais d’une pauvreté pratique et concrète (1), - la vôtre, la nôtre.

Quels sont ces pauvres en esprit dont parle Matthieu ? Le terme ne désigne pas les hommes dépourvus d’intelligence. Il s’applique à ceux qui ont l’esprit de pauvreté, à ceux qui acceptent et même recherchent le dénuement peut-être, mais en tout cas une vie modeste, le détachement des biens terrestres, la désappropriation, Jésus a plusieurs fois prononcé des paroles sévères à l’adresse des riches. L’évangile est une voie, un esprit, plutôt qu’une règle littérale. De certains, Jésus exige un dépouillement effectif immédiat et total. De tous, il exige le don généreux aux détresses humaines, le désir d’imiter le Maître dans sa vie très humble, cette renonciation par laquelle nous cessons d’être des possesseurs pour devenir les intendants préposés pour un peu de temps à l’administration des biens dont le Roi nous demandera compte.

Cependant, dans l’évangile particulièrement " hébraïsant " de Matthieu, l’expression " pauvres en esprit " semble avoir un sens plus précis et comme technique. Le grec ptôkhol, pauvres, rend habituellement l’hébreu anawim. Or, au temps de Jésus, ce dernier terme désignait une classe d’individus, les " pauvres d’Israël ", petits, résignés, doux, justes, éloignés de la richesse et de l’influence politique, nourris des psaumes et des prophètes, profondément différents des Pharisiens légalistes, des Saducéens opportunistes, des Zélotes nationalistes, et qui mettaient en Dieu toute leur espérance (2). C’est parmi eux que Jésus, par sa naissance, par sa famille, par sa première prédication galiléenne, avait voulu prendre place. Et c’est seulement en devenant, aujourd’hui encore, l’un de ces " pauvres en esprit ", l’un de ces " doux et humbles de cœur ", que nous pouvons entrer dans la première Béatitude. La pauvreté de fait ou d’intention ne doit pas être isolée de cet ensemble. Elle est un des aspects de cet état d’âme par lequel on se présente nu devant Dieu, ne voulant rien avoir qui ne soit à Lui et qui ne soit donné de sa main, - pour y être partagé.

Les vrais pauvres, les " pauvres d’Israël ", sont proclamés " bienheureux ". Le mot " béatitude", en style biblique, n’est pas synonyme de félicité terrestre. On peut se trouver à la fois affligé et bienheureux. La béatitude est un état de bénédiction. Elle dépasse le bonheur comme le divin transcende l’humain. Matthieu et Luc précisent en quoi consiste la Béatitude des Pauvres. Ceux-ci, d’après Matthieu, sont bienheureux parce que le royaume des cieux est à eux. Vous, les pauvres, dit Luc, vous être bienheureux parce que le royaume de Dieu est à vous. Entre le royaume de Dieu et le royaume des cieux, il y a une nuance. Le royaume de Dieu signifie que Dieu est Roi, qu’il règne, qu’il domine souverainement. Le royaume des cieux (quoique souvent les Juifs aient employé ce terme pour éviter de prononcer le nom sacré et ineffable de Dieu) ajoute quelque chose. Il résume, il indique l’ensemble des biens divins qui peuvent être l’objet de notre espérance. Dire que les pauvres " ont " dès maintenant le royaume des cieux, c’est affirmer que leur détachement des biens terrestres est aujourd’hui même récompensé par l’entrée en possession des biens suprêmes. Si nous sommes pauvres en esprit, déjà nous faisons partie du royaume des cieux ; déjà ce royaume est partiellement inauguré pour nous.

Les Béatitudes évangéliques développent, sous des aspects divers, cette même idée principale. Saint Matthieu (5, 10) marque bien cette unité organique en donnant à la huitième et dernière Béatitude la même conclusion qu’à la première : " car le royaume des cieux leur appartient". La première Béatitude est la Béatitude clef, dont les autres découlent. Les doux, ceux qui pleurent, les affamés et les assoiffés de justice, les miséricordieux, les purs, les pacificateurs sont les " pauvres " qui poussent jusqu’à leurs extrêmes conséquences le refus de posséder autre chose que Dieu et qui remettent sans réserve leur âme entre ses mains. Ils ont vendu tout ce qu’ils avaient afin d’acquérir l’unique perle précieuse. Abraham doit quitter son pays et sa maison, mais tout le pays de Canaan lui est promis en récompense.

 

Si quelqu’un jouissant des richesses du monde voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? (1 Jean 3, 17).

(1) Toute l’histoire de l’Église montre comment le vœu même de pauvreté peut se volatiliser en une non-possession personnelle qui n’exclut pas une possession collective où l’Évangile n’apparaît guère. En Occident, les mouvements inaugurés par Pierre de Valdo et Saint-François d’Assise au Moyen-Age et la vie de Charles de Foucauld dans notre temps jettent une vive lumière sur les problèmes spirituels de la pauvreté. Le problème posé par les prêtres-ouvriers est d’un autre ordre.

(2) On consultera avec profit le livre, demeuré classique, de A. Gausse, Les pauvres d’Israël, Strasbourg, 1922. L’Inde pourrait nous ré-apprendre beaucoup de choses au sujet de la pauvreté en esprit. Vinoba Bhave, sur lequel le manteau de Gandhi semble être tombé, demande à chacun d’abandonner le sixième de ses biens en faveur des nécessiteux.

CE QUE DIEU VOULAIT POUR NOUS Le Messager orthodoxe, No 38, 1967.

Qui de vous, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? (Lc 14,28).

Si nous interprétons cette parole évangélique sur un plan purement humain et moral, elle revient à ceci : ne vous proposez pas une certaine fin, lorsque vous n’avez pas les moyens de l’atteindre. Conseil assurément juste et prudent, sans qu’il paraisse avoir beaucoup de relief ou de saveur. Replacée dans le contexte où l’Évangile l’insère, cette parole du Christ devient brûlante, poignante, car le Seigneur l’applique à la vocation du disciple : nul ne peut se joindre au Christ, s’il ne " hait " son père et sa mère, sa femme et ses enfants, et jusqu’à sa propre vie, et s’il ne porte pas sa croix (le mot " haïr " ne doit pas être entendu dans un sens grossièrement littéral). Les conditions de la marche à la suite du Christ étant telles, la disproportion entre une si haute fin et nos pauvres ressources ne semble-t-elle pas troublante, de nature à abattre notre courage ?

Non, car il y a la grâce. Mais c’est sur un autre aspect, moins médité, de la parabole de la tour que je voudrais vous inviter à fixer votre attention. Il ne faut pas considérer cette parabole seulement du point de vue du bâtisseur, ou du créateur, bref, de celui qui prend l’initiative. Il la faut aussi considérer du point de vue de la créature, du point de vue de celui qui est l’objet de l’initiative. Dieu est le bâtisseur. Nous sommes la tour. Et cette pensée peut devenir pour nous un encouragement et une espérance.

Avant de créer chacun de nous, - et de toute éternité, - Dieu s’est métaphoriquement assis et a pesé les possibilités, les risques, les chances. Chacun de nous correspond à une idée, à une volonté divine. La vie de chacun de nous exprime une intention particulière du Père. Chaque vie humaine, que ce soit celle d’un chef d’Etat ou celle d’un balayeur de rues, a, dans ses origines, été conforme à un dessein, à un plan de Dieu. Dessein unique, propre à chaque personne, et dont les détails ne se répètent dans l’existence d’aucun autre être. Le prix infini de la vie consiste en ce que Dieu a voulu et aimé chacun uniquement, individuellement, personnellement.

Cette pensée devrait nous emplir de reconnaissance. Tant d’autres auraient pu être, qui n’ont pas été. Tant d’autres auraient pu être choisis. Pourquoi ai-je été choisi, moi, de préférence à cette multitude qui ne verra pas le jour ? Pourquoi ai-je été appelé à vivre ici-bas avec Dieu et à Lui être éternellement uni, si je demeure fidèle ? Seigneur, j’adore ta bonté.

Mais il se peut que je dévie de la ligne que Dieu m’avait assignée. Mon existence peut se dérouler hors du dessein divin, contrairement à ce dessein. D’un tel homme, nous devons dire qu’il " manque " sa vie. Quelle responsabilité encourt celui qui, appelé à actualiser une pensée de Dieu, va à l’encontre de cette pensée ! Où en suis-je, par rapport à l’intention divine unique et aimante dont je devais être le porteur, le réalisateur ? Seigneur, pardonne et aie pitié

L’homme infidèle peut toujours se reprendre. Du fond de son péché, il peut toujours lancer vers Dieu un cri d’espoir. Car, s’il a abandonné Dieu, Dieu ne l’a jamais abandonné. Dieu a prévu, calculé mes abandons. Il a aussi prévu l’aide qu’Il m’apporterait. Et, malgré tout, Il m’a créé. Je dois avoir confiance. Dieu est toujours prêt à réintégrer le pécheur dans l’intention pour laquelle Il le créa. Je puis être encore au moins une pierre dans la tour que Dieu bâtit. Ainsi parle le Seigneur, ton créateur, celui qui t’a formé... Je t’ai appelé par ton nom. Tu es à moi (Is 43,1).

TROUVER ET ÊTRE TROUVÉ Le Messager orthodoxe, No 32, 1965. (Bulletin 25)

Le lendemain, Jésus se proposait de partir pour la Galilée, et il trouve Philippe... (Jean 1, 43)

Il y a dans cette phrase quelque chose d'inattendu, d'un pev surprenant. Nous aurions peut-être estimé plus naturel que l'évangéliste écrivît : " Jésus rencontre Philippe ". Mais c'est bien le verbe " trouver ", au présent (euriskei), que le texte grec original emploie. Le point de départ de la vocation et de l'apostolat de Philippe consiste dans le fait d'être " trouvé ". Quelles sont les implications spirituelles de ce terme ?

Trouver ne signifie pas rencontrer ou découvrir par aventure. Il est vrai que, par une extension fautive, on emploie quelquefois le verbe dans ce sens : j'ai trouvé un portefeuille; j'ai trouvé quelqu'un sur mon passage. Mais, à strictement parler, trouver signifie rencontrer après une certaine recherche. On cherche et l'on trouve ce qui a été perdu, ou ce dont or+ pressent ou désire l'existence, ou ce qui correspond d'unE manière quelconque à une intention, même lointaine. Le fait de trouver implique une certaine relation, une certaine correspondance entre l'être qui cherche et l'être trouvé. Il y a comme une harmonie pré-établie, comme un rapport spécial et privilégié (quoique non toujours explicite) entre l'agent et l'objet de la trouvaille. L'étymologie exprime bien cette action ou cette situation intentionnelles, à tendance, puisque le verbe français " trouver " dérive du latin populaire tropare, " tourner autour ".

Jésus trouve Philippe, - il me trouve, après avoir longtemps, toujours " tourné autour de nous ", si j'ose dire. Il a cherché chacun de nous bien avant notre naissance, de toute éternité, puisque rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui, Il nous a éternellement enveloppés de son désir et de sa tendresse. Il y a des instants où nous sentons qu'il s'approche de nous (et ces instants existent dans la vie du plus grand criminel,, du plus grand pécheur). A ces moments, son intention va se réaliser, sa recherche va devenir trouvaille, - si l'homme ne se referme pas. Tu crois que le Sauveur ne s'est pas occupé particulièrement de toi ? Mais il t'a cherché depuis toujours, depuis ton existence dans la pensée divine. Ne veux-tu pas être trouvé par lui ?

