SAINT SÉRAPHIM, NOTRE CONTEMPORAIN par Mgr Antoine (Bloom)
ACTUALITÉ DU MESSAGE DE SAINT SÉRAPHIM par le père Boris Bobrinskoy
SAINT SÉRAPHIM, NOTRE CONTEMPORAIN
par Mgr Antoine (Bloom)
Saint Séraphim est quasiment notre contemporain. Il est mort en 1833, mais il fait partie de notre XXe siècle ; il est tout proche de notre époque. Néanmoins, par son zèle spirituel inébranlable, il incarne la tradition monastique la plus ancienne. À lissue dun parcours ascétique exemplaire, il est venu offrir au monde son expérience.
Quand nous lisons les vies des saints, nous voyons, la plupart du temps, des hommes qui abandonnent le monde définitivement à la suite de déceptions diverses, et se retirent dans un désert à leur mesure. Désert réel et matériel, ou bien celui dune ville, petite ou grande. Mais toujours, il y a ce départ, qui marque le début dune vie nouvelle ou constitue le couronnement dun passé. Saint Arsène le Grand est du nombre. Haut dignitaire de la cour byzantine, il ressentit soudain le vide de son existence, abandonna tout et se retira dans le désert, où il se fit le disciple dun moine sans instruction un des plus grands maîtres spirituels de son siècle. Tous sétonnaient de voir cet homme cultivé, à la pensée et aux moeurs délicates, choisir un tel modèle. À quoi il répondait : " Il est un autre livre limpide à mon maître que je sais à peine déchiffrer ! " Lun avait accès à lunivers des connaissances humaines, et lautre au monde de lesprit. Saint Arsène resta au désert, évitant tout contact avec les hommes, fuyant même les rencontres fortuites. Quand on lui demandait pourquoi il agissait ainsi, il répondait : " Au ciel, les myriades danges sont animées dune volonté unique ; ici-bas, la volonté des hommes est multiple : je ne peux abandonner lharmonie céleste même au nom du commerce avec les hommes et de lamour que jai pour eux ! " Avec lui, cependant, vivait un moine, qui acceptait, toujours au nom de Dieu, de renoncer, parfois, à la tranquillité du désert par amour pour ses semblables et venait en aide aux voyageurs et aux pèlerins.
À mon avis, le parcours de saint Séraphim a été plus riche encore que celui de ces deux hommes : nulle déception ne lui a fait quitter le monde ; nulle souffrance si ce nétait de voir ce monde aussi partagé et proche des ténèbres, rempli de Dieu, mais où la lumière divine invincible ne parvient jamais à tout envelopper.
Saint Séraphim na pas fui le monde à la suite de quelque infortune. On peut même dire que le sort lavait comblé : il avait la prestance, la force, la santé et aussi de lintelligence ; il réussissait ce quil entreprenait. Tous laimaient et le respectaient. Sil aspirait à séloigner du monde, cétait pour avoir pressenti dès lenfance la beauté, la profondeur, lharmonie du sacré. Il voulut se plonger dans ce monde harmonieux de façon telle que rien ne puisse jamais len arracher. Il sengagea dans lascèse avec courage et une exigence exceptionnelle envers lui-même. Mais quand son objectif fut atteint, suivant lappel de la Mère de Dieu et la volonté divine, il revint vers les hommes et passa les cinq dernières années de sa vie à les servir. Ce fut le temps de laccomplissement.
Un certain temps encore il garda le silence, puis il se mit à recevoir les gens et à parler. Il vivait dans le monastère et recevait, chaque jour, jusquà deux mille pèlerins venus le révérer. Car il nenseignait pas, ne faisait pas de discours, et il navait pas de disciples qui auraient pu sélectionner les visiteurs selon leurs doléances, canaliser le flot humain. On venait juste pour le contempler. " Nul naccepterait de se détourner du monde sil navait entrevu sur un visage dhomme le rayonnement de la vie éternelle, la lumière de léternité ! " , nous dit un vieux dicton monastique. Cest ce que voyaient tous ceux qui lapprochaient.
