Méditations
« Aujourdhui le ciel et la terre sunissent »
Hymne de la vigile de Noël« Ô étrange Église orthodoxe ! »
Père Lev Gillet
Meditationspere-lev.doc
CROIS-TU À LA BONNE NOUVELLE ? (Bulletin 8)
*LE BON BERGER : MÉDITATION SUR LE PSAUME 22/23 (Bulletin 13)
* *LA PRIÈRE DU PUBLICAIN (Bulletin 16)
* *LA LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÉBRES (Bulletin 10)
*Lumière du matin, Lumière de midi (Bulletin 10)
* *Jésus, simples regards sur le Sauveur
* * * * * *XXV LAgneau de Dieu (non-corrigé)
*XXXIII Manger la Pâque avec Jésus (Bulletin 12)
*XXXIV La fraction du Pain (Bulletin 12)
* *XL Je vous donne ma paix (Bulletin 11)
*XLIV LE RETOUR EN GALILÉE (Bulletin 17)
* * *QUE CHERCHEZ-VOUS ? Le Messager orthodoxe, No 7, 1959.
*QUAI-JE À DONNER ? Le Messager orthodoxe, No 10, 1960. (Bulletin 18)
*LE DISCERNEMENT DES SIGNES Le Messager orthodoxe, No 11-12, 1960.
*LA PREMIERE BEATITUDE Le Messager orthodoxe, No 21-22, 1963.
*CE QUE DIEU VOULAIT POUR NOUS Le Messager orthodoxe, No 38, 1967.
*TROUVER ET ÊTRE TROUVÉ Le Messager orthodoxe, No 32, 1965. (Bulletin 25)
*UN AUTRE VIENDRA Le Messager orthodoxe, No 42-43, 1968. (Bulletin 25)
* *MÉDITATION SUR LE CHRIST ET LESPRIT (Bulletin 15, en partie)
* * *
La signification spirituelle de licône de la Sainte Trinité dAndré Roublev (Bulletin no. 19)
TROUVER ET ETRE TROUVÉ M=600
Le lendemain, Jésus se proposait de partir
(Jean 1, 43).
pour la Galilée, et il trouve Philippe...Il y a dans cette phrase quelque chose dinattendu, dun peu surprenant. Nous aurions peut-être estimé plus naturel que lévangéliste écrivît : " Jésus rencontre Philippe ". Mais cest bien le verbe " trouver ", au présent (euriskei), que le texte grec original emploie. Le point de départ de la vocation et de lapostolat de Philippe consiste dans le fait dêtre " trouvé ". Quelles sont les implications spirituelles de ce terme ?
Trouver ne signifie pas rencontrer ou découvrir par aventure. Il est vrai que, par une extension fautive, on emploie quelquefois le verbe dans ce sens : jai trouvé un portefeuille, jai trouvé quelquun sur mon passage. Mais, à strictement parler, trouver signifie rencontrer après une certaine recherche. On cherche et lon trouve ce qui a été perdu, ou ce dont on pressent ou désire lexistence, ou ce qui correspond dune manière quelconque à une intention, même lointaine. Le fait de trouver implique une certaine relation, une certaine correspondance entre lêtre qui cherche et lêtre trouvé. Il y a comme une harmonie pré-établie, comme un rapport spécial et privilégié (quoique non toujours explicite) entre lagent et lobjet de la trouvaille. Létymologie exprime bien cette action ou cette situation intentionnelles, à tendance, puisque le verbe français " trouver " dérive du latin populaire tropare, " tourner autour ".
Jésus trouve Philippe, il me trouve, après avoir longtemps, toujours " tourné autour de nous ", si jose dire. Il a cherché chacun de nous bien avant notre naissance, de toute éternité, puisque rien de ce qui a été fait na été fait sans lui. Il nous a éternellement enveloppés de son désir et de sa tendresse. Il y a des instants où nous sentons quil sapproche de nous (et ces instants existent dans la vie du plus grand criminel, du plus grand pécheur). À ces moments, son intention va se réaliser, sa recherche va devenir trouvaille, si lhomme ne se referme pas. Tu crois que le Sauveur ne sest pas occupé particulièrement de toi ? Mais il ta cherché depuis toujours, depuis ton existence dans la pensée divine. Ne veux-tu pas être trouvé par lui ?
Et cela sapplique aussi bien aux relations entre les hommes. Je puis rencontrer un homme, ou trouver cet homme, ou être trouvé par lui. Dieu fasse que je ne rencontre pas les hommes, mais que je les trouve et sois par eux trouvé ! Une présence humaine nouvelle, même inattendue, même inconnue, ne doit pas être pour nous un accident, mais le terme dune recherche obscure, tâtonnante : sans savoir qui je vais trouver, je peux désirer trouver, avoir lintention de trouver, aimer davance ceux que je trouverai. Enfin je te trouve ! Ah, depuis si longtemps je tai cherché ! Je pose enfin ma main sur toi et je te déclare : bien des hommes et bien des femmes me sont chers et chacun mest autrement cher que toi, mais nul ne mest plus cher que toi !
Pascal met sur les lèvres de Jésus parlant à lhomme cette phrase merveilleuse : " Tu ne me chercherais pas, si tu ne mavais trouvé ". Je puis retourner cette phrase : Seigneur, je sens que tu me cherches et, même si je résiste, le fait que tu me cherches me donne un espoir infini, lespoir que tu me trouveras enfin. Ô mon Sauveur, tu ne me chercherais pas si tu ne mavais trouvé !
Archimandrite Lev Gillet,
Le Messager orthodoxe, No 32, 1965.
UN AUTRE VIENDRA M=500
Abraham dit à Dieu : " Ô ! quIsmaël
(Genèse 17, 18).
vive devant ta face ! "LAncien Testament décrit plusieurs " contestations " entre Dieu et tel ou tel patriarche, ou tel et tel prophète. Cest ici le cas. Abraham et sa femme Sara sont presque centenaires. Ils sont riches, heureux, Abraham a eu dAgar un fils, Ismaël, et Dieu a conclu avec eux une alliance. Et voici quune parole divine vient troubler leur paix. El Schaddaï, Dieu, apparaît à Abraham. Il lui annonce que Sara aura un fils, Isaac, et quavec celui-ci sera établie une nouvelle et perpétuelle alliance. Pourquoi bouleverser ainsi lordre des choses ? Tout allait si bien ! Abraham fait à Dieu une réponse aussi évasive (et secrètement négative) que déférente. Sans aucune allusion à Isaac, il sexclame : " Ô ! quIsmaël vive devant ta face ! " Mais Dieu déclare : " Non... En faveur dIsmaël, je tai entendu : je le bénis, je le ferai croître extrêmement et je ferai de lui un grand peuple. Mais mon alliance, je létablirai avec Isaac " (cf. Gn 17,20-21).
Il ne sagit pas de commenter ici cet épisode du point de vue historique, encore moins den faire une application aux antagonismes présents entre certains descendants dIsmaël et certains descendants dIsaac. Essayons plutôt de dégager du récit biblique une signification actuelle, éternelle et, pour chacun de nous, personnelle.
Il y a, dans la vie de chaque homme, un Isaac et un Ismaël. Ismaël, cest notre situation telle quelle se présente aujourdhui. Cest notre existence devant les hommes et devant Dieu, existence peut-être heureuse ou peut-être pénible, peut-être louable ou peut-être blâmable, mais enfin pour la plupart tolérable et non sans quelque espérance. Mais voici que Dieu intervient (et peut-être maintes fois) comme un explosif, un briseur déquilibre, un semeur dincertitude et danxiété. Il nous annonce que cela ne va pas continuer et quil nous donnera un enfant indésiré, inattendu, avec lequel il fera de grandes choses. Cet Isaac, cest quelque nouvelle exigence divine, un changement de programme, un appel à un dépassement variable selon chaque personne, mais dapparence pénible et même insensée. Notre première réaction est une dérobade. Ah, Seigneur, tout était si bien avec Ismaël ! Pourquoi Ismaël ne pourrait-il pas durer ? Je ne suis plus dun âge où lon puisse recommencer, avec ce problématique Isaac. Ah, Seigneur, quIsmaël vive devant toi !
Dieu nous répond résolument : " Non ". Il a béni notre Ismaël et tout ce qui était bon dans la vie qui a été la nôtre. Mais, ce quil demande de nous maintenant, cest que nous acceptions et chaque jour une vie nouvelle, des tâches nouvelles, la catastrophe et la révolution intérieures, la venue de lenfant (et, après Isaac, lenfant de Bethléem). Recevons Isaac. Disons à Dieu : Oui, Seigneur, béni sois-tu pour Ismaël, mais quIsaac soit en moi le bienvenu ! Que désormais vive devant toi celui que tu veux que je devienne !
Archimandrite Lev Gillet,
Le Messager orthodoxe, No 42-43, 1968.
Le Visage de Lumière
" Un Moine de lÉglise dOrient " (père Lev Gillet),
Le visage de Lumière : Reflets dÉvangile,
Éditions de Chevetogne, 1966.
CROIS-TU À LA BONNE NOUVELLE ? (Bulletin 8)
Croyez en lÉvangile
(Mc 1, 15), ou Croyez à la Bonne Nouvelle, les deux expressions sont synonymes. La seconde dit seulement en français ce que la première dit en grec. Mais nous sommes devenus si familiers avec le mot " évangile " que celui-ci, pour beaucoup dentre nous, a perdu quelque chose de sa signification profonde et de sa puissance.Cette exhortation impérative : Croyez à la Bonne Nouvelle, inaugure le prédication publique de Jésus. Au début de son ministère, le Maître veut se situer lui-même et nous situer dans un climat, une atmosphère, despérance et de joie.
La Bonne Nouvelle LÉvangile de Jésus est-il pour moi une " nouvelle " ? Sil la été jadis, lest-il encore ? La-t-il jamais été ?
Ce qui est " nouveau " se présente toujours à nous sous deux aspects. Dune part, le " nouveau " met fin à l" ancien ". Toute nouveauté abolit un certain état de chose. Elle se substitue à une situation qui a cessé dêtre. L" ancien " se trouve relégué dans le passé, dans linactuel. Dautre part, la nouveauté, par définition, commence quelque chose. Elle nous introduit dans ce qui est " autre " que ce qui était auparavant.
Chaque parole de lÉvangile est une nouvelle. Elle devrait être neuve pour nous chaque fois que nous la lisons. Elle est chaque fois une irruption de lentièrement autre, de lentièrement nouveau, dans létroit domaine du déjà vu, du déjà lu, du déjà connu, du déjà vécu. Elle est une perte ouverte sur une infinité inouïe et merveilleuse.
Les mots de lÉvangile, pour avoir été entendue maintes fois, cessent de produire en nous lébranlement de lâme, la secousse salutaire. Nous les entendons une fois de plus ! avec un esprit fatigué, blasé, non pas incrédule, mais devenu plus eu moins insensible. Nous sommes là, nous sommes devant ta Parole, Seigneur, avec nos fardeaux, nos péchés, nos sollicitudes de ce monde.
Attendons-nous vraiment que tout, en nous, pour nous, soit changé ? Le poids que je porte depuis des années va-t-il être ôté de mes épaules ? Chaque mot je dirais presque : pris au hasard de lÉvangile peut-il transformer et emplir ma journée ? Peut-il, de chaque jour, faire une journée nouvelle ?
Oui, si cette parole est écoutée et reçue de tout mon cur. Car cest à nous, cest à vous, cest à moi, que la nouvelle de Jésus est adressée en tant que nouvelle. Si jaccepte la Bonne Nouvelle de Jésus, ce nest pas seulement la journée présente qui devient la nouvelle journée. Si japprends aujourdhui du Sauveur, avec un cur donné, quelque chose que je ne savais pas (et tout ce qui le concerne, et me concerne, est à ré-apprendre de lui, entièrement, chaque jour), cest moi-même qui, aussitôt, suis changé. La Bonne Nouvelle apporte le guérison, le pardon, la certitude, le lumière. Car les premières choses sont passées Voici, je rends toutes choses nouvelles (Ap 21, 4-5).
La Bonne Nouvelle de Jésus est " bonne ", parce quelle est prononcée pour nous par celui qui est limage humaine de le Bonté incréée, par celui en qui toute Bouté sest faite chair. Elle est bonne, parce que son contenu, sa substance, est annonce et promesse de grâce. Elle est bonne, parce quelle fait jaillir eu nous les sources de la joie, de le vraie joie qui surpasse toutes les joies. La Bonne Nouvelle de Jésus est un joyeux message, une Annonciation radieuse.
Seigneur Jésus, éveille mon âme à la nouveauté de ton printemps. En toi sont tous mes printemps. Tu es mon printemps, qui ne passe pas. Tu est le jour sans crépuscule, sans couchant.
LE BON BERGER : MÉDITATION SUR LE PSAUME 22/23 (Bulletin 13)
Jésus est assis au bord de la route. Le soir tombe. Les troupeaux rentrent, dans un bruit de sonnailles et de piétinement. Les bergers avancent, à pas lents. Et, dans la mémoire de Jésus, voici que montent, l'une après l'autre, les merveilleuses paroles du vingt-troisième psaume, - le " psaume du berger ". Les mots si connus prennent maintenant une résonance, une amplitude nouvelles.
Le Seigneur est mon berger...
(Ps 22,1). L'âme n'implore pas : " Oh, Seigneur, sois mon berger ! " Elle affirme, avec une calme assurance : Il est mon berger. Non pas " un " berger, non pas " le " berger, mais " mon " berger. Les brebis sont siennes, elles sont à lui, elles lui appartiennent. Mais lui, aussi bien, est mien, il est à moi, il m'appartient. Ses brebis à lui, il les appelle une à une... Il marche devant elles, et elles le suivent, parce qu'elles connaissent sa voix (Jn 10,3-4).
Je ne manque de rien...
(Ps 22,1). Dans la bouche de la plupart des hommes, cette parole n'exprime-t-elle pas un espoir plutôt qu'elle ne constate un fait ? Les hommes ne meurent-ils pas de faim ? Il est difficile de dire " Confiez-vous en Dieu " à ceux qui manquent de nourriture. Et pourtant la parole divine souvent nous exhorte à demander, sans hésiter, des grâces matérielles. Nous savons que, de nos jours encore, de tels secours sont accordés, de tels miracles se produisent. Nous laisserait-il sans un peu de pain, celui qui vient pour que les brebis aient la vie, et l'aient en abondance ? (Jn 10,10).
Il me fait reposer en de verts pâturages
(Ps 22,2). Les étendues palestiniennes sont désertiques et pierreuses. On n'y trouve pas de prairies d'herbe fraîche. L'herbe y est rare, souvent desséchée, brûlée. Mais, pour celui que Dieu nourrit et qui en a conscience, toute nourriture devient un vert pâturage. Je puis m'étendre sur cette pauvre herbe. J'y trouve mon repos, ma nourriture, ma sécurité. Qui entrera par moi sera sauvé ; il entrera et il sortira ; il trouvera de quoi paître (Jn 10,9).
Il me conduit le long des eaux tranquilles. Il restaure mon âme
(Ps 22,2,3). Boire est le pressant besoin et le problème des brebis de Palestine. Et ce n'est pas assez de connaître les points d'eau, les ruisseaux, les sources où les troupeaux pourraient s'abreuver. Les brebis répugnent à boire l'eau de courants troublés, ou torrentiels, ou trop rapides. Il leur faut des eaux calmes. Il faut qu'elles puissent boire lentement, en paix, sans alarme. Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive (Jn 7,37). Et ainsi mon âme est restaurée. C'est-à-dire qu'une vie nouvelle m'est infusée. Ayant bu, près du puits de Jacob, l'eau invisible qui est offerte à la Samaritaine, voici qu'en moi jaillissent maintenant des sources d'eau vive, dont l'élan va se perdre jusqu'en la vie éternelle.
Il me guide par le droit chemin, pour l'amour de son nom
(Ps 22,3). Comment celui qui est la vérité même pourrait-il me conduire par un chemin qui ne serait pas le vrai chemin, la bonne route, la voie droite ? Comment hésiterais-je à m'en remettre à lui de tout ce qui me concerne, à me laisser guider par lui sans une minute d'anxiété ? Il me guide. C'est lui qui avance le premier, devant ses brebis. Lorsque le sentier monte en lacets, entre un précipice et le flanc d'une montagne, sa marche indique le passage étroit, mais sûr. Et si, au prochain tournant, un animal féroce s'est mis en embuscade, le berger affrontera l'assaillant et défendra ses brebis. Elles ne périront jamais, et nul ne les arrachera de ma main (Jn 10,28). C'est là une promesse qui nous est faite. À cause de son nom, pour l'amour et l'honneur de son nom, le Seigneur véridique et fidèle n'abandonnera à l'heure du danger aucun de ceux qui se sont totalement confiés en lui.
Oui, lors même que je marche dans la vallée de l'ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es près de moi. Ton bâton et ta houlette me consolent
(Ps 22,4). Dans un wadi ou lit de torrent palestinien, un ravin profond est parfois encaissé entre deux falaises à pic. Même en plein jour, on y avance dans une ombre sinistre où des brigands et des bêtes sauvages attendent le passant. Mais je ne crains rien si tu es avec moi, près de moi. On remarquera l'emploi soudain que le psalmiste fait du pronom personnel : tu. Jusqu'ici il a parlé de Dieu ou du berger à la troisième personne : il, lui. Et maintenant, tout d'un coup, c'est : toi, tu. Il n'est plus question de cette troisième personne au sujet de laquelle il écrivait le psaume : il s'agit désormais d'une personne présente au côté même du psalmiste ou de ceux qui répéteront le psaume. Le psalmiste, à partir de maintenant, ne parle plus d'une personne : il s'adresse à une personne : Tu es avec moi. Que craindrai-je ? Tu es là, et tu es là avec tes armes, avec tes instruments de salut. Ta houlette et ton bâton me donnent courage. Le bâton de berger, se terminant en petite massue parfois munie de clous, servait comme arme dans un combat éventuel. La longue houlette, dont une extrémité se recourbait en crosse, pouvait retenir par la jambe les brebis aberrantes, aider certaines brebis à franchir un torrent, donner par quelques touches légères une orientation au troupeau. Ainsi le berger me corrige et me dirige.
Tu me prépares une table, en face de mes ennemis. Tu oins ma tête d'huile, et ma coupe déborde
(Ps 22,5). Le mot " table " est synonyme de repas. Le berger prépare une table à ses brebis en ce sens qu'il a su choisir pour elles un lieu où l'herbe pousse, mais où ne se trouvent ni serpents ni plantes vénéneuses. Celles-ci et ceux-là sont les ennemis. Une autre table, un autre repas seront préparés dans le Royaume... Et il y a l'huile. Le berger, de retour au bercail, examine ses brebis une à une. Il verse un peu d'huile sur les écorchures et les luxations. Ayant puisé de l'eau dans des ruisseaux voisins, il la présente aux brebis en des vases qui débordent.Mais c'est d'une autre eau, d'une autre huile, d'une autre onction que le psaume parle prophétiquement. Une autre coupe, dans un soir d'angoisse, sera présentée à un autre Berger. Car la coupe a la double signification d'un bonheur ou d'une souffrance envoyés par Dieu. Je suis le bon Berger Je donne ma vie pour mes brebis (Jn 10,11;15).
... Les paroles du psaume flottent dans la mémoire du Sauveur. Elles se précisent. Il agrandit, il transfigure chacune d'elles. Il les médite, et voici qu'en lui se forme silencieusement cette phrase que bientôt il répétera à haute voix Je suis le bon Berger (Jn 10,11).
IL SE JETTE À SON COU
C'est là le sens profond de cette parabole. Elle est, certes, un tableau de la conversion. Mais elle est surtout une introduction à la connaissance du Père, la découverte de la tendresse du Père.Il peut nous sembler que quelque chose manque à la parabole. Quelle place y est-elle faite au Seigneur Jésus ?
Jésus y a doublement place. D'une part, il est l'antithèse vivante du fils aîné, du frère aîné de la parabole. Celui-ci condamne son jeune frère. L'accueil que le père réserve à celui qui était perdu et qui est retrouvé n'inspire à l'aîné que colère et amertume. Jésus, au contraire, Fils du Père, Frère aîné de tout pécheur, inspire et stimule invisiblement le retour de celui-ci, et, de ce retour, il se fait une joie. Et puis Jésus seul, Fils unique et bien-aimé, pouvait nous parler du Père en des termes si émouvants. Seul il pouvait révéler aux hommes la divine Compassion.
LA PRIÈRE DU PUBLICAIN (Bulletin 16)
Deux hommes montèrent au temple pour prier
(Lc 18, 10). Pourquoi Jésus proclame-t-il la supériorité de la prière du publicain sur celle du pharisien ? Les raisons de cette préférence semblent évidentes. Et cependant il est assez rare que ceux qui les exposent aillent jusqu'au fond de la parabole.Tout d'abord, remarquons que Jésus ne prononce pas une condamnation explicite du pharisien. Nous sommes enclins à jeter sur les pharisiens tous les blâmes et à les traiter d'hypocrites (ce qui est un alibi commode pour ignorer nos hypocrisies conscientes ou inconscientes). Jésus s'exprime d'une manière remarquablement nuancée : Je vous le dis, celui-ci (le publicain) descendit dans sa maison justifié plutôt que l'autre (le pharisien) (Lc 18, 14).
