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Mère de Dieu du Signe

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Bannière brodée par Mère Marie

 

La piété évangélique

par  Mère Marie Skobtsov

 


INTRODUCTION

Vers 1937 Mère Marie écrivit un long essai sur « les différents types de vie religieuse ». Il s’agit d’un examen-bilan, à partir de sa propre expérience de moniale orthodoxe de l’émigration russe en France, de la vision qu’ont les fidèles de la vie religieuse. Ainsi, elle considère cinq « types » de piété qu’elle avait identifiés :

« Les différents types de vie religieuse », inédit du vivant de Mère Marie, fut publié pour la première fois en 1997 en russe et en 1998-1999 en français. Nous présentons ici la partie de l’essai qui traite de la piété évangélique. Le texte complet de l’essai est inclus dans la deuxième édition du livre Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère (Cerf/Le Sel de la Terre, 2001).


 

Je passe maintenant aux caractéristiques du type de piété évangélique, type éternel comme l’est la Bonne Nouvelle évangélique, toujours vivante dans les profondeurs de l’Église, qui resplendit pour nous sur les visages des saints, qui illumine aussi de sa flamme certains êtres d’exception hors de l’Église.

Je dois aussitôt apporter une précision, afin d’éviter toute équivoque ou toute critique plus ou moins bienveillante. Il est bien entendu que le terme " évangélique " n’a rien à voir avec la secte du même nom qui n’a pris de l’Évangile qu’un certain nombre de préceptes moraux, lui a adjoint une dogmatique assez curieuse et primitive sur le salut et la seconde naissance, a pimenté tout cela par son aversion envers l’Église-institution, et s’est mise à servir ce produit en le faisant passer pour un christianisme authentique.

L’esprit évangélique qui anime une conscience religieuse souffle où il veut, mais malheur aux époques ou aux individus qu’il n’a pas inspirés. Et bienheureux ceux qui suivent ses voies sans même le savoir.

Qu’est-ce qui le caractérise le mieux ? C’est la volonté de christifier la vie. On peut opposer ce terme à celui d’ecclésifier et même de christianiser.

Ecclésifier sa vie, certains pensent que c’est la soumettre au rythme de la dévotion dans l’Église, soumettre ses émotions à l’ordo du cycle liturgique, introduire dans sa vie quotidienne certains éléments liturgiques ou même canoniques. Quant à la christianisation, elle est souvent comprise comme l’injection d’une bonne dose de morale chrétienne afin de corriger notre cruauté instinctive et animale ; elle implique en outre la proclamation de l’Évangile au monde entier.

La christification repose sur les paroles : " Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi " (Ga 2, 20). L’image de Dieu, l’icône du Christ sont mon essence véritable et authentique, la seule mesure des choses, la seule voie à suivre qui me soient données. Chaque mouvement de mon âme, chacune de mes relations à Dieu, aux hommes, au monde se définissent par leur adéquation à l’expression de l’image de Dieu qui est incluse en moi. Si deux routes se présentent à moi et que j’hésite, si toute la sagesse humaine, l’expérience, la tradition, tout m’indique l’une des routes, mais que je sente que Jésus aurait choisi l’autre, sur-le-champ je dois faire taire mes doutes et aller — contre l’expérience, les traditions et la sagesse — sur la route de Jésus. À part le sentiment spontané que Jésus m’appelle sur cette voie-là, existe-t-il d’autres indications objectives qui me disent que je ne suis pas en train de me leurrer, que je ne suis pas victime de mon imagination, de ma subjectivité, de mes émotions ? Oui, ces données objectives existent.

Le Christ a donné aux hommes deux commandements : aimer Dieu et aimer l’homme. Tous les autres, y compris les Béatitudes, ne sont que des applications de ces deux commandements qui résument de façon exhaustive toute la Bonne Nouvelle proclamée par le Christ. Mieux, toute la vie du Christ sur terre n’est que l’application du mystère de l’amour envers Dieu et de l’amour envers l’homme. C est la seule mesure des choses. Le plus remarquable est que leur vérité ne se manifeste que dans leur conjugaison. Car un amour limité à l’homme nous emmène dans le cul-de-sac d’un humanisme antichrétien, dont parfois on ne sort qu’en niant l’homme et l’amour qu’on lui doit — au nom de l’humanité. Quant à l’amour de Dieu sans l’amour de l’homme, il est condamné par Jésus : " Hypocrite ! Comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas, si tu détestes ton prochain qui est auprès de toi ? " (1 Jn 4, 20). Cette conjugaison n’unit pas deux principes opposés ou éloignés ; c’est la symbiose de deux parties d’un seul tout. Ces commandements sont deux aspects d’une unique vérité : si vous en retranchez une, vous démolissez le tout.