Il faisait sortir de la foule ceux à qui il devait dire quelque chose pour qui Dieu lui avait confié un message. Mais les autres ne restaient pas assoiffés : ils voyaient ! Ils voyaient la paix. Ils voyaient la grandeur. Ils voyaient la joie. Ils voyaient lamour. Mais ce nétait pas une joie, une paix, une tranquillité humaines ordinaires. Le contexte était tout différent : ils contemplaient ce rayonnement sur le visage dun homme qui menait une lutte implacable pour lintégrité de son âme et pour le salut de son prochain. Intégrité conquise chèrement ! Nous trouvons dans la vie du saint cet épisode : il recevait un jour un visiteur qui se tenait assis, en silence, tandis que lui-même priait. Soudain, la cellule fut envahie par les ténèbres et le visiteur pris deffroi. Cela dura un certain temps ; Séraphim poursuivait sa prière. Puis, les ténèbres se dissipèrent, de même que leffroi du pèlerin. Le visiteur interrogea le saint, qui expliqua : " Je priais pour le salut dune âme, et toute lobscurité de lenfer a fondu sur nous pour sopposer à ma prière et empêcher que lâme soit sauvée ".
Séraphim éprouvait de lallégresse là où dautres nauraient su sourire ni même survivre normalement. Il recevait tout le monde avec amour, appelant chacun : " Ma joie ! ". Il saluait souvent ses visiteurs par " Christ est ressuscité ! " ces mots où tout lÉvangile est contenu ! Il ny avait en lui aucun sentimentalisme, aucune mièvre affectivité. Plus on lit de témoignages sur sa vie, plus on sefforce de cerner les traits particuliers de sa sainteté et plus on est impressionné par cette figure. Plus on a peur ! Comme nous fait peur tout ce qui nous dépasse trop par sa prééminence. Mais ce nétait pas non plus de la froideur : tel lair vivifiant des montagnes, il avait en lui une fraîcheur étincelante, chargée dune douceur dun autre monde qui était le feu divin.
Action et contemplation sont-elles conciliables ? Nous trouvons en saint Séraphim la solution à ce problème qui agite chaque génération. On peut simaginer faussement que toute la vie du saint ne fut quune quête incessante de la contemplation, si lon peut dire. Mais quand on le voit, dans divers récits, sastreindre, durant de longues années de solitude, à une règle de prière dune rigueur telle quaucun dentre nous naurait pu la suivre plus dun jour ; quand on le voit sinfliger des besognes que peu de paysans étaient capables daccomplir ; alors quil navait, pour tout chauffage, au cur des rudes hivers russes, que la petite veilleuse de son icône on devine combien cela représentait deffort physique, mental et spirituel, et lon comprend mieux ce que sous-entend la tradition orthodoxe, quand elle enseigne que toute vie contemplative commence par laction, leffort, un combat acharné. Tant que Dieu nest pas venu lui-même conquérir et dompter le moine, elle ne saurait être assimilée à une attente passive de la grâce : elle nest que vigilance et concentration permanentes de lêtre dans tous les actes de sa vie.
Saint Séraphim lisait beaucoup. Il lisait et méditait la Bible. Il étudiait les écrits des maîtres spirituels et sefforçait de mettre leur enseignement en pratique, cherchant à mieux les comprendre par limitation. Il connaissait à fond la tradition ascétique et mystique orthodoxe. Avec cela, dans la période de sa vie que lon pourrait appeler " active ", nous constatons que son action était, plus que jamais, empreinte de contemplation. Il est sorti de sa solitude au moment, justement, où sest fixée en lui la Présence divine. Conscient de cette grâce et capable de prière ininterrompue, il pouvait faire face à tous les problèmes et situations, dune manière caractéristique aux contemplatifs. Un jour quon lui demandait comment il parvenait à dire aux pèlerins, en quelques mots, juste ce dont ils avaient précisément besoin, comme sil connaissait tout leur passé et leur vie actuelle, leurs problèmes concrets et leurs aspirations, saint Séraphim répondit quil priait, quil priait sans cesse, demandant à Dieu de bénir chaque rencontre, et ne faisait que prononcer les mots que Dieu lui inspirait.
