Pages de la paternité spirituelle

Archimandrite Sophrony

Archimandrite Sophrony

La paternité spirituelle : Notes d'un père spirituel athonite

par Archimandrite Sophrony

 

D’une manière inattendue et incompréhensible, la Providence divine m’a placé dans des circonstances qui m’ont permis d’être témoin, pour une longue période, de la vie spirituelle de nombreux ascètes de la Sainte Montagne. Plusieurs d’entre eux firent disposés à me révéler des aspects de leur vie qu’ils n’avaient sûrement pas dévoilés à d’autres. J’étais ému de voir des élus de Dieu cachés sous de modestes apparences. Parfois, gardés par Dieu, ils ne comprenaient pas eux-mêmes quelle riche bénédiction reposait sur eux. Il leur était avant tout donné de remarquer leurs propres insuffisances, à tel point parfois qu’ils n’osaient même pas imaginer que Dieu reposait en eux et eux en Dieu. Certains avaient reçu la grâce de contempler la Lumière incréée, mais ils n’avaient pas pris conscience du caractère spirituel de cet événement, en partie parce qu’ils connaissaient peu les oeuvres patristiques décrivant cette forme de la grâce. Leur ignorance les protégeait d’une chute possible dans la vanité. Conformément à la tradition de la paternité spirituelle orthodoxe, je ne leur expliquais pas ce qu’en réalité le Seigneur leur accordait. Pour aider un ascète, il faut lui parler de manière que son coeur et son intellect s’humilient, faute de quoi son ascension ultérieure sera arrêtée.

Je me souvenais de ce que le starets Anatole qui vivait au Vieux Rossikon avait dit à Silouane, encore jeune novice : " Si tu es déjà maintenant comme tu es, que seras-tu donc dans ta vieillesse ? " Par ces paroles, le starets Anatole précipita pour de longues années Silouane dans les flammes de tentations dont il sortit, il est vrai, vainqueur, mais à un prix extrêmement élevé. La force de la vision de Dieu qui lui avait été accordée triompha du dynamisme des attaques de l’Ennemi ; aussi est-il sorti de son exceptionnel combat spirituel enrichi comme peu l’ont été durant toute l’histoire de l’Église. Il nous a laissé pour notre instruction son enseignement sur la distinction entre l’humilité ascétique et l’" indescriptible humilité du Christ ". Mais, pour Silouane, le risque de la perdition fit grand, comme il l’est pour tout chrétien et, d’une manière générale, pour tout homme. L’orgueil constitue le noyau de la chute spirituelle ; il rend les hommes semblables à des démons. Dieu est caractérisé par l’humble amour ; la flamme de cet amour apporte la rédemption aux hommes déchus pour les introduire dans le Royaume du Père céleste.

Il incombe au confesseur de sentir le rythme du monde intérieur de tous ceux qui s’adressent à lui. Dans ce but, il prie pour que l’Esprit divin le guide et lui donne la parole nécessaire pour chacun.

Le service du confesseur est redoutable et, en même temps, passionnant. Il est douloureux, mais inspirant. Le confesseur est " coopérateur de Dieu " (voir 1 Co 3, 9). Il est appelé à la plus haute forme de création, à un honneur incomparable : créer des dieux pour l’éternité dans la Lumière incréée. En tout, évidemment, il suit l’exemple du Christ (voir Jn 13, 15) dont voici l’enseignement : En vérité, en vérité, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-même, il ne fait que ce qu’il voit faire au Père : ce que fait celui-ci, le Fils le fait pareillement. Car le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ; il lui montrera des oeuvres plus grandes encore que celles-ci, dont vous serez stupéfaits. Comme le Père en effet ressuscite les morts et rend à la vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut (Jn 5, 19-21).