Eh oui ! supprimez l’amour pour l’homme et vous supprimerez l’homme, car en ne l’aimant pas, vous le niez, vous en faites un non-existant et vous n’aurez plus le moyen de connaître Dieu. Car Dieu devient alors réellement apophatique ; seules des définitions négatives lui sont alors applicables, et encore s’expriment-elles dans ce langage humain que vous avez rejeté. Il devient inaccessible à votre esprit humain, car, en reniant l’homme, vous reniez l’humanité et vous reniez l’humain en vous, alors que votre humanité était l’image de Dieu en vous et la seule voie pour contempler l’Image première. Sans parler du fait que c’est un homme qui vous a appris la vérité divine dans un langage et des mots humains, et que Dieu s’ouvre à nous à travers des notions humaines. Aussi, quand nous n’aimons pas, quand nous n’avons pas de relation avec l’homme, nous nous condamnons à une surdité-mutité, à une cécité à l’égard du divin. À cet égard, le Logos, le Verbe, le Fils de Dieu, dans son œuvre salvatrice, n’a pas seulement pris chair humaine — en la sanctifiant pour toujours et la prédestinant à la divinisation —, mais la Parole divine aussi, en tant que Bonne Nouvelle, révélation, enseignement, s’est tout autant incarnée dans ce modeste langage humain par lequel les hommes expriment leurs émotions, leurs doutes, leurs pensées, leurs bonnes ou mauvaises actions. De ce fait, le langage humain — symbole de la vie intérieure de l’homme — a lui aussi été sanctifié et élevé pour exprimer toute l’intériorité de l’homme.

D’un autre côté, on ne peut aimer authentiquement l’homme sans aimer Dieu. Voyons un peu ce que nous aimons en l’homme, si nous ne sentons pas l’image de Dieu en lui. Sur quoi s’appuie cet amour ? Il devient une forme d’égoïsme démesuré, dans lequel chaque homme se trouve être tout juste un détail particulier de moi-même : je n’aime en lui que ce qui me ressemble, ce qui m’enrichit, ce qui m’éclaire, me divertit ou me fait jouir. S’il n’en est pas ainsi, et si je désire manifester un amour désintéressé mais toujours a-religieux, cet amour va invariablement quitter un être concret de chair et de sang pour s’appliquer à un homme abstrait, à l’humanité, à une idée de l’homme ; et il se terminera à coup sur par le sacrifice de l’individu concret sur l’autel de cette idée abstraite, de la cause commune, du paradis sur terre, etc.

En général, il existe dans le monde deux types d’amour : celui qui donne et celui qui prend. Cela s’applique à tous les genres d’amour et pas seulement à l’amour pour l’homme. Chacun peut aimer un ami, sa famille, ses enfants, la science, l’art, sa patrie, son idée, soi-même et même Dieu de deux façons ; même les formes les plus parfaites d’amour peuvent avoir ce caractère ambivalent.

Prenons par exemple l’amour maternel. Une mère peut souvent s’oublier soi-même, se sacrifier pour ses enfants, mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle aime ses enfants d’un amour chrétien. Il faut se demander ce qu’elle aime en eux. Elle peut très bien aimer son reflet, sa deuxième jeunesse, l’épanouissement de son moi dans d’autres moi, qui deviennent un nous coupé du reste du monde. Elle peut aimer en eux sa propre chair, ses traits de caractère, ses goûts, la continuation de sa race. Dès lors, on ne comprend plus très bien où est la différence entre cet amour égoïste de soi et son prétendu amour sacrificiel pour ses enfants, entre le moi et le nous. Ce n’est qu’un amour passionnel envers ce qui lui appartient, mais qui la rend aveugle au reste du monde qui n’est pas le sien. Une telle mère va penser que son enfant est infiniment mieux réussi que les autres, que ses maladies et ses échecs sont infiniment plus pénibles que ceux des autres, enfin qu’il n’est pas exclu de sacrifier quelquefois le bien-être ou la satiété d’un autre enfant au profit du sien. Elle va penser que le reste du monde (elle comprise) est appelé à servir son enfant, à le nourrir, à l’élever, à lui aplanir toutes les routes, à écarter tous les obstacles, tous les concurrents.