Et cela s'applique aussi bien aux relations entre les hommes. Je puis rencontrer un homme, ou trouver cet homme, ou être trouvé par lui. Dieu fasse que je ne rencontre pas les hommes, mais que je les trouve et sois par eux trouvé ! Une présence humaine nouvelle, même inattendue, même inconnue, ne doit pas être pour nous un accident, mais le terme d'une recherche obscure, tâtonnante : sans savoir qui je vais trouver, je peux désirer trouver, avoir l'intention de trouver, aimer d'avance ceux que je trouverai. Enfin je te trouve ! Ah, depuis si longtemps je t'ai cherché ! Je pose enfin ma main sur toi et je te déclare : bien des hommes et bien des femmes me sont chers - et chacun m'est autrement cher que toi, - mais nul ne m'est plus cher que toi !

Pascal met sur les lèvres de Jésus parlant à l'homme cette phrase merveilleuse : " Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé ". Je puis retourner cette phrase : Seigneur, je sens que tu me cherches et, même si je résiste, le fait que tu me cherches me donne un espoir infini, l'espoir que tu me trouveras enfin. O mon Sauveur, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé !

UN AUTRE VIENDRA Le Messager orthodoxe, No 42-43, 1968. (Bulletin 25)

Abraham dit à Dieu : " Ô ! qu'Ismaël vive devant ta face ! " (Genèse 17, 18).

L'Ancien Testament décrit plusieurs " contestations " entre Dieu et tel ou tel patriarche, ou tel et tel prophète. C'est ici le cas. Abraham et sa femme Sara sont presque centenaires. Ils sont riches, heureux, Abraham a eu d'Agar un fils, Ismaël, et Dieu a conclu avec eux une alliance. Et voici qu'une parole divine vient troubler leur paix. El Schaddaï, Dieu, apparaît à Abraham. Il lui annonce que Sara aura un fils, Isaac, et qu'avec celui-ci sera établie une nouvelle et perpétuelle alliance. Pourquoi bouleverser ainsi l'ordre des choses ? Tout allait si bien ! Abraham fait à Dieu une réponse aussi évasive (et secrètement négative) que déférente. Sans aucune allusion à Isaac, il s'exclame : " Oh ! qu'Ismaël vive devant ta face ! " - Mais Dieu déclare : " Non... En faveur d'Ismaël, je t'ai entendu : je le bénis, je le ferai croître extrêmement et je ferai de lui un grand peuple. Mais mon alliance, je l'établirai avec Isaac ".

Il ne s'agit pas de commenter ici cet épisode du point de vue historique, encore moins d'en faire une application aux antagonismes présents entre certains descendants d'Ismaël et certains descendants d'Isaac. Essayons plutôt de dégager du récit biblique une signification actuelle, éternelle - et, pour chacun de nous, personnelle.

Il y a, dans la vie de chaque homme, un Isaac et un Ismaël. Ismaël, c'est notre situation telle qu'elle se présente aujourd'hui. C'est notre existence devant les hommes et devant Dieu, existence peut-être heureuse ou peut-être pénible, peut-être louable ou peut-être blâmable, mais enfin - pour la plupart - tolérable et non sans quelque espérance. Mais voici que Dieu intervient (et peut-être maintes fois) comme un explosif, un briseur d'équilibre, un semeur d'incertitude et d'anxiété. Il nous annonce que cela ne va pas continuer et qu'il nous donnera un enfant indésiré, inattendu, avec lequel il fera de grandes choses. Cet Isaac, c'est quelque nouvelle exigence divine, un changement de programme, un appel à un dépassement variable selon chaque personne, mais d'apparence pénible et même insensée. Notre première réaction est une dérobade. Ah, Seigneur, tout était si bien avec Ismaël ! Pourquoi Ismaël ne pourrait-il pas durer ? Je ne suis plus d'un âge où l'on puisse recommencer, avec ce problématique Isaac. Ah, Seigneur, qu'Ismaël vive devant toi

Dieu nous répond résolument : " Non ". Il a béni notre Ismaël et tout ce qui était bon dans la vie qui a été la nôtre. Mais, ce qu'il demande de nous maintenant, c'est que nous acceptions - et chaque jour - une vie nouvelle, des tâches nouvelles, la catastrophe et la révolution intérieures, la venue de l'enfant (et, après Isaac, l'enfant de Bethlem). Recevons Isaac. Disons à Dieu : Oui, Seigneur, béni sois-tu pour Ismaël, mais qu'Isaac soit en moi le bienvenu ! Que désormais vive devant toi celui que tu veux que je devienne !

 

LA COLOMBE ET L’AGNEAU :

MÉDITATION SUR LE CHRIST ET L’ESPRIT (Bulletin 15, en partie)

MOTS=9227 ss 1-3 : 2400

Jean vit Jésus qui venait à lui et il dit : Voici l’Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde.
Jn 1,19

Et Jean rendit témoignage en disant : J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et reposer sur lui. Jn 1, 32

I

Jean-Baptiste est venu pour rendre témoignage. Il a été le témoin par excellence. Il l’a été de Jésus : " Il est venu porter témoignage à la Lumière " (Jn 1,7). Mais il l’a été aussi et tout autant de l’Esprit, lui qui avait été " rempli du Saint Esprit dès le sein de sa mère " (Lc 1,15). Le même homme qui a annoncé à ses disciples l’Agneau de Dieu a vu la Colombe descendre sur le Messie. On ne peut séparer les deux termes de ce témoignage. Jean a été le héraut de ce couple divin : la Colombe et l’Agneau. Il a été le messager du ministère conjoint de l’Esprit et du Verbe.

Ce ministère conjoint, cette action inséparable s’exercèrent dès les origines de la création. Le livre de la Genèse nous montre l’Esprit de Dieu se mouvant à la surface des eaux (Gn 1,2), c’est-à-dire du chaos primitif. Le verbe hébreu employé suggère l’image d’un oiseau qui couve. (Et, quel que soit le chaos du monde, quel que soit le chaos de notre propre âme, un puissant espoir demeure, car l’Esprit ne cesse de " couver " nos profondeurs obscures.) D’autre part, le quatrième Évangile déclare que le Verbe - la Pensée, la Parole de Dieu - était dès le commencement avec le Père et que " toutes choses ont été faites par lui " (Jn 1,3). Ainsi, dès le commencement de l’œuvre divine, celle-ci se trouvait et demeure placée sous le signe de la Colombe et de l’Agneau, l’une et l’autre étant des figures de douceur et de pureté. L’Esprit éployé sur le monde l’enveloppait de sa chaleur et de sa tendresse diffuses, tandis que le Verbe éclairait, précisait, donnait forme.

Le couple " Colombe-Agneau " nous est aussi suggéré (même si nous ne voyons pas là une prophétie formelle) par le sacrifice que Joseph et Marie offrirent lors de la présentation de Jésus au Temple. Ils pouvaient offrir, soit un agneau, soit une paire de colombes (Lv 12,8). Ils offrirent des tourterelles. C’était l’offrande du pauvre. Mais aussi il convenait que le sacrifice symbolique d’un agneau n’eût pas lieu, là où l’unique Agneau de Dieu, le véritable Agneau pascal était présent. Et l’équivalence de la Colombe et de l’Agneau se trouvait obscurément manifestée.

Ce sont là ombres et figures. Avec Jean-Baptiste, la pleine lumière se fait. Il perçoit, il exprime clairement le mystère de la Colombe et de l’Agneau. Il a " vu " l’Agneau marchant parmi les hommes sous la forme de Jésus. Et il proclame avec certitude qu’il a " vu " l’Esprit, semblable à une colombe, descendre sur le Sauveur. Ainsi se trouve esquissé l’idéal de la piété chrétienne : " voir " en même temps l’Agneau et la Colombe (et dans leur relation au Principe, qui est le Père). " Voir " : sinon par les yeux du corps, du moins par les yeux de la foi, de la prière et de l’amour. Obtenir une vision, une expérience personnelle de la distinction et de l’union de l’Agneau et de la Colombe.

Mais en sommes-nous là ?

II

Chez beaucoup d’entre nous, une telle expérience rencontre deux grandes difficultés.

L’une d’elles est une attitude faible, incertaine, hésitante, embarrassée - nous oserions dire : tâtonnante - à l’égard du Saint Esprit . Nous ne dirions pas, comme disaient à Paul les fidèles d’Éphèse : " Nous n’avons même pas entendu dire qu’il y eût un Saint Esprit " (Ac 13,2). Nous avons beaucoup entendu parler de lui. Et, à la question de Paul : " Avez-vous reçu le Saint Esprit depuis que vous avez cru ? " (Ac 19,2), nous répondrions peut-être : " Nous avons passé par les phases - même par les rites - de l’initiation chrétienne complète. " Néanmoins le Saint Esprit nous apparaît trop comme " quelque chose " de vague. Il nous est malaisé de penser à lui comme à une personne vivante, réelle. Nous sommes toujours plus ou moins tentés de nous le représenter comme une force impersonnelle, une énergie, une puissance. Les images même par lesquelles l’Écriture nous le dépeint demeurent floues, en quelque sorte vaporeuses. II est souffle, il est flamme, il est parfum, il est onction, il est une colombe qui vole et qui se pose. Il est tout cela - et il n’est rien de tout cela. Ce ne sont là que des apparences et si fugitives ! Il demeure indéfini, insaisissable ! Quel contraste avec le Iahvé de l’Ancien Testament qui se fait voir, même au travers d’intermédiaires, et qui parle aux hommes, ou avec le Jésus de nos Évangiles ! Comment établir entre l’Esprit et nous cette relation intime où nous pourrions lui dire " tu " et où nous l’entendrions nous dire " toi " ?

Une autre difficulté, fréquente chez les âmes les plus pieuses, peut provenir de notre attachement même à la personne de Jésus. Ceux qui aiment le plus Jésus, ceux qui adhèrent à lui dans une attitude de familiarité et de tendresse, ont la crainte et jusqu’à un certain point l’impression de le perdre, ou tout au moins de le voir s’éloigner, s’ils essaient de " se tourner " vers l’Esprit. Le livre des Actes, le livre de l’Esprit Saint, a sa propre atmosphère - la gloire de la Pentecôte, - mais ce n’est plus exactement l’atmosphère des Évangiles. Le Christ pentécostal n’est pas exactement semblable au Jésus de Galilée – quoique lui étant identique. À ceux qui ont mis le Dieu fait homme au centre de leur méditation et de leur prière, à ceux qui ont " étreint " le Christ, il n’est pas facile de s’orienter vers l’Esprit, d’atteindre la subtile rosée qui, matin et soir, mouille et imprègne, sans que l’on voie du ciel tomber aucune goutte.

Ces deux difficultés sont connexes. Leurs solutions aussi. Plus nous prendrons conscience de la " personnalité " de l’Esprit, plus nous saisirons l’intime rapport qui unit la Colombe à l’Agneau. Et, plus nous pénétrerons dans l’amour réciproque de l’Agneau et de la Colombe, plus nous verrons l’Esprit s’affirmer comme une personne. Ces certitudes sont matière de Révélation. Mais notre effort personnel peut contribuer à les éclairer. Nous pouvons obtenir cette mise en lumière (en tout état de cause très imparfaite) par l’intellect aidé de la grâce. Il est cependant d’autres voies que celles de la spéculation discursive ou de l’étude historique. La prière et l’amour, s’appliquant à la Parole révélée, ont leurs intuitions. Revenons donc à l’expérience de Jean. Essayons de contempler ce que lui-même a vu. Peut-être, dans cette contemplatio ad amorem, trouverons-nous l’issue à nos difficultés ?

III

Jean voit l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur Jésus. Ce trait est d’une importance fondamentale en ce qui concerne notre recherche. Le mouvement de l’Esprit - pour autant qu’il devient manifeste aux hommes - est un mouvement " vers Jésus ", un mouvement orienté et dirigé vers l’Agneau. Si nous ne tenons pas fermement cette vérité première et essentielle, tout le reste en sera faussé. Nous nous trouverons fourvoyés dans l’impasse d’un dualisme, d’un parallélisme mensongers.