Il est extrêmement difficile de trouver les paroles justes, susceptibles de communiquer des états spirituels à celui qui écoute. Il est indispensable que le confesseur connaisse, par expérience personnelle, si possible toute la gamme des états spirituels dont il se permet de parler aux autres. Dans sa Lettre au pasteur, saint Jean le Sinaïte (Climaque) dit à ce sujet : " Le pilote est celui qui a obtenu, par la grâce de Dieu et par ses propres labeurs, une force spirituelle qui le rend capable d’arracher le vaisseau non seulement aux flots déchaînés, mais à l’abîme lui-même. Le maître véritable est celui qui porte en lui-même le livre spirituel de la connaissance écrit par le doigt de Dieu, c’est-à-dire par l’opération de l’illumination qui vient de lui, et qui n’a plus besoin d’autres livres. C’est une honte pour les maîtres d’enseigner en copiant les autres. Toi qui instruis ceux qui sont placés plus bas que toi, enseigne ce qui est d’en haut en étant toi-même instruit d’en haut. [...] Car il est impossible à ceux qui gisent à terre de jamais soigner les autres ".

C’est justement de telles instructions que j’ai reçues lorsque je me suis engagé dans l’ascèse de la paternité spirituelle. En son essence, cette oeuvre vise à la naissance de la parole de Dieu dans le coeur par la prière. Ainsi, quand quelqu’un déclara à saint Séraphim de Sarov qu’il était clairvoyant, celui-ci répondit que ce n’était pas du tout le cas, mais qu’il priait pendant qu’il parlait avec une personne ; aussi fallait-il considérer comme " donnée par Dieu " la première pensée qui lui montait au coeur par la prière.

Le service du confesseur est une oeuvre redoutable. En effet, si les gens viennent vers un prêtre dans l’espoir de l’entendre formuler clairement la volonté de Dieu à leur sujet, et que, au lieu de cela, il leur donne un conseil provenant de son propre raisonnement - qui peut ne pas être agréable à Dieu -, il les jette par là même dans une voie erronée et leur cause un certain dommage. Saint Séraphim disait que lorsqu’il parlait en suivant " sa propre intelligence, il se produisait des erreurs ". Une fois, lors d’une conversation sur cette question, le bienheureux Silouane précisa que les " erreurs " pouvaient être aussi bien légères qu’extrêmement graves, comme il l’avait lui-même expérimenté au début de sa vie monastique.

Conscient d’être loin de la perfection requise, je suppliais longuement le Seigneur, avec une douleur dans le coeur, de ne pas me laisser me tromper, de me retenir dans les voies de sa volonté, de me suggérer des paroles utiles à mes frères. Et à l’heure même de la conversation, je m’efforçais de garder l’" oreille " de mon intellect sur mon coeur, pour saisir la pensée de Dieu et souvent même les paroles qu’il me fallait dire.

La mise en oeuvre de ce saint principe de la tradition orthodoxe rencontre dans la pratique d’inextricables difficultés. Les hommes, surtout lorsqu’ils sont instruits, s’en tiennent fermement à un autre principe : leur raison. Chaque parole du prêtre est pour eux simplement celle d’un autre être humain ; elle est, par conséquent, soumise à leur jugement critique. Suivre sans raisonner l’indication d’un confesseur serait à leurs yeux de la folie. Ce que le spirituel voit et comprend, le psychique ne l’accepte d’aucune manière et le rejette, car il vit sur un autre plan (voir 1 Co 2, 10 ; 14).

Moi-même, lorsque je rencontre des personnes qui se dirigent par leurs propres impulsions et rejettent le conseil que le prêtre a reçu par la prière, je refuse de demander à Dieu de leur révéler sa sainte et toute-parfaite volonté. De cette manière, j’évite de les placer dans une situation de conflit avec Dieu, me contenant de leur exprimer mon opinion personnelle, quoique corroborée par des références aux oeuvres des saints Pères ou à la Sainte Écriture. Je leur épargne ainsi d’entrer en lutte avec Dieu et leur accorde en quelque sorte le droit de refuser - sans commettre de péché – mon conseil, comme n’étant que celui d’un autre homme. Mais assurément, cela se trouve bien loin de ce que nous cherchons dans les sacrements.