Le pharisien prie debout. Le publicain se frappe la poitrine et n'ose pas lever les yeux vers le ciel. Mais on ne peut pas dire que l'attitude du pharisien exprime de l'orgueil ou de l'arrogance. Prier debout était la posture normale dans la prière juive. Le pharisien dit à Dieu qu'il n'est pas comme le reste des hommes, injustes, ravisseurs, adultères ou comme ce publicain. Cela est exact. Les pharisiens n'étaient pas des pécheurs publics. Ils avaient le droit de le dire. Le pharisien dit à Dieu qu'il jeûne deux fois par semaine et donne la dîme de tous ses revenus. Là encore il s'agit d'une constatation de fait. Et elle est exacte. Le pharisien ne s'attribue pas à lui-même le mérite de toutes ces choses. Au contraire, il en remercie Dieu. Ô Dieu, je te rends grâce de ce que... (Lc 18, 11).
Que manque-t-il donc à la prière du pharisien ? Elle n'est pas déficiente en ses affirmations, mais bien dans ce qu'elle ne dit pas. Il y manque un besoin et un sens de l'humilité. Il y manque un certain abaissement. C'est pourquoi le Seigneur dit : Quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé (Lc 18,14).
Celui qui s'abaisse... C'est le publicain que le Seigneur désigne ici clairement, le publicain qui se tient à distance, qui n'ose pas lever les yeux vers le ciel et qui se frappe la poitrine en disant : Ô Dieu, aie pitié de moi, pécheur (Lc 18,13).
En quoi consiste l'unique valeur de cette prière ? D'abord, il y a l'humble attitude physique du publicain. Il y a le fait qu'il se frappe la poitrine, attestant ainsi que nos transgressions ont leurs racines dans notre cur, au-dedans de nous-mêmes. Il y a enfin le fait qu'il se déclare pécheur. Tout cela justifie amplement l'approbation que le Seigneur Jésus donne à la prière du publicain. Cependant, il y a dans cette prière quelque chose d'encore plus profond et qui, plus que tout le reste, touche le coeur du Sauveur. Ce sont ces simples mots : Aie pitié.
La prière du publicain est généralement considérée par les exégètes comme une forme un peu abrégée du troisième verset du psaume cinquante : Ô Dieu, dans ta bonté aie pitié de moi, et efface mes transgressions selon l'abondance de ta miséricorde. C'est le grand acte de contrition de David lorsque, après que le roi eût péché, le prophète Nathan vint à lui.
Quoiqu'il en soit des termes employés, le publicain fait un appel à la pitié, à la bonté, à la miséricorde, à la propitiation, à l'apaisement de Dieu envers lui. Voilà ce qui manquait surtout à la prière du pharisien. Et voilà ce qui donne sa valeur suprême à la prière du publicain. Ce n'était pas assez de dire: " Je suis un pécheur ". La prière acceptable à Dieu est celle qui ajoute : " Je crois à ton pardon, à ta grâce. J'espère en ta bonté ". Le publicain avait connu le Père.
ILS LE SUIVAIENT
" Jésus leur dit : Suivez-moi... Ils le
J suivaient... Vous qui m'avez suivi... " (Mt 4,19; 8,23; 19,28). Et ce thème revient constamment dans nos quatre évangiles.
... Un champ de blé, en Galilée. Le plein soleil. Le Maître avance parmi les épis, entouré de ses disciples. Quelques-uns ont pris place tout près de lui. Ils l'écoutent, ils l'interrogent. Le Maître a la tête baissée et entend avec attention ce que les disciples lui disent. Parfois c'est lui qui prend la parole ; il relève la tête, et, d'un geste de la main, il indique ou souligne quelque chose.
D'autres disciples s'attardent en arrière. Certains restent seuls, réfléchissant en eux-mêmes sur ce qu'ils ont entendu. Parfois tel ou tel disciple qui était en arrière presse le pas et rejoint le petit groupe qui se trouve immédiatement autour du Maître.
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PRINTEMPS (Bulletin 8)
Levez les yeux et regardez les champs qui déjà blanchissent pour la moisson (Jn 4, 35). Ainsi parle le Sauveur à ses disciples, auprès du puits de Jacob.
Jésus, semble-t-il, a commencé son ministère public vers la fin de février ou le début de mars. Les premiers souffles du précoce printemps de la Galilée coïncidaient avec ce printemps des âmes, annoncé, apporté par le Sauveur.
Il y a comme un printemps au seuil de lÉvangile. Les premières paroles de Jésus, ses premières rencontres, ses premiers appels, exhalent une expérience printanière et une verte nouveauté. Les paraboles galiléennes nous parlent des semailles, du blé qui lève, des moissons qui blanchissent, des arbres qui croissent.
Sentons-nous cette atmosphère ? Ouvrons-nous notre âme à ces souffles ?
Printemps et jeunesse. Éternelle jeunesse de lÉvangile. Le moyeu de toujours demeurer jeune, malgré les années, est de rester uni à Jésus.
Sattacher à lui, cest ne jamais perdre la grâce de la jeunesse, le parfum du printemps.
La jeunesse, cest létat dâme des premiers disciples. Enthousiasme des jeunes curs qui se donnent. Cela ne signifie pas quon ne doive point mûrir et atteindre la croissance normale.
Mais cela signifie : vigueur, fraîcheur, se tenir près des sources, demeurer contemporain du premier temps des choses, capacité dassimilation et dadaptation, activité plus aisée et plus intense.
LÉvangile est, pour ainsi dire, gonflé de jeunesse. Car celui que Dieu pardonne et guérit redevient jeune. Cest lui le Seigneur qui renouvelle ta jeunesse comme celle de laigle (Ps 102, 5).
LA LUMIÈRE LUIT DANS LES TÉNÉBRES (Bulletin 10)
Seigneur, tu as dit : Je suis la Lumière du Monde (Jn 8, 12), et voici que tu viens à nous, au milieu de notre nuit, dans les ténèbres qui pèsent sur les hommes et sur les choses. La Lumière luit dans les ténèbres (Jn 1, 5).
Tu viens à nous comme dans une nuit dhiver. Tu viens vers les âmes où il fait noir. Ta lumière nest perçue que par quelques-uns. Mais ceux-là savent que cette lumière, si restreinte quen soit maintenant le rayonnement, ne sera jamais étouffée et quelle finira par dissiper les ténèbres épaisses.
Tu avances dans lobscurité. Tu es la seule lampe ardente dans la nuit. Tu éclaires létroit cercle despace qui tentoure. Cette lumière permet de discerner, quoique confusément, ton visage. Elle éclaire aussi ta route et guide ceux qui veulent suivre tes pas. Et un reflet de la lumière de ta face tombe aussi sur tes compagnons.
Tu avances dans la nuit profonde, dans une nature dhiver désolée. Les arbres ont perdu leurs feuilles. Ils ses dressent, secs et noirs. Voici cependant que, lorsque tu frôles leurs branches, des feuilles semblent soudain pousser et souvrir. Elles ont étrangement la forme de ce grêle feuillage des oliviers, dans le jardin du pressoir et de ton agonie. Sous tes pieds, parmi lherbe pauvre et la mousse desséchée, des fruits rouges paraissent encore.
Ton approche rend une verdeur et une vie à ce que lon croyait mort. Qui donc pense à toi au milieu de la nuit ? Quelques âmes privilégiées, certes. Elles sont dans lenclos du Berger et savent quelles peuvent en paix reposer sous ta garde. Mais toi, tu ne penses pas seulement à elles. Tu penses à toutes les âmes qui, à cette heure, paraissent être sans toi ou contre toi. Tu penses même à ma pauvre âme, et déjà tu prépares pour elle ce que tu veux que demain lui apporte.
Lumière du matin, Lumière de midi (Bulletin 10)
Jésus, Lumière du Monde, tu nes pas seulement la lumière qui brille dans les ténèbres de la nuit. Tu es aussi la lumière du matin, la lumière de toute journée nouvelle, de ses espoirs et de ses entreprises.
Le soleil sélève peu à peu. De même, à laube de toute journée, tu veux, ô Lumière du Monde, percer à travers les ignorances et les faiblesses des hommes, au travers des bonnes volontés comme au travers des passions pécheresses. Tu veux créer chaque matin un monde neuf.
Rends-moi pieux envers toi, Lumière du jour qui se lève, afin que je ne flétrisse pas ce jour naissant et que jaccueille avec adoration tout ce que tu moffres par lui.
Lumière du Monde, tu es surtout le soleil qui resplendit en plein midi.
Un jour de cet été, à Jérusalem, jai essayé de fixer, à midi, le soleil dorient. Jai levé mes yeux vers lui et jai entrevu, pendant une ou deux secondes une blancheur incandescente et insoutenable, la blancheur plus blanche que la neige. Pour continuer à apercevoir ce soleil de midi, jinterposai entre lui et mes yeux les feuilles dun petit rameau. Je compris alors autre chose. Je compris comment ta clarté aveuglante, ô Christ-Lumière, nous paraît tamisée, filtrée, à travers tes créatures quelle éclaire et réchauffe.
Lumière du Monde, montre-toi à moi dans la splendeur du milieu du jour.
Lumière du soir (Bulletin 10)
Et voici venir lheure du crépuscule. À cette heure, Lumière du monde, sois encore avec moi. Reste avec nous, Seigneur, parce que le jour décline (Lc 24, 29).
La clarté du jour se fait plus douce et plus tendre. Elle devient dorée, puis rouge, puis violette. Elle enveloppe toutes choses dans une grande paix.
Étends la même paix, Seigneur, sur nos vies finissantes. Quand lombre des grands monts, lombre des collines éternelles sapprochera de mon âme, fais que cette ombre demeure traversée par ta lumière.
Donne-moi alors, Seigneur, dentendre sans crainte, avec joie, cette invitation quun jour, sur le lac, tu adressais à tes disciples : Passons à lautre rive (Lc 8, 22).
Jésus, simples regards sur le Sauveur
Extrait du livre : Jésus, simples regards sur le Sauveur
par " Une Moine de lÉglise dOrient " (Père Lev Gillet),
Chevetogne, 1962 ; Cerf (Livre de Vie), 1996.II Voir Jésus (Bulletin 9)
" Nous voudrions voir Jésus ", disaient quelques Grecs à lapôtre Philippe. Et cest là encore la prière que jadresse au Saint-Esprit. Seigneur Esprit Saint, fais-moi voir Jésus!
Ce sont les purs de cur qui verront Dieu. Le sermon sur la montagne le déclare. Et Jésus ne peut être vu que par les purs de cur. Ceux-ci se transportent demblée au centre de lÉvangile. Pour eux, cest très simple. Mais cest difficile pour ceux dont le regard est troublé par les passions ou par les connaissances humaines mal ordonnées. Ils doivent ré-apprendre, recouvrer le regard direct, immédiat sur Jésus.
Japprends à regarder Jésus dans la mesure où japprends à être regardé par lui. Se soumettre au regard de Jésus. Avant dadresser la parole à Simon, lors du premier appel, Jésus le regarde (et le verbe grec implique quil le regarde avec insistance). Même regard pénétrant jeté sur Simon-Pierre, lorsque Jésus sort de chez Caïphe et que Pierre la renié. Tel regard de Jésus comble le disciple de joie et de lumière. Tel autre fait pleurer amèrement le disciple qui a failli. Regards de Jésus qui font pleurer : sans eux, je nobtiendrai pas que se pose sur moi le regard de lumière.
Conditions de la vision. Elles sont les mêmes que celles imposées par Jésus aux trois disciples dont il fit les témoins de sa transfiguration. Jésus les "prit avec lui" ; il les "conduisit" ; il les mena " sur une haute montagne ", où ils étaient " seuls, à lécart ". Solitude avec Jésus. Se laisser conduire. Ascension pénible, très au-dessus de ce que notre vie a de mauvais et de médiocre. Toutes ces conditions demeurent ordinairement nécessaires. (Je dis " ordinairement ", parce quil y a des cas exceptionnels : Saul sur le chemin de Damas).
Encore la pureté de cur. Cur pur : cur sans mélange, comme on dit dun vin quil est pur. Cur non-partagé, non-divisé. Intégrité préservée ou recouvrée. Limpureté, au sens sexuel, nest quune des formes de la désintégration. " Mon enfant, donne-moi ton cur ", disait la Sagesse dans lAncien Testament. Seul un cur "donné" peut saisir Jésus. Mais donné sans retour. Entier, sans faille. Lun opposé au multiple. " Je mappelle légion ", répondait le possédé auquel Jésus demandait son nom.
Mon enfant, tu as cherché ton bonheur. Au lieu du bonheur que tu cherchais, je toffre mes " béatitudes ". Ta vie entière ta rendu évident que ton chemin test fermé, hors labsolu don de toi. Heureux es-tu, à qui jai barré les routes qui ne sont pas la mienne!
Quand je regarde à toi, Seigneur Jésus, je ne sens plus le besoin de tinterroger, de recevoir des réponses sur des questions particulières. Ta personne, ton image sont la réponse suffisante et totale. Si je fixe les yeux sur toi, en toi tout mest révélé. Obscurément certes, mais avec puissance. Et même cette obscurité (qui, de toi à moi, ne peut point ne pas être) mest souvent une clarté éblouissante. Lorsquil me semble obtenir de toi une claire vision, tout me devient clair.
Ta parole, Seigneur Jésus, nest pas un commentaire sur une relation qui existerait entre toi et moi. Ta parole donne naissance à cette relation. Elle ne minforme pas du fait du Christ. Elle crée mon contact vivant avec ce fait. Elle est lirruption même du fait divin dans ma vie.
Chaque parole de Jésus est une déclaration de sa grâce. En Jésus, même dans les propos les plus quotidiens, cest le Rédempteur qui parle. Lombre de la croix sur toutes choses. Non : le soleil de la croix.
III Jésus est la vérité
Jésus est la vérité. En lui est toute vérité. A mesure que se découvre la vérité qui est en Jésus, toute vérité se découvre. (Application de ceci à la science, à lart, à la culture des hommes). Voir le monde par les yeux de Jésus.
Aux disciples de Jean qui interrogent Jésus sur sa mission, le Sauveur ne donne pas une réponse directe, soit affirmative, soit négative. Il leur dit de rapporter à Jean ce quils ont vu. A Pierre, qui a donné une réponse juste et confessé le Messie, Jésus recommande de ne pas révéler au dehors ce mystère. Chaque homme doit découvrir par lui-même le secret de Jésus. Et même si nous apprenons par dautres qui est Jésus, et même si dautres ont mandat de nous lapprendre, ce nest que par une expérience intensément personnelle que nous saurons quel est Jésus.
En effet, de beaucoup dâmes qui croyaient tout ce quil faut croire, et qui menaient une vie juste et pieuse, nous pouvons nous demander : cette âme connaissait-elle le Sauveur? Le connaissait-elle dune manière intime, comme on peut connaître son ami le plus proche, comme peuvent se connaître un homme et une femme qui saiment, comme peut seul être connu celui qui nous est plus intérieur que nous-mêmes? Une somme de connaissances acquises (et dailleurs vraies) au sujet du Sauveur se substitue souvent à la connaissance personnelle et profonde du Sauveur. Elle peut sinterposer comme un écran entre Jésus et nous. Seigneur, te connais-je vraiment ? ou est-ce que je connais seulement ce que jai lu sur toi, ce que jai entendu dire de toi?
Jésus ne veut pas que lâme se fixe dans la vision momentanément accordée et sy limite. Nathanaël a vu Jésus et il a cru. Mais Jésus lui dit : " Tu verras de plus grandes choses ". La joie de la vision ne doit pas interrompre lélan. Elle doit en stimuler la continuation.
Poursuivre sans arrêt la recherche de Jésus. " Cherchez et vous trouverez ". Oui. Mais aussi : parce que vous aurez trouvé, vous chercherez encore. Plus vous trouverez, plus vous chercherez. Nous ne cesserons de chercher Jésus jusquà la fin des temps. La découverte de Jésus népuisera pas notre recherche de Jésus, tant que nous naurons pas obtenu la vision finale. Le mot de Saint Augustin : Quaeramus inventum, cherchons celui qui a été trouvé.
IV Toucher Jésus (Bulletin 9)
Voir Jésus? Plus que cela : toucher Jésus. " Ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie... ", écrit lapôtre Jean. La femme atteinte dune perte de sang se disait que, si seulement elle pouvait toucher les vêtements de Jésus, elle serait guérie. Elle toucha avec timidité, par derrière, la tunique de Jésus ; et elle fut guérie de son mal. Je demande quaucun jour ne sécoule sans que je puisse toucher au moins la frange du vêtement de Jésus et sans quune force sortie du Sauveur ne me soit un gage de salut. Toucher Jésus dans le tête-à-tête secret avec lui ; dans le contact avec les membres humains du corps du Christ qui est lÉglise ; dans le mystère de la cène du Seigneur. Ne pas simaginer quon a touché Jésus parce quon sest approché de lui. Mais il y a des moments privilégiés où une sorte de tressaillement ineffable, une sorte dévidence irrésistible (lesquels, sils sont authentiques, nous jettent dans un abîme dhumilité) nous font nous écrier : " Je viens de toucher Jésus ". Ou mieux : " Jésus vient de me toucher ". (Seigneur, je ne suis pas digne de lever les yeux vers toi. Aie pitié de moi pécheur).
A quel point les faits de la vie du Christ nous déconcertent! Jamais ils ne correspondent exactement à ce que nous attendions. Et cependant ils vont plus loin, et dans un sens positif, que notre attente. Joseph dArimathée ensevelit Jésus ; or Jésus est celui quaucun sépulcre ne peut contenir ou retenir. Les femmes apportent des aromates au tombeau ; or cest un Dieu déjà ressuscité quelles se préparent à oindre. Une femme brise un vase de parfum sur le corps vivant du Seigneur, afin de rendre gloire à celui-ci ; or Jésus dit que cest en vue de sa sépulture quelle a fait ce geste. La croix semble anéantir lespérance. Mais la résurrection anéantit le désespoir.
Les actes divins, qui ruinent nos constructions, les dépassent. Ainsi en est-il de chaque intervention de Jésus dans notre vie personnelle.
Chacune fait éclater quelque chose, mais rend possible un essor. Jésus ne rentre dans aucun de nos cadres. Sa présence, sa parole les brisent tous.
V Apprendre Jésus
" Apprenez de moi... " On ne peut connaître Jésus sans apprendre Jésus. Apprendre : jour par jour, heure par heure, peu à peu. Tâche de docilité et de persévérance. Elle suppose la familiarité quotidienne avec Jésus : être auprès de lui, lécouter. " De moi... " Le Sauveur désire ce rapport direct, intime, avec chaque âme. Dautres pourront nous préparer à son message et nous le redire avec fruit. Mais ils ne seront jamais que des répétiteurs. Lui Seul est le Maître, celui dont lenseignement coule de source. Et ici lenseignement se confond avec lenseignant. Recevoir le message de Jésus, cest découvrir la personne du Maître. Jésus veut nous révéler ce quil est. Et que veut-il que nous apprenions au sujet de lui-même? Ceci, qui est bien simple, et bien court, et accessible aux plus frustes : " . . .que je suis doux et humble de coeur ". Voilà ce quil veut que nous sachions en premier lieu. Est-ce peu de chose? Sous le voile de ces mots, nous pourrions découvrir Bethléem et le Golgotha.
Pour sattacher à la connaissance de Jésus, il faut être capable dun certain désintéressement et dune sorte dobjectivité sacrée. Il faut que cette connaissance soit lintérêt suprême de notre vie. Empêcher donc la préoccupation de nous-mêmes, fût-ce sur le plan spirituel, de devenir suprême. Ce que nous apprendrons de Jésus sur Jésus nous doit être plus précieux, plus désirable que ce que nous apprendron8 sur nous-mêmes. Car la figure du Sauveur nous fait immédiatement prendre conscience de nos propres proportions, de notre situation. Et cest delle quémane immédiatement la possibilité plus : la puissance active de notre métamorphose. Mais la figure de Jésus ne doit pas nous intéresser premièrement à cause de ses effets sur nous. Cest sa beauté intrinsèque qui doit dabord nous saisir.
" Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne mas pas connu, Philippe ! " Mon enfant, avec toi aussi je suis depuis tant dannées! Cependant, à bien des égards, je demeure pour toi un inconnu. Ce que tu sais de moi nest rien, en comparaison de ce quil te reste à apprendre. Le temps qui test laissé, veux-tu le consacrer à me connaître ?
Connaissance du Christ : " La vie éternelle, cest quils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé ". Ce nest pas assez de dire que cette connaissance a lieu dans la vie éternelle. Elle est la vie éternelle. En cela la vie éternelle consiste. Par suite, la vie éternelle commence ici-bas. Cette connaissance est la soudure entre le temps et léternité. Le seul vrai Dieu et Jésus-Christ quil a envoyé : ce ne sont pas deux objets de connaissance. Car cest en Jésus seulement que nous connaissons le Père de Jésus et lEsprit de Jésus. " Celui qui ma vu a vu le Père ".
XXIV Maimes-tu ?
" Maimes-tu ? " (Jn 21,15). La question que Jésus posait à Simon Pierre demeure posée à chacun de nous. Cest la question essentielle. La réponse que jy fais définit ma relation au Sauveur. Oserai-je dire avec Pierre : " Seigneur, tu connais toutes choses, tu sais bien que je taime " ? Mais, si souvent, ma vie, mes uvres contredisent une telle affirmation !