Dès maintenant nous devons donc, et d’une manière radicale, rejeter la chimère qui a égaré tant d’intelligences d’ailleurs nobles et pieuses. Nous voulons dire le rêve d’un " troisième règne ", le règne de cet Esprit qui remplacerait Jésus, - un règne final qui succèderait au règne du Père. Il n’y a pas de règne de l’Esprit indépendant du " royaume de Dieu ", qu’annonce l’Évangile et dont Jésus-Christ est le dispensateur. Le Saint Esprit, étant plus qu’agissant, étant lui-même tout action et réalisation, constitue l’instrument de ce règne ; et l’instrument agit d’une manière si parfaite, il coïncide si étroitement avec l’œuvre que l’Esprit lui-même s’identifie au Royaume. Mais il n’en est pas le possesseur. Oui, l’Esprit est Roi, mais sa royauté consiste à incliner ses sujets vers Celui qui a dit à Pilate : " Je suis Roi " (Jn 19,37). L’action de l’Esprit, son règne invisible sur les âmes, crée et manifeste la Royauté du Verbe fait chair.

Cependant Jésus, avant la Pentecôte, n’a-t-il pas dit : " Il vous est bon que je m’en aille, car, si je ne m’en vais pas, le Paraclet ne viendra point à vous " (Jn 16,7) ? Jésus devait s’en aller, afin qu’à sa présence visible et trop restreinte (puisque localisée) succédât sa présence invisible et universelle. Mais c’est l’Esprit qui, après et depuis l’Ascension, nous rend Jésus présent. Et c’est Jésus qui nous envoie l’Esprit à cet effet : " Si je m’en vais, je vous l’enverrai " (Jn 16,7). Le Père envoie la Colombe sur l’Agneau, et l’Agneau envoie sur nous la Colombe, non afin que nous devions mettre la Colombe à la place de l’Agneau, mais afin que la Colombe nous " rappelle " l’Agneau. Et ici " rappeler " n’a pas le sens faible de remettre en mémoire, mais le sens fort d’appeler de nouveau et efficacement, de " faire revenir ". Le rôle de la Colombe, le ministère de l’Esprit à notre égard est de manifester l’Agneau, de nous découvrir le Christ. Lui, l’Esprit, qui est par excellence l’invisible et l’impalpable, a pour mission de nous rendre Jésus spirituellement visible et tangible.

La Colombe n’a point d’initiative indépendante et isolée. Jésus dit de l’Esprit : " Il ne parlera pas de son chef, mais il dira tout ce qu’il aura entendu... il prendra de ce qui est à moi, et il vous l’annoncera " (Jn 16,13-14). Nous reviendrons plus loin sur les " paroles de l’Esprit ". En ce moment, retenons seulement qu’il n’y a pas de révélation de l’Esprit autre que la révélation du Fils. Ce que l’Esprit nous révèle, ou plutôt celui que l’Esprit nous révèle, c’est Jésus.

La Colombe descend sur l’Agneau pour nous le montrer. Le Saint Esprit réveille et avive en nous le souvenir de Jésus. Mais ces mots sont trop faibles. L’Esprit met Jésus devant nous. Il dresse devant nous l’image, la Personne du Sauveur. Il est l’écho de la Parole. Il est le résonateur, l’amplificateur du Verbe de Dieu.

Et comme, nous-mêmes, nous ne savons pas écouter Jésus, l’Esprit " vient en aide à notre faiblesse " (Rm 8,26). Comme nous ne savons pas " prier comme il faut ", lui-même substitue à nos balbutiements ses propres soupirs, ses " gémissements ineffables " (Rm 8,26). Il est la source et la force de toutes nos aspirations vers Jésus. Paul le déclare : " Aucun homme ne peut dire que Jésus est le Seigneur, si ce n’est par le Saint Esprit " (1 Co 12,3). Il se met en quelque sorte à notre place. Il prend même notre place. C’est lui qui nous fait dire " je ", lorsque nous nous adressons à Jésus comme à un " toi ".

On pourrait - mais sans trop presser ces termes philosophiques - dire que l’Esprit, en tant qu’il s’identifie à nous, d’ailleurs sans confusion de nature, se fait le sujet de notre vie de chrétien, le sujet qui désire et aspire, alors que Jésus en est l’objet, le modèle, le but vers lequel nous tendons immédiatement (la fin suprême étant le Père).

Est-ce à dire que Jésus nous soit plus extérieur que l’Esprit ? Est-ce à dire que l’Esprit nous soit plus intérieur que Jésus ? Non, Jésus et l’Esprit, tout en demeurant transcendants par rapport à nous, nous sont également intérieurs et intimes. Mais il y a diverses intériorités. D’une part, Saint Paul nous dit : " Vous êtes le Corps du Christ, et vous êtes ses membres " (1 Co 12,27). D’autre part, il nous dit aussi : " Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit qui est en vous ? " (1 Co 6,19). C’est parce que chacun de nous, individuellement, est le temple du Saint Esprit que, collectivement, nous formons tous le Corps du Christ. L’Écriture emploie d’une manière à peu près équivalente les deux expressions " dans le Christ " et " dans l’Esprit ". Souvent on semble " approprier " notre immanence en Dieu à l’Esprit plutôt qu’au Christ et l’instrumentalité au Christ plutôt qu’à l’Esprit. On pense et l’on dit alors : " par le Christ, dans l’Esprit. " La formule, en un sens, est très juste. Mais il serait peut-être encore plus juste, si l’on admet les équations (d’ailleurs bien grossières) : " L’Esprit est le sujet, le Fils est l’objet ", de dire que, par l’Esprit, nous sommes dans le Christ.

IV (pas corrigé)

Ne voyons-nous pas maintenant d’une façon un peu claire pourquoi nous échouons si souvent à " atteindre " le Saint Esprit ?

Toute tentative en ce sens est vouée à l’échec, si nous essayons d’approcher la Colombe et de la capter comme une réalité indépendante de celle de l’Agneau. Lorsque l’on considère l’Esprit à part du Fils Bien-Aimé, l’Esprit s’efface, disparaît. Il ne nous reste rien dans les mains, si l’on ose dire. Nous n’atteignons la Colombe qu’en nous joignant à son vol vers l’Agneau, en recevant d’elle la présence de l’Agneau.

Nous pouvons vérifier cela dans la prière. Il est significatif que peu de prières ecclésiales soient directement adressées au Saint Esprit ‘.

1. Les sept longues prières que les chrétiens de rite byzantin disent à genoux, le dimanche de Pentecôte, s’adressent, soit à Dieu en général, soit au Christ. Aucune d’elles ne s’adresse particulièrement à l’Esprit. Ce qui domine dans les rares prières au Saint Esprit , aussi bien latines que grecques, c’est l’appel de sa venue.

Et, quand nous nous essayons à prier l’Esprit en termes personnels et spontanés, nous sentons que ce n’est pas très facile. La prise de contact manque souvent d’évidence et d’intensité. La charge émotionnelle est souvent moindre que celle de nos prières à Jésus et peut-être même que celle de nos prières au Père. Le remède à ce défaut est, dans nos prières, de rétablir - ou de mieux établir - le contact entre Jésus et l’Esprit. Peut-être éprouvera-t-on que les meilleures prières à l’Esprit sont celles qui ne lui sont pas directement, immédiatement adressées, mais celles dont il est le nerf et la puissance, même si son nom n’intervient pas. Citons de nouveau la phrase de Paul : " Nul ne peut dire Jésus est le Seigneur ! - si ce n’est par l’Esprit " (I Cor 12,3). Nous prions l’Esprit en vérité, sinon selon la lettre, chaque fois que notre prière, quel qu’en soit le destinataire, est guidée par lui. L’Esprit n’est pas le terme de notre prière (au moins ordinairement). Il est " ce qui est entre " nous-mêmes et le terme de notre prière. Il est un élan vers le Fils. Il est aussi bien un élan vers le Père, mais vers le Père trouvé dans le Fils. Le Christ, à cause de l’Incarnation, demeure l’objet immédiat. Est bonne et authentique prière au Saint Esprit toute prière où nous avons conscience que c’est par l’Esprit que nous disons " Seigneur " au Christ Jésus.

N’essayons pas d’arrêter le vol de la Colombe vers l’Agneau. Ah, il serait tentant d’interrompre ce vol, de saisir la Colombe, de la regarder à loisir, de la caresser, de nous familiariser avec elle, de faire de sa contemplation notre délice ! Chère Colombe, que si peu d’hommes connaissent, que si peu d’hommes aiment !... Si nous avons senti un peu, même très peu, son mystère de douceur et de tendresse, l’amour si généreux et si désintéressé dont secrètement elle nous enveloppe, et ses abîmes d’effacement, nous sommes prêts à nous écrier, nous aussi : " Voici que l’hiver est passé... La voix de la tourterelle s’est fait entendre dans les champs... O ma Colombe, toi qui te tiens dans le creux des rochers, toi qui te caches dans les fentes des roches escarpées, montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage gracieux " (Cant 2,12.14). Et nous rêvons peut-être d’une vie passée avec la Colombe, dédiée à elle...

Mais la Colombe ne survivrait pas en nous, si nous suspendions sa course. Nous pouvons bien, pour de brefs instants, découvrir la joie de sa présence. C’est néanmoins la joie reflétée d’une autre présence. La Colombe ne veut rien avoir qui soit à elle seule, qui soit d’elle seule. La présence de la Colombe demande à introduire cette autre présence. La Colombe demande à céder la place. Elle vient à nous pour nous conduire, avec elle, vers l’Agneau.

V

Dire que la Colombe mène à l’Agneau serait trop peu. Elle nous fait réellement pénétrer à l’intérieur de l’Agneau. Le mouvement par lequel le Saint Esprit nous emporte vers Jésus ne s’arrête pas devant la personne du Sauveur. Nous l’avons déjà vu : parce que nous sommes les temples de l’Esprit, lequel est l’âme du Corps total du Christ, nous devenons membres de Jésus. Et voici que, incorporés à lui, nous découvrons que ce même Esprit le meut lui-même tout entier. Sous la dépendance de l’Esprit sont placés le vouloir et l’agir du Dieu fait homme. C’est pour nous unir à cette dépendance, à cette inspiration, que Jésus envoie " son " Esprit aux hommes. Car, plus profondément l’Esprit nous fait entrer, nous fait enfoncer dans le Christ, plus nous éprouvons que, selon la parole du livre des Actes, le Saint Esprit est l’" Esprit de Jésus " (Ac 16,7).