Action et contemplation sont ici réunies et liées intimement et cest là lunique manière dêtre et dagir du christianisme véritable. Un vrai chrétien nest pas celui qui accomplit les commandements de Dieu avec application, froideur et rigorisme, comme sil sagissait de simples règles de conduite externe. Ni même celui qui accumule des exploits dans ses uvres au nom de Dieu. Un saint chrétien est un être dont chaque acte et chaque parole sont des manifestations divines accomplies à travers lhomme devenu co-opérant de Dieu. Et cela nest possible quà ceux qui se sont exercés avec zèle à la vie contemplative.
Vous vous rappelez sûrement ces paroles du Christ : " Je juge selon ce que jentends. Et mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui ma envoyé " (Jn 5,30). Jésus écoute et exprime la seule volonté du Père. Ce quil a entendu de Dieu le Père, Il le rapporte clair et haut au monde entier dans lequel il se trouve. Nous voyons, dans dautres passages, que le Père est toujours agissant. Le Seigneur dévoile son projet, et le Christ, Fils de Dieu, exécute luvre du Père et la réalise sur la terre. Les saints parlent et agissent de la même manière : ils prononcent des paroles qui appartiennent à Dieu ; ils accomplissent des actes qui viennent aussi de Dieu. Souvenez-vous des mots superbes qui, dans lÉvangile, désignent Jean le Précurseur : " la voix de celui qui crie dans le désert ". Il sest à ce point uni à la volonté divine et à ce quil doit annoncer de la par de Dieu, quon ne peut même plus lappeler " prophète parlant au nom de Dieu " cest Dieu lui-même qui parle à travers lhomme. Cest ce qui frappe, justement, dans les dernières années de saint Séraphim : cet homme est si profondément enraciné dans la vie contemplative, si intimement uni à Dieu, quil peut agir. Ou plutôt : Dieu se met à agir en lui et par lui à ce moment. Et cette activité de Séraphim dépasse grandement les capacités humaines. Il y avait bien plus que les paroles quil prononçait, les miracles quil accomplissait ou les conseils quil prodiguait tout ce par quoi il manifestait son amour évangélique. Cet homme était si recueilli en lui-même et en Dieu quen posant sur lui son regard on voyait Dieu !
Bien quil fût courageux, Séraphim a connu les épreuves que subissent bien des ascètes : les affres de la nuit, la peur des loups, des ours et autres animaux sauvages, leffroi où les forces des ténèbres jettent les reclus... Il luttait pour progresser dans la vie intérieure, pour échapper à notre condition ordinaire dune vie passée hors de nous-mêmes. Car nous nous trouvons rarement concentrés en nous-mêmes, suffisamment attentifs et assurés pour agir librement, parler de façon autonome. La plupart du temps, nous ne faisons que réagir au lieu dagir ; nous nous contentons de refléter des lumières au lieu de briller par nous-mêmes. Un savant contemporain a dit : " La majorité des gens simaginent que nous finissons là où notre corps sarrête. En réalité, nous ressemblons plutôt aux poulpes tout vides de lintérieur, nous étendons autour de nous dimmenses tentacules. Le système digestif du vorace, précise-t-il, ne se trouve pas à lintérieur de lui-même, il sétend sur tout ce qui est mangeable sur la terre ; de même, les cinq sens du curieux ne sont pas simplement des moyens dappréhender le monde : tels des tentacules, ils sagrippent à tout ce qui excite sa curiosité. "
Le premier devoir de lascète est de neutraliser ces tentacules, de saffranchir du désir de possession, de lillusion de posséder les choses dont il est en réalité lesclave. Puis de partir en quête de son " moi " profond. Saint Séraphim a fait tout ce chemin à lintérieur de lui-même, saffranchissant peu à peu de tout ce qui le reliait au monde des choses mauvaises, mais aussi des plus ordinaires et humaines, jusquà gagner une totale liberté. Et la lutte extérieure devenait plus intense à mesure que lâme progressait. Mais ce nétait pas là un exploit spirituel extraordinaire, dans le sens où il ne sétait pas fixé un objectif exceptionnel. Cétait une quête opiniâtre du détachement, de lautonomie et de la constance, qui lont rendu capable, en toutes circonstances, de se tenir devant Dieu avec fermeté.