Avouerai-je humblement que je nai pas cet amour ? Dirai-je avec simplicité, peut-être avec vérité : " Non, Seigneur, je ne taime pas " ? Cette négation radicale ne rend pas un son tout à fait juste. Car, même dans mes pires égarements, le souvenir et limage du Sauveur ne se sont jamais complètement effacée de mon âme. Ils ne cessaient pas de mattirer. Situation complexe du pécheur qui, du sein de sa misère, et sans avoir la force de sarracher à ses liens, tourne cependant la tête vers celui auquel il garde la nostalgie de sunir.
La seule réponse que je puisse faire est : " Seigneur, tu connais toutes choses. Tu sais que je voudrais taimer. Donne-moi ton amour ".
Jésus confie à Pierre le soin de paître les brebis et les agneaux, parce que Pierre aime " plus que ceux-ci ". Toute autorité, toute responsabilité dans lÉglise doivent exprimer un plus grand amour. Le pasteur selon le cur du Christ est consacré dans la charité. Le lavement des pieds, avant la cène : mystère fondamental de létat apostolique.
Jésus demande à Pierre : " Maimes-tu ? " Mais tout fidèle a, lui aussi, le droit de demander aux bergers établis sur le troupeau : " Maimes-tu ? Maimes-tu plus que ceux-ci, plus que ne maiment mes proches, plus que ne maiment ceux qui, :étant du monde, me portent un amour naturel ? Comment as-tu essayé de me communiquer la ; dilection surnaturelle de celui qui tenvoie ? Quand as-tu lavé mes pieds ? "
" Si quelquun maime, il gardera ma parole " (Jn 14,15). Phrase terrible. Elle me condamne. Garder la parole de Jésus signifie : observer ses commandements. Le sens de la phrase, le sens le plus naturel, serait : le signe de lamour authentique pour Jésus est une vie conforme aux préceptes du Sauveur.
Un autre sens (et qui nexclut pas le premier) serait : celui-là seul qui aime Jésus peut garder sa parole. Lamour antérieur à lobéissance, condition de lobéissance. Si lobéissance garde et préserve lamour, si elle lui donne continuité et sécurité, elle tient de lamour son origine, son but, sa puissance interne.
Seigneur Jésus, comment pourrais-je tobéir, si je ne taime ? Convertie-moi dabord à ton amour. Alors je saurais tobéir. Je suis trop faible pour garder ta parole sans être emporté et soutenu par ton amour. Si mon cour nest pas plein, la tentation y entrera et sy fera une place. Remplis mon cur, comme on peut emplir deau un vase jusquau bord. Quil ne soit plus possible dy verser une seule goutte étrangère. Seul lespoir dobtenir ton amour fait que je ne désespère pas de garder un jour ta parole.
Cest cet emplissage total du cur quexprime le grand commandement : " Tu aimeras... de tout ton cur... comme toi-même " (Mt 22,37). Il sagit de " aire le plein ". Et cela nous conduit au parfait examen de conscience : y a-t-il place en moi, maintenant même, pour quelque autre élément que la charité du Christ ?
Est-il beaucoup pardonné à la femme pécheresse (Lc 7,47) parce que (ou puisque) elle a beaucoup aimé ? Ou a-t-elle beaucoup aimé parce que (ou puisque) il lui a été beaucoup pardonné ? Le texte grec de cette parole de Jésus est susceptible des deux interprétations. Lune et lautre expriment une vérité profonde. La première fait du pardon une réponse à lamour (nous écartons, cela va de soi, le contresens qui dégrade ce mot et lui permet de tout couvrir). Même dans cette première interprétation, lamour qui appelle le pardon est déjà une grâce, une initiative de Jésus. Dans la deuxième interprétation, où le pardon engendre lamour, linitiative du Sauveur demeure également souveraine : elle provoque le premier mouvement de repentance, sans lequel il ne pourrait y avoir de pardon ; puis le pardon lui-même, qui consacre ce repentir; et enfin lamour, réponse de lâme pardonnée. Si jaimais Jésus dan la mesure où il ma pardonné, ne serais-je pas un incendie damour ?
" Demeurez dans mon amour " (Jn 15,9). Le texte grec rend clair quil ne sagit pas de notre amour pour Jésus, mais de lamour qui est propre à Jésus lui-même. " Demeurez dans lamour qui est le mien, dans lamour qui manime, dans lamour qui exprime toute ma nature ". Mais lamour qui est en Jésus est la source et lefficace de notre amour pour Jésus.
XXV LAgneau de Dieu (non-corrigé)
Ce nest pas assez de connaître Jésus comme le maître qui me parle et lami qui mattire. Le bon berger est aussi lagneau de Dieu. Il est la victime qui sest offerte pour moi en sacrifice. Sans une connaissance intime de lagneau, je ne puis connaître le cur du Christ.
Jean le précurseur a proclamé Jésus comme lagneau de Dieu. Cette proclamation est le premier épisode de la vie publique du Sauveur, après son baptême. Et cest cette proclamation qui décide deux disciples de Jean à suivre Jésus en silence. La révélation de lagneau : seuil du mystère du salut.
Il y a eu une véritable découverte de lagneau par le précurseur. Ou plutôt il y a eu une révélation du Messie comme agneau, faite à Jean," Et je ne le connais pas ", dit celui-ci. Le précurseur avait parlé de la cognée mise à la racine des arbres. Il avait annoncé un a plue puissant que loi qui, le van à la main, nettoiera lairs et, brûlera la paille. Mais il navait rien dit de lagneau. Maintenant il proclame lagneau, cet agneau qui contraste tellement avec le vanneur redoutable. La révélation cet soudaine. Ce cri - a Voici lagneau s - sort du cour et de Jean, dès que celui-ci voit venir Jésus, au lendemain du baptême.
Le jour suivant, le surlendemain du baptême,, Jean répète sa proclamation : " Voici lagneau de Dieu s. Cette fois, Jésus ne a vient " pas vers lui, mais il a va s, suivant sa propre route. Telles sont les deux circonstance. où celui qui découvre lagneau peut lui rendre témoignage (et en ai peu de mots !). Cest dabord quand lagneau vient `. vers nous. Puis cest quand lagneau va vers les autre..
" Voici lagneau... a Voici : cest-à-dire, " voie ici s, " regarde " (dans le texte grec : " vois ".) Lagneau est ici. Concentre sur lui ton attention.
Jean-Baptiste, qui nous invite à " voir ici " d lagneau, à devenir attentifs à au présence, prononce lui-même ce. ..te en " regardant " Jésus. Le verbe grec employé par lévangéliste - décrit un regard prolongé, qui entre et pénètre.
Ai-je effleuré Jésus dun regard qui court sans se fixer ? ou ai-je mis dans ce regard quelque v-eh- de cette calme insistance, de cet approfondissement que Jean mettait dans le sien ?
Jésus est lagneau de Dieu. Il nest pas lagneau choisi par les hommes, mai. lagneau que Die. lui-même procure pour le sacrifice. Il cet lagneau qui a toujours appartenu à Dieu et lui appartiendra à jamais. Il cet le seul agneau digne de Dieu, parfait et sans tache. Il est le véritable et définitif agneau pascal, le seul dont limmolation apporte le salut.
Lagneau : le a petit " dune brebis. La a petitesse a cet un élément essentiel de la conception de lagneau de Dieu. Par là, cette idée de lagneau rejoint lidée de lenfance.
le Cantique des cantiques. Viens, mon Bien-Aimé, à la fraîcheur du soir. Descende dans le jardin. Que le vent, que le souffle de ton Esprit passe sue les fleurs que tu y semas toi-même et quil en répande larôme !
Chez dautres, tes fleure sont en abondance. Mai. moi ! Je nai pas de fleure dans mon jardin. Tee fleurs, je les ai foulées aux pieds, arrachées. Je les ai laissé consumer par nue chaleur mauvaise. Jai produit des ronces. Elles ont été une part de la couronne dépines qui ensanglanta la tête de mon Sauveur.
Oh, que tes fleurs revivent! Que, sous ton souffle, elles puissent miraculeusement germer et éclore ! Que le Bien-Aimé en puisse, de nouveau, respirer le parfum, le soir, dans son jardin !
XXXIII Manger la Pâque avec Jésus (Bulletin 12)
Jai vivement désiré manger cette pâque avec vous
(Lc 22,15). Il ne sagit pas seulement de la pâque qui précéda le premier vendredi saint, ni de la pâque que nous célébrons annuellement. Tout instant peut devenir une pâque. Une pâque : le repas intime avec Jésus, où nous nous unissons à la vie divine donnée pour le salut du monde. Union avec le corps brisé et le sang répandu. Cest cette union spéciale qui distingue la pâque de lunion au Christ dans un sens général. Tout le mystère pascal, - la croix et la résurrection - est dans le souper du Seigneur. Le mystère de la Cène nest pas limité à la participation visible aux dons eucharistiques, dans lassemblée des fidèles. Une cène intérieure, invisible, purement spirituelle, peut saccomplir dans mon âme à toute heure et en tout lieu. Si quelquun mouvre, jentrerai, et je souperai avec lui (Ap 3,20). La cène invisible, nest pas moins réelle que la cène visible, mais elle est dun autre ordre, et il faut apporter à la distinction de ces ordres un souverain respect.
Jai désiré, dun grand désir, manger cette pâque avec vous
. Cette pâque : laquelle ? La dernière que Jésus célébrera avant sa mort. Celle où il révélera à ses disciples le mystère du véritable agneau pascal. La pâque quil désire manger avec moi est une pâque telle que jy puisse enfin découvrir lagneau.La question de Jésus au maître de la maison : Où est le lieu où je mangerai la pâque ?...(Mc 14,14). Cette question revêt un sens beaucoup plus riche si lon se réfère au texte grec de saint Marc : Katalyma mou, mon logis, ma salle dhospitalité. Il y a dans cette question un mélange dhumilité et de commandement. Jésus demande où est " sa " chambre : il la demande avec assurance, avec lautorité de la possession. Cette chambre est à lui. Il la retenue. Mais il a dû lemprunter à un homme. Jésus réclame mon âme pour y célébrer sa pâque. Car mon âme lui appartient. Mais il accepte de venir comme un hôte, il demande mon hospitalité.
Le Maître dit : mon temps est proche ; je célébrerai chez toi la Pâque avec mes disciples. Avec mes disciples...
(Mt 26,18) La Pâque du Seigneur est toujours personnelle ; jamais elle nest seulement individuelle. Même sil sagit de cette Cène invisible que Jésus peut à tout moment célébrer dans la chambre haute de mon âme, il faut que cette chambre demeure ouverte à tous les disciples de Jésus. Si je suis avec Jésus, je dois être avec Pierre, André, Jacques, Jean, Paul et tous les apôtres, et tous ceux qui, dans les siècles passés ou aujourdhui, ont été ou sont les disciples du Sauveur. Jésus parle des disciples en ces termes : Allez dire à mes frères... Je ne puis misoler des frères de Jésus sans me séparer de Jésus. Je dois communier avec eux dans une même foi, dans une même affection.La phrase qui nous montre Jésus se levant pour laver les pieds de ses disciples commence ainsi : Jésus, sachant que le Père avait remis toutes choses entre ses mains...(Jn 13,1). La pleine conscience de lautorité divine qui lui est départie devient pour Jésus le fondement même dun acte dhumilité.
Attitude de Simon-Pierre lors du lavement des pieds. Elle indique bien les tentations qui peu. vent assaillir un disciple sincère. Pierre, impulsif, exagère dans deux sens opposés. Dabord il ne veut pas que Jésus le lave. Puis il veut que Jésus lui lave non seulement les pieds, mais la tête. Nous voudrions souvent décider de ce que le Seigneur devrait faire et aussi de la manière dont il devrait le faire. Ce que Jésus désire, cest que nous nous " laissions faire ". Soumission adorante à ses initiatives, lors même que nous ne les comprenons pas.
Si, imitant Jésus, tu tagenouilles pour laver es pieds dun autre, voici que le linge avec lequel tu les a essuyés va devenir pour toi le linge de Véronique : sur lui sera empreinte la face du Sauveur.
Jésus sait que Judas le trahit. Il lui donne, pendant la Cène, à lui de préférence, un " morceau trempé ". Lépisode est troublant. Y a-t-il là un signe de condamnation, ou un dernier appel de a grâce ? " Après que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas... " Peut-être est-il permis de penser que la marque extérieure de ) prédilection que reçoit Judas est encore une miséricorde du Sauveur, une dernière chance ,offerte. Si nous considérons attentivement les ;circonstances dans lesquelles nous péchons, et surtout les préludes immédiats de nos chutes, cous voyons que, jusquà la dernière minute, le Seigneur multiplie les interventions voilées, les appels discrets, les mouvements descendants de a grâce, les touches de secrète tendresse, afin le retenir notre volonté défaillante. Lhistoire de chacun de nos péchés est aussi lhistoire dune manifestation in extremis, pour ainsi dire, de la piété divine. Si seulement nous savions, nous voulions lire les signes !
XXXIV La fraction du Pain (Bulletin 12)
La fraction du pain : geste central du christianisme.
À la Cène, Jésus rompt le pain et le donne. Il verse le vin et le donne. Ce nest pas assez de dire que Jésus se donne. Il se donne comme un pain rompu et comme un vin versé ; il donne son Corps brisé et son Sang répandu. LAgneau de Dieu est immolé pour la vie et le salut du monde.
Seigneur Jésus, unis-moi à toi dans ton immolation. Fais de ma vie, entre tes mains, une libation offerte à Dieu et aux hommes. Verse-moi dans ta coupe comme un vin répandu. Fais de moi un pain rompu par tes mains elles-mêmes, tenu entre tes mains, donné par tes mains. Jaccepte dêtre rompu par toi. Noie dans ton sang mes péchés et ma personne. Que je meure à moi-même pour naître à toi, à tes frères ! Puisque je suis un membre de ton Corps, offre-moi à Dieu, donne-moi aux autres avec ton propre corps et ton propre sang.
Cest seulement lorsque le Maître rompit le pain que les yeux des disciples dEmmaüs souvrirent et quils reconnurent Jésus (Lc 24,30-31). La présence de Jésus et la fraction du pain sont inséparables. Jésus est là où le pain est rompu. LÉvangile ne précise pas ce que fut, à Emmaüs, cette fraction du pain. Était-ce un renouvellement du mystère de la dernière Cène ? ou simplement le geste dun don affectueux ? Quoiquil en soit, le pain rompu - quil sagisse du mystère du Corps et du Sang du Christ communiqué aux hommes, ou de laide apportée à ceux qui ont faim, ou de ce partage amical de la vie que le repas symbolise - ce pain rompu est le signe auquel se reconnaissent les disciples de Jésus. Signe profond et complexe, indétermination même. Par la fraction du pain accomplie dans lesprit de Jésus, la présence de Jésus se fait connaître.
Jésus est le pain vivant descendu du ciel (Jn 6,51). LÉvangile lappelle aussi le pain de vie (Jn 6,35). Il y a plus dans lidée de pain de vie que dans celle de pain vivant. Parler dun pain vivant, cest dire que la vie est une qualité propre de ce pain. Parler du pain de vie, cest déclarer que cette qualité est communicable. Le pain de vie est un aliment qui donne, qui engendre la vie.
XXXV
Cest après la cène que le quatrième évangile place le " discours " où Jésus enferme ses enseignements les plus profonds, les plus intimes. Lorsqu je me serai assis avec Jésus à son souper, lorsqu jaurai été uni à la vie donnée pour les hommes le moment sera venu pour moi dentendre certaines paroles jusqualors réservées et de recevoir les suprêmes confidences de lAmi. Alors il m parlera de lui-même.
Il ne peut parler de lui-même sans parler d son Père. Car le mystère de Jésus est essentiellement celui de cette relation filiale. Cest lis incomplètement lévangile, cest en ignorer 1 fondement et le centre que dy voir surtout 1 rapport entre le Sauveur et les hommes. Il y dabord et surtout le rapport entre le Père et son Fils unique. La Parole, dit le prologue du quatrième évangile, est, de toute éternité, " avec , Père ", " auprès du Père " ; ou, si nous voulez p.133
XL Je vous donne ma paix (Bulletin 11)
" Je vous laisse ma paix. Je vous donne ma paix " (Jn 14,27). Jésus donne sa paix. Il ne la prête pas. Il ne la reprend pas. La paix qui est en Jésus (" ma " paix) devient la possession définitive des disciples. Je puis, au début de chaque jour, métablir dans la paix de Jésus, quelles que soient les alarmes que ce jour apporte.
Le Sauveur donne à ses disciples sa paix au moment même où il va entrer dans sa Passion. Cest devant la vision de la souffrance, de la mort immédiates quil proclame et communique sa paix. Si Jésus, à cette minute, demeure le maître de la paix, la force de cette paix nabandonnera pas le disciple dans de moindres orages.
" Mais moi je vous dis de ne pas résister au méchant " (Mt 5,39). Parole scandaleuse et folle aux yeux des hommes, et non seulement de ceux qui ne croient pas. La joue gauche quil faut tendre à qui frappe la joue droite, le manteau quil faut laisser à qui prend notre tunique, les deux mille pas à faire avec celui qui nous contraint à en faire mille, la bénédiction à prononcer sur quiconque nous maudit, quel accueil ces préceptes trouvent-ils là même où ils devraient être le mieux reçus et compris ? La voie de lamour de lennemi dans le domaine de la vie des nation. comme dans celui de la vie personnelle, la-t-on profondément explorée ? " Vous ne savez de quel esprit vous êtes... " (Lc 9,55).
Non-résistance évangélique. Le choix nest pas entre combattre et ne pas combattre, mais entre combattre et souffrir, - et, par la souffrance, vaincre. Les combats procurent des victoires apparentes, lesquelles ne sont que vanité et illusion, puisque Jésus est la réalité suprême. La souffrance du non-résistant proclame cette réalité suprême de Jésus. Elle est ainsi la vraie victoire. " Cela suffit ", dit Jésus, lorsque ses disciples loi présentent deux épées (Lc 22,38). Les disciples navaient pas compris le sens de cette autre parole : " Que celui qui na point dépée vende son vêtement et en achète une " (Lc 22,36). Jésus avait voulu dire : il y a des temps où il faut sacrifier même ce qui semble le plus nécessaire, afin de concentrer notre vigilance sur les assauts du Mauvais. Mais la défense et lattaque sont toutes deux spirituelles.
Jésus va au devant de la troupe qui, avec des flambeaux et des armes, veut se saisir de lui (Jn 18,4). Il va librement, spontanément, vers sa Passion. Jésus guérit le serviteur dont lépée dun disciple avait tranché loreille droite (Mt 56,51). Non seulement Jésus ne veut pas que ses disciples le défendent par la force " Laissez, arrêtez ", dit-il - mais il répare le mal que le glaive avait causé (Lc 22,51). Cest le seul miracle opéré par Jésus au cours de sa Passion.
La non-résistance dont Jésus donne lexemple nest pas acquiescement au mal ou pure passivité. Elle est une réaction positive. Elle est la réponse que lamour, cet amour que Jésus incarne, oppose aux entreprises des méchante. Le résultat immédiat semble être la victoire du mal. Mais, à la longue, la puissance de cet amour est la plus forte. La Résurrection a suivi la Passion. La non-résistance des martyrs a lassé et fasciné les persécuteurs eux-mêmes. Cest le sang répandu qui a assuré 1a diffusion de lÉvangile. Pacifisme faible et vague ? Non. Flamme brûlante et victorieuse. Si Jésus, à Gethsémani, avait demandé à son Père le secours des douze légions danges (Mt 26,53), il ny aurait eu ni Pâques, ni Pentecôte.
XLIV LE RETOUR EN GALILÉE (Bulletin 17)
Matin de Pâques. Les femmes qui, à laube, se rendent au sépulcre, portant des aromates, se disent entre elles : " Qui nous roulera la pierre ? " Car une pierre, qui est " très grande ", obstrue lentrée du tombeau. Selon tout calcul humain, il est improbable que les femmes puissent atteindre le corps du Seigneur.
Souvent Jésus semble emprisonné dans mon âme et réduit à limpuissance, comme il létait dans le sépulcre avant la Résurrection. La lourde pierre de mon péché le maintient en cet état. Combien de fois jai désiré voir Jésus se lever en moi, dans sa lumière et dans sa force ! Combien de fois jai essayé de rouler la pierre, - mais en vain ! Le poids du péché, le poids de lhabitude étaient trop forts. Je me disais, presque sans espoir : " Qui me roulera la pierre ? "
Les femmes, néanmoins, sont en route vers le tombeau. Leur démarche est un pur acte de foi. Cette foi - cette folie - aura sa récompense. Je dois, moi aussi, persister dans la folle espérance que la pierre sera enlevée.
Mais les femmes allant au tombeau nont pas les mains vides. Elles portent les aromates achetées pour lembaumement du corps de Jésus. Si je désire que la pierre soit ôtée de mon âme, je dois - au moins comme un signe, un gage de ma bonne volonté - apporter quelque chose. Ce sera peut-être très peu, mais ce doit être quelque chose qui me coûte, quelque chose qui soit de la nature dun sacrifice.