" L’Esprit du Seigneur est sur moi ” (Lc 4,21)?; le Messie lui-même le déclare dans la synagogue de Nazareth. Toute la vie de Jésus se déroule sous la conduite de l’Esprit. Il est " conçu du Saint Esprit " (Le 1,35) 1. C’est l’Esprit qui 1’" emmène " (Mt 4,1) - qui le " pousse " (Mc 1,12), comme il est dit ailleurs avec plus de force - dans le désert pour y être tenté par le démon. Jésus " tressaille dans l’Esprit " (Le 10,21). Nous avons déjà parlé de la descente de la Colombe, lors du baptême de Jésus. L’offrande que Jésus fait de lui-même dans sa Passion est inspirée par l’Esprit 2. L’Écriture ne

1. Nos prières de l’Avent et de Noël devraient mieux remercier l’Esprit, instrument de l’Incarnation.

2. Hé 9,14. Outre le ministère de l’Esprit dans la Passion de Jésus, ne pourrait-on pas parler (avec les précautions et les distinctions nécessaires) d’une Passion de l’Esprit ? À moins de vider de tout contenu positif ou tout au moins d’affaiblir singulièrement les paroles de Paul, " N’attristez pas le Saint Esprit " (Ép 4,30) et " N’éteignez pas l’Esprit " (I Th 5,19), ne pourrions-nous pas admettre qu’une Passion continue de l’Esprit se déroule dans notre monde pécheur, chaque fois que notre grossièreté couvre la voix de la Colombe et se rend imperméable à ses délicates suggestions ? Nous touchons ici à la question si profonde et si complexe d’une " souffrance de Dieu ". Si la perfection divine exclut la souffrance au sens humain d’un aspect négatif de l’être, d’une privation ou violation imposée, des théologiens modernes (même thomistes) n’excluent pas la possibilité d’une souffrance divine dans un sens supra-humain. C’est du dedans que Dieu connaît la peine des hommes : et tous les modes de l’être, y compris les limita-nous montre pas la Colombe se posant sur la croix où est immolé le véritable Agneau pascal (l’art chrétien primitif utilisera cependant ce thème), mais, puisque Jésus était sensible et obéissant aux moindres motions de l’Esprit, pouvons-nous douter que, dans chaque épisode de la Passion, l’Esprit le dirigeât et le soutint ? Enfin - et nous ne nous en souvenons peut-être pas assez - c’est par son Esprit, déclare Saint Paul, que le Père a ressuscité Jésus d’entre les morts (R 8,11). C’est en Jésus que nous rencontrons pleinement l’Esprit. La vie que Jésus nous communique est la vie même que l’Esprit, en lui, anime et oriente.

tions et la souffrance, ont leurs racines dans son être, sans que celui-ci en soit amoindri. Un acte par lequel Dieu ne subirait pas, mais assumerait volontairement la douleur du monde, la prenant sur lui, serait un acte libre de sa souveraineté et ne diminuerait en rien sa perfection. L’amour divin créerait librement son propre fardeau. L’unité divine rendrait simultanées la souffrance et la victoire. La souffrance surmontée, illuminée, transfigurée serait la matière même dont Dieu tire son triomphe. Dire que Dieu souffre ne serait pas penser en termes de souffrance humaine, mais croire que " quelque chose " en Dieu correspond à la souffrance de la création, d’une manière toutefois transcendante et ineffable.

VI

Cette communication de vie est bien exprimée par le fait que l’Esprit se manifeste sous la forme d’un souffle, d’un vent.

L’Écriture identifie la vie et le souffle. Lors de la création d’Adam, Dieu " souffla dans ses narines une respiration de vie, et l’homme devint une âme vivante " (Gn 2,7). Cette première création, ce premier souffle constituant une préparation à une création et à une insufflation nouvelles : celles de l’Esprit.

Le matin du jour de la Pentecôte, les disciples étant assemblés en un même lieu, " il vint du ciel un bruit pareil à celui du vent qui souffle avec impétuosité " (Ac 2,2). Mais ce vent de Pentecôte n’était pas le premier souffle de l’Esprit sur les disciples. Le soir de Pâques, Jésus ressuscité était apparu aux disciples : " il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint Esprit " (Jn 20,22) 1. Le matin de Pentecôte, le vent

1. La traduction courante, " Recevez le Saint Esprit ", n’est pas tout-à-fait exacte. Dans le texte original grec, le verbe semble venir du ciel. Il ne semble pas être en liaison directe avec Jésus. Au contraire, le souffle du jour de Pâques émane de Jésus d’une manière visible. Le Saint Esprit est alors conféré par Jésus. Le vol de la Colombe est alors ouvertement lancé et dirigé par l’Agneau.

L’Esprit insufflé par Jésus, le soir de Pâques, demeura comme latent, comme quiescent dans les disciples jusqu’au matin de la Pentecôte. Alors le souffle se manifesta avec puissance. Il devint un vent violent et impétueux. Le bruissement des ailes de la Colombe prit les dimensions de l’orage.

La continuité entre le vent de la Pentecôte et le premier souffle de Pâques - entre le vent de la Colombe et le souffle de l’Agneau - est affirmée par l’apôtre Pierre. Car, aussitôt après la venue pentecostale de l’Esprit, Pierre, dans son discours à la foule, déclare : " Ce Jésus... a répandu l’Esprit, comme vous le voyez et l’entendez " (Ac 2,32-33). Et l’effet de cette diffusion est

employé est lambanein, qui signifie non " recevoir ", mais " prendre ". C’est le même verbe qui est employé dans le récit de la Cène : " Prenez, ceci est mon corps " (Me 14,22). L’homme n’est pas purement passif dans la réception de l’Esprit. Il doit " prendre " l’Esprit d’une manière active, quoique l’initiative demeure entièrement divine.

que " les Apôtres, avec une grande puissance, rendaient leur témoignage au Seigneur Jésus et à sa résurrection " (Ac 4,33).

Ainsi quiconque a reçu et accepté le Christ possède l’Esprit de la même manière latente que les disciples avant la Pentecôte. Il reste à obtenir cette Pentecôte (même invisible aux yeux des hommes, même purement intérieure) par laquelle l’Esprit se manifeste avec puissance en nous et par nous. Mais le grand vent de Pentecôte n’est donné qu’à ceux qui y sont préparés par le souffle du Sauveur, communiqué le soir de Pâques. Il faut d’abord, dans le silence, dans le secret, s’être intimement approché de Jésus et avoir, de ses lèvres, recueilli et accueilli le Saint Esprit qu’il transmet.

L’expérience des saints suggère d’ailleurs que le vent impétueux de la Pentecôte - la venue de l’Esprit en force - est un phénomène plutôt extraordinaire et exceptionnel et que, le plus souvent, le souffle de l’Esprit est intérieurement perçu comme ce murmure très doux que le prophète Élie entendit sur l’Horeb 1.

1. " Et voici que le Seigneur passait. Un vent fort et violent déchira les montagnes : mais le Seigneur n’était pas dans ce vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre : mais le Seigneur n’était pas dans ce tremblement de terre. Après

Le souffle exprime encore autre chose que la communication de la vie divine. Jésus dit à Nicodème : " Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix. Mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit " (Jn 3,6).

L’homme livré à l’Esprit devient semblable à la feuille que le vent emporte.

Le Saint Esprit agit sur nous. Il nous meut. En cela, il diffère du Verbe qui nous éclaire et nous instruit. Le Verbe de Dieu opère sur notre intellect, sur notre pensée. L’Esprit opère sur notre vouloir. Il nous infléchit dans le sens des intentions divines. Mais ce ne sont pas là deux actions parallèles. Elles convergent à chaque moment. Quel que soit l’acte concret auquel nous incline l’Esprit, c’est toujours, en définitive, Jésus que l’Esprit nous fait vouloir et atteindre. Dans tout mouvement de notre âme vers Jésus, là est l’Esprit. Céder à ce mouvement, c’est s’unir à l’Esprit. Et telle est la piété fondamentale envers l’Esprit Saint.

le tremblement de terre, un feu : mais le Seigneur n’était pas dans ce feu. Et, après le feu, un son doux et subtil. Aussitôt qu’Élie l’eût entendu, il s’enveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne, et voici qu’une voix lui parlait " (I R 19,11-13).

Il y a bien des degrés dans la vie livrée à l’Esprit. Beaucoup s’efforcent de n’être pas infidèles aux règles, aux préceptes, sans explicitement ou consciemment chercher à s’ouvrir aux " inspirations ". D’autres se rendent malléables aux conduites de l’Esprit dans quelques rares et " grandes " occasions. D’autres ont conscience que, devant Dieu, toutes les occasions sont " grandes "; qu’il n’y a pas d’action petite ou indifférente : et que chaque choix volontaire, chaque démarche, si insignifiante qu’elle paraisse - la parole à dire, la lettre à écrire, la lecture à faire, l’itinéraire à prendre, etc. - peut s’accomplir sous la " guide " 1 du souffle divin. C’est la vie " guidée ". À un degré supérieur, on peut devenir un prisonnier de l’Esprit et ne s’avancer que lié, ligoté par lui, comme ce fut le cas de l’apôtre Paule. Ce sont autant d’étapes sur la voie de la sainte obéissance. L’essentiel est de commencer là où nous en sommes, avec le peu que nous avons.

1. Pourquoi ne pas faire revivre ce mot, fréquent dans la langue des XVIe et XVIIe siècles et qui correspond parfaitement à l’anglais guidance, d’un usage si répandu dans le mouvement du Réarmement moral ?

2. " Voici que, lié par l’Esprit, je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui doit m’y arriver " (Ac 20,22).

Le vol de la Colombe sur Jésus, dans la vision qu’en eut Jean, représente l’action dirigée, la volonté orientée, l’opération de l’Esprit que le Père envoie vers le Fils, vers l’Agneau, afin que sur lui il se pose.

VII

Ce n’est pas sous la forme de la Colombe que l’Esprit descendit sur les disciples, au matin de la Pentecôte. " Ils virent paraître des langues séparées les unes des autres, qui étaient comme des langues de feu et qui se posèrent sur chacun d’eux " (Ac 2,3). Que représentaient ces langues ?

Chaque disciple reçoit une des langues de feu. Le personnalisme de la vie selon l’Esprit est ainsi souligné. Les Apôtres, la Mère et les " frères " du Seigneur, les autres femmes, les autres disciples présents : tous reçoivent, aux yeux des hommes, une portion égale de l’Esprit.

Aussitôt " ils commencèrent à parler des langues étrangères, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer " (Ac 2,4). Ce n’est pas ici le lieu d’examiner ce que fut le " parler en langues ", le jour de Pentecôte. S’agissait-il d’une connaissance infuse et miraculeuse de langues alors en usage ? Ou bien les disciples s’exprimaient-ils en araméen, tandis que les auditeurs

les entendaient dans leurs langues diverses ? Ou bien les auditeurs obtenaient-ils une perception spirituelle directe du sens des paroles, indépendamment des mots prononcés ? Ou bien se passait-il quelque chose d’analogue aux phénomènes de " glossolalie " qui se produisirent plus tard à Corinthe ? Peu importe. Il serait imprudent d’exclure la glossolalie des manifestations spirituelles possibles de notre époque. Cependant le parler en langues du matin de Pentecôte peut revêtir, à notre usage, un aspect quotidien et moins spectaculaire. Ce dont il s’agit pour nous, c’est de trouver, ou plutôt d’obtenir, selon que l’Esprit nous donne, la langue, le langage qui puisse atteindre le coeur de ceux auxquels nous nous adressons. Au-delà des mots, le coeur parle au coeur, cor ad cor loquitur. C’est là une grâce de Pentecôte que nous pouvons et devons assidûment rechercher.

L’organe de la langue a une signification par rapport à l’Esprit lui-même. Les Hébreux étaient impressionnés par le roucoulement, le gémissement des colombes. La Colombe est la voix divine dont la langue constitue l’organe visible. Le Père pense. Sa Pensée est le Verbe, le Logos, la Parole. Cette Parole est portée par la Voix, qui est l’Esprit.

Mais l’Esprit ne profère-t-il pas des paroles qui soient bien à lui ? Ne lui arrive-t-il pas de nous parler, tout comme le Fils nous parle ? Le livre des Actes nous rapporte plusieurs ordres donnés par l’Esprit. En réalité, toute parole divine est une parole de Jésus, de Celui qui est la parole elle-même, le Verbe fait chair. L’Esprit ne parle pas de lui-même, comme le Sauveur le déclare. Pourquoi, alors, certaines paroles sont-elles attribuées à l’Esprit ? Remarquons que ces interventions de l’Esprit sont assez rares. Elles sont brèves. Elles constituent des ordres précis, des indications concrètes, telles que : " Séparez-moi Barnabé et Saul " (Ac 13,2). Le Saint Esprit empêche Paul et Timothée d’annoncer la parole en Syrie. Il ne leur permet pas davantage d’aller en Bithynie (coeur 16,6-7). Il n’est pas dit clairement si ces consignes étaient exprimées en mots. Le premier des cas que nous venons de citer est le seul où un texte de l’Esprit apparaît. L’Esprit avertit Paul que, de ville en ville, des chaînes et des afflictions l’attendent (coeur 20,2-3). Là encore il s’agit d’un court message pratique dont la formulation n’est pas reproduite.