Cet homme avait quitté le monde non parce quil le trouvait misérable, mais parce quil y avait perçu la présence de Dieu et aspirait à une vie de plénitude. Après sêtre consacré quarante années durant à un combat implacable, il sest retrouvé au cur du peuple de Dieu qui se mit aussitôt à affluer vers lui. Il guérissait, il bénissait, il enseignait, conseillait, apportait son secours de multiples manières. Rien ne lui semblait insignifiant. " Seul lEsprit Saint discerne limportance de ce qui nous paraît négligeable " : on pourrait appliquer ces mots à saint Séraphim. Cet homme a parcouru le chemin que nous sommes tous conviés à prendre ; et, dans la pureté de son cur, il a trouvé Dieu. Il na jamais cessé daimer ses proches, jamais il ne sest détourné des pécheurs, les prétendant indignes du Seigneur. Il respectait et aimait tous les hommes. Il recevait souvent, dit-on, ses visiteurs à genoux, embrassait les mains de simples paysans, les installait même à sa place, les entourant de tous les soins. Il voyait en chacun la dignité de lhomme ; pour lui, chaque être était sacré. Il avait mené ce combat pour devenir lui-même un homme véritable réceptacle du Saint-Esprit, témoin vivant du Christ, participant à la nature divine à quoi nous sommes tous appelés.
Il dit un jour, à propos de la prière, ces mots qui semblent dune audace extrême : " Nous devons prier pour que le Saint-Esprit vienne et fasse en nous Sa demeure. Mais quand il sera là, il ne faudra plus dire "Viens et fais ta demeure en moi" cela signifierait que tu doutes de la grâce qui test offerte. Laisse alors lEsprit Saint prier et agir en toi ".
Peu avant sa mort, saint Séraphim dit à quelquun : " Mon corps est presque mort, mais pas mon âme, jai limpression de venir de naître ". Telle est la vie véritable : une vision achevée de lhomme lunion parfaite du souffle divin et de la destinée humaine. Voilà pourquoi les foules venaient à lui en si grand nombre, pourquoi tous tenaient à le voir, la plupart sentant que les mots nétaient pas indispensables. Bien des siècles avant lui, un ascète égyptien, sollicité de dire quelque sainte parole à un évêque de passage, déclara : " Je ne dirai rien ! " Pressé de sexpliquer, il avait répondu aux frères : " Si cet homme ne comprend pas mon silence, il ne comprendra jamais mon discours ".
Nous voyons ici la même chose : les foules innombrables qui venaient à saint Séraphim navaient pas besoin de paroles. Son silence et la seule vision de cet homme les comblaient. Cela devrait nous inspirer pour notre époque : nous appréhendons le monde avec trop de passion, comme un bien propre, incapables de nous en détacher, dy renoncer. Certes, Dieu a, lui aussi, aimé le monde, au point de sacrifier son Fils unique pour le sauver. Mais nous oublions volontiers que nous sommes appelés avant tout à agir sur le monde. Et pour que notre action puisse être, à travers nous, uvre divine, nous devons travailler sur nous-mêmes sans trêve, lutter avec acharnement et dans la joie pour pouvoir accéder à la vie véritable dans notre monde somnolent, pour devenir lumière au sein de la pénombre et apporter le feu là où il fait froid. Ainsi agit le Christ à travers tous ses saints.
Je navais guère le temps, ici, de vous parler davantage des événements marquants de la vie de saint Séraphim de ses rencontres, de ses dialogues, des miracles quil accomplissait. Jai voulu vous parler surtout de lhomme, de ses victoires sur lui-même au nom du prochain.
Conférence prononcée le 4 juin 1970.
Traduit du russe par Anne Prokofieff.
Le Messager orthodoxe, No 139, 2003.