Voilà un exemple d’amour maternel concupiscent. Seule une mère qui voit dans son enfant l’image véritable de Dieu, image qui ne lui est pas particulière, mais se reflète en tous les hommes, seule une mère qui comprend que cette image lui est confiée et est placée sous sa responsabilité dans le but de la développer, de la renforcer pour qu’elle puisse affronter les sacrifices inévitables de toute vie chrétienne et porter héroïquement la croix qui repose sur chaque disciple du Christ ; seule une telle mère aime son enfant d’un amour véritablement chrétien. Cet amour la rendra plus lucide aux malheurs des autres enfants, plus attentive à leur déréliction, et son cœur — plein de cet amour chrétien — s’élargira jusqu’à aimer toute l’humanité en Christ.

Cet exemple est le plus frappant, mais assurément tout amour appartient à l’un ou à l’autre de ces deux types. Je peux aimer ma patrie d’un amour charnel, vouloir qu’elle prospère en dominant et en écrasant tous ses adversaires. Mais je peux l’aimer chrétiennement, en aspirant à ce que la vérité du Christ s’y manifeste avec le plus d’éclat. Je peux aimer d’un amour charnel l’art ou la science, en cherchant avant tout à me rendre célèbre, à en tirer gloire. Mais je peux les aimer d’un amour chrétien, en considérant comme mon devoir de les servir et en assumant la responsabilité que le don de Dieu me confère dans ce domaine. Je peux aimer une idée uniquement parce que c’est mon idée et que je vais pouvoir l’opposer jalousement et avec passion à toutes les autres ; mais je peux aussi y voir un don de Dieu qui m’est offert pour que je serve sa vérité éternelle tout au long de ma vie. La vie elle-même, je peux l’aimer charnellement ou d’une manière sacrificielle. Et pour la mort aussi, il y a deux approches possibles.

Il y a pareillement deux façons d’aimer Dieu : l’une va le considérer comme une sorte de protecteur céleste de mes (ou de nos) appétits terrestres, l’autre va conduire humblement à remettre entre ses mains notre petite vie humaine offerte en sacrifice. Et hormis le mot amour, hormis certaines manifestations extérieures, il n’y a rien en commun entre ces deux amours.

À la lumière de cet amour chrétien, quel doit être l’exploit ascétique de l’homme ? Comment retrouver le véritable ascétisme qui découle immanquablement de l’existence même d’une vie spirituelle ? Sa mesure est un amour de totale abnégation envers Dieu et envers l’homme. En revanche, l’ascétisme qui place son propre salut au centre de tout, qui protège son âme du monde, qui repose sur l’égocentrisme spirituel, sur la crainte de se dépenser, de se dépouiller même à travers des actes altruistes, cet ascétisme-là n’est pas chrétien.

Qu’est ce qui va nous servir à mesurer, à définir la voie à suivre ? A-t-elle une limite ? Avons-nous un précurseur, un archétype ? Oui, c’est la voie du Dieu fait homme, la voie du Christ sur terre. Le Verbe s’est fait chair, Dieu s’est incarné, Il est né dans la crèche de Bethléem. Ce seul fait est suffisant pour parler de l’amour du Christ, amour sans limites, sacrificiel, renonçant à soi jusqu’à l’anéantissement. Tout le reste en découle. Car dans cette grotte de Bethléem, le Fils de l’Homme a daigné faire descendre son être même, toute sa divinité, toute sa nature divine, toute son hypostase divine. Il n’y a pas deux Dieux, ni deux Christs, l’un qui serait resté au ciel, au sein de la Sainte Trinité et l’autre qui aurait pris l’aspect d’un esclave. Non ! Il n’y a qu’un seul Fils de Dieu, le Logos, qui, devenu homme, s’est abaissé à la condition d’homme et qui, poursuivant son chemin, a prêché, accompli des miracles, prophétisé, guéri ; qui a eu faim et soif, est allé jusqu’au tribunal de Pilate, jusqu’au chemin de croix, jusqu’au Golgotha, jusqu’à la mort. Ce chemin-là est à la fois celui de son humanité humiliée et, avec Lui et par Lui, celui de la divinité descendue parmi les hommes.