Nous confessons, dans le symbole de foi, que l’Esprit a " parlé par les prophètes ". Cela signifie que l’Esprit a préparé, adapté, mû les prophètes à recevoir et publier ce qui leur était communiqué du Verbe de Dieu. Mais l’Esprit n’était pas la parole.

L’Esprit diffère donc essentiellement du Verbe. Il est cependant le porteur et le héraut du Verbe, par le fait qu’il est la Voix. Il y a entre l’Esprit et le Verbe la même relation qu’entre la voix et la parole. La Voix, par ses modulations, ses inflexions, individualise le contenu objectif et pour tous identique de la Parole. Elle rend la Parole assimilable. Non seulement l’Esprit agit sur notre volonté et nous meut à l’action, mais, en tant que Voix, il profère la Parole en l’adaptant à nos sentiments, en influençant nos émotions. Il ajuste effectivement la Parole à chaque âme. Il charge le même Verbe de nuances variables selon les auditeurs.

Un dialogue avec l’Esprit n’est pas impossible. Cependant, partout où il y a dialogue, il y a dialogue avec le Logos, avec Jésus. C’est Jésus qui parle. Et c’est l’Esprit qui porte sa parole jusqu’à nous, - jusqu’en nous. Le message de l’Agneau nous est transmis par la voix de la Colombe.

VIII

Les langues qui descendirent sur les disciples étaient " comme des langues de feu" (coeur 2,3). Nous touchons ici à un autre aspect de l’Esprit Saint.

Entre le vent et la flamme, entre le souffle et le feu de l’Esprit, il existe une relation étroite. Le feu est un embrasement des gaz ou des vapeurs de l’air. Il n’y a pas de feu sans air. La flamme de l’Esprit manifeste visiblement le souffle invisible de celui-ci. Il y a aussi dans la flamme jonction de l’Esprit et du Verbe. Car le feu apporte lumière et chaleur’. L’élément lumineux, c’est le Verbe, clarté suprême, lumière du monde. Il éclaire tous les hommes. Mais le feu ne serait point perçu sans cette combustion invisible qui est l’oeuvre de l’Esprit et qui dégage la chaleur. La combustion, l’opération du Saint

1. On trouvera peut-être que nous nous appesantissons indûment sur de grossières comparaisons matérielles. Mais un chrétien ne peut-il considérer le monde matériel comme un ensemble de signes dont chacun suggère une réalité spirituelle ?

Esprit rend apparente la Lumière, le Christ. La Colombe montre l’Agneau.

Dans toute action de l’Esprit, il y a une double combustion, deux embrasements. Il y a ce qui se passe en nous et ce qui se passe en l’Esprit lui-même. D’une part, l’Esprit communique sa propre flamme à ceux sur lesquels il agit. Il les échauffe, il les anime de cette vive ardeur que nous appelons amour, dilection, charité. Là, encore, il agit, non sur l’intellect, mais sur la volonté et les sentiments. Il se fait émotion. Il est vrai que nous implorons les "lumières du Saint Esprit ". Cependant le Saint Esprit n’est pas la lumière. Il exhibe, manifeste la Lumière unique, Jésus. Il la produit comme l’ignition produit la clarté.

Nous avons dit que, pour nous, normalement, les langues de Pentecôte signifient le langage que l’Esprit nous donne pour parler à la diversité des coeurs. Mais cette langue nouvelle doit être " ignée ", embrasée, brûlante, - à la fois ardente et tendre, - et ce sont là des caractéristiques de l’Esprit. Alors nous obtenons la langue de feu. Alors, l’Esprit, la Voix, la Langue, profère la Parole, le Fils de Dieu, le Verbe.

Hélas ! comment le bois vert que nous sommes pourrait-il s’embraser, " prendre feu ", - prendre le feu de l’Esprit ? Ce qui est impossible aux hommes est possible au Seigneur. Le prophète Élie avait, à trois reprises, versé quatre cruches d’eau sur l’holocauste et sur le bois, et l’eau coulait tout autour de l’autel ; et néanmoins le feu descendit et consuma l’autel et l’oblation (I R 18,30-38). Malgré toutes mes souillures, le feu de l’Esprit peut tomber sur moi à cette minute même, - si je m’offre...

Celui qu’embrase l’Esprit se consume lui-même. Là où le feu existe, une certaine matière brûle et se détruit. Le feu doit être nourri. En nous la vive flamme doit dévorer tout ce qui n’est pas de Dieu. Saint Paul déclare que le bâtiment édifié, non avec de l’or ou des pierres précieuses, mais avec du bois, du foin ou du chaume, sera éprouvé par la flamme, et que son ouvrier " sera sauvé, mais comme au travers du feu " (I Cor 3,12-15). Mais c’est dès maintenant que la purification par le feu de l’Esprit devrait prendre place et que nous devrions nous offrir comme un grain d’encens posé sur un charbon ardent.

D’autre part, l’Esprit lui-même brûle à jamais, sans toutefois qu’il y ait en lui rien à détruire, car il est toute pureté, toute sainteté. Il est le Buisson Ardent que vit Moïse. " Et voici, le buisson était tout en feu, mais le buisson ne se consumait point " (Ex 3,2). Ne dirons-nous pas avec Moïse : " Je me détournerai de mon chemin pour voir cette grande vision et pourquoi le buisson ne se consume pas " (Ex 3,3) ?

À un certain degré de chaleur, il y a ébullition. Certaines des manifestations qui accompagnèrent la descente de l’Esprit, au jour de la Pentecôte, nous font penser à un bouillonnement, à une effervescence. C’est l’effervescence de l’Esprit. Des guérisons, des parlers nouveaux, d’étonnantes interventions divines se produisirent. Il est naturel que nous nous demandions pourquoi ces interventions semblent ne plus se produire, ou se produire plus rarement. Dans bien des cas, c’est notre manque de foi, notre timidité qui est en cause. Osons-nous imposer les mains aux malades ? Osons-nous avancer à travers le monde hostile avec la seule arme du nom de Jésus ? 1 Mais la puissance de l’Esprit n’a pas cessé, ne cesse pas de manifester le Christ. Toute l’histoire des saints nous montre les grâces de Pentecôte faisant irruption dans la trame quotidienne. Souvent nous ne percevons pas ces

1. Les résultats obtenus de nos jours par le renouveau pentecôtiste pourraient nous fournir la matière d’un examen de conscience et de très salutaires réflexions.

grâces, parce que nous nous attendons à quelque chose d’extraordinaire. Mais le propre de l’Esprit n’est pas de produire des thaumaturges et des miracles extérieurs. Ceux qui se rendent dociles à l’Esprit deviennent capables de faire les choses ordinaires d’une manière extraordinaire, d’accomplir l’acte le plus banal avec une intention nouvelle et plus haute. Cet " extraordinaire " échappe aux regards, et cependant tout a été transfiguré et transformé. Le fer n’a pas cessé d’être le fer. Sa température néanmoins a changé. Le feu l’a rougi et blanchi.

IX

Regardons encore la Colombe, puisque aussi bien la Colombe est la seule forme vivante, et non simplement matérielle, sous laquelle l’Esprit se soit manifesté.

Lors du baptême de Jésus, la Colombe descend sur lui. Cette descente est un don, le don que le Père fait à son Fils bien-aimé. La Colombe est donnée à l’Agneau. Et ce qu’il y a de plus profond dans le mystère de la Colombe est justement la manifestation de l’Esprit en tant que don, ou plutôt en tant que le Don.

" Vous recevrez le don du Saint Esprit " (coeur 2,38), déclare l’apôtre Pierre. Tout le livre des Actes montre à quel point le don, le don de Dieu, est identifié à l’Esprit. Les Pères grecs ont creusé cette notion. Ils ont dit que l’Esprit est non seulement le Donateur, celui qui accorde des dons, mais qu’il est lui-même le Don par excellence, celui qui donne sa propre personne. Plus : il est un avec la donation, avec l’acte de donner, car c’est dans l’action que l’Esprit se révèle. Son devenir, son actualité est en quelque sorte de s’épuiser lui-même. Il se dépense à l’infini. Il est générosité, fécondité, épanchement, exhaustion. Et voilà pourquoi l’Esprit est si difficile à " saisir ". Nous ne le découvrons que dans la communication de lui-même à un autre. Il semble s’évanouir si nous essayons de le fixer, de l’établir, de le mettre en place, alors que, par tout son mouvement, il " tend " à se poser sur d’autres, et sur d’autres, et encore sur d’autres, et à les entraîner vers l’Agneau. Il s’évacue lui-même dans un abîme infini d’extraversion et d’abnégation. Il ne se montre pas si ce n’est " vers " un autre ou " auprès " d’un autre. C’est à cause de cet " être auprès " que Jésus le nomme Paraclet 1.

1. Le mot Paraklitos a été souvent traduit par " Consolateur ". Mais sa signification exacte est : " celui qui est appelé auprès ". L’Esprit est auprès de nous comme un ami, une aide, un défenseur contre le monde. Jésus lui-même est notre Paraclet, notre avocat auprès du Père (1 Jn 2,1). Mais il annonce qu’un second Paraclet vient (Jn 16,13). Le second Paraclet, l’Esprit, est l’avocat de Jésus auprès de nous, le défenseur de la cause de Jésus, l’éveilleur de son souvenir, l’écho de sa parole. C’est en ce sens qu’on peut dire premièrement que l’Esprit est le Consolateur. Il est envoyé aux disciples pour les consoler de l’absence visible de Jésus. Secondairement l’Esprit nous console dans nos tristesses journalières, car ces tristesses font partie de la grande tristesse qui est de ne pas voir le Sauveur.

Nous pouvons, dans notre vie personnelle, faire l’expérience de l’Esprit en tant que Don. Quand nous demandons à Dieu telle ou telle chose terrestre, nous ne sommes jamais sûrs que notre demande soit d’accord avec sa volonté. Mais il y a une demande dont nous sommes certains qu’elle sera exaucée, si nous-mêmes n’y mettons pas d’obstacle. C’est la demande du Don suprême, la demande de l’Esprit. Jésus le proclame : " Si vous qui êtes mauvais savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste donnera-t-il le Saint Esprit à ceux qui le demandent " (Le 11,13) C’est là le baptême de l’Esprit, baptême toujours accessible et toujours renouvelable, à la seule condition que nous nous offrions sincèrement à la Colombe 1.