 

Il n’est pas du tout simple pour un moine d’assumer la charge de père spirituel. D’une part, il lui est personnellement utile que les gens aient une opinion extrêmement négative de lui, car les critiques l’aident à se humilier. D’un cœur douloureux s’élève vers Dieu une prière plus profonde. Lorsque le moine vit lui-même dans une souffrance semblable à celle d’une grande multitude d’hommes sur la terre, il crie plus facilement vers Dieu pour le salut du monde entier. D’autre part, s’il assume le service de la paternité spirituelle, chaque mauvaise parole à son sujet rendra méfiantes des personnes qui ont besoin d’instructions, de consolations, de soutien. Le moine est donc doublement affligé : d’abord pour lui-même, comme étant indigne de sa vocation ; ensuite, en raison du dommage causé à toute l’Église, à toute l’humanité, lorsque l’autorité du prêtre est ébranlée. La désobéissance à la parole des pères spirituels équivaut au rejet de la parole du Christ qui a dit : Qui vous écoute, m’écoute, qui vous rejette, me rejette (Lc 10, 16).

Même si tel ou tel serviteur de l’Église a quelques défauts - parmi les hommes qui est parfait ? -, il convient d’inspirer aux fidèles de la confiance pour les prêtres auxquels ils pourraient facilement s’adresser pour des raisons géographiques ou d’autres motifs. La confiance des fidèles sera pour les prêtres une source d’inspiration pour dire une parole de vérité. Nous savons, d’après les paroles du Seigneur, que "la chaire de Moïse" est occupée par des hommes indignes. Néanmoins, le Christ recommanda au peuple d’écouter ses pasteurs, d’observer ce qu’ils pourraient commander sans pour autant imiter leur manière de vivre ou leurs actes (voir Mt 23, 1-3).

 

Lorsqu’il rencontre des personnes qui lui font part de leurs visions, le confesseur est avant tout attentif à discerner correctement leur origine : ont-elles vraiment été données d’en haut ou ne sont-elles que le fruit d’une imagination débridée, voire la conséquence de l’influence d’esprits hostiles ? Cette tâche est parfois difficile et donne une responsabilité extrêmement lourde. Si nous attribuons ce qui est donné par Dieu à une puissance adverse, nous risquons de tomber dans le blasphème contre l’Esprit Saint (voir Mt 12, 28-32). À l’inverse, si nous prenons une influence démoniaque pour divine, nous inciterons le pénitent qui se confie à nous à vénérer les démons. Il s’ensuit que, pour chaque confesseur sans exception, il est indispensable de prier avec ferveur et continuellement, en général et dans chaque cas particulier, pour que le Seigneur lui-même le garde de commettre des erreurs dans ses jugements.

Lorsque la situation n’est pas claire, le confesseur peut recourir à un procédé psychologique : proposer au pénitent d’être méfiant à l’égard des phénomènes inhabituels de tous genres. Si la vision est réellement venue de Dieu, l’humilité prévaudra dans l’âme du pénitent et il acceptera calmement le conseil d’être sobre et vigilant. Dans le cas inverse, il se peut que le pénitent réagisse négativement et s’efforce de prouver que la vision ne saurait venir que de Dieu. Alors, on a quelque raison d’en douter. Certes, cette méthode n’est rien de plus qu’un palliatif et il ne faut pas y recourir à la légère. L’expérience a montré que lorsque quelqu’un tente son frère, il l’incite par là-même à s’irriter et à s’affliger.

 

Les startsi spirituels ne sont pas nécessairement prêtres ou moines. C’est ce que montre l’histoire de l’Église russe des XVIIIe et XIXe siècles, lorsque de nombreux athlètes de la piété, porteurs d’une grande grâce, se détournèrent du sacerdoce et du monachisme afin de rester libres de mener leur vie ascétique à l’abri du contrôle des organes officiellement institués. Ce phénomène regrettable, dommageable à toute le vie de l’Église, n’était pas toujours déterminé par des dispositions anarchiques contre le principe même de l’institution ecclésiastique. En lisant les ouvrages écrits par ces héros de l’esprit, il est facile de voir que beaucoup d’entre eux furent des hommes craignant Dieu, d’une spiritualité vraiment élevée et qui avaient été manifestement gratifiés de bénédictions et de dons venus d’en haut. Leur vie ne rencontra de la bienveillance ni auprès de la hiérarchie ecclésiastique, ni auprès des pouvoirs civils et des administrations gouvernementales. La fuite de certains devant le sacerdoce et le monachisme s’explique encore par le fait que, dès qu’un serviteur du Christ revêtait l’habit monastique, chacun se considérait en droit de le juger. Ce jugement était le plus souvent injuste, malveillant, calomnieux. Très souvent, ceux qui étaient particulièrement doués subirent même des persécutions brutales, parce que leur vie dépassait la compréhension des dirigeants.