Quel était l’amour du Christ ? A-t-il été économe en quoi que ce soit ? A-t-il mesuré ses dons spirituels ? A-t-il hésité à donner quelque chose ? A-t-il été avare ? L’humanité du Christ a été couverte de crachats, souffletée, crucifiée ; la divinité du Christ a été entièrement et jusqu’au bout incarnée dans son humanité, souffletée, humiliée et crucifiée. Sa croix, instrument d’un supplice infamant, est devenu pour le monde le symbole de l’amour-abnégation. Jamais et nulle part, de Bethléem au Golgotha, ni dans ses entretiens, ni dans ses paraboles, ni dans ses miracles, le Christ n’a laissé penser qu’il ne se donnait pas entièrement en sacrifice pour le salut du monde, qu’il gardait une sorte de réserve, un Saint des Saints qu’il n’aurait pas voulu ou dû sacrifier. Non ! Son Saint des Saints, sa divinité, Il les a livrés pour les péchés du monde, et c’est précisément dans cette plénitude que réside toute la force de son amour divin et parfait.

Mais peut-être la force de l’amour divin vient-elle du fait que Dieu, en se livrant, reste Dieu, c’est-à-dire ne se dissout pas, ne s’anéantit pas dans ce terrible sacrifice, alors que l’amour de l’homme ne peut pas entièrement se définir selon les lois de l’amour divin ; car l’homme, sur ce chemin, risque de se vider et de perdre l’essentiel : le chemin du salut de son âme. Là, il faut écouter attentivement ce que Jésus nous a enseigné. Il nous a dit que celui qui veut le suivre, doit renoncer à lui-même et prendre sa croix. Sans ce renoncement à soi-même, on ne peut le suivre et il n’y a pas de christianisme.

Ne rien mettre de côté, renoncer non seulement aux biens matériels, mais aussi aux biens spirituels, tout transformer en amour christique et le prendre sur soi comme sa croix. Il a dit encore — et Il ne parlait pas de son amour parfait, mais de l’amour que l’imperfection humaine pouvait accomplir : " Nul n’a de plus grand amour que celui-ci : livrer son âme pour ses amis " On 15, 13). Qu’il serait réducteur de substituer au mot " âme " celui de " vie " ! Car c’est de l’âme que le Christ parlait, du sacrifice de son monde intérieur, sacrifice complet et sans conditions, comme de la limite suprême que l’amour chrétien doit atteindre. Une fois de plus, il n’est pas question de sauvegarder ses richesses spirituelles : il s’agit de tout donner.

Et les apôtres ont suivi cette voie. Saint Paul l’exprime de la façon la plus radicale, presque paradoxale, lorsqu’il dit qu’il préférerait être séparé du Christ pour voir ses frères sauvés, lui qui dit ailleurs que ce n’est pas lui qui vit, mais le Christ qui vit en lui (cf. Rm 9, 3 et Ga 2, 20). Pour lui, en effet, être séparé du Christ, c’est être séparé de la vie — non pas dans le sens terrestre et périssable de ce mot, mais dans celui de la vie éternelle et impérissable du siècle à venir.

Ces exemples suffisent pour savoir où nous mène le christianisme. En vérité, l’amour chrétien ne cherche rien pour soi, pas même le salut de son âme ; l’amour, au contraire, nous retire tout, nous prive de tout, comme s’il nous vidait. À quoi nous mène-t-il ? À la pauvreté spirituelle. Dans les Béatitudes, c’est la félicité qui est promise à la pauvreté en esprit. Cette loi est tellement difficile à comprendre que les uns voient dans le mot esprit un ajout postérieur et commentent ces paroles comme un appel à s’appauvrir matériellement, à renoncer aux biens de ce monde. D’autres vont jusqu’à dénaturer la vérité, en parlant de pauvreté intellectuelle, de renoncement à la pensée, à tout contenu intelligible. Et pourtant qu’il est simple de comprendre ces paroles à la lumière des autres textes évangéliques ! Le pauvre en esprit est celui qui donne son âme pour ses amis, qui dans l’amour fait don de cet esprit, et ne lésine pas sur ses richesses spirituelles.