1. Quelques mots sur le " baptême de l’Esprit" ne seront peut-être pas superflus. " Vous serez baptisés du Saint Esprit dans peu de jours " dit Jésus aux disciples (Ac 1,2). C’est évidemment l’annonce de la Pentecôte. Or, nous l’avons vu, les disciples avaient déjà reçu l’Esprit avant la Pentecôte, le soir de Pâques. Ce qui semble caractériser le baptême du Saint Esprit est donc une descente de l’Esprit avec une certaine puissance. Cette venue de l’Esprit n’apparaît point liée à des conditions extérieures d’institution ou de ministère. Saul converti reçut le Saint Esprit avant d’être baptisé d’eau. Il le reçut par l’imposition des mains d’Ananias, lequel, autant que nous sachions, n’avait pas de mandat apostolique à cet effet. Les nouveaux convertis de Joppé furent également " baptisés du Saint Esprit " avant tout baptême d’eau. D’autre part, la descente de l’Esprit est un phénomène renouvelable. Les " frères " qui avaient reçu l’Esprit lors de la Pentecôte sont une fois encore " remplis du Saint Esprit " (avec la manifestation pentecostale d’un tremblement de terre) après la libération miraculeuse de Pierre et de Jean et la prière collective pour que des prodiges s’accomplissent au nom de Jésus (toujours le couple Jésus-Esprit). Le baptême de l’Esprit, d’après les données scripturaires, apparaît comme une intervention divine ne dépendant pas d’une hiérarchie ou d’une institution. Quiconque possède l’Esprit peut, si Dieu le veut, le communiquer à d’autres, d’une manière non sacramentelle, souvent d’une manière silencieuse et implicite, dans le cours de notre vie quotidienne. L’Esprit peut aussi descendre sur nous dans le secret de notre chambre, aussi souvent que nous implorons en vérité sa venue.

X

L’Esprit est don, il est le Don par rapport à nous. Et nous pouvons éprouver la réalité de l’Esprit en tant que Don. Mais la conception du Don nous permet aussi, dans une bien humble mesure, d’obtenir quelque clarté sur les rapports personnels de la Colombe avec l’Agneau et avec le Père qui, d’une manière invisible, envoie la Colombe sur l’Agneau. Nous touchons ici au mystère insondable, ineffable, des Trois Personnes divines. Ce que nous dirons n’est - cela va de soi - qu’un pauvre balbutiement.

Il y a bien des manières d’approcher la Personnalité du Saint Esprit . On peut légitimement le définir comme une relation, non point abstraite, mais substantielle et vivante, à l’intérieur de Dieu : ce qui lui est propre est la " spiration " (de même que ce qui est propre au Fils est la " filiation " et que ce qui est propre au Père est la " génération "). On peut aussi prendre pour point de départ ou termes de comparaison les activités psychologiques de l’homme : c’est ainsi qu’on établit un rapport spécial entre le Verbe divin et notre intellect ou entre l’Esprit et notre vouloir, le Père étant à l’origine de l’un et de l’autre. Mais de hautes et saintes intelligences ont essayé d’atteindre le Saint Esprit selon une autre ligne, à travers la conception du don d’une personne à une autre, quand la première est elle-même donnée.

Dieu est Amour. La Personne du Père est l’initiative et la Source de l’Amour. Le Père est le premier Aimant, la tendresse incréée, le coeur d’où tout découle. La Personne du Fils est celle du premier Aimé. Secondairement, le Fils aussi est Aimant, mais il est d’abord l’Aimé, le Bien-Aimé. Définirons-nous maintenant l’Esprit comme l’amour du premier Aimant et du premier Aimé ? Cela est juste en un certain sens. Mais, s’il est facile de concevoir un Aimant et un Aimé comme des personnes, il est plus difficile de personnaliser l’Amour, lequel semble plutôt un état d’âme. Et nous sommes ainsi amenés à la conception d’une troisième Personne (il ne saurait y en avoir plus de trois, car ce sont les trois seules relations personnelles possibles sans confusion de l’une avec une autre), - à la conception d’un Troisième qui serait " co-Aimant" et " co-Aimé ". Sa situation par rapport aux deux autres Personnes serait un rapport de " codilection ". Loin d’entrer par effraction, par intrusion, dans le cercle et l’échange de l’amour divin, le condilectus 1, égal au Père et au Fils, serait le Don, - le plus grand don qui puisse être imaginé, le don d’une Personne offerte elle-même 2, don ayant pour premier principe

1. Nous devons cette expression à Richard de Saint-Victor, le grand théologien de l’Esprit comme " Personne donnée ", au XIVe siècle.

2. Peut-être les exigences d’amour de l’âme humaine nous aideraient-elles, de loin, à comprendre cette conception de la " Personne-Don ". Imaginons qu’une personne se doit donnée à une autre personne aimée si totalement et si profondément et qu’il ne reste plus rien à donner d’elle-même. Que pourrait encore souhaiter la personne aimante, afin d’offrir encore quelque chose ? Ceci seulement : un nouvel amour, égal, identique au premier. Cet amour postule une conscience vivante, une troisième personne qui serait un don émanant de la générosité suprême de l’Aimant. Une telle donation ne se peut réaliser dans l’expérience humaine, encore qu’elle se puisse rêver. Mais elle trouve son accomplissement dans les mystères de la charité divine.

la Personne divine du Père, lequel seul est " source " 1.

Nous ne voulons pas aller plus loin et entrer dans des discussions théologiques. Restons-en à ces aperçus, à ces faibles lueurs. Nous dirons seulement que, à notre connaissance, plusieurs chrétiens qui avaient peine à concevoir l’Esprit comme une personne ont trouvé, dans cette notion d’une " Personne-Don ", une issue à leur difficulté et une vive prise de conscience de la réalité toute personnelle, toute donatrice, toute donnée de l’Esprit Saint.

1. L’affirmation que le Père seul est source, initiative absolue, est également acceptée par ceux qui admettent que l’Esprit procède seulement du Père, et par ceux qui admettent que l’Esprit procède du Père et du Fils, et par ceux qui admettent que l’Esprit procède du Père par le Fils. Tous admettent aussi que l’Esprit, aimé par le Père et par le Fils, leur rend cet amour dont il est l’objet.

XI

L’Esprit se manifeste aux hommes comme élan vers le Fils. Or le Fils est élan vers le Père, cri vers le Père. Nous l’avons déjà dit, la prière que l’Esprit suscite dans nos coeurs n’est pas - sauf en certains cas exceptionnels - une prière qui s’adresse à lui-même et dont il soit le terme. C’est une prière dirigée vers le Fils et, à travers le Fils, vers le Père. Écoutons Saint Paul : " Et, parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, lequel crie : Abba, c’est-à-dire : Père " (Gal 4,6).

Nous pouvons entrer, autant qu’il est permis à des hommes de le dire, dans l’intimité du Père et du Fils, en essayant de nous unir aux sentiments du Père envers le Fils et à ceux du Fils envers le Père. Nous pouvons, de même, essayer de nous unir aux sentiments du Père envers l’Esprit et aux sentiments de l’Esprit envers le Père et le Fils. Par un regard aimant, par un ardent désir, nous nous efforcerons de coïncider’

1. Au plein sens étymologique de ce mot : incidere, " tomber sur ", et cum, " avec ".

avec le vol de la Colombe vers et sur l’Agneau. Nous entrerons dans cette tendresse du Père que la Colombe porte au Fils. Avec le Fils, nous aimerons le Père. Avec l’Agneau, nous aimerons la Colombe.

Il n’est pas possible de nous trouver en contact avec l’une des Trois Personnes divines sans nous trouver, de ce fait même, en contact avec les deux autres’. Si nous disons que le Père, ou le Fils ou l’Esprit opère en nous tel ou tel effet, il faut toujours ajouter qu’il y a, dans chaque cas, co-opération des autres Personnes. Lorsque nous lisons l’Évangile, il faut suppléer à ce que le texte ne déclare pas explicitement. Nous lisons que Jésus a dit ceci, a fait cela. Mais il a dit ceci, a fait cela sous la motion de l’Esprit. Et, quand nous lisons dans les Actes que l’Esprit a produit tel résultat, ajoutons que c’est chaque fois l’esprit de Jésus, envoyé aux hommes par Jésus. Enfin, n’oublions pas la Source : le Père. Lire ainsi les Écritures constitue la vraie piété

1. Le Bienheureux Augustin a magnifiquement exprimé cette nécessité : " Il est impossible de diviser l’amour. Choisis toi-même qui tu veux aimer. Tout le reste va immédiatement le rejoindre... Ne te dérobe pas à l’amour au nom d’un autre amour. Dans cet amour, tout se tient " (In Ép. Jean., tract. 10, n° 3).

envers l’Esprit, plutôt que de chercher à isoler celui-ci et à délimiter les frontières de son action propre.

Même dans les relations " incommunicables " des Trois Personnes - génération, filiation, spiration - une merveilleuse unité subsiste. Il n’y a pas entre les Trois opposition ou juxtaposition : il y a " position vers" les deux autres, " pour " les deux autres, et, en second lieu, vers nous et pour nous, par grâce. Les trois relations fondamentales, que nous avons dites incommunicables, sont cependant co-ordonnées de telle façon qu’elles aboutissent à une communicabilité suprême entre les Trois. Et, parce qu’il y a communicabilité suprême, il y a consubstantialité 1.

Voilà ce que nous découvrons, si nous suivons jusqu’au bout le vol de la Colombe, si nous observons d’où elle vient et où elle va. Comme au baptême, nous voyons la Colombe se reposer sur l’Agneau. Comme au baptême, nous entendons le Père, qui a envoyé l’Esprit, proclamer le Fils Bien-Aimé.

1. Ce chef d’oeuvre de l’ancienne iconographie russe, la Trinité d’André Roublev, exprime bien ce qu’il y a simultanément d’identique et de distinct dans les Trois personnes divines. Les trois anges assis à la table d’Abraham ont le même visage, les mêmes traits, mais l’expression et l’attitude diffèrent. L’ange qui représente le Père désigne au Fils le plat contenant le veau (victime sacrificielle), en un geste esquissé plutôt qu’affirmé, geste contenu, retenu, comme contractile, geste qui mystérieusement suggère le sacrifice et y invite. L’ange représentant le Fils incline doucement la tête, dans une obéissance douloureuse. Lui aussi étend la main vers le plat, en un geste non point hésitant, mais comme explorant. Et remarquons le troisième, l’Esprit. II fixe son regard sur le Fils avec une concentration totale et une expression navrée. Tout en lui est sympathie, pitié, " compassion " à la " Passion " future. Il remplit ici suprêmement, auprès de Jésus, le ministère de Paraclet et de Consolateur. La contemplation de cette icône nous initiera, plus que bien des pages, à la relation de l’Esprit au Fils. L’icône de Roublev a une autre valeur symbolique. En montrant les Trois Personnes comme trois anges doués de la même beauté, il nous délivre du vieillard à barbe blanche et nous révèle que la beauté et la jeunesse du Fils sont un reflet de l’éternelle beauté de l’éternelle jeunesse du Père. Et il nous aide à mieux prendre conscience de la Personnalité de l’Esprit, lui aussi un ange jeune et beau. Certes le symbole de la Colombe est d’une grande profondeur et d’un indescriptible charme. Beaucoup d’entre nous, néanmoins, s’ils s’efforcent à une vision concrète de l’Esprit, seront puissamment aidés par l’image du Troisième Ange, rayonnant de beauté, rayonnant de jeunesse.

XII

C’est dans le tête-à-tête de l’âme avec son Dieu que nous avons jusqu’ici considéré la Colombe et l’Agneau. L’Esprit appelle le Verbe. La voix de l’Esprit, criant en nous vers le Christ, s’unit à une autre voix, celle de l’Église véritable, de l’Église pure et sans tache. Si nous écoutons fidèlement la voix de l’Esprit en nous, nous nous joignons à la voix de l’Église. Que disent ces deux voix ?

"L’Esprit et l’Épouse disent : Viens" (Ap 22,17). L’Épouse est l’Église. L’Apocalypse nous la représente comme mariée à l’Agneau. La voix de l’Église - de l’Église sainte - est parfaitement ajustée à cette autre voix qui est l’Esprit lui-même. Elle dit la même chose. Elle fait écho à l’appel que l’Esprit, nous l’avons vu, ne cesse d’adresser à Jésus : Viens !

Ainsi, le dernier chapitre de l’Apocalypse nous montre l’Église tendue, comme l’Esprit, vers l’Agneau. Sous l’impulsion de l’Esprit, l’Église résume toute sa prière au Christ dans ce seul mot : Viens !