ACTUALITÉ DU MESSAGE DE SAINT SÉRAPHIM
par le Père Boris Bobrinskoy
Lactualité du message spirituel du starets Séraphim consiste précisément à rappeler au monde post-chrétien, replié sur sa propre suffisance, que le mystère de lÉglise est un mystère de communication véritable entre la vie de Dieu, la vie de son saint et notre expérience quotidienne de prière et de sanctification. Cest à ce niveau dexpérience et de vision spirituelle que nous porte le message du saint sur le mystère de lEsprit Saint.
Au cours de son histoire, lhomme a été plus ou moins sensible au souffle de lEsprit. Notre siècle semble particulièrement marqué, au sein de toutes les confessions chrétiennes, par une recherche, une découverte et un retour au sens du Saint-Esprit. Le message sur lEsprit de saint Séraphim vient donc en son heure. Il est prophète et témoin de lEsprit Saint dans lÉglise pour le monde. Son expérience de lEsprit nest pas hétérogène à lexpérience commune de lÉglise de la Pentecôte permanente, cest-à-dire lexpérience de leffusion en permanence des dons de la Pentecôte sur lÉglise dans laujourdhui de Dieu.
Il ny a pas dautre moyen de déceler luvre de lEsprit si ce nest dans la conversion des curs. Dans la communauté ecclésiale comme dans le cur humain, cest lEsprit lui-même qui prie, invoquant en nous le nom béni de Jésus. La description de saint Isaac le Syrien sapplique bien à saint Séraphim, porteur de lEsprit : " LEsprit, quand il demeure dans un homme, ne le quitte pas dès lors que cet homme est devenu prière. Car lEsprit lui-même ne cesse de prier en lui. Que cet homme dorme ou quil veille, 1a prière désormais ne sen va pas de son âme. Quil mange, quil boive, quil dorme, quoi quil fasse et jusque dans le sommeil profond, les parfums et lencens de la prière sélèvent sans cesse de son cur. La prière ne le quitte plus. " (uvres spirituelles, DDB, pp. 437-438.)
Cette expérience de la prière continuelle de lEsprit dans nos curs fait écho à la parole de lapôtre Paul sur " lEsprit priant en nous en des gémissements ineffables " (Rm 8, 26). Le même enseignement est donné par saint Séraphim : " Il faut, dit-il, quand le Seigneur Dieu, lEsprit Saint nous visite et vient en nous dans la plénitude de son indicible bonté, sécarter de la prière aussi, supprimer la prière même. Lâme priante parle et profère des paroles. Mais à la descente de lEsprit Saint, il convient dêtre absolument silencieux, afin que lâme puisse entendre clairement et bien comprendre les annonces de vie éternelle quil daigne nous apporter. " (" Entretien avec Motovilov ", in Séraphim de Sarov, DDB, p. 163.)
Cette attention portée à lexpérience et à la théologie du Saint-Esprit, inhérente au monachisme oriental, apparente saint Séraphim aux types spirituels de saint Syméon le Nouveau Théologien (XIe s.), de saint Tikhon de Zadonsk (XVIIIe s.), prophète de la joie et de lespérance du Royaume du Christ, et de saint Silouane de lAthos (+1938), dont les écrits témoignent abondamment de lexpérience vivifiante de lEsprit Saint. La tradition orthodoxe vit intensément la présence continue et réelle de lEsprit de la Pentecôte dans les curs des chrétiens, transformés et embrasés de jour en jour dans le secret de leur vie intérieure par la lumière, la joie, la paix et lamour de lEsprit de Dieu. Tant que lÉglise durera, son Seigneur suscitera les dons multiples de guérison, dexorcisme, de prophétie, de jugement, de langues, de discernement des esprits, de compassion à la souffrance.