 

Conformément au principe pastoral des Pères, aucun père spirituel ne doit commander à ses ouailles des actions qu’il n’a pas accomplies lui-même. Je ne pense pas que l’apôtre Paul ait été sous ce rapport moins sévère que les Pères. La réception de personnes qui traversent de pénibles épreuves ne peut être réglementée ou organisée arbitrairement ; on ne peut pas fixer certaines heures pour l’accueil des affligés, et d’autres pour ceux qui sont joyeux. Il s’ensuit que chaque pasteur doit être en tout temps en état de pleurer avec ceux qui pleurent et de se réjouir avec ceux qui sont dans la joie, d’être accablé avec ceux qui sont dans le désespoir et de conforter dans la foi ceux qui sont tentés. Mais ici aussi, comme dans toute notre vie, le Seigneur est notre premier exemple. Nous voyons d’après le récit évangélique comment, en particulier durant ses derniers jours et heures, le Seigneur vivait simultanément la plénitude - inaccessible pour nous - et de la souffrance et du triomphe de la victoire. Il vivait à la fois la mort et la gloire divine : La Pâque, vous le savez, tombe dans deux jours et le Fils de l’homme va être livré pour être crucifié (Mt 26, 2). Je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’au jour où je boirai avec vous le vin nouveau dans le Royaume de mon Père (Mt 26, 29).

 

Ce que j’avais vécu, d’une part, m’aida dans mon service comme confesseur, au début sur la Sainte Montagne avec les moines, puis en Europe avec des personnes d’âges, d’états psychiques et de niveaux intellectuels différents ; mais, d’autre part, cela m’induisit aussi en erreur. Je pensais que tout le monde était tendu vers Dieu avec le même élan, en quoi je me trompais. Il n’est pas toujours juste de juger d’après soi-même.

Bien que profondément conscient de ma médiocrité, je ne pouvais pas refuser le service de confesseur qui m’était imposé. Je ne l’avais nullement recherché. D’une façon générale, à cette époque, je ne recherchais rien en ce monde, parce que tout mon être était tendu vers Dieu contre qui j’avais si gravement péché. Condamné par moi-même en esprit, je vivais en enfer. Si, à certains moments seulement, j’ai pu ressentir de la peine à cause de l’hostilité de quelques pères et frères du monastère, habituellement il m’était parfaitement indifférent d’occuper telle ou telle position dans ce monde, et je n’étais pas touché par le comportement des moines plus âgés ou plus jeunes à mon égard. Je ne connaissais pas la jalousie. Pour moi, il n’existait aucun rang social ou même hiérarchique qui aurait pu calmer le feu qui dévorait mon âme. Il se peut que la présence de ce feu intérieur suscita chez certains une irritation contre moi ; peut-être, en raison de cet embrasement, mon comportement apparaissait-il aux autres quelque peu inhabituel. Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est que, de toutes mes forces, j’avais besoin du pardon de Dieu et que je ne prêtais attention à rien d’autre.

Peu avant sa mort, le starets Silouane me dit une fois à l’improviste : " Lorsque vous serez père spirituel, ne refuser pas d’accueillir ceux qui viendront à vous ". À ce moment-là, je me sentais à la limite de mes forces physiques, miné par la malaria qui me tourmentait sous une forme légère durant ces années. Ne sachant pas combien de temps il me restait à vivre, je ne fis pas attention aux paroles du starets. Je pensais : " Le starets ne se rend pas compte à quel point je suis malade " ; de fait, son conseil disparut rapidement de ma conscience.