Et voici : les femmes trouvent que la pierre, à lentrée du sépulcre, a été ôtée. Elle a été ôtée dune manière quelles ne prévoyaient pas. " Il y eut un grand tremblement de terre ; un ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre ". Pour ôter la pierre, il ne faut rien moins quun cataclysme. Il neût pas suffi dune poussée, dun rajustement partiel. De même, la pierre qui semble immobiliser et paralyser Jésus dans mon âme ne peut être enlevée que par un tremblement de terre, cest-à-dire par une violente catastrophe intérieure, par un changement radical et total. Il faut quune secousse fulgurante mébranle. Jésus ne ressuscite en moi que si celui que jétais cesse dêtre, faisant place à lhomme nouveau.
Non une retouche, une mise au point, mais une mort et une naissance.
Lange fait dire aux disciples que Jésus ressuscité les attend en Galilée. Jésus lui-même renouvelle cet ordre : " Allez dire à mes frères de se rendre en Galilée ; cest là quils me verront ". Pourquoi ce retour en Galilée ? Jésus veut-il soustraire ses disciples à lhostilité des Juifs ? Veut-il, après les anxiétés du temps de la Passion, leur assurer des jours de recueillement et de calme ? Peut-être. Mais il y a, semble-t-il, une raison plus profonde.
Cest en Galilée que les disciples avaient rencontré Jésus. Cest là quils avaient entendu lappel et commencé à suivre le Sauveur. Le souvenir de ces jours devait garder dans leur âme une fraîcheur de printemps. Après les infidélités de la dernière semaine, Jésus voudrait replonger ses disciples dans cette fraîcheur et cette ferveur premières. Il voudrait renouveler en eux lémotion, la décision de la première rencontre. Dans latmosphère galiléenne ranimée par lui, il complétera sa révélation.
Il y a une Galilée dans la vie de chacun de nous - ou, du moins, dans la vie de ceux dentre nous qui, un jour, ont rencontré le Sauveur et lont aimé. Cette Galilée, cest, dans mon existence, le temps où je suis devenu conscient que Jésus me regardait et mappelait par mon nom. Depuis lors, bien des années ont pu sécouler. Ces années ont pu être chargées de péchés sans nombre. Il peut sembler que jaie oublié Jésus Christ. Cependant, qui a une fois rencontré Jésus ne peut loublier. Jésus minvite à revenir dans la Galilée de mon âme, à faire revivre en moi lintimité et la ferveur des premiers jours. Là, de nouveau, je le verrai.
Seigneur, je voudrais revenir en Galilée. Mais te retrouverai-je ? Comment puis-je réchauffer mon âme devenue si froide ? Le souvenir de notre Galilée suffira-t-il à recréer lémotion de notre première rencontre ?
" Il vous précède en Galilée... " Mon enfant, tu nauras pas à évoquer péniblement ma présence. Je serai fidèle au rendez-vous que je te donne. Je ferai plus que tattendre dans cette Galilée du souvenir. Voici que je ty précède, je ty conduis. Lorsque ton cur se sera de nouveau fixé en Galilée, celui qui te guide se fera reconnaître de toi. Et il te parlera...
XLV
Jésus ressuscité se montre soudain au milieu de ses disciples. Il ne sattarde pas à de longs reproches sur linfidélité et lincrédulité des siens. Et eux ne sattardent pas à de longues excuses ou explications. Tout se passe si simplement, si familièrement : "Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent du poisson rôti et un rayon de miel ". La vie reprend dans ses conditions normales, au point où elle avait été interrompue.
Quand jai trahi et abandonné Jésus, il nest pas nécessaire quanxieusement je recherche et prépare les conditions de ma rencontre repentante avec le Maître. Il sagit seulement de réintroduire Jésus dans ma vie de chaque jour, de linsérer dans le contexte présent, de le plonger dans les difficultés et les espérances de lheure. Le geste suffit, par lequel nous offrons à Jésus sa portion du poisson et du miel qui sont notre nourriture
LE MESSAGER ORTHODOXE
QUE CHERCHEZ-VOUS ? Le Messager orthodoxe, No 7, 1959.
Alors Jésus se retourna et, voyant quils le suivaient, Il leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeures-tu ?
(Jean 1, 38).Dans cet épisode de la vocation des deux premiers disciples de Jésus, tous les traits sont dignes dune attention approfondie. Deux disciples de Jean entendait le Précurseur déclarer : Voici lAgneau de Dieu, et immédiatement ils suivent, à distance, cet inconnu qui ôte le péché du monde. Ils le suivent silencieusement, sans sémouvoir de ce que le Maître de Nazareth semble les ignorer. Cette attitude humble et fidèle trouve sa récompense. Jésus, les ayant ainsi mis à lépreuve, se retourne. Il les interroge sur lobjet de leur recherche. Ils répondent que leur désir est de connaître où il demeure ; ils donnent ainsi à entendre quune rencontre passagère avec Jésus ne leur suffit pas et quils aimeraient rester auprès de lui. Chaque aspect, chaque parole de cet épisode pourrait avoir son équivalent dans nos rapports personnels avec le Sauveur. Mais limitons en ce moment notre méditation à la question posée par Jésus : Que cherchez-vous ? ; et à la manière dont les deux disciples changent radicalement le sens de cette question.
Que cherchez-vous ?
Puisquils ont affaire à un Rabbi, à un Maître, les deux disciples pourraient répondre quils cherchent un enseignement plus parfait que celui de Jean-Baptiste. Ils pourraient dire quils cherchent le royaume de Dieu. Et, comme Jean leur a montré Jésus ôtant le péché du monde, ils pourraient dire quils cherchent un baptême encore meilleur que celui de Jean, un pardon et une délivrance des péchés qui soient définitifs et souverainement efficaces. Toutes ces réponses seraient justes et excellentes.Mais la réponse des disciples ouvre un horizon nouveau. Où demeures-tu ? Cela signifie quils ne cherchent pas quelque chose. Ils cherchent quelquun. Leur réponse revient à dire : " Cest toi que nous cherchons, cest toi que nous voulons, et toi seul ".
Nous pénétrons ici au cur même de la révélation chrétienne. On peut concevoir Jésus Christ comme linstrument ou le moyen divin par lequel, et par lequel seul, nous obtenons les biens spirituels nécessaires et essentiels. On cherche " quelque chose ". Ou bien, on peut concevoir le Christ comme étant lui-même la réalité vivante de tous ces biens. On cherche " quelquun ". La première conception nest pas incorrecte. Elle est vraie, dans un certain sens. Mais joserai dire que, seule, la deuxième conception est spécifiquement chrétienne.
De fait, dans son Évangile, Jésus ne dit pas : " Je porte la .lumière ". Il dit : " Je suis la lumière ". Il ne dit pas : " Je donne la vie ". Il dit " Je suis la vie ". Il ne dit pas : " Jenseigne la vérité ". Il dit : " Je suis la vérité ". Il ne dit pas : " Je ressusciterai les morts ". Il dit : " Je suis la résurrection ".
Cette manière de penser et de parler est particulièrement frappante dans les épîtres de saint Paul. Celui-ci nécrit pas que le Christ nous rend sages, et justes, et saints, et rachetés ; il écrit aux Corinthiens que le Christ Jésus est fait pour nous sagesse et justice, et sanctification, et rédemption (1 Co 1,30). Aux Philippiens, il déclare non point que cest du Christ quil reçoit la vie, mais que lacte même de vivre, cest, pour lui, le Christ (cf. Ph 1,21). Paul parle du Christ en substantifs, parce quil voit dans Jésus la substance même de tout ce que nous pouvons désirer et demander. Cest là le sens profond de laffirmation de Paul selon laquelle la Loi est abolie. Une personne vivante a pris la place de la Loi. Le Décalogue même est abrogé. Le chrétien, d'après la conception paulinienne, ne sabstient pas du meurtre et de l'adultère parce que d'anciennes défenses ont été inscrites sur les tables de pierre, mais bien parce qu'une personne, Jésus Christ, est venue, a vécu, a parlé, est morte d'une certaine manière. Ainsi lhomme qui fait un bond ne détruit pas la distance inscrite sur le sol entre le point de départ et le point darrivée : il " accomplit " et abolit en même temps cette mesure de la distance. Ainsi, quand un fleuve se jette dans la mer, chacune des gouttes deau du fleuve subsiste, mais le fleuve lui-même sabolit.
Que cherchez-vous ? - Maître, où demeures-tu ?
Puisse ce court dialogue devenir le mien ! Puissé-je chercher non le salut, mais le Sauveur ! non la Loi, mais le Maître vivant ! Je redirai dans mon cur ces vers de la traduction de lImitation par notre vieux Corneille :Ô Dieu de vérité pour qui seul je soupire,
Unis-moi donc à toi par de forts et doux nuds.
Je me lasse douïr, je me lasse de lire.
Mais non pas de te dire : cest toi seul que je veux.QUAI-JE À DONNER ? Le Messager orthodoxe, No 10, 1960. (Bulletin 18)
Je nai ni argent ni or, mais ce que jai, je te le donne
(Actes 3, 6).Pierre et Jean montaient au Temple pour la prière de la neuvième heure. Un homme paralysé, placé à la porte du Temple, leur demanda laumône. Pierre lui dit : Regarde-nous ! Je nai ni argent ni or, mais ce que jai, je te le donne. Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, marche ! Il saisit lhomme par la main et le fit lever. Lhomme fut aussitôt guéri et se mit à marcher et à sauter, louant Dieu. Ce fut le premier miracle accompli par les apôtres après le jour de la Pentecôte.
Cet épisode présente un intérêt particulier pour tous ceux qui se livrent à une oeuvre missionnaire ou évangélisatrice, pour tous ceux qui sont engagés dans un des ministères de lÉglise. Aux hommes qui attendent de nous quelque chose - une aide matérielle, une guérison, une force morale, une certitude, une sympathie - que pouvons-nous donner? Avons-nous quelque chose à donner? Mais cette question se pose aussi à tout chrétien, quel quil soit.
Dans le cas particulier que relate le livre des Actes, il sagissait dun malade à guérir. Le don que Pierre fera au malade prendra donc cette forme définie : une guérison. Mais le don, dans dautres cas, .peut prendre beaucoup dautres formes. Au fond, ce ne sont pas ces formes qui importent. Lessence du don, commune à toutes les formes possibles de celui-ci, consiste en ce fait que Pierre possède et peut communiquer à dautres la présence, la puissance du Sauveur. Ce que Pierre a, ce quil donne, cest quil peut dire : Au nom de Jésus Christ de Nazareth... Il na ni or ni argent. Mais il a Jésus Christ. Et il le donne.
Insensé est le prêtre, ou le missionnaire, ou lapôtre laïc qui croit pouvoir donner Jésus-Christ ou donner quelque chose au nom de Jésus Christ sans avoir dabord, lui-même, accepté et reçu la personne du Rédempteur ! Certes, il y a le cas des saints mystères que lÉglise dispense aux fidèles, quelle que soit lindignité de linstrument humain ; cest la grâce divine qui supplée alors à ce qui manque au ministre.
Mais lorsquil sagit de donner, de transmettre quelque chose qui soit liée à ma propre personne, à mes dispositions intérieures, la question inéluctable se pose à moi : " Quai-je donc à donner ? Est-ce que je possède vraiment ce que je devrais donner, celui que je devrais donner ? "
Question humiliante, question angoissante. Cest toute la sincérité de mes paroles, de mes actes, de ma vie, qui se trouve ici en cause. Est-ce que, peut-être depuis bien des années, je ne me meus pas dans un cercle de mensonge et dillusion, prétendant (et même voulant) donner à dautres ce qui me manque à moi-même ? Il est temps de faire halte. Ô mon Sauveur, je te demande humblement, douloureusement, de me préparer, de me former au don, par un patient travail de chaque jour, afin que ce que je recevrai ainsi de ta générosité, à dautres je puisse le donner : Au nom de Jésus Christ de Nazareth...
LE DISCERNEMENT DES SIGNES Le Messager orthodoxe, No 11-12, 1960.
Vous savez bien discerner laspect du ciel, et vous ne pouvez pas discerner les signes des temps
(Matthieu 16, 3).Dieu nous parle de deux manières. Dans lÉvangile et dans lÉglise, il nous communique un message universel, au texte fixé, valable pour nous tous ; et nous ne devons prétendre à aucun enseignement ésotérique, plus ou moins secret, autre que ce message présenté à tous les hommes. Toutefois, sans altérer ce message, sans y rien ajouter, sans en rien retrancher, le Seigneur nous aide, dans une sorte de tête-à-tête, à le comprendre, à lapprofondir, à lappliquer à nos situations présentes.
Cela, le Seigneur le fait souvent dans la prière personnelle, par une parole intime. Plus souvent encore, il le fait au moyen de ce que jappellerai les " signes ".
Le Seigneur Jésus, répondant un jour aux Pharisiens qui lui demandaient des " signes ", cest-à-dire des miracles, leur reprocha leur aveuglement. Vous savez bien, leur dit-il, prévoir que le matin sera beau ou orageux, selon la couleur rouge, ou rouge sombre, du ciel, la veille au soir; mais vous êtes incapables de comprendre les " signes des temps .. Ces signes, dans la pensée du Christ, étaient surtout, les signes qui, au cours de lhistoire, se rapportaient à sa propre personne et à sa mission. Mais il y a, dans la vie de chacun de nous, des signes particuliers, relatifs à nous-mêmes ; et fi sagit de les discerner.
Un signe, cest tout ce que Dieu menvoie dune manière visible. Cest tout ce qui marrive au cours dune journée. Chaque jour est un tissu dépisodes, de menus incidents, de rencontres, de contradictions, de difficultés, de conversations. Tontes ces situations données, concrètes, vivantes, sont des signes divins. Si mes yeux étaient assez ouverts, je percevrai, derrière chaque événement matériel, le signe que le Seigneur madresse. Car chaque situation, même une situation de péché, est un rendez-vous que le Maître me donne. Chaque situation me redit les paroles de Marthe à Marie : Le Maître est là, et il tappelle (Jn 2,28). Ma vie est comme une tapisserie dont je ne vois que lenvers brouillé. Il me reste à en voir lendroit, à voir le dessin réel, laccumulation de grâces et dactes de salut dont mes journées sont pleines. (Combien de fois, par exemple, au cours de la même journée, je manque dêtre écrasé dans 1a rue. Et je devrais ici prendre une plus claire conscience du ministère des anges et de la commission des saints).
Je ne puis comprendre seul les signes. LÉvangile nous montre les disciples sapprochant du Maître, après avoir entendu en public une parabole, et, une fois rentrés dans la maison, linterrogeant sur cette parabole (Mc 7,17). La vie de chacun de nous est une vaste parabole, dont il faut découvrir le sens. Maître, apprends-moi à discerner les " signes des temps en ce qui concerne ma propre vie. A la fin de chaque journée, je voudrais entendre de ta bouche quel a été le sens profond de chacun des événements qui me sont survenus depuis le matin. Maître, explique-moi la parabole.
LA PREMIERE BEATITUDE Le Messager orthodoxe, No 21-22, 1963.
La première des Béatitudes évangéliques est consacrée à la pauvreté. Lénoncé de cette béatitude, tel quil se trouve dans notre premier et dans notre troisième évangile, diffère sensiblement. Le texte de saint Matthieu (5, 3) porte : Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. Saint Luc écrit (6, 20) : Bienheureux [vous] les pauvres, car à vous est le royaume de Dieu. Le premier évangile formule un principe général, à savoir la béatitude de la pauvreté, sans que cette déclaration soit mise en rapport direct avec la situation de fait des auditeurs. Le troisième évangile, en introduisant le terme " vous ", suggère que ceux qui, à ce moment, entourent Jésus sont en quelque mesure des pauvres. Nous ne savons évidemment quels furent, en araméen, les mots exacts de Jésus. Mais les deux traductions données par nos évangiles grecs ne sont pas contradictoires. Matthieu et Luc se complètent, puisque, comme nous le croyons, le Saint-Esprit a inspiré la rédaction de lÉvangile. Matthieu proclame que la pauvreté qui nest pas " en esprit " na pas de valeur devant Dieu. Luc rappelle quil sagit ici, non dune pauvreté théorique, mais dune pauvreté pratique et concrète (1), - la vôtre, la nôtre.
Quels sont ces pauvres en esprit dont parle Matthieu ? Le terme ne désigne pas les hommes dépourvus dintelligence. Il sapplique à ceux qui ont lesprit de pauvreté, à ceux qui acceptent et même recherchent le dénuement peut-être, mais en tout cas une vie modeste, le détachement des biens terrestres, la désappropriation, Jésus a plusieurs fois prononcé des paroles sévères à ladresse des riches. Lévangile est une voie, un esprit, plutôt quune règle littérale. De certains, Jésus exige un dépouillement effectif immédiat et total. De tous, il exige le don généreux aux détresses humaines, le désir dimiter le Maître dans sa vie très humble, cette renonciation par laquelle nous cessons dêtre des possesseurs pour devenir les intendants préposés pour un peu de temps à ladministration des biens dont le Roi nous demandera compte.
Cependant, dans lévangile particulièrement " hébraïsant " de Matthieu, lexpression " pauvres en esprit " semble avoir un sens plus précis et comme technique. Le grec ptôkhol, pauvres, rend habituellement lhébreu anawim. Or, au temps de Jésus, ce dernier terme désignait une classe dindividus, les " pauvres dIsraël ", petits, résignés, doux, justes, éloignés de la richesse et de linfluence politique, nourris des psaumes et des prophètes, profondément différents des Pharisiens légalistes, des Saducéens opportunistes, des Zélotes nationalistes, et qui mettaient en Dieu toute leur espérance (2). Cest parmi eux que Jésus, par sa naissance, par sa famille, par sa première prédication galiléenne, avait voulu prendre place. Et cest seulement en devenant, aujourdhui encore, lun de ces " pauvres en esprit ", lun de ces " doux et humbles de cur ", que nous pouvons entrer dans la première Béatitude. La pauvreté de fait ou dintention ne doit pas être isolée de cet ensemble. Elle est un des aspects de cet état dâme par lequel on se présente nu devant Dieu, ne voulant rien avoir qui ne soit à Lui et qui ne soit donné de sa main, - pour y être partagé.
Les vrais pauvres, les " pauvres dIsraël ", sont proclamés " bienheureux ". Le mot " béatitude", en style biblique, nest pas synonyme de félicité terrestre. On peut se trouver à la fois affligé et bienheureux. La béatitude est un état de bénédiction. Elle dépasse le bonheur comme le divin transcende lhumain. Matthieu et Luc précisent en quoi consiste la Béatitude des Pauvres. Ceux-ci, daprès Matthieu, sont bienheureux parce que le royaume des cieux est à eux. Vous, les pauvres, dit Luc, vous être bienheureux parce que le royaume de Dieu est à vous. Entre le royaume de Dieu et le royaume des cieux, il y a une nuance. Le royaume de Dieu signifie que Dieu est Roi, quil règne, quil domine souverainement. Le royaume des cieux (quoique souvent les Juifs aient employé ce terme pour éviter de prononcer le nom sacré et ineffable de Dieu) ajoute quelque chose. Il résume, il indique lensemble des biens divins qui peuvent être lobjet de notre espérance. Dire que les pauvres " ont " dès maintenant le royaume des cieux, cest affirmer que leur détachement des biens terrestres est aujourdhui même récompensé par lentrée en possession des biens suprêmes. Si nous sommes pauvres en esprit, déjà nous faisons partie du royaume des cieux ; déjà ce royaume est partiellement inauguré pour nous.
Les Béatitudes évangéliques développent, sous des aspects divers, cette même idée principale. Saint Matthieu (5, 10) marque bien cette unité organique en donnant à la huitième et dernière Béatitude la même conclusion quà la première : " car le royaume des cieux leur appartient". La première Béatitude est la Béatitude clef, dont les autres découlent. Les doux, ceux qui pleurent, les affamés et les assoiffés de justice, les miséricordieux, les purs, les pacificateurs sont les " pauvres " qui poussent jusquà leurs extrêmes conséquences le refus de posséder autre chose que Dieu et qui remettent sans réserve leur âme entre ses mains. Ils ont vendu tout ce quils avaient afin dacquérir lunique perle précieuse. Abraham doit quitter son pays et sa maison, mais tout le pays de Canaan lui est promis en récompense.
Si quelquun jouissant des richesses du monde voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment lamour de Dieu demeurerait-il en lui ?
(1 Jean 3, 17).(1) Toute lhistoire de lÉglise montre comment le vu même de pauvreté peut se volatiliser en une non-possession personnelle qui nexclut pas une possession collective où lÉvangile napparaît guère. En Occident, les mouvements inaugurés par Pierre de Valdo et Saint-François dAssise au Moyen-Age et la vie de Charles de Foucauld dans notre temps jettent une vive lumière sur les problèmes spirituels de la pauvreté. Le problème posé par les prêtres-ouvriers est dun autre ordre.
(2) On consultera avec profit le livre, demeuré classique, de A. Gausse, Les pauvres dIsraël, Strasbourg, 1922. LInde pourrait nous ré-apprendre beaucoup de choses au sujet de la pauvreté en esprit. Vinoba Bhave, sur lequel le manteau de Gandhi semble être tombé, demande à chacun dabandonner le sixième de ses biens en faveur des nécessiteux.
CE QUE DIEU VOULAIT POUR NOUS Le Messager orthodoxe, No 38, 1967.
Qui de vous, sil veut bâtir une tour, ne commence par sasseoir pour calculer la dépense et voir sil a de quoi aller jusquau bout ?