En nous-mêmes, l’Esprit ne cesse de dire à Jésus : Viens ! Cent fois par jour, mille fois par jour, doucement, affectueusement, l’Esprit s’efforce de susciter en nous une orientation vers Jésus, l’appel de Jésus. C’est là son ministère par rapport aux hommes. Nous ne serons authentiquement pieux envers la Colombe que si, mus par l’Église, et avec l’Église de Dieu, nous disons à l’Agneau : " Amen ! Viens, Seigneur Jésus " (Ap 22,20).

 

LA COUPE (Bulletin 14)

Extrait du livre La Colombe et l’Agneau, " Un Moine de l’Église d’Orient " (Père Lev Gillet), Éditions de Chevetogne, 1979.

Ce matin pendant que je célébrais la Sainte Liturgie, j’avais en face de moi sur le mur l’icône de la Trinité de Roublev : les trois Anges, les trois Personnes assises à la table d’Abraham. Devant moi, juste sous mon regard, la Personne qui occupe le centre, de chaque côté les deux autres Personnes et, au milieu de la table, le calice, la coupe. Cette coupe, occupant une place centrale à une faible distance de l’endroit où je me tenais, semblait m’être offerte ainsi qu’à tous ceux qui se trouvaient derrière moi.

Quand je suis venu célébrer la Liturgie ce matin, je ne savais pas très exactement sur quoi porterait notre méditation. Cette coup en face de moi et votre présence autour de moi et derrière moi ont fixé mon idée. Je me suis dit : Je ne puis parler d’autre chose, je parlerai de cette coupe dont le Seigneur a dit: La coupe que je boirai, pouvez-vous la boire ? (Mt 20,22).

Tantôt exprimé clairement, tantôt indiqué d’une manière indirecte, voilée, ce thème de la coupe traverse l’Écriture Sainte toute entière : la Coupe, la Vigne, le Vin. Cela commence avec Noé. Cette épisode de Noé, dans le livre de la Genèse, je ne sais pas quelle impression il produit sur vous. Peut-être cous paraît-il difficile à comprendre, témoignant chez le narrateur d’un goût peu affiné ? Certains le trouveront peu édifiant. Noé goûte le vin pour la première fois et il s’enivre. En exposant sa nudité, il cause une sorte de scandale (Gn 9,20-27). Les Pères de l’Église ont insisté sur l’importance de cet épisode : l’épisode de la découverte du vin. L’introduction de la coupe, l’introduction du vin dans la vie spirituelle, cette expérience nouvelle pour Noé – je laisse ici parler les Pères de l’Église – c’est celle d’une force qui opère, dans un élément naturel, un changement remarquable, extraordinaire : cette eau enfermée dans la peau des raisins, avec le temps, sous l’influence du soleil, sous l’influence de la chaleur et de la lumière, se transforme et devient elle-même chaleur, lumière et force sous l’aspect du vin. Il s’agit de l’introduction dans la vie spirituelle de ce que l’on pourrait appeler, au sens originel du terme, extasis : se tenir, se mettre au-dehors. C’est le moment où l’on sort de soi-même, le moment où l’on brise avec les convenances extérieures, avec toute convention, avec toute formalité, pour entrer dans la vie réelle, dans sa spontanéité, dans sa force, dans sa puissance. Voilà ce que représente Noé.

L’ivresse de Noé nous met en quelque sorte hors du bon usage, de ce qu’il convient de faire, hors des convenances. Elle nous introduit dans ce que j’appellerai le domaine de l’incoordonnable, le domaine de la Puissance Divine qui brise toutes les limites, qui renverse toutes les barrières, qui nous remplit de l’Esprit Saint et nous fait parler. Il y a beaucoup de cas dans la vie où l’on pourrait parler de vin.

Je dirai un mot maintenant de l’épisode de Benjamin et la coupe de Joseph (Gn 44,1-17). Jacob a envoyé ses fils auprès de Joseph, devenu vizir du Pharaon. Joseph insiste pour que l’on fasse venir aussi son frère Benjamin, le plus jeune frère qui est aimé du père, qui est aux yeux du père ce qu’il possède de plus précieux. Joseph veut que cet enfant vienne. Or avant que ses frères ne le quittent pour retourner auprès du père, Joseph, secrètement, fait placer dans le sac de Benjamin, de l’enfant privilégié, sa propre coupe. Au moment où les frères s’apprêtent à partir, Joseph les convoque et on les interroge : " Où est la coupe du vizir, la coupe dans laquelle il boit et qui lui sert – retenez bien ces paroles – à connaître l’avenir ? " (cf. Gn 44,5). Voilà un sens nouveau et profond de la coupe : la coupe où nous buvons n’est pas seulement cette extase, cette sortie le l’état naturel, cet accès à un état supérieur, divin. La coupe est aussi pour Joseph ce qui règle son avenir, ce qui l’oriente dans sa conduite et son action.

Joseph dit : " Je vais faire fouiller tous les sacs et celui dans le sac duquel la coupe sera trouvée, celui-là devra demeurer auprès de moi comme mon esclave " (Gn 44,10). C’est dans le sac de Benjamin que l’on trouve la coupe. Cet épisode a un sens si profond ! La coupe de notre destin, la coupe qui pourrait, qui devrait – si nous savions – orienter toute notre action, tout notre avenir, la coupe en fonction de laquelle nous devrions prendre toutes nos décisions, cette coupe est placée dans le sac de Benjamin, dans le sac de chacun de nous.

Nous pouvons accepter ou refuser cette coupe qui, comme toute l’Écriture le montre, est tantôt coupe de joie, la coupe débordante, la coupe l’exaltation, tantôt la coupe de douleur. " S’il est possible que cette coupe s’éloigne de moi, mais cependant que ta volonté soit faite " (cf. Mt 26,39).

Ceux qui acceptent la coupe ainsi seront peut-être une infime minorité. La plupart des hommes ne savent même pas que la coupe a été placée dans leur sac, que la coupe de leur destin est là, en eux-mêmes. Tu peux dire oui ou non à ce choix, mais ceux qui acceptent la coupe, deviennent les esclaves, les serviteurs intimes. Désormais ils seront liés d’une manière particulière à celui qui a placé la coupe, à Dieu. Sous une forme spéciale ils sont consacrés à Jésus. Quand on a reçu, quand on a accepté la coupe, on ne peut plus être comme on était auparavant. C’est la vie entière qui change en fonction de cette coupe. Comme pour Joseph : la coupe où il boit, lui sert à régler, à orienter son avenir.

Je prendrai un dernier exemple : le soir du dernier repas, le soir de la Cène, Jésus dit : Prenez, buvez (Lc 22,17). Le Seigneur ne dit pas : " Recevez, buvez ". Il dit : " Prenez, ayez l’audace, ayez le courage, ayez l’ivresse comme Noé, ayez l’extase d’étendre vous-même la main et de prendre la coupe débordante de ce vin, de ce sang qui est répandu pour vous ". Remarquez ce mot : " répandu ". Ce n’est pas simplement versé, comme on verse dans un verre, dans une tasse en mesurant la quantité, en adaptant le volume de ce qui est versé à la capacité de l’individu, non. " Ceci est mon Sang qui est répandu ", qui est gaspillé, qui est lâché, qui n’est pas réduit à une mesure, mais qui coule librement, qui se répand, qui fuse. C’est la générosité, c’est le don sans mesure, c’est l’amour sans limites.

Voilà ce que dit la coupe. J’avais donc cette coupe devant moi ce matin et je me disais : mais elle est présentée à chacun de ceux qui sont ici ! Que représente-t-elle exactement pour chacun d’eux, quelle est la coupe de chacun ? Y en a-t-il parmi eux qui l’accepteront, qui voudront devenir les esclaves, les porteurs de la coupe ? Ou vont-ils refuser ?

NON CORRIGÉ :

Y en aura-t-il sur qui agira – non la vision de la Trinité de Roublev – mais la communion qu’ils vont recevoir, ce pain et ce vin qui sont le Corps et le Sang du Seigneur, en sorte qu’ils prennent la coupe à ce moment-là.

Essayons de préciser quelle est notre attitude personnelle envers la coupe, envers le vin, envers la vigne. Ah, si cet homme que je suis, cet homme que vous êtes, ah, si cette femme que vous êtes, ne veut pas cueillir la grappe de la vigne, mais voudrait se contenter d’enlever ici ou là un grain de raisin pour en savourer le goût enivrant, jouir d’une émotion en trouvant que l’expérience vaut la peine d’être vécue, mais sans prendre la décision, sans avoir la force de dire : " Je vais couper cette grappe, je la prends et je la prendrai toute entière. Je ne vais pas au hasard prendre, détacher un raisin ici, un autre là, non, je veux la grappe toute entière, je veux la grappe qui puisse remplir ma coupe, si on la presse et je boirai cette coupe, si Dieu m’en donne la force. Tout au moins il y aura en moi l’intention. " Ah, si cet homme ou cette femme ne veut pas ou ne peut pas cueillir la grappe, si le vin est quelque chose de trop fort, s’ils ne peuvent pas supporter, lui ou elle, ce mélange de feu, de sang et d’or qu’est le vin, cette vie portée au maximum et se dépassant elle-même dont il est le symbole. Ah, si l’homme ne comprend pas ce que le vin représente, cette partie de soi-même, la sortie enivrée de soi-même, ce que les Pères de l’Église ont appelé " la folle ivresse " – car ils n’ont pas peur de dire que la vie spirituelle doit à un moment donné déboucher sur une ivresse, sur l’ivresse éternellement présente, éternellement pareille de Noé – alors il ne faut pas toucher à la Coupe. Si tu ne peux pas cueillir et presser la grappe entière et boire le vin contenu dans le calice, ne joue pas avec les raisins.

Ah, si cet homme veut toujours être lent, patient et circonspect, s’il veut s’en tenir toujours à son petit jugement, s’il recule effrayé devant la perspective de voir le raisin pressé sans limite et d’avoir à boire le vin, – je ne sais pas sous quelle forme, elle varie pour chacun, – mais le calice est toujours à la fois le calice de joie et le calice de Gethsémani, on ne peut pas séparer les deux ; s’il n’est pas capable de sortir de soi-même, de se laisser porter par cet enthousiasme, il ne faut pas qu’il touche la grappe, il ne faut pas qu’il touche à la coupe.

Ah, si cet homme a posé ses regards sur cette jeune fille, si elle a répondu à son regard, et si lui n’a pas détourné les yeux, ah, il ne fallait pas prendre la jeune fille par la main, il ne fallait pas lui dire qu’il l’aime, il ne fallait pas lui dire qu’il allait l’emmener avec lui, s’il n’a pas l’intention de lui offrir le partage de sa vie entière.

Ah, si cet homme se contente de pain lourd, du pain dur, du pain qui nourrit effectivement, mais qui n’est pas à l’âme une chose désaltérante, qu’il laisse la coupe de côté, qu’il ne prétende pas, qu’il n’essaie pas de jouer avec elle, de jouir d’elle dans la mesure du possible, de se procurer par la coupe un enthousiasme, une émotion, une expérience passagère. Qu’il n’essaie pas de se procurer ainsi une sorte d’ivresse aussi artificielle que l’ivresse procurée par les drogues diverses.

S’il n’est pas capable, si elle n’est pas capable de joindre à son propre sang ce vin qui en lui, en elle, allumera un feu et rendra chaque partie de son corps et de son esprit chaleur et lumière. Chaleur, lumière, flamme, une flamme symbolisée spirituellement par le vin, qui va de tous côtés exploser en étincelles, transformant tout en chaleur et en lumière. Car celui qui entre dans la familiarité avec la coupe, avec le vin, – j’entends avec le vin offert par Dieu – celui-là entre dans une atmosphère continue de lumière et de chaleur.