Là s’éclaire le sens spirituel du voue de pauvreté que fait le moine lors de sa profession monastique. Il est évident qu’il ne s’agit pas seulement de renoncer à des biens matériels, à l’amour élémentaire de l’argent. Il s’agit de renoncement spirituel. Qu’est-ce qui lui est contraire ? Quels vices sont corrélatifs à la vertu de renoncement ? Il y en a deux : l’avarice et la cupidité qui, faisant couple, sont souvent confondus. On peut être cupide et, en même temps, ne pas être avare et même être dépensier. On peut être avare, sans pour autant chercher à tout prix à s’approprier le bien d’autrui. L’un comme l’autre de ces vices sont répréhensibles dans le monde matériel et, à plus forte raison, dans le monde spirituel. Le renoncement nous pousse non seulement à ne pas chercher avidement des bienfaits pour notre âme, mais aussi à ne pas être avare, à toujours " dépenser notre âme " dans l’amour, afin de parvenir à la nudité spirituelle, au désert de l’âme, de façon à ce que nous n’ayons rien de sacré ou de précieux que nous ne soyons prêts à donner au nom de l’amour du Christ. Le renoncement spirituel est la voie des fols-en-Christ, de la folie en Christ opposée à la sagesse de ce monde ; c’est la béatitude des pauvres en esprit, c’est la limite extrême de l’amour et le sacrifice de son âme, c’est le renoncement au Christ pour l’amour de ses frères, c’est l’abandon total de soi. Chaque son, chaque mot de l’Évangile nous conduit à cette voie authentiquement chrétienne.

Pourquoi la sagesse du monde se révolte-t-elle contre ce commandement du Christ ? Pourquoi ne le comprend-elle pas ? Parce que le monde, de tout temps, a vécu en s’appuyant sur les lois naturelles, matérielles, et est enclin à transposer ces lois dans le domaine spirituel. Selon les lois matérielles, il convient de considérer que si j’ai offert un morceau de pain, je me suis appauvri de ce morceau de pain ; ou, si j’ai versé une somme d’argent, j’ai cette somme d’argent en moins. En extrapolant cette loi, la plupart des gens pensent : " Si j’ai donné mon amour, je me suis appauvri de cette quote-part d’amour et alors, si je livre mon âme, je suis définitivement ruiné et il ne me reste plus rien à sauver. "

Mais dans ce domaine, les lois spirituelles sont diamétralement opposées aux lois naturelles. Tout trésor spirituel qui est offert non seulement revient au donneur, comme le rouble inéchangeable de la fable, mais s’accroît et se développe [N.D.T. : Dans cette fable, un pauvre a pu faire tous ses achats sans dépenser son unique pièce d’un rouble ; faute de monnaie, chaque marchand en effet lui a cédé la marchandise gratuitement.]

Qui donne acquiert, qui s’appauvrit s’enrichit. Nous donnons nos biens matériels et nous acquérons en retour d’immenses grâces divines. Celui qui livre son âme reçoit en retour le bonheur éternel : le don divin d’acquisition du Royaume céleste. Comment le reçoit-il ? En se séparant du Christ, dans cet acte suprême de renoncement à soi et d’amour, il se donne aux hommes.

Si cet acte est véritablement un acte d’amour chrétien, si ce renoncement à soi est authentique, alors il rencontrera le Christ en celui-là même à qui il en fait don ; dans la relation qu’il aura avec cet homme, il entrera en union avec le Christ, il recevra en retour ce à quoi il aura renoncé, dans l’amour, dans une réelle communion avec Dieu. Ainsi le mystère de la communion avec l’homme devient mystère de communion avec Dieu : ce qui a été donné est rendu, l’amour jaillissant ne fait jamais tarir la source qui l’alimente, car cette source d’amour dans notre cœur est l’Amour même, le Christ.