(Lc 14,28).Si nous interprétons cette parole évangélique sur un plan purement humain et moral, elle revient à ceci : ne vous proposez pas une certaine fin, lorsque vous navez pas les moyens de latteindre. Conseil assurément juste et prudent, sans quil paraisse avoir beaucoup de relief ou de saveur. Replacée dans le contexte où lÉvangile linsère, cette parole du Christ devient brûlante, poignante, car le Seigneur lapplique à la vocation du disciple : nul ne peut se joindre au Christ, sil ne " hait " son père et sa mère, sa femme et ses enfants, et jusquà sa propre vie, et sil ne porte pas sa croix (le mot " haïr " ne doit pas être entendu dans un sens grossièrement littéral). Les conditions de la marche à la suite du Christ étant telles, la disproportion entre une si haute fin et nos pauvres ressources ne semble-t-elle pas troublante, de nature à abattre notre courage ?
Non, car il y a la grâce. Mais cest sur un autre aspect, moins médité, de la parabole de la tour que je voudrais vous inviter à fixer votre attention. Il ne faut pas considérer cette parabole seulement du point de vue du bâtisseur, ou du créateur, bref, de celui qui prend linitiative. Il la faut aussi considérer du point de vue de la créature, du point de vue de celui qui est lobjet de linitiative. Dieu est le bâtisseur. Nous sommes la tour. Et cette pensée peut devenir pour nous un encouragement et une espérance.
Avant de créer chacun de nous, - et de toute éternité, - Dieu sest métaphoriquement assis et a pesé les possibilités, les risques, les chances. Chacun de nous correspond à une idée, à une volonté divine. La vie de chacun de nous exprime une intention particulière du Père. Chaque vie humaine, que ce soit celle dun chef dEtat ou celle dun balayeur de rues, a, dans ses origines, été conforme à un dessein, à un plan de Dieu. Dessein unique, propre à chaque personne, et dont les détails ne se répètent dans lexistence daucun autre être. Le prix infini de la vie consiste en ce que Dieu a voulu et aimé chacun uniquement, individuellement, personnellement.
Cette pensée devrait nous emplir de reconnaissance. Tant dautres auraient pu être, qui nont pas été. Tant dautres auraient pu être choisis. Pourquoi ai-je été choisi, moi, de préférence à cette multitude qui ne verra pas le jour ? Pourquoi ai-je été appelé à vivre ici-bas avec Dieu et à Lui être éternellement uni, si je demeure fidèle ? Seigneur, jadore ta bonté.
Mais il se peut que je dévie de la ligne que Dieu mavait assignée. Mon existence peut se dérouler hors du dessein divin, contrairement à ce dessein. Dun tel homme, nous devons dire quil " manque " sa vie. Quelle responsabilité encourt celui qui, appelé à actualiser une pensée de Dieu, va à lencontre de cette pensée ! Où en suis-je, par rapport à lintention divine unique et aimante dont je devais être le porteur, le réalisateur ? Seigneur, pardonne et aie pitié
Lhomme infidèle peut toujours se reprendre. Du fond de son péché, il peut toujours lancer vers Dieu un cri despoir. Car, sil a abandonné Dieu, Dieu ne la jamais abandonné. Dieu a prévu, calculé mes abandons. Il a aussi prévu laide quIl mapporterait. Et, malgré tout, Il ma créé. Je dois avoir confiance. Dieu est toujours prêt à réintégrer le pécheur dans lintention pour laquelle Il le créa. Je puis être encore au moins une pierre dans la tour que Dieu bâtit. Ainsi parle le Seigneur, ton créateur, celui qui ta formé... Je tai appelé par ton nom. Tu es à moi (Is 43,1).
TROUVER ET ÊTRE TROUVÉ Le Messager orthodoxe, No 32, 1965. (Bulletin 25)
Le lendemain, Jésus se proposait de partir pour la Galilée, et il trouve Philippe... (Jean 1, 43)
Il y a dans cette phrase quelque chose d'inattendu, d'un pev surprenant. Nous aurions peut-être estimé plus naturel que l'évangéliste écrivît : " Jésus rencontre Philippe ". Mais c'est bien le verbe " trouver ", au présent (euriskei), que le texte grec original emploie. Le point de départ de la vocation et de l'apostolat de Philippe consiste dans le fait d'être " trouvé ". Quelles sont les implications spirituelles de ce terme ?
Trouver ne signifie pas rencontrer ou découvrir par aventure. Il est vrai que, par une extension fautive, on emploie quelquefois le verbe dans ce sens : j'ai trouvé un portefeuille; j'ai trouvé quelqu'un sur mon passage. Mais, à strictement parler, trouver signifie rencontrer après une certaine recherche. On cherche et l'on trouve ce qui a été perdu, ou ce dont or+ pressent ou désire l'existence, ou ce qui correspond d'unE manière quelconque à une intention, même lointaine. Le fait de trouver implique une certaine relation, une certaine correspondance entre l'être qui cherche et l'être trouvé. Il y a comme une harmonie pré-établie, comme un rapport spécial et privilégié (quoique non toujours explicite) entre l'agent et l'objet de la trouvaille. L'étymologie exprime bien cette action ou cette situation intentionnelles, à tendance, puisque le verbe français " trouver " dérive du latin populaire tropare, " tourner autour ".
Jésus trouve Philippe, - il me trouve, après avoir longtemps, toujours " tourné autour de nous ", si j'ose dire. Il a cherché chacun de nous bien avant notre naissance, de toute éternité, puisque rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui, Il nous a éternellement enveloppés de son désir et de sa tendresse. Il y a des instants où nous sentons qu'il s'approche de nous (et ces instants existent dans la vie du plus grand criminel,, du plus grand pécheur). A ces moments, son intention va se réaliser, sa recherche va devenir trouvaille, - si l'homme ne se referme pas. Tu crois que le Sauveur ne s'est pas occupé particulièrement de toi ? Mais il t'a cherché depuis toujours, depuis ton existence dans la pensée divine. Ne veux-tu pas être trouvé par lui ?
Et cela s'applique aussi bien aux relations entre les hommes. Je puis rencontrer un homme, ou trouver cet homme, ou être trouvé par lui. Dieu fasse que je ne rencontre pas les hommes, mais que je les trouve et sois par eux trouvé ! Une présence humaine nouvelle, même inattendue, même inconnue, ne doit pas être pour nous un accident, mais le terme d'une recherche obscure, tâtonnante : sans savoir qui je vais trouver, je peux désirer trouver, avoir l'intention de trouver, aimer d'avance ceux que je trouverai. Enfin je te trouve ! Ah, depuis si longtemps je t'ai cherché ! Je pose enfin ma main sur toi et je te déclare : bien des hommes et bien des femmes me sont chers - et chacun m'est autrement cher que toi, - mais nul ne m'est plus cher que toi !
Pascal met sur les lèvres de Jésus parlant à l'homme cette phrase merveilleuse : " Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé ". Je puis retourner cette phrase : Seigneur, je sens que tu me cherches et, même si je résiste, le fait que tu me cherches me donne un espoir infini, l'espoir que tu me trouveras enfin. O mon Sauveur, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé !
UN AUTRE VIENDRA Le Messager orthodoxe, No 42-43, 1968. (Bulletin 25)
Abraham dit à Dieu : " Ô ! qu'Ismaël vive devant ta face ! "
(Genèse 17, 18).L'Ancien Testament décrit plusieurs " contestations " entre Dieu et tel ou tel patriarche, ou tel et tel prophète. C'est ici le cas. Abraham et sa femme Sara sont presque centenaires. Ils sont riches, heureux, Abraham a eu d'Agar un fils, Ismaël, et Dieu a conclu avec eux une alliance. Et voici qu'une parole divine vient troubler leur paix. El Schaddaï, Dieu, apparaît à Abraham. Il lui annonce que Sara aura un fils, Isaac, et qu'avec celui-ci sera établie une nouvelle et perpétuelle alliance. Pourquoi bouleverser ainsi l'ordre des choses ? Tout allait si bien ! Abraham fait à Dieu une réponse aussi évasive (et secrètement négative) que déférente. Sans aucune allusion à Isaac, il s'exclame : " Oh ! qu'Ismaël vive devant ta face ! " - Mais Dieu déclare : " Non... En faveur d'Ismaël, je t'ai entendu : je le bénis, je le ferai croître extrêmement et je ferai de lui un grand peuple. Mais mon alliance, je l'établirai avec Isaac ".
Il ne s'agit pas de commenter ici cet épisode du point de vue historique, encore moins d'en faire une application aux antagonismes présents entre certains descendants d'Ismaël et certains descendants d'Isaac. Essayons plutôt de dégager du récit biblique une signification actuelle, éternelle - et, pour chacun de nous, personnelle.
Il y a, dans la vie de chaque homme, un Isaac et un Ismaël. Ismaël, c'est notre situation telle qu'elle se présente aujourd'hui. C'est notre existence devant les hommes et devant Dieu, existence peut-être heureuse ou peut-être pénible, peut-être louable ou peut-être blâmable, mais enfin - pour la plupart - tolérable et non sans quelque espérance. Mais voici que Dieu intervient (et peut-être maintes fois) comme un explosif, un briseur d'équilibre, un semeur d'incertitude et d'anxiété. Il nous annonce que cela ne va pas continuer et qu'il nous donnera un enfant indésiré, inattendu, avec lequel il fera de grandes choses. Cet Isaac, c'est quelque nouvelle exigence divine, un changement de programme, un appel à un dépassement variable selon chaque personne, mais d'apparence pénible et même insensée. Notre première réaction est une dérobade. Ah, Seigneur, tout était si bien avec Ismaël ! Pourquoi Ismaël ne pourrait-il pas durer ? Je ne suis plus d'un âge où l'on puisse recommencer, avec ce problématique Isaac. Ah, Seigneur, qu'Ismaël vive devant toi
Dieu nous répond résolument : " Non ". Il a béni notre Ismaël et tout ce qui était bon dans la vie qui a été la nôtre. Mais, ce qu'il demande de nous maintenant, c'est que nous acceptions - et chaque jour - une vie nouvelle, des tâches nouvelles, la catastrophe et la révolution intérieures, la venue de l'enfant (et, après Isaac, l'enfant de Bethlem). Recevons Isaac. Disons à Dieu : Oui, Seigneur, béni sois-tu pour Ismaël, mais qu'Isaac soit en moi le bienvenu ! Que désormais vive devant toi celui que tu veux que je devienne !
LA COLOMBE ET LAGNEAU :
MÉDITATION SUR LE CHRIST ET LESPRIT (Bulletin 15, en partie)
MOTS=9227 ss 1-3 : 2400
Jean vit Jésus qui venait à lui et il dit : Voici lAgneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde.
Jn 1,19Et Jean rendit témoignage en disant : Jai vu lEsprit descendre du ciel comme une colombe et reposer sur lui. Jn 1, 32
I
Jean-Baptiste est venu pour rendre témoignage. Il a été le témoin par excellence. Il la été de Jésus : " Il est venu porter témoignage à la Lumière " (Jn 1,7). Mais il la été aussi et tout autant de lEsprit, lui qui avait été " rempli du Saint Esprit dès le sein de sa mère " (Lc 1,15). Le même homme qui a annoncé à ses disciples lAgneau de Dieu a vu la Colombe descendre sur le Messie. On ne peut séparer les deux termes de ce témoignage. Jean a été le héraut de ce couple divin : la Colombe et lAgneau. Il a été le messager du ministère conjoint de lEsprit et du Verbe.
Ce ministère conjoint, cette action inséparable sexercèrent dès les origines de la création. Le livre de la Genèse nous montre lEsprit de Dieu se mouvant à la surface des eaux (Gn 1,2), cest-à-dire du chaos primitif. Le verbe hébreu employé suggère limage dun oiseau qui couve. (Et, quel que soit le chaos du monde, quel que soit le chaos de notre propre âme, un puissant espoir demeure, car lEsprit ne cesse de " couver " nos profondeurs obscures.) Dautre part, le quatrième Évangile déclare que le Verbe - la Pensée, la Parole de Dieu - était dès le commencement avec le Père et que " toutes choses ont été faites par lui " (Jn 1,3). Ainsi, dès le commencement de luvre divine, celle-ci se trouvait et demeure placée sous le signe de la Colombe et de lAgneau, lune et lautre étant des figures de douceur et de pureté. LEsprit éployé sur le monde lenveloppait de sa chaleur et de sa tendresse diffuses, tandis que le Verbe éclairait, précisait, donnait forme.
Le couple " Colombe-Agneau " nous est aussi suggéré (même si nous ne voyons pas là une prophétie formelle) par le sacrifice que Joseph et Marie offrirent lors de la présentation de Jésus au Temple. Ils pouvaient offrir, soit un agneau, soit une paire de colombes (Lv 12,8). Ils offrirent des tourterelles. Cétait loffrande du pauvre. Mais aussi il convenait que le sacrifice symbolique dun agneau neût pas lieu, là où lunique Agneau de Dieu, le véritable Agneau pascal était présent. Et léquivalence de la Colombe et de lAgneau se trouvait obscurément manifestée.
Ce sont là ombres et figures. Avec Jean-Baptiste, la pleine lumière se fait. Il perçoit, il exprime clairement le mystère de la Colombe et de lAgneau. Il a " vu " lAgneau marchant parmi les hommes sous la forme de Jésus. Et il proclame avec certitude quil a " vu " lEsprit, semblable à une colombe, descendre sur le Sauveur. Ainsi se trouve esquissé lidéal de la piété chrétienne : " voir " en même temps lAgneau et la Colombe (et dans leur relation au Principe, qui est le Père). " Voir " : sinon par les yeux du corps, du moins par les yeux de la foi, de la prière et de lamour. Obtenir une vision, une expérience personnelle de la distinction et de lunion de lAgneau et de la Colombe.
Mais en sommes-nous là ?
II
Chez beaucoup dentre nous, une telle expérience rencontre deux grandes difficultés.
Lune delles est une attitude faible, incertaine, hésitante, embarrassée - nous oserions dire : tâtonnante - à légard du Saint Esprit . Nous ne dirions pas, comme disaient à Paul les fidèles dÉphèse : " Nous navons même pas entendu dire quil y eût un Saint Esprit " (Ac 13,2). Nous avons beaucoup entendu parler de lui. Et, à la question de Paul : " Avez-vous reçu le Saint Esprit depuis que vous avez cru ? " (Ac 19,2), nous répondrions peut-être : " Nous avons passé par les phases - même par les rites - de linitiation chrétienne complète. " Néanmoins le Saint Esprit nous apparaît trop comme " quelque chose " de vague. Il nous est malaisé de penser à lui comme à une personne vivante, réelle. Nous sommes toujours plus ou moins tentés de nous le représenter comme une force impersonnelle, une énergie, une puissance. Les images même par lesquelles lÉcriture nous le dépeint demeurent floues, en quelque sorte vaporeuses. II est souffle, il est flamme, il est parfum, il est onction, il est une colombe qui vole et qui se pose. Il est tout cela - et il nest rien de tout cela. Ce ne sont là que des apparences et si fugitives ! Il demeure indéfini, insaisissable ! Quel contraste avec le Iahvé de lAncien Testament qui se fait voir, même au travers dintermédiaires, et qui parle aux hommes, ou avec le Jésus de nos Évangiles ! Comment établir entre lEsprit et nous cette relation intime où nous pourrions lui dire " tu " et où nous lentendrions nous dire " toi " ?
Une autre difficulté, fréquente chez les âmes les plus pieuses, peut provenir de notre attachement même à la personne de Jésus. Ceux qui aiment le plus Jésus, ceux qui adhèrent à lui dans une attitude de familiarité et de tendresse, ont la crainte et jusquà un certain point limpression de le perdre, ou tout au moins de le voir séloigner, sils essaient de " se tourner " vers lEsprit. Le livre des Actes, le livre de lEsprit Saint, a sa propre atmosphère - la gloire de la Pentecôte, - mais ce nest plus exactement latmosphère des Évangiles. Le Christ pentécostal nest pas exactement semblable au Jésus de Galilée quoique lui étant identique. À ceux qui ont mis le Dieu fait homme au centre de leur méditation et de leur prière, à ceux qui ont " étreint " le Christ, il nest pas facile de sorienter vers lEsprit, datteindre la subtile rosée qui, matin et soir, mouille et imprègne, sans que lon voie du ciel tomber aucune goutte.
Ces deux difficultés sont connexes. Leurs solutions aussi. Plus nous prendrons conscience de la " personnalité " de lEsprit, plus nous saisirons lintime rapport qui unit la Colombe à lAgneau. Et, plus nous pénétrerons dans lamour réciproque de lAgneau et de la Colombe, plus nous verrons lEsprit saffirmer comme une personne. Ces certitudes sont matière de Révélation. Mais notre effort personnel peut contribuer à les éclairer. Nous pouvons obtenir cette mise en lumière (en tout état de cause très imparfaite) par lintellect aidé de la grâce. Il est cependant dautres voies que celles de la spéculation discursive ou de létude historique. La prière et lamour, sappliquant à la Parole révélée, ont leurs intuitions. Revenons donc à lexpérience de Jean. Essayons de contempler ce que lui-même a vu. Peut-être, dans cette contemplatio ad amorem, trouverons-nous lissue à nos difficultés ?
III
Jean voit lEsprit descendre du ciel comme une colombe et sarrêter sur Jésus. Ce trait est dune importance fondamentale en ce qui concerne notre recherche. Le mouvement de lEsprit - pour autant quil devient manifeste aux hommes - est un mouvement " vers Jésus ", un mouvement orienté et dirigé vers lAgneau. Si nous ne tenons pas fermement cette vérité première et essentielle, tout le reste en sera faussé. Nous nous trouverons fourvoyés dans limpasse dun dualisme, dun parallélisme mensongers.
Dès maintenant nous devons donc, et dune manière radicale, rejeter la chimère qui a égaré tant dintelligences dailleurs nobles et pieuses. Nous voulons dire le rêve dun " troisième règne ", le règne de cet Esprit qui remplacerait Jésus, - un règne final qui succèderait au règne du Père. Il ny a pas de règne de lEsprit indépendant du " royaume de Dieu ", quannonce lÉvangile et dont Jésus-Christ est le dispensateur. Le Saint Esprit, étant plus quagissant, étant lui-même tout action et réalisation, constitue linstrument de ce règne ; et linstrument agit dune manière si parfaite, il coïncide si étroitement avec luvre que lEsprit lui-même sidentifie au Royaume. Mais il nen est pas le possesseur. Oui, lEsprit est Roi, mais sa royauté consiste à incliner ses sujets vers Celui qui a dit à Pilate : " Je suis Roi " (Jn 19,37). Laction de lEsprit, son règne invisible sur les âmes, crée et manifeste la Royauté du Verbe fait chair.
Cependant Jésus, avant la Pentecôte, na-t-il pas dit : " Il vous est bon que je men aille, car, si je ne men vais pas, le Paraclet ne viendra point à vous " (Jn 16,7) ? Jésus devait sen aller, afin quà sa présence visible et trop restreinte (puisque localisée) succédât sa présence invisible et universelle. Mais cest lEsprit qui, après et depuis lAscension, nous rend Jésus présent. Et cest Jésus qui nous envoie lEsprit à cet effet : " Si je men vais, je vous lenverrai " (Jn 16,7). Le Père envoie la Colombe sur lAgneau, et lAgneau envoie sur nous la Colombe, non afin que nous devions mettre la Colombe à la place de lAgneau, mais afin que la Colombe nous " rappelle " lAgneau. Et ici " rappeler " na pas le sens faible de remettre en mémoire, mais le sens fort dappeler de nouveau et efficacement, de " faire revenir ". Le rôle de la Colombe, le ministère de lEsprit à notre égard est de manifester lAgneau, de nous découvrir le Christ. Lui, lEsprit, qui est par excellence linvisible et limpalpable, a pour mission de nous rendre Jésus spirituellement visible et tangible.
La Colombe na point dinitiative indépendante et isolée. Jésus dit de lEsprit : " Il ne parlera pas de son chef, mais il dira tout ce quil aura entendu... il prendra de ce qui est à moi, et il vous lannoncera " (Jn 16,13-14). Nous reviendrons plus loin sur les " paroles de lEsprit ". En ce moment, retenons seulement quil ny a pas de révélation de lEsprit autre que la révélation du Fils. Ce que lEsprit nous révèle, ou plutôt celui que lEsprit nous révèle, cest Jésus.
La Colombe descend sur lAgneau pour nous le montrer. Le Saint Esprit réveille et avive en nous le souvenir de Jésus. Mais ces mots sont trop faibles. LEsprit met Jésus devant nous. Il dresse devant nous limage, la Personne du Sauveur. Il est lécho de la Parole. Il est le résonateur, lamplificateur du Verbe de Dieu.
Et comme, nous-mêmes, nous ne savons pas écouter Jésus, lEsprit " vient en aide à notre faiblesse " (Rm 8,26). Comme nous ne savons pas " prier comme il faut ", lui-même substitue à nos balbutiements ses propres soupirs, ses " gémissements ineffables " (Rm 8,26). Il est la source et la force de toutes nos aspirations vers Jésus. Paul le déclare : " Aucun homme ne peut dire que Jésus est le Seigneur, si ce nest par le Saint Esprit " (1 Co 12,3). Il se met en quelque sorte à notre place. Il prend même notre place. Cest lui qui nous fait dire " je ", lorsque nous nous adressons à Jésus comme à un " toi ".