Quelle est notre situation à l’égard de la coupe, à l’égard de l’avenir, à l’égard du vin, à l’égard de la " folle ivresse ", de l’ivresse spirituelle ? La coupe nous est présentée et nous ne savons pas quelle forme Dieu entend qu’elle prenne pour chacun de nous. Mais quelle que soit la forme, c’est le même vin qui nous est présenté, le même vin qui nous est offert dans la peine, la décision, le choix, la coupure radicale. Ce vin que vous avez reçu ce matin, vous l’avez bu. Ensuite vous êtes allés baiser la Croix à la fin du service. Avez-vous établi une relation entre ce baiser de la croix et ce que vous avez reçu à la communion ? Au moment de baiser la croix est-ce que je n’entends pas une voix intérieure me dire : " Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive " (Mc 8,34). Si je ne suis pas prêt à écouter cet appel, alors il ne faut pas que je vienne baiser la croix. Il ne faut pas jouer avec la Grâce.

La coupe peut nous être présentée à certains moments de notre vie d’une manière particulièrement frappante. Au moment du mariage, peut-être lui ou elle n’a-t-il pas compris le sens de l’invocation des martyrs qui, dans le service de l’Église orthodoxe, accompagne la bénédiction nuptiale. Peut-être ne soupçonnent-ils pas que le mariage est un martyre journalier en ce sens que chacun renonce à être simplement soi-même et s’impose, à partir de ce moment, de ne pas faire un pas plus vite que l’autre et, de même de ne pas retarder d’un pas sur l’autre Telle est la coupe, tel est le martyre quotidien " Saints Martyrs, priez pour nous ", comme dit une invocation que l’on chante aux épousailles. Si l’on n’a pas compris le sens de cette prière, il ne faut pas s’approcher, il ne faut pas recevoir les couronnes du mariage, il ne faut pas boire la coupe que, précisément, le prêtre donne à l’homme et à la femme qui se sont unis dans le mariage.

Cet autre va recevoir l’habit monastique. Au moment où le prêtre ou l’higoumène lui remet le rosaire, le konvologion, il lui dit : " Souviens-toi qu’à partir de maintenant jusqu’à ta mort, tu dois dire constamment et sur chaque grain de ton rosaire la prière de Jésus, l’invocation au Christ. Souviens-toi, qu’à partir de maintenant tu ne dois plus avoir d’autre pensée, d’autre parole. Souviens-toi que tu entres aujourd’hui dans un cloître qui est plus cloîtré que tous les cloîtres matériels que nous voyons, dans une vie profondément, essentiellement cloîtrée dans le Nom, dans la prière de Jésus, signifiée par ce rosaire dont ta main ne doit jamais se séparer. "

Laissons de côté l’homme et la femme mariés, laissons de côté le moine qui se cloître dans le Nom de Jésus, qui va boire cette coupe, le vin du Nom de Jésus et porter cette coupe partout avec lui. Il existe encore une troisième possibilité. Je m’étonne souvent que dans les contrées orthodoxes – sauf dans deux pays peut-être – on ait laissé tomber dans l’oubli ou qu’on ignore ce rite liturgique, ecclésiastique qui n’est pas une simple invention humaine, ce rite splendide qu’on appelle en russe " bratotvorénié " : " faire de quelqu’un un frère". Les grecs l’appellent le rite de " l’adoption fraternelle ". Il consiste dans un échange de sang. Deux personnes peuvent s’unir en échangeant leur sang, en échangeant deux croix devant le prêtre et en disant

Laines prières qui sont fixées et que l’on trouve encore dans d’anciens livres liturgiques. " Bratorénié ", faire un frère, cela est-il limité à l’expérience peut-être exceptionnelle d’un lien ;ré qui quelquefois peut unir deux hommes ? est-ce pas l’indication de ce qui pourrait être L’égard de chaque homme ? Un " bratotvoré" sans limites sera-t-il possible, s’adressant tous ceux que nous rencontrons, impliquant échange de sang, un échange de croix, un lange de prières, un échange d’amour. Est-ce possible ? Pour qui est-ce possible ? Est-ce possible pour moi, pour toi ?

Euh, si toute grâce bouleversante, si toute grâce catastrophique – dans un sens beau et divin – voyée par Dieu, offerte par Lui, trouve cet nome incertain, hésitant, que sera-ce du vin ,in ? Ah, s’il est éperdu, hésitant, saura-t-il prendre la coupe ? S’il ne peut boire ce vin, alors ‘en sera-ce pour lui de la vie, de l’amour, de femme, qu’en sera-ce pour lui de la mort, de croix, de la résurrection des morts ? " Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? " (Mt ,22).

 

 

CETTE CROIX QUI VOUS EST OFFERTE… (Bulletin no. 5)

par le Père Lev Gillet
(" Un moine de l'Église d'Orient ")

La liturgie a pris fin. Et maintenant l’Église vous invite à vous approcher et à baiser la croix que la main du prêtre vous présente.

Vous allez baiser la croix. Ce geste, beaucoup d’entre vous l’ont déjà accompli plusieurs centaines de fois au cours de leur existence. Comment l’avez-vous accompli ? A-t-il été simplement pour vous un rite, une formalité ? Ou a-t-il été une rencontre vivante avec votre Sauveur, un ébranlement salutaire de tout votre être ?

Vous allez baiser la croix. Ce baiser n’a pas de sens, il n’est que mensonge, s’il ne signifie pas que vous engagez votre volonté à la suite du Christ. Le baiser donné à la croix est une option. Vous choisissez Jésus, vous l’acceptez comme le Seigneur et le Maître de votre vie. Vous reconnaissez le droit absolu qu’il a sur vous. Vous lui dédiez votre adoration et votre obéissance. Vous vous consacrez à lui. De ce fait, chaque fois que vous baisez la croix, en esprit et en vérité, vous opérez, ou, plutôt, Dieu opère en vous une coupure, une rupture radicale avec le péché lointain ou récent. Celui qui sincèrement baise la croix est changé.

Vous allez baiser la croix. Non seulement vous allez accepter le Christ comme votre Seigneur, mais vous allez l’accepter comme votre Sauveur. Baiser vraiment la croix, signe suprême du sacrifice du Christ, c’est obtenir une expérience personnelle de la grâce, de la Rédemption.

Vous croyez de cœur, j’en suis persuadé, et vous confessez de bouche que Jésus a donné sa vie pour vous et que, par lui, vous êtes pardonnés et purifiés. Mais cela est-il demeuré pour vous une formule, ou est-ce devenu une certitude intimement éprouvée et vécue ? Croire en Jésus Christ comme Sauveur et Rédempteur, c’est se jeter dans ses bras et y jeter nos péchés. Vous allez poser vos lèvres sur l’effigie du Crucifié, et, si vous le faites avec foi, avec confiance, avec amour, un merveilleux et mystérieux transfert va s’accomplir. Tout votre péché va être posé sur notre unique Agneau pascal, il va passer en lui, et toute sa pureté va passer en nous. Car le don divin, manifesté dans le Christ, n’est point que Dieu consente à fermer les yeux sur nos péchés et à les oublier, mais en ce que le pécheur qui se repent et accepte Christ est rendu juste, de la justice même du Christ. Cela, le croyez-vous ? Ce transfert, l’avez-vous jamais senti ? Ou, tout au moins, y avez-vous réellement cru ?

Vous avez souvent chanté la Résurrection du Christ ; mais il n’y a pas d’expérience authentique de la Résurrection sans une expérience spirituelle de la Rédemption ; il n’y a point de Tombe vivifiante sans le Calvaire ; il n’y a point d’aube de Pâques sans le Vendredi-Saint. À vous qui allez baiser la croix, une possibilité inouïe est aujourd’hui offerte. C’est la possibilité de dire, peut-être pour la première fois : je suis pur, je suis justifié, je suis sauvé par la grâce à laquelle je m’ouvre ; mon péché n’existe plus ; j’ai goûté l’efficace de la mort de mon puissant Sauveur ; baisant le Bois sacré, je suis lavé par le Sang précieux qui le couvre.

Vous allez baiser la croix. Celui qui y est fixé a accepté de la porter et d’y être cloué. Nous parlons quelquefois de " nos " croix. Il n’y a qu’une seule croix : la croix de Jésus Christ. Mais nos épreuves, nos souffrances, nos sacrifices sont une participation à la croix de Jésus. Au moment où vous baisez la croix, pensez qu’en acceptant vos anxiétés matérielles, peut-être votre pauvreté, peut-être votre grave maladie, peut-être une déchirante souffrance morale, vous allez faire ce qu’a fait Simon de Cyrène : marcher aux côtés de Jésus et prendre sur votre épaule au moins une portion de sa croix. Nous ne savons pas si des paroles furent échangées entre Jésus et Simon. Mais soyons assurés que, si nous faisons de notre peine la peine de Jésus, si nous portons un fardeau pour Christ ou, en Christ et avec Christ, pour les hommes, des paroles secrètes et brûlantes seront échangées entre notre Sauveur et nous-mêmes. Le moment où vous baiserez la croix sera celui où vous mettrez le bois sur votre épaule et où vous entrerez dans un dialogue ineffable avec le Sauveur.

Vous allez baiser la croix. Le baiser est un signe de tendresse profonde et d’intimité. Il y a aussi les baisers donnés mécaniquement, par routine, et qui laissent indifférents ceux qui les donnent et ceux qui les reçoivent. Votre baisement de croix doit signifier votre entrée dans une vie d’affection pour Christ, de tendresse intensément personnelle. Quand vous baiserez la croix, essayez d’entendre si le Sauveur ne vous dit pas une phrase, ou même un seul mot, qui ne seront adressés qu’à vous seul. Si vous n’entendez pas cette phrase ou ce mot, soyez cependant certains que Jésus les prononce et que, si vous êtes fidèles, il vous arrivera de les découvrir et de les interpréter, et de vivre ainsi sous la dépendance d’un Cœur de flamme.

Ce message variera selon la nature et les besoins de chacun. À une âme dont la foi est faible, Jésus dira : " Ne crains point : crois seulement " (Lc 8,50). À une âme en oui déborde le fleuve de la douleur, il dira : Venez à moi, vous qui souffrez et qui êtes accablés " (Mt 11,28). À une âme que le poids de son péché oppresse, il dira : " Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu " (Lc 19,10). Et, à tous, le Crucifié auquel vous donnerez un baiser dira : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive " (Lc 9,23).

Allez-vous baiser cette croix ? Ayant entendu ce que’ je viens de dire, peut-être vous demanderez-vous quel homme oserait le faire. Il y a un baiser dont Jésus a dit : " Quoi ! c’est par un baiser que tu trahis le Fils de l’homme ? " (Lc 6,48). S’il en est parmi vous qui aient la volonté de pécher aujourd’hui, ou demain, ou après-demain, après avoir baisé la croix, que ceux-là n’approchent pas. Leur geste serait sacrilège. Je ne dirai rien de ceux dont la conscience est en paix et l. don d’eux-mêmes total. Mais au grand nombre de ceux qui désirent donner à la croix un baiser sincère, et qui cependant se sentent faibles et craignent à bon escient de tomber demain, ou après-demain, ou bientôt, le Sauveur dit : " Celui qui vient à moi, je ne le mettrai point dehors " (Jn 6,87).

Allocution prononcée à l'issue de la liturgie,
à la Journée de la Fraternité Orthodoxe,
au Foyer d’Étudiants de la Cimade, Masey-Verrières,
le dimanche 12 juin 1966.
Publié dans Contacts, no. 55 (1966).

 


 

 


 

 


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Dernière mise à jour : 02-01-05