Et il ne s’agit pas ici de bonnes œuvres, ni de l’amour qui calcule et soupèse ses possibilités, qui paie des intérêts mais garde le capital. Non, il s’agit d’une véritable kénose, semblable à celle qu’a connue le Christ, lorsqu’Il s’est incarné en se donnant tout entier. C’est ainsi que nous devons nous consumer jusqu’au bout, en nous donnant entièrement à l’âme d’autrui, en lui communiquant toute la puissance de l’image de Dieu qui est en nous. C’est cela justement qui a été rejeté par la sagesse de ce monde, comme violant ses lois ; c’est cela qui fait que le symbole de l’amour divin — la Croix — est folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs, alors que pour nous c’est la seule voie du salut (cf. 1 Co 1, 18-23). Il n’y a pas, il ne peut y avoir de doute qu’en nous livrant ainsi, par amour, à un autre homme — fut-ce un malheureux, un malade, ou un prisonnier —, nous ne rencontrions en lui, face-à-face, le Christ lui-même. C’est lui-même qui nous l’a dit, dans ses paroles sur le Jugement dernier, nous montrant comment Il appellerait les uns à la vie éternelle pour avoir témoigné leur amour aux malheureux, et comment Il rejetterait loin de sa face ceux qui auront eu le cœur sec et ne l’auront pas aidé, Lui, en la personne de ses frères, les hommes souffrants, en lesquels Il leur était apparu (cf. Mt 25, 31-46). Or si nous avons des doutes à ce sujet, dus à des expériences quotidiennes malheureuses, c’est nous-mêmes qui sommes la cause de notre échec par notre cœur sec, notre âme parcimonieuse, notre volonté malhabile, notre manque de confiance en son assistance — oui, il faut vraiment plonger dans la folie en Christ pour pouvoir suivre cette voie jusqu’au bout — ; mais à l’arrivée, à chaque fois, on rencontre le Christ lui-même. Là est notre vocation unique et dévorante de chrétiens.

Tel est, me semble-t-il, le type de piété évangélique. Mais il serait erroné de croire que cette piété a été révélée une fois pour toutes dans les quatre Évangiles et commentée dans les Actes des Apôtres. Non, elle se révèle constamment et se manifeste dans le monde. Elle s’accomplit dans le monde à chaque moment dans l’eucharistie, ce trésor le plus précieux de l’Église, sa façon principale d’agir dans le monde. L’eucharistie est le sacrement de l’amour qui s’immole : là est tout son sens, toute sa symbolique, toute sa force. En elle, le Christ est à nouveau immolé librement pour les péchés du monde, et à nouveau les péchés du monde sont hissés par Lui sur la Croix. Et Il livre son Corps et son Sang pour le salut du monde. En se livrant en nourriture au monde, en faisant communier le monde à son Corps et son Sang, le Christ ne sauve pas seulement le monde par son sacrifice, mais Il transforme chaque homme en Lui-même, en Christ, c’est à dire qu’il l’associe également à son amour sacrificiel pour le monde. Il prend cette chair du monde, Il déifie cette chair humaine, Il la livre pour le salut du monde, et Il associe à nouveau le monde à cette chair immolée, à la fois pour qu’il soit sauvé et pour qu’il prenne part à son tour à ce don de soi. Avec Lui et en Lui, c’est aussi le monde que le Christ livre en sacrifice pour l’expiation de ses péchés. Et Il fait en quelque sorte de ce sacrifice d’amour une exigence : la seule voie pour que le monde s’unisse à Lui, c’est-à-dire soit sauvé. Le monde aussi, il l’élève sur la Croix. Il en fait le collaborateur de sa mort et de sa gloire.

Les mots de la prière eucharistique ne sont-ils pas significatifs : " Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous Te l’offrons en tout et pour tout " ? L’eucharistie, c’est l’Évangile en acte, c’est, toujours actualisé et constamment accompli, le sacrifice du Christ et des christs-hommes pour les péchés du monde. En elle, la chair du monde se déifie et, déifiée, elle se mélange à nouveau avec la chair du monde. C’est en ce sens que l’eucharistie est une véritable communion avec Dieu. N’est-il pas surprenant qu’en elle aussi, la voie vers la communion avec Dieu soit si étroitement liée à la communion avec les hommes ? Car cette voie présuppose qu’on accepte l’appel : " Aimons-nous les uns les autres, afin que, dans un même esprit, nous confessions... " L’eucharistie rend la chair indispensable en tant que matériau du sacrement ; elle accomplit le sacrifice du Christ comme un sacrifice pour l’humanité, c’est-à-dire comme la communion du Christ avec l’homme. Elle fait de nous des christs, c’est-à-dire qu’à nouveau et constamment elle fait que Dieu s’incarne. Et elle s’accomplit au nom de l’amour sacrificiel pour l’homme.