" Acquiers un esprit de paix, disait saint Séraphim, et des milliers trouveront le salut autour de toi. "
La brise légère et pacifiante de Dieu nest décelable que par les hommes spirituels qui constituent, de génération en génération, un exemple vivant de communion, dintégralité intérieure retrouvée, dhumanité régénérée en Christ. Telles les colonnes de prière, ils soutiennent le monde entier et le préservent de la haine destructrice des puissances du mal. Quel relief et quelle réalité tragique ces puissances du mal occupent-elles dans la vision spirituelle du starets ! Car Satan, qui ne découvre pas volontiers son visage dans notre univers quotidien, est contraint à sortir de lombre par la " venue " du Christ au sein du cur humain. Ceux qui, à la suite du Christ, sont engagés dans le " combat invisible " connaissent le pouvoir du Prince de ce monde et la profondeur de sa haine mortelle. À un visiteur qui linterrogeait sur les démons, le saint répondit simplement : " Ils sont hideux ! Tout comme il est impossible aux pécheurs de supporter la lumière des anges, ainsi les esprits du mal sont redoutables à voir. " Nous ne pouvons que pressentir les abîmes infernaux de ténèbres et de froid dans lesquels les saints sont appelés à descendre, se conformant à la descente aux enfers de leur Maître divin.
Cette connaissance du mal et de son empire contraste avec limage traditionnelle du saint rayonnant de douceur, nimbé de la joie et de la lumière pascales. Pourtant, aussi bien le combat spirituel que le rayonnement charismatique de saint Séraphim le situe dans la lignée la plus authentique du monachisme oriental, liée au courant philocalique du Mont Athos et à la pratique de la prière de Jésus.
Saint Séraphim a quitté le monde et choisi le dur chemin de la solitude et de la réclusion durant de longues années. Mais cest pour revenir, au terme de sa vie, vers les hommes, se pencher sur les maladies de leurs corps et de leurs âmes, les engendrer à la vie nouvelle dans lEsprit Saint. Renonçant aux formes extrêmes dérémitisme pour retrouver le monde, il transcende, selon lexpression de Paul Evdokimov, le monachisme institutionnel.
" Quant à nos états différents de moine et de laïc, dit-il à son disciple Motovilov dans sa catéchèse du Saint-Esprit, ne vous en souciez pas. Dieu recherche avant tout un cur rempli de foi en lui et en son Fils unique, en réponse à laquelle il envoie den haut la grâce de lEsprit Saint. Le Seigneur cherche un cur rempli damour pour lui et pour le prochain : cest là un trône sur lequel il aime sasseoir et où il apparaît dans la plénitude de sa gloire. " (" Entretien avec Motovilov ", p. 161.)
Tel est lultime message de saint Séraphim aux hommes de notre temps. Cest dans loffrande à Dieu du cur de lhomme que se manifeste lEsprit. Une offrande dans lamour et dans la joie qui nous fasse chanter avec le liturge : " Réjouis-toi, saint Séraphim ! "
Saint Séraphim est entré dans la grande famille des saints comme une nouvelle facette de la sainteté de Dieu parmi les hommes. Tant sen faut cependant que ce " fils de la lumière " nous ait tout révélé. Il a bien suivi son propre conseil de " ne pas révéler à autrui les secrets de son cur ". Il se propose à nous comme un message à découvrir, comme une de ces paraboles qui nen finissent pas de receler des trésors nouveaux. " Selon la mesure avec laquelle vous mesurez, vous serez mesurés, et il vous sera ajouté en plus " (Mc 4, 23). Cest ce " plus ", gratuitement donné en abondance, qui nous permet davancer plus loin, de pénétrer plus profondément dans le mystère de sainteté du Père Séraphim, mystère dont les fruits, plus lumineux que le soleil, furent la joie, lamour et la paix. " À vous, le mystère du Royaume de Dieu est donné " (Mc 4,11) : ce mystère, Séraphim la vécu intensément, totalement, en cachette du monde, dans lintimité du moine seul à seul avec Dieu. Pourtant, par lui, par sa vie et ses paroles et ce qui nous est donné den comprendre, les uns et les autres, ce mystère nous est également donné, à chacun selon sa mesure, " une mesure pleine et bien tassée " (Lc 6,38).
Le Messager orthodoxe, No 139, 2003.
Dernière mise à jour : 15-11-07.