On pourrait - mais sans trop presser ces termes philosophiques - dire que lEsprit, en tant quil sidentifie à nous, dailleurs sans confusion de nature, se fait le sujet de notre vie de chrétien, le sujet qui désire et aspire, alors que Jésus en est lobjet, le modèle, le but vers lequel nous tendons immédiatement (la fin suprême étant le Père).
Est-ce à dire que Jésus nous soit plus extérieur que lEsprit ? Est-ce à dire que lEsprit nous soit plus intérieur que Jésus ? Non, Jésus et lEsprit, tout en demeurant transcendants par rapport à nous, nous sont également intérieurs et intimes. Mais il y a diverses intériorités. Dune part, Saint Paul nous dit : " Vous êtes le Corps du Christ, et vous êtes ses membres " (1 Co 12,27). Dautre part, il nous dit aussi : " Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit qui est en vous ? " (1 Co 6,19). Cest parce que chacun de nous, individuellement, est le temple du Saint Esprit que, collectivement, nous formons tous le Corps du Christ. LÉcriture emploie dune manière à peu près équivalente les deux expressions " dans le Christ " et " dans lEsprit ". Souvent on semble " approprier " notre immanence en Dieu à lEsprit plutôt quau Christ et linstrumentalité au Christ plutôt quà lEsprit. On pense et lon dit alors : " par le Christ, dans lEsprit. " La formule, en un sens, est très juste. Mais il serait peut-être encore plus juste, si lon admet les équations (dailleurs bien grossières) : " LEsprit est le sujet, le Fils est lobjet ", de dire que, par lEsprit, nous sommes dans le Christ.
IV (pas corrigé)
Ne voyons-nous pas maintenant dune façon un peu claire pourquoi nous échouons si souvent à " atteindre " le Saint Esprit ?
Toute tentative en ce sens est vouée à léchec, si nous essayons dapprocher la Colombe et de la capter comme une réalité indépendante de celle de lAgneau. Lorsque lon considère lEsprit à part du Fils Bien-Aimé, lEsprit sefface, disparaît. Il ne nous reste rien dans les mains, si lon ose dire. Nous natteignons la Colombe quen nous joignant à son vol vers lAgneau, en recevant delle la présence de lAgneau.
Nous pouvons vérifier cela dans la prière. Il est significatif que peu de prières ecclésiales soient directement adressées au Saint Esprit .
1. Les sept longues prières que les chrétiens de rite byzantin disent à genoux, le dimanche de Pentecôte, sadressent, soit à Dieu en général, soit au Christ. Aucune delles ne sadresse particulièrement à lEsprit. Ce qui domine dans les rares prières au Saint Esprit , aussi bien latines que grecques, cest lappel de sa venue.
Et, quand nous nous essayons à prier lEsprit en termes personnels et spontanés, nous sentons que ce nest pas très facile. La prise de contact manque souvent dévidence et dintensité. La charge émotionnelle est souvent moindre que celle de nos prières à Jésus et peut-être même que celle de nos prières au Père. Le remède à ce défaut est, dans nos prières, de rétablir - ou de mieux établir - le contact entre Jésus et lEsprit. Peut-être éprouvera-t-on que les meilleures prières à lEsprit sont celles qui ne lui sont pas directement, immédiatement adressées, mais celles dont il est le nerf et la puissance, même si son nom nintervient pas. Citons de nouveau la phrase de Paul : " Nul ne peut dire Jésus est le Seigneur ! - si ce nest par lEsprit " (I Cor 12,3). Nous prions lEsprit en vérité, sinon selon la lettre, chaque fois que notre prière, quel quen soit le destinataire, est guidée par lui. LEsprit nest pas le terme de notre prière (au moins ordinairement). Il est " ce qui est entre " nous-mêmes et le terme de notre prière. Il est un élan vers le Fils. Il est aussi bien un élan vers le Père, mais vers le Père trouvé dans le Fils. Le Christ, à cause de lIncarnation, demeure lobjet immédiat. Est bonne et authentique prière au Saint Esprit toute prière où nous avons conscience que cest par lEsprit que nous disons " Seigneur " au Christ Jésus.
Nessayons pas darrêter le vol de la Colombe vers lAgneau. Ah, il serait tentant dinterrompre ce vol, de saisir la Colombe, de la regarder à loisir, de la caresser, de nous familiariser avec elle, de faire de sa contemplation notre délice ! Chère Colombe, que si peu dhommes connaissent, que si peu dhommes aiment !... Si nous avons senti un peu, même très peu, son mystère de douceur et de tendresse, lamour si généreux et si désintéressé dont secrètement elle nous enveloppe, et ses abîmes deffacement, nous sommes prêts à nous écrier, nous aussi : " Voici que lhiver est passé... La voix de la tourterelle sest fait entendre dans les champs... O ma Colombe, toi qui te tiens dans le creux des rochers, toi qui te caches dans les fentes des roches escarpées, montre-moi ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage gracieux " (Cant 2,12.14). Et nous rêvons peut-être dune vie passée avec la Colombe, dédiée à elle...
Mais la Colombe ne survivrait pas en nous, si nous suspendions sa course. Nous pouvons bien, pour de brefs instants, découvrir la joie de sa présence. Cest néanmoins la joie reflétée dune autre présence. La Colombe ne veut rien avoir qui soit à elle seule, qui soit delle seule. La présence de la Colombe demande à introduire cette autre présence. La Colombe demande à céder la place. Elle vient à nous pour nous conduire, avec elle, vers lAgneau.
V
Dire que la Colombe mène à lAgneau serait trop peu. Elle nous fait réellement pénétrer à lintérieur de lAgneau. Le mouvement par lequel le Saint Esprit nous emporte vers Jésus ne sarrête pas devant la personne du Sauveur. Nous lavons déjà vu : parce que nous sommes les temples de lEsprit, lequel est lâme du Corps total du Christ, nous devenons membres de Jésus. Et voici que, incorporés à lui, nous découvrons que ce même Esprit le meut lui-même tout entier. Sous la dépendance de lEsprit sont placés le vouloir et lagir du Dieu fait homme. Cest pour nous unir à cette dépendance, à cette inspiration, que Jésus envoie " son " Esprit aux hommes. Car, plus profondément lEsprit nous fait entrer, nous fait enfoncer dans le Christ, plus nous éprouvons que, selon la parole du livre des Actes, le Saint Esprit est l" Esprit de Jésus " (Ac 16,7).
" LEsprit du Seigneur est sur moi (Lc 4,21)?; le Messie lui-même le déclare dans la synagogue de Nazareth. Toute la vie de Jésus se déroule sous la conduite de lEsprit. Il est " conçu du Saint Esprit " (Le 1,35) 1. Cest lEsprit qui 1" emmène " (Mt 4,1) - qui le " pousse " (Mc 1,12), comme il est dit ailleurs avec plus de force - dans le désert pour y être tenté par le démon. Jésus " tressaille dans lEsprit " (Le 10,21). Nous avons déjà parlé de la descente de la Colombe, lors du baptême de Jésus. Loffrande que Jésus fait de lui-même dans sa Passion est inspirée par lEsprit 2. LÉcriture ne
1. Nos prières de lAvent et de Noël devraient mieux remercier lEsprit, instrument de lIncarnation.
2. Hé 9,14. Outre le ministère de lEsprit dans la Passion de Jésus, ne pourrait-on pas parler (avec les précautions et les distinctions nécessaires) dune Passion de lEsprit ? À moins de vider de tout contenu positif ou tout au moins daffaiblir singulièrement les paroles de Paul, " Nattristez pas le Saint Esprit " (Ép 4,30) et " Néteignez pas lEsprit " (I Th 5,19), ne pourrions-nous pas admettre quune Passion continue de lEsprit se déroule dans notre monde pécheur, chaque fois que notre grossièreté couvre la voix de la Colombe et se rend imperméable à ses délicates suggestions ? Nous touchons ici à la question si profonde et si complexe dune " souffrance de Dieu ". Si la perfection divine exclut la souffrance au sens humain dun aspect négatif de lêtre, dune privation ou violation imposée, des théologiens modernes (même thomistes) nexcluent pas la possibilité dune souffrance divine dans un sens supra-humain. Cest du dedans que Dieu connaît la peine des hommes : et tous les modes de lêtre, y compris les limita-nous montre pas la Colombe se posant sur la croix où est immolé le véritable Agneau pascal (lart chrétien primitif utilisera cependant ce thème), mais, puisque Jésus était sensible et obéissant aux moindres motions de lEsprit, pouvons-nous douter que, dans chaque épisode de la Passion, lEsprit le dirigeât et le soutint ? Enfin - et nous ne nous en souvenons peut-être pas assez - cest par son Esprit, déclare Saint Paul, que le Père a ressuscité Jésus dentre les morts (R 8,11). Cest en Jésus que nous rencontrons pleinement lEsprit. La vie que Jésus nous communique est la vie même que lEsprit, en lui, anime et oriente.
tions et la souffrance, ont leurs racines dans son être, sans que celui-ci en soit amoindri. Un acte par lequel Dieu ne subirait pas, mais assumerait volontairement la douleur du monde, la prenant sur lui, serait un acte libre de sa souveraineté et ne diminuerait en rien sa perfection. Lamour divin créerait librement son propre fardeau. Lunité divine rendrait simultanées la souffrance et la victoire. La souffrance surmontée, illuminée, transfigurée serait la matière même dont Dieu tire son triomphe. Dire que Dieu souffre ne serait pas penser en termes de souffrance humaine, mais croire que " quelque chose " en Dieu correspond à la souffrance de la création, dune manière toutefois transcendante et ineffable.
VI
Cette communication de vie est bien exprimée par le fait que lEsprit se manifeste sous la forme dun souffle, dun vent.
LÉcriture identifie la vie et le souffle. Lors de la création dAdam, Dieu " souffla dans ses narines une respiration de vie, et lhomme devint une âme vivante " (Gn 2,7). Cette première création, ce premier souffle constituant une préparation à une création et à une insufflation nouvelles : celles de lEsprit.
Le matin du jour de la Pentecôte, les disciples étant assemblés en un même lieu, " il vint du ciel un bruit pareil à celui du vent qui souffle avec impétuosité " (Ac 2,2). Mais ce vent de Pentecôte nétait pas le premier souffle de lEsprit sur les disciples. Le soir de Pâques, Jésus ressuscité était apparu aux disciples : " il souffla sur eux et leur dit : Recevez le Saint Esprit " (Jn 20,22) 1. Le matin de Pentecôte, le vent
1. La traduction courante, " Recevez le Saint Esprit ", nest pas tout-à-fait exacte. Dans le texte original grec, le verbe semble venir du ciel. Il ne semble pas être en liaison directe avec Jésus. Au contraire, le souffle du jour de Pâques émane de Jésus dune manière visible. Le Saint Esprit est alors conféré par Jésus. Le vol de la Colombe est alors ouvertement lancé et dirigé par lAgneau.
LEsprit insufflé par Jésus, le soir de Pâques, demeura comme latent, comme quiescent dans les disciples jusquau matin de la Pentecôte. Alors le souffle se manifesta avec puissance. Il devint un vent violent et impétueux. Le bruissement des ailes de la Colombe prit les dimensions de lorage.
La continuité entre le vent de la Pentecôte et le premier souffle de Pâques - entre le vent de la Colombe et le souffle de lAgneau - est affirmée par lapôtre Pierre. Car, aussitôt après la venue pentecostale de lEsprit, Pierre, dans son discours à la foule, déclare : " Ce Jésus... a répandu lEsprit, comme vous le voyez et lentendez " (Ac 2,32-33). Et leffet de cette diffusion est
employé est lambanein, qui signifie non " recevoir ", mais " prendre ". Cest le même verbe qui est employé dans le récit de la Cène : " Prenez, ceci est mon corps " (Me 14,22). Lhomme nest pas purement passif dans la réception de lEsprit. Il doit " prendre " lEsprit dune manière active, quoique linitiative demeure entièrement divine.
que " les Apôtres, avec une grande puissance, rendaient leur témoignage au Seigneur Jésus et à sa résurrection " (Ac 4,33).
Ainsi quiconque a reçu et accepté le Christ possède lEsprit de la même manière latente que les disciples avant la Pentecôte. Il reste à obtenir cette Pentecôte (même invisible aux yeux des hommes, même purement intérieure) par laquelle lEsprit se manifeste avec puissance en nous et par nous. Mais le grand vent de Pentecôte nest donné quà ceux qui y sont préparés par le souffle du Sauveur, communiqué le soir de Pâques. Il faut dabord, dans le silence, dans le secret, sêtre intimement approché de Jésus et avoir, de ses lèvres, recueilli et accueilli le Saint Esprit quil transmet.
Lexpérience des saints suggère dailleurs que le vent impétueux de la Pentecôte - la venue de lEsprit en force - est un phénomène plutôt extraordinaire et exceptionnel et que, le plus souvent, le souffle de lEsprit est intérieurement perçu comme ce murmure très doux que le prophète Élie entendit sur lHoreb 1.
1. " Et voici que le Seigneur passait. Un vent fort et violent déchira les montagnes : mais le Seigneur nétait pas dans ce vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre : mais le Seigneur nétait pas dans ce tremblement de terre. Après
Le souffle exprime encore autre chose que la communication de la vie divine. Jésus dit à Nicodème : " Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix. Mais tu ne sais ni doù il vient ni où il va. Il en est de même de tout homme qui est né de lEsprit " (Jn 3,6).
Lhomme livré à lEsprit devient semblable à la feuille que le vent emporte.
Le Saint Esprit agit sur nous. Il nous meut. En cela, il diffère du Verbe qui nous éclaire et nous instruit. Le Verbe de Dieu opère sur notre intellect, sur notre pensée. LEsprit opère sur notre vouloir. Il nous infléchit dans le sens des intentions divines. Mais ce ne sont pas là deux actions parallèles. Elles convergent à chaque moment. Quel que soit lacte concret auquel nous incline lEsprit, cest toujours, en définitive, Jésus que lEsprit nous fait vouloir et atteindre. Dans tout mouvement de notre âme vers Jésus, là est lEsprit. Céder à ce mouvement, cest sunir à lEsprit. Et telle est la piété fondamentale envers lEsprit Saint.
le tremblement de terre, un feu : mais le Seigneur nétait pas dans ce feu. Et, après le feu, un son doux et subtil. Aussitôt quÉlie leût entendu, il senveloppa le visage de son manteau, il sortit et se tint à lentrée de la caverne, et voici quune voix lui parlait " (I R 19,11-13).
Il y a bien des degrés dans la vie livrée à lEsprit. Beaucoup sefforcent de nêtre pas infidèles aux règles, aux préceptes, sans explicitement ou consciemment chercher à souvrir aux " inspirations ". Dautres se rendent malléables aux conduites de lEsprit dans quelques rares et " grandes " occasions. Dautres ont conscience que, devant Dieu, toutes les occasions sont " grandes "; quil ny a pas daction petite ou indifférente : et que chaque choix volontaire, chaque démarche, si insignifiante quelle paraisse - la parole à dire, la lettre à écrire, la lecture à faire, litinéraire à prendre, etc. - peut saccomplir sous la " guide " 1 du souffle divin. Cest la vie " guidée ". À un degré supérieur, on peut devenir un prisonnier de lEsprit et ne savancer que lié, ligoté par lui, comme ce fut le cas de lapôtre Paule. Ce sont autant détapes sur la voie de la sainte obéissance. Lessentiel est de commencer là où nous en sommes, avec le peu que nous avons.
1. Pourquoi ne pas faire revivre ce mot, fréquent dans la langue des XVIe et XVIIe siècles et qui correspond parfaitement à langlais guidance, dun usage si répandu dans le mouvement du Réarmement moral ?
2. " Voici que, lié par lEsprit, je vais à Jérusalem, sans savoir ce qui doit my arriver " (Ac 20,22).
Le vol de la Colombe sur Jésus, dans la vision quen eut Jean, représente laction dirigée, la volonté orientée, lopération de lEsprit que le Père envoie vers le Fils, vers lAgneau, afin que sur lui il se pose.
VII
Ce nest pas sous la forme de la Colombe que lEsprit descendit sur les disciples, au matin de la Pentecôte. " Ils virent paraître des langues séparées les unes des autres, qui étaient comme des langues de feu et qui se posèrent sur chacun deux " (Ac 2,3). Que représentaient ces langues ?
Chaque disciple reçoit une des langues de feu. Le personnalisme de la vie selon lEsprit est ainsi souligné. Les Apôtres, la Mère et les " frères " du Seigneur, les autres femmes, les autres disciples présents : tous reçoivent, aux yeux des hommes, une portion égale de lEsprit.
Aussitôt " ils commencèrent à parler des langues étrangères, selon que lEsprit leur donnait de sexprimer " (Ac 2,4). Ce nest pas ici le lieu dexaminer ce que fut le " parler en langues ", le jour de Pentecôte. Sagissait-il dune connaissance infuse et miraculeuse de langues alors en usage ? Ou bien les disciples sexprimaient-ils en araméen, tandis que les auditeurs
les entendaient dans leurs langues diverses ? Ou bien les auditeurs obtenaient-ils une perception spirituelle directe du sens des paroles, indépendamment des mots prononcés ? Ou bien se passait-il quelque chose danalogue aux phénomènes de " glossolalie " qui se produisirent plus tard à Corinthe ? Peu importe. Il serait imprudent dexclure la glossolalie des manifestations spirituelles possibles de notre époque. Cependant le parler en langues du matin de Pentecôte peut revêtir, à notre usage, un aspect quotidien et moins spectaculaire. Ce dont il sagit pour nous, cest de trouver, ou plutôt dobtenir, selon que lEsprit nous donne, la langue, le langage qui puisse atteindre le coeur de ceux auxquels nous nous adressons. Au-delà des mots, le coeur parle au coeur, cor ad cor loquitur. Cest là une grâce de Pentecôte que nous pouvons et devons assidûment rechercher.
Lorgane de la langue a une signification par rapport à lEsprit lui-même. Les Hébreux étaient impressionnés par le roucoulement, le gémissement des colombes. La Colombe est la voix divine dont la langue constitue lorgane visible. Le Père pense. Sa Pensée est le Verbe, le Logos, la Parole. Cette Parole est portée par la Voix, qui est lEsprit.
Mais lEsprit ne profère-t-il pas des paroles qui soient bien à lui ? Ne lui arrive-t-il pas de nous parler, tout comme le Fils nous parle ? Le livre des Actes nous rapporte plusieurs ordres donnés par lEsprit. En réalité, toute parole divine est une parole de Jésus, de Celui qui est la parole elle-même, le Verbe fait chair. LEsprit ne parle pas de lui-même, comme le Sauveur le déclare. Pourquoi, alors, certaines paroles sont-elles attribuées à lEsprit ? Remarquons que ces interventions de lEsprit sont assez rares. Elles sont brèves. Elles constituent des ordres précis, des indications concrètes, telles que : " Séparez-moi Barnabé et Saul " (Ac 13,2). Le Saint Esprit empêche Paul et Timothée dannoncer la parole en Syrie. Il ne leur permet pas davantage daller en Bithynie (coeur 16,6-7). Il nest pas dit clairement si ces consignes étaient exprimées en mots. Le premier des cas que nous venons de citer est le seul où un texte de lEsprit apparaît. LEsprit avertit Paul que, de ville en ville, des chaînes et des afflictions lattendent (coeur 20,2-3). Là encore il sagit dun court message pratique dont la formulation nest pas reproduite.
Nous confessons, dans le symbole de foi, que lEsprit a " parlé par les prophètes ". Cela signifie que lEsprit a préparé, adapté, mû les prophètes à recevoir et publier ce qui leur était communiqué du Verbe de Dieu. Mais lEsprit nétait pas la parole.
LEsprit diffère donc essentiellement du Verbe. Il est cependant le porteur et le héraut du Verbe, par le fait quil est la Voix. Il y a entre lEsprit et le Verbe la même relation quentre la voix et la parole. La Voix, par ses modulations, ses inflexions, individualise le contenu objectif et pour tous identique de la Parole. Elle rend la Parole assimilable. Non seulement lEsprit agit sur notre volonté et nous meut à laction, mais, en tant que Voix, il profère la Parole en ladaptant à nos sentiments, en influençant nos émotions. Il ajuste effectivement la Parole à chaque âme. Il charge le même Verbe de nuances variables selon les auditeurs.
Un dialogue avec lEsprit nest pas impossible. Cependant, partout où il y a dialogue, il y a dialogue avec le Logos, avec Jésus. Cest Jésus qui parle. Et cest lEsprit qui porte sa parole jusquà nous, - jusquen nous. Le message de lAgneau nous est transmis par la voix de la Colombe.
VIII
Les langues qui descendirent sur les disciples étaient " comme des langues de feu" (coeur 2,3). Nous touchons ici à un autre aspect de lEsprit Saint.
Entre le vent et la flamme, entre le souffle et le feu de lEsprit, il existe une relation étroite. Le feu est un embrasement des gaz ou des vapeurs de lair. Il ny a pas de feu sans air. La flamme de lEsprit manifeste visiblement le souffle invisible de celui-ci. Il y a aussi dans la flamme jonction de lEsprit et du Verbe. Car le feu apporte lumière et chaleur. Lélément lumineux, cest le Verbe, clarté suprême, lumière du monde. Il éclaire tous les hommes. Mais le feu ne serait point perçu sans cette combustion invisible qui est loeuvre de lEsprit et qui dégage la chaleur. La combustion, lopération du Saint
1. On trouvera peut-être que nous nous appesantissons indûment sur de grossières comparaisons matérielles. Mais un chrétien ne peut-il considérer le monde matériel comme un ensemble de signes dont chacun suggère une réalité spirituelle ?