Mais si l’amour sacrificiel de l’eucharistie est au centre de la vie ecclésiale, où sont alors ses limites, où sont les périphéries de ce centre ? On peut dire que le christianisme tout entier est une liturgie permanente hors du temple. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que le sacrifice non sanglant pour les péchés du monde doit être accompli par nous non seulement dans un endroit précis, sur l’autel d’un temple précis, mais que le monde entier se trouve être l’autel d’un temple unique. Cela signifie que nous devons livrer nos cœurs — tels du pain et du vin — pour cette eucharistie universelle, pour qu’ils se transforment en amour christique et pour que le Christ naisse en eux afin qu’ils deviennent des cœurs divino-humains ; pour qu’il livre ces mêmes cœurs en nourriture au monde, de sorte que nous soyons uns en Lui et pour que, ainsi rénovés, ce ne soit pas nous qui vivions mais le Christ qui vive en nous — Lui qui s’est incarné dans notre chair, qui a élevé notre chair sur la Croix du Golgotha, qui l’a ressuscitée, qui l’a livrée en sacrifice d’amour pour les péchés du monde, qui l’a reçue de nous comme sacrifice d’amour envers Lui. Là, en vérité, le Christ est tout entier en tous. Là est l’amour chrétien sans limite, là est l’unique voie de christification, la seule voie que nous révèle l’Évangile.

Et concrètement, ici-bas, qu’est-ce que cela signifie ? Comment le réaliser à chaque rencontre avec autrui, de façon à ce que cette communion humaine soit authentiquement une communion divine ? Il faut, chaque fois, donner son âme au Christ pour qu’Il la livre en sacrifice pour le salut de celui ou celle que nous rencontrons. Cela signifie qu’il faut s’unir avec cette personne dans le sacrifice du Christ, dans la chair du Christ. Tels sont les seuls commandements que nous ayons reçus dans la Bonne Nouvelle du Christ, confirmés quotidiennement dans la célébration de l’eucharistie. Telle est la seule voie véritable du chrétien ; à sa lumière, toutes les autres voies pâlissent et se ternissent. Il ne convient pas de juger ceux qui suivent d’autres routes, contingentes, non sacrificielles, où le renoncement à soi n’est pas exigé, où le mystère de l’amour ne se révèle pas tout entier. Mais on ne peut pas, non plus, ne pas en parler. Avant on le pouvait peut-être, mais plus maintenant.

Car aujourd’hui, nous vivons une époque terrible. Le monde succombe à ses plaies purulentes et, dans le secret de son cœur, tout en en étant éloigné, il en appelle au christianisme, si bien que celui-ci ne peut, n’a résolument pas le droit de lui montrer un visage altéré, diminué, voilé. Le christianisme doit embraser le monde du feu de l’amour du Christ, il doit aller jusqu’à souffrir la croix pour Lui, il doit incarner en lui le Christ.

Qu’importe, qu’importe si cette Croix éternellement dressée va être pour de nouveaux Grecs une folie, pour de nouveaux Juifs un scandale — pour nous elle sera force divine, Sagesse de Dieu. Qu’importe si nous sommes appelés à la pauvreté spirituelle, à la folie en Christ, aux persécutions, aux sévices, car nous savons que c’est la seule vocation que nous ait donnée Celui qui a été persécuté, battu — le Christ qui s’est fait pauvre, le Christ qui s’est fait petit. Ne nous contentons pas d’espérer la félicité promise : nous y goûtons d’ores et déjà, à ce moment même, au sein d’un monde désespéré et lugubre, lorsque, avec l’aide de Dieu, à l’appel de Dieu, nous renonçons à nous-mêmes ; lorsque nous avons le courage de livrer notre âme pour nos proches, et que, dans l’amour, nous ne cherchons rien pour nous.

Extrait de Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère.
© Les Éditions du Cerf et Le Sel de la Terre, 2001.
Reproduit avec autorisation.


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Dernière mise à jour : 20-09-01