Je m’en souvins quatre ou cinq ans plus tard, lorsque, également à l’improviste, je fils invité par l’higoumène du monastère Saint-Paul, l’archimandrite Séraphin, à en devenir le confesseur. Bien sûr, par obéissance au starets Silouane, je ne fis aucune objection et dis que je viendrais chez eux au jour fixé.

L’exercice de la paternité spirituelle qui m’était échue changea radicalement le cours ma vie, non dans le sens d’un approfondissement, mais en me faisant perdre la grâce. Ma quête antérieure ne subsista pas dans son intégralité. Demeurer sans discontinuer dans l’" homme intérieur " n’était plus possible, car je concentrais mon attention sur ce que me disaient ceux qui venaient vers moi pour se confesser. Je savais que là, à l’intérieur, était le commencement et que là étaient la fin et l’achèvement ; de là on part, et c’est là qu’on retourne. Sans une prière fervente venant du coeur pour demander à Dieu une parole et sa bénédiction en tout temps, le service du confesseur est vain ; sans une constante inspiration venue d’en haut, même l’Église se transformerait en l’une des forces semi-aveugles de ce monde qui, par leurs conflits, apportent la destruction à la vie de la terre. En quoi consiste la tâche du confesseur ? À s’occuper attentivement de chaque personne afin de l’aider à entrer dans la sphère de la paix du Christ ; à contribuer à la renaissance et à la transfiguration des hommes par la grâce du Saint-Esprit ; à insuffler du courage aux pusillanimes pour mener le combat d’une vie selon les commandements du Seigneur ; en un mot, à la formation spirituelle de chacun. " Formation " vient du mot " forme ". Un évêque serbe [Nicolas Vélimirovitch, évêque d’Ohrid et de Jitcha, 1880-1916] a écrit des choses remarquables à ce sujet :

" Quelle forme ou celle de qui donne-t-on dans nos écoles contemporaines ? Laquelle de ces écoles sait que l’homme a été créé à l’image du Dieu sans commencement ? Il est apparu sur terre et s’est révélé à l’homme ; et nous savons maintenant que la vraie éducation consiste à rétablir l’image du Christ - perdue dans la chute - dans les descendants d’Adam. "

Dans son ministère, le confesseur est obligé de toujours prier pour les hommes, proches et lointains. Par cette prière, il se plonge dans une vie nouvelle pour lui. En priant pour ceux qui sont dans le désespoir à cause d’insurmontables difficultés dans la lutte pour l’existence, il éprouve de l’inquiétude, de l’anxiété pour eux. En priant pour les malades, il ressent la crainte de leur âme devant la mort. En priant pour ceux qui sont en enfer (dans l’enfer des passions), il expérimente lui-même un état infernal. Il vit tout cela en lui-même, comme son propre tourment. Mais, en réalité, ce n’est pas le sien : il ne fait que recevoir et porter les fardeaux d’autres personnes. Au premier abord, il ne comprend pas ce qui lui arrive ; il est dans la perplexité ; il ne sait pas pourquoi il est de nouveau attaqué et même davantage qu’auparavant - par les passions, dont plusieurs lui étaient jusqu ici inconnues. Ce n’est que plus tard qu’il réalise qu’il a été entraîné dans la lutte pour la vie d’autres personnes, que sa prière a rejoint la réalité spirituelle de ceux pour qui elle est offerte à Dieu. Il est étreint par le souffle de la mort qui a frappé le genre humain. Sa prière personnelle et liturgique prend des dimensions cosmiques.

Parfois, la lutte pour la vie de ceux qui lui sont confiés par la Providence du Très-Haut ne dure pas longtemps : il suffit de quelques paroles, jaillissant du coeur vers le Dieu d’amour. Mais il y a aussi d’autres cas où l’épreuve se prolonge. Bien qu’il donne sa vie, le confesseur ne se sent pas encore complètement libéré des passions. Il prie pour les autres comme pour lui-même, car leur vie s’est unie à la sienne. Il se repent pour lui-même et pour les autres. Il implore le pardon des péchés pour " nous tous ". Son repentir devient un repentir pour le monde entier, pour tous les hommes. Dans ce mouvement de son esprit se trouve une ressemblance au Christ qui a pris sur lui les péchés du monde. Cette prière est ingrate : on ne voit jamais le résultat qui est recherché, car le monde, dans son ensemble, repousse cette prière avec hostilité.