Esprit rend apparente la Lumière, le Christ. La Colombe montre lAgneau.
Dans toute action de lEsprit, il y a une double combustion, deux embrasements. Il y a ce qui se passe en nous et ce qui se passe en lEsprit lui-même. Dune part, lEsprit communique sa propre flamme à ceux sur lesquels il agit. Il les échauffe, il les anime de cette vive ardeur que nous appelons amour, dilection, charité. Là, encore, il agit, non sur lintellect, mais sur la volonté et les sentiments. Il se fait émotion. Il est vrai que nous implorons les "lumières du Saint Esprit ". Cependant le Saint Esprit nest pas la lumière. Il exhibe, manifeste la Lumière unique, Jésus. Il la produit comme lignition produit la clarté.
Nous avons dit que, pour nous, normalement, les langues de Pentecôte signifient le langage que lEsprit nous donne pour parler à la diversité des coeurs. Mais cette langue nouvelle doit être " ignée ", embrasée, brûlante, - à la fois ardente et tendre, - et ce sont là des caractéristiques de lEsprit. Alors nous obtenons la langue de feu. Alors, lEsprit, la Voix, la Langue, profère la Parole, le Fils de Dieu, le Verbe.
Hélas ! comment le bois vert que nous sommes pourrait-il sembraser, " prendre feu ", - prendre le feu de lEsprit ? Ce qui est impossible aux hommes est possible au Seigneur. Le prophète Élie avait, à trois reprises, versé quatre cruches deau sur lholocauste et sur le bois, et leau coulait tout autour de lautel ; et néanmoins le feu descendit et consuma lautel et loblation (I R 18,30-38). Malgré toutes mes souillures, le feu de lEsprit peut tomber sur moi à cette minute même, - si je moffre...
Celui quembrase lEsprit se consume lui-même. Là où le feu existe, une certaine matière brûle et se détruit. Le feu doit être nourri. En nous la vive flamme doit dévorer tout ce qui nest pas de Dieu. Saint Paul déclare que le bâtiment édifié, non avec de lor ou des pierres précieuses, mais avec du bois, du foin ou du chaume, sera éprouvé par la flamme, et que son ouvrier " sera sauvé, mais comme au travers du feu " (I Cor 3,12-15). Mais cest dès maintenant que la purification par le feu de lEsprit devrait prendre place et que nous devrions nous offrir comme un grain dencens posé sur un charbon ardent.
Dautre part, lEsprit lui-même brûle à jamais, sans toutefois quil y ait en lui rien à détruire, car il est toute pureté, toute sainteté. Il est le Buisson Ardent que vit Moïse. " Et voici, le buisson était tout en feu, mais le buisson ne se consumait point " (Ex 3,2). Ne dirons-nous pas avec Moïse : " Je me détournerai de mon chemin pour voir cette grande vision et pourquoi le buisson ne se consume pas " (Ex 3,3) ?
À un certain degré de chaleur, il y a ébullition. Certaines des manifestations qui accompagnèrent la descente de lEsprit, au jour de la Pentecôte, nous font penser à un bouillonnement, à une effervescence. Cest leffervescence de lEsprit. Des guérisons, des parlers nouveaux, détonnantes interventions divines se produisirent. Il est naturel que nous nous demandions pourquoi ces interventions semblent ne plus se produire, ou se produire plus rarement. Dans bien des cas, cest notre manque de foi, notre timidité qui est en cause. Osons-nous imposer les mains aux malades ? Osons-nous avancer à travers le monde hostile avec la seule arme du nom de Jésus ? 1 Mais la puissance de lEsprit na pas cessé, ne cesse pas de manifester le Christ. Toute lhistoire des saints nous montre les grâces de Pentecôte faisant irruption dans la trame quotidienne. Souvent nous ne percevons pas ces
1. Les résultats obtenus de nos jours par le renouveau pentecôtiste pourraient nous fournir la matière dun examen de conscience et de très salutaires réflexions.
grâces, parce que nous nous attendons à quelque chose dextraordinaire. Mais le propre de lEsprit nest pas de produire des thaumaturges et des miracles extérieurs. Ceux qui se rendent dociles à lEsprit deviennent capables de faire les choses ordinaires dune manière extraordinaire, daccomplir lacte le plus banal avec une intention nouvelle et plus haute. Cet " extraordinaire " échappe aux regards, et cependant tout a été transfiguré et transformé. Le fer na pas cessé dêtre le fer. Sa température néanmoins a changé. Le feu la rougi et blanchi.
IX
Regardons encore la Colombe, puisque aussi bien la Colombe est la seule forme vivante, et non simplement matérielle, sous laquelle lEsprit se soit manifesté.
Lors du baptême de Jésus, la Colombe descend sur lui. Cette descente est un don, le don que le Père fait à son Fils bien-aimé. La Colombe est donnée à lAgneau. Et ce quil y a de plus profond dans le mystère de la Colombe est justement la manifestation de lEsprit en tant que don, ou plutôt en tant que le Don.
" Vous recevrez le don du Saint Esprit " (coeur 2,38), déclare lapôtre Pierre. Tout le livre des Actes montre à quel point le don, le don de Dieu, est identifié à lEsprit. Les Pères grecs ont creusé cette notion. Ils ont dit que lEsprit est non seulement le Donateur, celui qui accorde des dons, mais quil est lui-même le Don par excellence, celui qui donne sa propre personne. Plus : il est un avec la donation, avec lacte de donner, car cest dans laction que lEsprit se révèle. Son devenir, son actualité est en quelque sorte de sépuiser lui-même. Il se dépense à linfini. Il est générosité, fécondité, épanchement, exhaustion. Et voilà pourquoi lEsprit est si difficile à " saisir ". Nous ne le découvrons que dans la communication de lui-même à un autre. Il semble sévanouir si nous essayons de le fixer, de létablir, de le mettre en place, alors que, par tout son mouvement, il " tend " à se poser sur dautres, et sur dautres, et encore sur dautres, et à les entraîner vers lAgneau. Il sévacue lui-même dans un abîme infini dextraversion et dabnégation. Il ne se montre pas si ce nest " vers " un autre ou " auprès " dun autre. Cest à cause de cet " être auprès " que Jésus le nomme Paraclet 1.
1. Le mot Paraklitos a été souvent traduit par " Consolateur ". Mais sa signification exacte est : " celui qui est appelé auprès ". LEsprit est auprès de nous comme un ami, une aide, un défenseur contre le monde. Jésus lui-même est notre Paraclet, notre avocat auprès du Père (1 Jn 2,1). Mais il annonce quun second Paraclet vient (Jn 16,13). Le second Paraclet, lEsprit, est lavocat de Jésus auprès de nous, le défenseur de la cause de Jésus, léveilleur de son souvenir, lécho de sa parole. Cest en ce sens quon peut dire premièrement que lEsprit est le Consolateur. Il est envoyé aux disciples pour les consoler de labsence visible de Jésus. Secondairement lEsprit nous console dans nos tristesses journalières, car ces tristesses font partie de la grande tristesse qui est de ne pas voir le Sauveur.
Nous pouvons, dans notre vie personnelle, faire lexpérience de lEsprit en tant que Don. Quand nous demandons à Dieu telle ou telle chose terrestre, nous ne sommes jamais sûrs que notre demande soit daccord avec sa volonté. Mais il y a une demande dont nous sommes certains quelle sera exaucée, si nous-mêmes ny mettons pas dobstacle. Cest la demande du Don suprême, la demande de lEsprit. Jésus le proclame : " Si vous qui êtes mauvais savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste donnera-t-il le Saint Esprit à ceux qui le demandent " (Le 11,13) Cest là le baptême de lEsprit, baptême toujours accessible et toujours renouvelable, à la seule condition que nous nous offrions sincèrement à la Colombe 1.
1. Quelques mots sur le " baptême de lEsprit" ne seront peut-être pas superflus. " Vous serez baptisés du Saint Esprit dans peu de jours " dit Jésus aux disciples (Ac 1,2). Cest évidemment lannonce de la Pentecôte. Or, nous lavons vu, les disciples avaient déjà reçu lEsprit avant la Pentecôte, le soir de Pâques. Ce qui semble caractériser le baptême du Saint Esprit est donc une descente de lEsprit avec une certaine puissance. Cette venue de lEsprit napparaît point liée à des conditions extérieures dinstitution ou de ministère. Saul converti reçut le Saint Esprit avant dêtre baptisé deau. Il le reçut par limposition des mains dAnanias, lequel, autant que nous sachions, navait pas de mandat apostolique à cet effet. Les nouveaux convertis de Joppé furent également " baptisés du Saint Esprit " avant tout baptême deau. Dautre part, la descente de lEsprit est un phénomène renouvelable. Les " frères " qui avaient reçu lEsprit lors de la Pentecôte sont une fois encore " remplis du Saint Esprit " (avec la manifestation pentecostale dun tremblement de terre) après la libération miraculeuse de Pierre et de Jean et la prière collective pour que des prodiges saccomplissent au nom de Jésus (toujours le couple Jésus-Esprit). Le baptême de lEsprit, daprès les données scripturaires, apparaît comme une intervention divine ne dépendant pas dune hiérarchie ou dune institution. Quiconque possède lEsprit peut, si Dieu le veut, le communiquer à dautres, dune manière non sacramentelle, souvent dune manière silencieuse et implicite, dans le cours de notre vie quotidienne. LEsprit peut aussi descendre sur nous dans le secret de notre chambre, aussi souvent que nous implorons en vérité sa venue.
X
LEsprit est don, il est le Don par rapport à nous. Et nous pouvons éprouver la réalité de lEsprit en tant que Don. Mais la conception du Don nous permet aussi, dans une bien humble mesure, dobtenir quelque clarté sur les rapports personnels de la Colombe avec lAgneau et avec le Père qui, dune manière invisible, envoie la Colombe sur lAgneau. Nous touchons ici au mystère insondable, ineffable, des Trois Personnes divines. Ce que nous dirons nest - cela va de soi - quun pauvre balbutiement.
Il y a bien des manières dapprocher la Personnalité du Saint Esprit . On peut légitimement le définir comme une relation, non point abstraite, mais substantielle et vivante, à lintérieur de Dieu : ce qui lui est propre est la " spiration " (de même que ce qui est propre au Fils est la " filiation " et que ce qui est propre au Père est la " génération "). On peut aussi prendre pour point de départ ou termes de comparaison les activités psychologiques de lhomme : cest ainsi quon établit un rapport spécial entre le Verbe divin et notre intellect ou entre lEsprit et notre vouloir, le Père étant à lorigine de lun et de lautre. Mais de hautes et saintes intelligences ont essayé datteindre le Saint Esprit selon une autre ligne, à travers la conception du don dune personne à une autre, quand la première est elle-même donnée.
Dieu est Amour. La Personne du Père est linitiative et la Source de lAmour. Le Père est le premier Aimant, la tendresse incréée, le coeur doù tout découle. La Personne du Fils est celle du premier Aimé. Secondairement, le Fils aussi est Aimant, mais il est dabord lAimé, le Bien-Aimé. Définirons-nous maintenant lEsprit comme lamour du premier Aimant et du premier Aimé ? Cela est juste en un certain sens. Mais, sil est facile de concevoir un Aimant et un Aimé comme des personnes, il est plus difficile de personnaliser lAmour, lequel semble plutôt un état dâme. Et nous sommes ainsi amenés à la conception dune troisième Personne (il ne saurait y en avoir plus de trois, car ce sont les trois seules relations personnelles possibles sans confusion de lune avec une autre), - à la conception dun Troisième qui serait " co-Aimant" et " co-Aimé ". Sa situation par rapport aux deux autres Personnes serait un rapport de " codilection ". Loin dentrer par effraction, par intrusion, dans le cercle et léchange de lamour divin, le condilectus 1, égal au Père et au Fils, serait le Don, - le plus grand don qui puisse être imaginé, le don dune Personne offerte elle-même 2, don ayant pour premier principe
1. Nous devons cette expression à Richard de Saint-Victor, le grand théologien de lEsprit comme " Personne donnée ", au XIVe siècle.
2. Peut-être les exigences damour de lâme humaine nous aideraient-elles, de loin, à comprendre cette conception de la " Personne-Don ". Imaginons quune personne se doit donnée à une autre personne aimée si totalement et si profondément et quil ne reste plus rien à donner delle-même. Que pourrait encore souhaiter la personne aimante, afin doffrir encore quelque chose ? Ceci seulement : un nouvel amour, égal, identique au premier. Cet amour postule une conscience vivante, une troisième personne qui serait un don émanant de la générosité suprême de lAimant. Une telle donation ne se peut réaliser dans lexpérience humaine, encore quelle se puisse rêver. Mais elle trouve son accomplissement dans les mystères de la charité divine.
la Personne divine du Père, lequel seul est " source " 1.
Nous ne voulons pas aller plus loin et entrer dans des discussions théologiques. Restons-en à ces aperçus, à ces faibles lueurs. Nous dirons seulement que, à notre connaissance, plusieurs chrétiens qui avaient peine à concevoir lEsprit comme une personne ont trouvé, dans cette notion dune " Personne-Don ", une issue à leur difficulté et une vive prise de conscience de la réalité toute personnelle, toute donatrice, toute donnée de lEsprit Saint.
1. Laffirmation que le Père seul est source, initiative absolue, est également acceptée par ceux qui admettent que lEsprit procède seulement du Père, et par ceux qui admettent que lEsprit procède du Père et du Fils, et par ceux qui admettent que lEsprit procède du Père par le Fils. Tous admettent aussi que lEsprit, aimé par le Père et par le Fils, leur rend cet amour dont il est lobjet.
XI
LEsprit se manifeste aux hommes comme élan vers le Fils. Or le Fils est élan vers le Père, cri vers le Père. Nous lavons déjà dit, la prière que lEsprit suscite dans nos coeurs nest pas - sauf en certains cas exceptionnels - une prière qui sadresse à lui-même et dont il soit le terme. Cest une prière dirigée vers le Fils et, à travers le Fils, vers le Père. Écoutons Saint Paul : " Et, parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans vos curs lEsprit de son Fils, lequel crie : Abba, cest-à-dire : Père " (Gal 4,6).
Nous pouvons entrer, autant quil est permis à des hommes de le dire, dans lintimité du Père et du Fils, en essayant de nous unir aux sentiments du Père envers le Fils et à ceux du Fils envers le Père. Nous pouvons, de même, essayer de nous unir aux sentiments du Père envers lEsprit et aux sentiments de lEsprit envers le Père et le Fils. Par un regard aimant, par un ardent désir, nous nous efforcerons de coïncider
1. Au plein sens étymologique de ce mot : incidere, " tomber sur ", et cum, " avec ".
avec le vol de la Colombe vers et sur lAgneau. Nous entrerons dans cette tendresse du Père que la Colombe porte au Fils. Avec le Fils, nous aimerons le Père. Avec lAgneau, nous aimerons la Colombe.
Il nest pas possible de nous trouver en contact avec lune des Trois Personnes divines sans nous trouver, de ce fait même, en contact avec les deux autres. Si nous disons que le Père, ou le Fils ou lEsprit opère en nous tel ou tel effet, il faut toujours ajouter quil y a, dans chaque cas, co-opération des autres Personnes. Lorsque nous lisons lÉvangile, il faut suppléer à ce que le texte ne déclare pas explicitement. Nous lisons que Jésus a dit ceci, a fait cela. Mais il a dit ceci, a fait cela sous la motion de lEsprit. Et, quand nous lisons dans les Actes que lEsprit a produit tel résultat, ajoutons que cest chaque fois lesprit de Jésus, envoyé aux hommes par Jésus. Enfin, noublions pas la Source : le Père. Lire ainsi les Écritures constitue la vraie piété
1. Le Bienheureux Augustin a magnifiquement exprimé cette nécessité : " Il est impossible de diviser lamour. Choisis toi-même qui tu veux aimer. Tout le reste va immédiatement le rejoindre... Ne te dérobe pas à lamour au nom dun autre amour. Dans cet amour, tout se tient " (In Ép. Jean., tract. 10, n° 3).
envers lEsprit, plutôt que de chercher à isoler celui-ci et à délimiter les frontières de son action propre.
Même dans les relations " incommunicables " des Trois Personnes - génération, filiation, spiration - une merveilleuse unité subsiste. Il ny a pas entre les Trois opposition ou juxtaposition : il y a " position vers" les deux autres, " pour " les deux autres, et, en second lieu, vers nous et pour nous, par grâce. Les trois relations fondamentales, que nous avons dites incommunicables, sont cependant co-ordonnées de telle façon quelles aboutissent à une communicabilité suprême entre les Trois. Et, parce quil y a communicabilité suprême, il y a consubstantialité 1.
Voilà ce que nous découvrons, si nous suivons jusquau bout le vol de la Colombe, si nous observons doù elle vient et où elle va. Comme au baptême, nous voyons la Colombe se reposer sur lAgneau. Comme au baptême, nous entendons le Père, qui a envoyé lEsprit, proclamer le Fils Bien-Aimé.
1. Ce chef doeuvre de lancienne iconographie russe, la Trinité dAndré Roublev, exprime bien ce quil y a simultanément didentique et de distinct dans les Trois personnes divines. Les trois anges assis à la table dAbraham ont le même visage, les mêmes traits, mais lexpression et lattitude diffèrent. Lange qui représente le Père désigne au Fils le plat contenant le veau (victime sacrificielle), en un geste esquissé plutôt quaffirmé, geste contenu, retenu, comme contractile, geste qui mystérieusement suggère le sacrifice et y invite. Lange représentant le Fils incline doucement la tête, dans une obéissance douloureuse. Lui aussi étend la main vers le plat, en un geste non point hésitant, mais comme explorant. Et remarquons le troisième, lEsprit. II fixe son regard sur le Fils avec une concentration totale et une expression navrée. Tout en lui est sympathie, pitié, " compassion " à la " Passion " future. Il remplit ici suprêmement, auprès de Jésus, le ministère de Paraclet et de Consolateur. La contemplation de cette icône nous initiera, plus que bien des pages, à la relation de lEsprit au Fils. Licône de Roublev a une autre valeur symbolique. En montrant les Trois Personnes comme trois anges doués de la même beauté, il nous délivre du vieillard à barbe blanche et nous révèle que la beauté et la jeunesse du Fils sont un reflet de léternelle beauté de léternelle jeunesse du Père. Et il nous aide à mieux prendre conscience de la Personnalité de lEsprit, lui aussi un ange jeune et beau. Certes le symbole de la Colombe est dune grande profondeur et dun indescriptible charme. Beaucoup dentre nous, néanmoins, sils sefforcent à une vision concrète de lEsprit, seront puissamment aidés par limage du Troisième Ange, rayonnant de beauté, rayonnant de jeunesse.
XII
Cest dans le tête-à-tête de lâme avec son Dieu que nous avons jusquici considéré la Colombe et lAgneau. LEsprit appelle le Verbe. La voix de lEsprit, criant en nous vers le Christ, sunit à une autre voix, celle de lÉglise véritable, de lÉglise pure et sans tache. Si nous écoutons fidèlement la voix de lEsprit en nous, nous nous joignons à la voix de lÉglise. Que disent ces deux voix ?
"LEsprit et lÉpouse disent : Viens" (Ap 22,17). LÉpouse est lÉglise. LApocalypse nous la représente comme mariée à lAgneau. La voix de lÉglise - de lÉglise sainte - est parfaitement ajustée à cette autre voix qui est lEsprit lui-même. Elle dit la même chose. Elle fait écho à lappel que lEsprit, nous lavons vu, ne cesse dadresser à Jésus : Viens !
Ainsi, le dernier chapitre de lApocalypse nous montre lÉglise tendue, comme lEsprit, vers lAgneau. Sous limpulsion de lEsprit, lÉglise résume toute sa prière au Christ dans ce seul mot : Viens !
En nous-mêmes, lEsprit ne cesse de dire à Jésus : Viens ! Cent fois par jour, mille fois par jour, doucement, affectueusement, lEsprit sefforce de susciter en nous une orientation vers Jésus, lappel de Jésus. Cest là son ministère par rapport aux hommes. Nous ne serons authentiquement pieux envers la Colombe que si, mus par lÉglise, et avec lÉglise de Dieu, nous disons à lAgneau : " Amen ! Viens, Seigneur Jésus " (Ap 22,20).
LA COUPE (Bulletin 14)
Extrait du livre La Colombe et lAgneau, " Un Moine de lÉglise dOrient " (Père Lev Gillet), Éditions de Chevetogne, 1979.
Ce matin pendant que je célébrais la Sainte Liturgie, javais en face de moi sur le mur licône de la Trinité de Roublev : les trois Anges, les trois Personnes assises à la table dAbraham. Devant moi, juste sous mon regard, la Personne qui occupe le centre, de chaque côté les deux autres Personnes et, au milieu de la table, le calice, la coupe. Cette coupe, occupant une place centrale à une faible distance de lendroit où je me tenais, semblait mêtre offerte ainsi quà tous ceux qui se trouvaient derrière moi.