 

Dans son ministère, le confesseur est obligé de toujours prier pour les hommes, les proches et les lointains. Par cette prière, il se plonge dans une vie nouvelle pour lui. En priant pour ceux qui sont dans le désespoir à cause d’insurmontables difficultés dans la lutte pour l’existence, il éprouve de l’inquiétude, de l’anxiété pour eux. En priant pour les malades, ils ressent la crainte de leur âme devant la mort. En priant pour ceux qui sont en enfer (dans l’enfer des passions), il expérimente lui-même un état infernal. Il vit tout cela en lui-même, comme son propre tourment. Mais, en réalité, ce n’est pas le sien : il ne fait que recevoir et porter les fardeaux d’autres personnes.

 

Lorsqu’on prie pour les hommes, le cœur perçoit souvent leur état spirituel ou psychique. Grâce à cela, le confesseur peut vire leurs états intérieurs : le contentement et le bonheur dans l’amour, l’épuisement dû au surmenage, la crainte de malheurs menaçants, l’horreur du désespoir et ainsi de suite. En se souvenant devant le Seigneur de ceux qui sont malades, il se penche en esprit sur les lits de millions d’êtres humaines confrontés à chaque instant à la mort, plongés dans d’effroyables agonies. En portant attention sur les mourants, le prêtre entre naturellement en esprit dans l’au-delà ; il participe soit au calme abandon de l’âme à Dieu, soit à la frayeur devant l’inconnu qui frappe l’imagination avant même que ne se produise le départ de ce monde. Si le fait de se tenir au chevet d’une seule personne agonisante nous offre un spectacle bouleversant par le contraste avec notre représentation de l’homme premier-crée, la pensée de toute la souffrance sur terre dépasse ce que notre psychisme et même notre corps peuvent supporter. Pour le prêtre et le confesseur, c’est un seuil critique : que faire ? Faut-il fermer les yeux sur tout à la faveur d’un instinct d’autoconservation naturel à nous tous, ou, au contraire, faut-il aller plus loin ? Sans l’ascèse préalable d’un profond repentir reçu comme un don d’en haut, ce " plus loin " est inaccessible à l’homme. En réalité, il s’agit déjà de suivre le Christ au jardin de Gethsémani et au Golgotha, afin de vivre avec lui, par sa force, la tragédie du monde comme notre propre tragédie personnelle, afin d’embrasser en esprit, au-delà du temps et de l’espace et avec un amour compatissant, tout le genre humain enlisé dans des conflits sans issue. Le cœur de la tragédie universelle consiste en ce que nous avons oublié et même rejeté notre vocation originelle. Le funeste passion d’orgueil ne peut être surmontée que par un repentir total, grâce auquel la bénédiction de l’humilité du Christ descend sur l’homme, bénédiction qui fait de nous des enfants de notre Père céleste.

 

Voilà déjà de nombreuses années que je m’efforce de faire comprendre à ceux qui s’adressent à moi qu’ils doivent accueillir les épreuves qui les frappent non comme des événements survenant seulement dans les limites de leur existence individuelle, mais aussi comme une révélation de ce que toute l’humanité vit et a vécu durant les millénaires écoulés. Chaque expérience, que ce soit de la joie ou de la douleur, peut nous apporter une nouvelle connaissance, indispensable pour notre salut. Lorsque nous vivons en nous-mêmes toute la réalité humaine, toute l’histoire de l’humanité, nous brisons le cercle clos de notre " individualité ", nous pénétrons dans les vastes espaces de la forme " hypostatique " de l’être, nous devenons vainqueurs de la mort et participants de l’infinité divine.

Extrait du livre du Père Sophrony,
La prière, expérience de l’éternité,
Le Sel de la Terre/Cerf, 1998.


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Dernière mise à jour : 06-07-99