Quand je suis venu célébrer la Liturgie ce matin, je ne savais pas très exactement sur quoi porterait notre méditation. Cette coup en face de moi et votre présence autour de moi et derrière moi ont fixé mon idée. Je me suis dit : Je ne puis parler dautre chose, je parlerai de cette coupe dont le Seigneur a dit: La coupe que je boirai, pouvez-vous la boire ? (Mt 20,22).
Tantôt exprimé clairement, tantôt indiqué dune manière indirecte, voilée, ce thème de la coupe traverse lÉcriture Sainte toute entière : la Coupe, la Vigne, le Vin. Cela commence avec Noé. Cette épisode de Noé, dans le livre de la Genèse, je ne sais pas quelle impression il produit sur vous. Peut-être cous paraît-il difficile à comprendre, témoignant chez le narrateur dun goût peu affiné ? Certains le trouveront peu édifiant. Noé goûte le vin pour la première fois et il senivre. En exposant sa nudité, il cause une sorte de scandale (Gn 9,20-27). Les Pères de lÉglise ont insisté sur limportance de cet épisode : lépisode de la découverte du vin. Lintroduction de la coupe, lintroduction du vin dans la vie spirituelle, cette expérience nouvelle pour Noé je laisse ici parler les Pères de lÉglise cest celle dune force qui opère, dans un élément naturel, un changement remarquable, extraordinaire : cette eau enfermée dans la peau des raisins, avec le temps, sous linfluence du soleil, sous linfluence de la chaleur et de la lumière, se transforme et devient elle-même chaleur, lumière et force sous laspect du vin. Il sagit de lintroduction dans la vie spirituelle de ce que lon pourrait appeler, au sens originel du terme, extasis : se tenir, se mettre au-dehors. Cest le moment où lon sort de soi-même, le moment où lon brise avec les convenances extérieures, avec toute convention, avec toute formalité, pour entrer dans la vie réelle, dans sa spontanéité, dans sa force, dans sa puissance. Voilà ce que représente Noé.
Livresse de Noé nous met en quelque sorte hors du bon usage, de ce quil convient de faire, hors des convenances. Elle nous introduit dans ce que jappellerai le domaine de lincoordonnable, le domaine de la Puissance Divine qui brise toutes les limites, qui renverse toutes les barrières, qui nous remplit de lEsprit Saint et nous fait parler. Il y a beaucoup de cas dans la vie où lon pourrait parler de vin.
Je dirai un mot maintenant de lépisode de Benjamin et la coupe de Joseph (Gn 44,1-17). Jacob a envoyé ses fils auprès de Joseph, devenu vizir du Pharaon. Joseph insiste pour que lon fasse venir aussi son frère Benjamin, le plus jeune frère qui est aimé du père, qui est aux yeux du père ce quil possède de plus précieux. Joseph veut que cet enfant vienne. Or avant que ses frères ne le quittent pour retourner auprès du père, Joseph, secrètement, fait placer dans le sac de Benjamin, de lenfant privilégié, sa propre coupe. Au moment où les frères sapprêtent à partir, Joseph les convoque et on les interroge : " Où est la coupe du vizir, la coupe dans laquelle il boit et qui lui sert retenez bien ces paroles à connaître lavenir ? " (cf. Gn 44,5). Voilà un sens nouveau et profond de la coupe : la coupe où nous buvons nest pas seulement cette extase, cette sortie le létat naturel, cet accès à un état supérieur, divin. La coupe est aussi pour Joseph ce qui règle son avenir, ce qui loriente dans sa conduite et son action.
Joseph dit : " Je vais faire fouiller tous les sacs et celui dans le sac duquel la coupe sera trouvée, celui-là devra demeurer auprès de moi comme mon esclave " (Gn 44,10). Cest dans le sac de Benjamin que lon trouve la coupe. Cet épisode a un sens si profond ! La coupe de notre destin, la coupe qui pourrait, qui devrait si nous savions orienter toute notre action, tout notre avenir, la coupe en fonction de laquelle nous devrions prendre toutes nos décisions, cette coupe est placée dans le sac de Benjamin, dans le sac de chacun de nous.
Nous pouvons accepter ou refuser cette coupe qui, comme toute lÉcriture le montre, est tantôt coupe de joie, la coupe débordante, la coupe lexaltation, tantôt la coupe de douleur. " Sil est possible que cette coupe séloigne de moi, mais cependant que ta volonté soit faite " (cf. Mt 26,39).
Ceux qui acceptent la coupe ainsi seront peut-être une infime minorité. La plupart des hommes ne savent même pas que la coupe a été placée dans leur sac, que la coupe de leur destin est là, en eux-mêmes. Tu peux dire oui ou non à ce choix, mais ceux qui acceptent la coupe, deviennent les esclaves, les serviteurs intimes. Désormais ils seront liés dune manière particulière à celui qui a placé la coupe, à Dieu. Sous une forme spéciale ils sont consacrés à Jésus. Quand on a reçu, quand on a accepté la coupe, on ne peut plus être comme on était auparavant. Cest la vie entière qui change en fonction de cette coupe. Comme pour Joseph : la coupe où il boit, lui sert à régler, à orienter son avenir.
Je prendrai un dernier exemple : le soir du dernier repas, le soir de la Cène, Jésus dit : Prenez, buvez (Lc 22,17). Le Seigneur ne dit pas : " Recevez, buvez ". Il dit : " Prenez, ayez laudace, ayez le courage, ayez livresse comme Noé, ayez lextase détendre vous-même la main et de prendre la coupe débordante de ce vin, de ce sang qui est répandu pour vous ". Remarquez ce mot : " répandu ". Ce nest pas simplement versé, comme on verse dans un verre, dans une tasse en mesurant la quantité, en adaptant le volume de ce qui est versé à la capacité de lindividu, non. " Ceci est mon Sang qui est répandu ", qui est gaspillé, qui est lâché, qui nest pas réduit à une mesure, mais qui coule librement, qui se répand, qui fuse. Cest la générosité, cest le don sans mesure, cest lamour sans limites.
Voilà ce que dit la coupe. Javais donc cette coupe devant moi ce matin et je me disais : mais elle est présentée à chacun de ceux qui sont ici ! Que représente-t-elle exactement pour chacun deux, quelle est la coupe de chacun ? Y en a-t-il parmi eux qui laccepteront, qui voudront devenir les esclaves, les porteurs de la coupe ? Ou vont-ils refuser ?
NON CORRIGÉ :
Y en aura-t-il sur qui agira non la vision de la Trinité de Roublev mais la communion quils vont recevoir, ce pain et ce vin qui sont le Corps et le Sang du Seigneur, en sorte quils prennent la coupe à ce moment-là.
Essayons de préciser quelle est notre attitude personnelle envers la coupe, envers le vin, envers la vigne. Ah, si cet homme que je suis, cet homme que vous êtes, ah, si cette femme que vous êtes, ne veut pas cueillir la grappe de la vigne, mais voudrait se contenter denlever ici ou là un grain de raisin pour en savourer le goût enivrant, jouir dune émotion en trouvant que lexpérience vaut la peine dêtre vécue, mais sans prendre la décision, sans avoir la force de dire : " Je vais couper cette grappe, je la prends et je la prendrai toute entière. Je ne vais pas au hasard prendre, détacher un raisin ici, un autre là, non, je veux la grappe toute entière, je veux la grappe qui puisse remplir ma coupe, si on la presse et je boirai cette coupe, si Dieu men donne la force. Tout au moins il y aura en moi lintention. " Ah, si cet homme ou cette femme ne veut pas ou ne peut pas cueillir la grappe, si le vin est quelque chose de trop fort, sils ne peuvent pas supporter, lui ou elle, ce mélange de feu, de sang et dor quest le vin, cette vie portée au maximum et se dépassant elle-même dont il est le symbole. Ah, si lhomme ne comprend pas ce que le vin représente, cette partie de soi-même, la sortie enivrée de soi-même, ce que les Pères de lÉglise ont appelé " la folle ivresse " car ils nont pas peur de dire que la vie spirituelle doit à un moment donné déboucher sur une ivresse, sur livresse éternellement présente, éternellement pareille de Noé alors il ne faut pas toucher à la Coupe. Si tu ne peux pas cueillir et presser la grappe entière et boire le vin contenu dans le calice, ne joue pas avec les raisins.
Ah, si cet homme veut toujours être lent, patient et circonspect, sil veut sen tenir toujours à son petit jugement, sil recule effrayé devant la perspective de voir le raisin pressé sans limite et davoir à boire le vin, je ne sais pas sous quelle forme, elle varie pour chacun, mais le calice est toujours à la fois le calice de joie et le calice de Gethsémani, on ne peut pas séparer les deux ; sil nest pas capable de sortir de soi-même, de se laisser porter par cet enthousiasme, il ne faut pas quil touche la grappe, il ne faut pas quil touche à la coupe.
Ah, si cet homme a posé ses regards sur cette jeune fille, si elle a répondu à son regard, et si lui na pas détourné les yeux, ah, il ne fallait pas prendre la jeune fille par la main, il ne fallait pas lui dire quil laime, il ne fallait pas lui dire quil allait lemmener avec lui, sil na pas lintention de lui offrir le partage de sa vie entière.
Ah, si cet homme se contente de pain lourd, du pain dur, du pain qui nourrit effectivement, mais qui nest pas à lâme une chose désaltérante, quil laisse la coupe de côté, quil ne prétende pas, quil nessaie pas de jouer avec elle, de jouir delle dans la mesure du possible, de se procurer par la coupe un enthousiasme, une émotion, une expérience passagère. Quil nessaie pas de se procurer ainsi une sorte divresse aussi artificielle que livresse procurée par les drogues diverses.
Sil nest pas capable, si elle nest pas capable de joindre à son propre sang ce vin qui en lui, en elle, allumera un feu et rendra chaque partie de son corps et de son esprit chaleur et lumière. Chaleur, lumière, flamme, une flamme symbolisée spirituellement par le vin, qui va de tous côtés exploser en étincelles, transformant tout en chaleur et en lumière. Car celui qui entre dans la familiarité avec la coupe, avec le vin, jentends avec le vin offert par Dieu celui-là entre dans une atmosphère continue de lumière et de chaleur.
Quelle est notre situation à légard de la coupe, à légard de lavenir, à légard du vin, à légard de la " folle ivresse ", de livresse spirituelle ? La coupe nous est présentée et nous ne savons pas quelle forme Dieu entend quelle prenne pour chacun de nous. Mais quelle que soit la forme, cest le même vin qui nous est présenté, le même vin qui nous est offert dans la peine, la décision, le choix, la coupure radicale. Ce vin que vous avez reçu ce matin, vous lavez bu. Ensuite vous êtes allés baiser la Croix à la fin du service. Avez-vous établi une relation entre ce baiser de la croix et ce que vous avez reçu à la communion ? Au moment de baiser la croix est-ce que je nentends pas une voix intérieure me dire : " Si quelquun veut venir après moi, quil prenne sa croix et quil me suive " (Mc 8,34). Si je ne suis pas prêt à écouter cet appel, alors il ne faut pas que je vienne baiser la croix. Il ne faut pas jouer avec la Grâce.
La coupe peut nous être présentée à certains moments de notre vie dune manière particulièrement frappante. Au moment du mariage, peut-être lui ou elle na-t-il pas compris le sens de linvocation des martyrs qui, dans le service de lÉglise orthodoxe, accompagne la bénédiction nuptiale. Peut-être ne soupçonnent-ils pas que le mariage est un martyre journalier en ce sens que chacun renonce à être simplement soi-même et simpose, à partir de ce moment, de ne pas faire un pas plus vite que lautre et, de même de ne pas retarder dun pas sur lautre Telle est la coupe, tel est le martyre quotidien " Saints Martyrs, priez pour nous ", comme dit une invocation que lon chante aux épousailles. Si lon na pas compris le sens de cette prière, il ne faut pas sapprocher, il ne faut pas recevoir les couronnes du mariage, il ne faut pas boire la coupe que, précisément, le prêtre donne à lhomme et à la femme qui se sont unis dans le mariage.
Cet autre va recevoir lhabit monastique. Au moment où le prêtre ou lhigoumène lui remet le rosaire, le konvologion, il lui dit : " Souviens-toi quà partir de maintenant jusquà ta mort, tu dois dire constamment et sur chaque grain de ton rosaire la prière de Jésus, linvocation au Christ. Souviens-toi, quà partir de maintenant tu ne dois plus avoir dautre pensée, dautre parole. Souviens-toi que tu entres aujourdhui dans un cloître qui est plus cloîtré que tous les cloîtres matériels que nous voyons, dans une vie profondément, essentiellement cloîtrée dans le Nom, dans la prière de Jésus, signifiée par ce rosaire dont ta main ne doit jamais se séparer. "
Laissons de côté lhomme et la femme mariés, laissons de côté le moine qui se cloître dans le Nom de Jésus, qui va boire cette coupe, le vin du Nom de Jésus et porter cette coupe partout avec lui. Il existe encore une troisième possibilité. Je métonne souvent que dans les contrées orthodoxes sauf dans deux pays peut-être on ait laissé tomber dans loubli ou quon ignore ce rite liturgique, ecclésiastique qui nest pas une simple invention humaine, ce rite splendide quon appelle en russe " bratotvorénié " : " faire de quelquun un frère". Les grecs lappellent le rite de " ladoption fraternelle ". Il consiste dans un échange de sang. Deux personnes peuvent sunir en échangeant leur sang, en échangeant deux croix devant le prêtre et en disant
Laines prières qui sont fixées et que lon trouve encore dans danciens livres liturgiques. " Bratorénié ", faire un frère, cela est-il limité à lexpérience peut-être exceptionnelle dun lien ;ré qui quelquefois peut unir deux hommes ? est-ce pas lindication de ce qui pourrait être Légard de chaque homme ? Un " bratotvoré" sans limites sera-t-il possible, sadressant tous ceux que nous rencontrons, impliquant échange de sang, un échange de croix, un lange de prières, un échange damour. Est-ce possible ? Pour qui est-ce possible ? Est-ce possible pour moi, pour toi ?
Euh, si toute grâce bouleversante, si toute grâce catastrophique dans un sens beau et divin voyée par Dieu, offerte par Lui, trouve cet nome incertain, hésitant, que sera-ce du vin ,in ? Ah, sil est éperdu, hésitant, saura-t-il prendre la coupe ? Sil ne peut boire ce vin, alors en sera-ce pour lui de la vie, de lamour, de femme, quen sera-ce pour lui de la mort, de croix, de la résurrection des morts ? " Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? " (Mt ,22).
CETTE CROIX QUI VOUS EST OFFERTE (Bulletin no. 5)
par le Père Lev Gillet
(" Un moine de l'Église d'Orient ")La liturgie a pris fin. Et maintenant lÉglise vous invite à vous approcher et à baiser la croix que la main du prêtre vous présente.
Vous allez baiser la croix. Ce geste, beaucoup dentre vous lont déjà accompli plusieurs centaines de fois au cours de leur existence. Comment lavez-vous accompli ? A-t-il été simplement pour vous un rite, une formalité ? Ou a-t-il été une rencontre vivante avec votre Sauveur, un ébranlement salutaire de tout votre être ?
Vous allez baiser la croix. Ce baiser na pas de sens, il nest que mensonge, sil ne signifie pas que vous engagez votre volonté à la suite du Christ. Le baiser donné à la croix est une option. Vous choisissez Jésus, vous lacceptez comme le Seigneur et le Maître de votre vie. Vous reconnaissez le droit absolu quil a sur vous. Vous lui dédiez votre adoration et votre obéissance. Vous vous consacrez à lui. De ce fait, chaque fois que vous baisez la croix, en esprit et en vérité, vous opérez, ou, plutôt, Dieu opère en vous une coupure, une rupture radicale avec le péché lointain ou récent. Celui qui sincèrement baise la croix est changé.
Vous allez baiser la croix. Non seulement vous allez accepter le Christ comme votre Seigneur, mais vous allez laccepter comme votre Sauveur. Baiser vraiment la croix, signe suprême du sacrifice du Christ, cest obtenir une expérience personnelle de la grâce, de la Rédemption.
Vous croyez de cur, jen suis persuadé, et vous confessez de bouche que Jésus a donné sa vie pour vous et que, par lui, vous êtes pardonnés et purifiés. Mais cela est-il demeuré pour vous une formule, ou est-ce devenu une certitude intimement éprouvée et vécue ? Croire en Jésus Christ comme Sauveur et Rédempteur, cest se jeter dans ses bras et y jeter nos péchés. Vous allez poser vos lèvres sur leffigie du Crucifié, et, si vous le faites avec foi, avec confiance, avec amour, un merveilleux et mystérieux transfert va saccomplir. Tout votre péché va être posé sur notre unique Agneau pascal, il va passer en lui, et toute sa pureté va passer en nous. Car le don divin, manifesté dans le Christ, nest point que Dieu consente à fermer les yeux sur nos péchés et à les oublier, mais en ce que le pécheur qui se repent et accepte Christ est rendu juste, de la justice même du Christ. Cela, le croyez-vous ? Ce transfert, lavez-vous jamais senti ? Ou, tout au moins, y avez-vous réellement cru ?
Vous avez souvent chanté la Résurrection du Christ ; mais il ny a pas dexpérience authentique de la Résurrection sans une expérience spirituelle de la Rédemption ; il ny a point de Tombe vivifiante sans le Calvaire ; il ny a point daube de Pâques sans le Vendredi-Saint. À vous qui allez baiser la croix, une possibilité inouïe est aujourdhui offerte. Cest la possibilité de dire, peut-être pour la première fois : je suis pur, je suis justifié, je suis sauvé par la grâce à laquelle je mouvre ; mon péché nexiste plus ; jai goûté lefficace de la mort de mon puissant Sauveur ; baisant le Bois sacré, je suis lavé par le Sang précieux qui le couvre.
Vous allez baiser la croix. Celui qui y est fixé a accepté de la porter et dy être cloué. Nous parlons quelquefois de " nos " croix. Il ny a quune seule croix : la croix de Jésus Christ. Mais nos épreuves, nos souffrances, nos sacrifices sont une participation à la croix de Jésus. Au moment où vous baisez la croix, pensez quen acceptant vos anxiétés matérielles, peut-être votre pauvreté, peut-être votre grave maladie, peut-être une déchirante souffrance morale, vous allez faire ce qua fait Simon de Cyrène : marcher aux côtés de Jésus et prendre sur votre épaule au moins une portion de sa croix. Nous ne savons pas si des paroles furent échangées entre Jésus et Simon. Mais soyons assurés que, si nous faisons de notre peine la peine de Jésus, si nous portons un fardeau pour Christ ou, en Christ et avec Christ, pour les hommes, des paroles secrètes et brûlantes seront échangées entre notre Sauveur et nous-mêmes. Le moment où vous baiserez la croix sera celui où vous mettrez le bois sur votre épaule et où vous entrerez dans un dialogue ineffable avec le Sauveur.
Vous allez baiser la croix. Le baiser est un signe de tendresse profonde et dintimité. Il y a aussi les baisers donnés mécaniquement, par routine, et qui laissent indifférents ceux qui les donnent et ceux qui les reçoivent. Votre baisement de croix doit signifier votre entrée dans une vie daffection pour Christ, de tendresse intensément personnelle. Quand vous baiserez la croix, essayez dentendre si le Sauveur ne vous dit pas une phrase, ou même un seul mot, qui ne seront adressés quà vous seul. Si vous nentendez pas cette phrase ou ce mot, soyez cependant certains que Jésus les prononce et que, si vous êtes fidèles, il vous arrivera de les découvrir et de les interpréter, et de vivre ainsi sous la dépendance dun Cur de flamme.
Ce message variera selon la nature et les besoins de chacun. À une âme dont la foi est faible, Jésus dira : " Ne crains point : crois seulement " (Lc 8,50). À une âme en oui déborde le fleuve de la douleur, il dira : Venez à moi, vous qui souffrez et qui êtes accablés " (Mt 11,28). À une âme que le poids de son péché oppresse, il dira : " Le Fils de lhomme est venu chercher et sauver ce qui était perdu " (Lc 19,10). Et, à tous, le Crucifié auquel vous donnerez un baiser dira : Si quelquun veut venir après moi, quil prenne sa croix et quil me suive " (Lc 9,23).
Allez-vous baiser cette croix ? Ayant entendu ce que je viens de dire, peut-être vous demanderez-vous quel homme oserait le faire. Il y a un baiser dont Jésus a dit : " Quoi ! cest par un baiser que tu trahis le Fils de lhomme ? " (Lc 6,48). Sil en est parmi vous qui aient la volonté de pécher aujourdhui, ou demain, ou après-demain, après avoir baisé la croix, que ceux-là napprochent pas. Leur geste serait sacrilège. Je ne dirai rien de ceux dont la conscience est en paix et l. don deux-mêmes total. Mais au grand nombre de ceux qui désirent donner à la croix un baiser sincère, et qui cependant se sentent faibles et craignent à bon escient de tomber demain, ou après-demain, ou bientôt, le Sauveur dit : " Celui qui vient à moi, je ne le mettrai point dehors " (Jn 6,87).
Allocution prononcée à l'issue de la liturgie,
à la Journée de la Fraternité Orthodoxe,
au Foyer dÉtudiants de la Cimade, Masey-Verrières,
le dimanche 12 juin 1966.
Publié dans Contacts, no. 55 (1966).
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