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L'OURS DE SAINT SÉRAPHIM
par Ivan Loukach |
Envahie par la brume du soir, la forêt, mystérieusement figée, parait écouter.
Ils sont deux à marcher dans lherbe.
Un vieux moine savance, courbé par les ans, sa soutane de toile écrue et sa calotte paraissent blanches. Dans la douceur des ténèbres on perçoit son visage ridé, éclairé par des yeux tout bleus. Il semble rayonner dune pureté non terrestre, dun silence céleste. On voit parfois cet aspect de sagesse réservée sur les visages des vieux paysans russes. Le visage du vieux moine semble empreint de tous les bruissements de la forêt, de sa lumière, de son silence.
Avec lui, savance lours.
La main du vieux moine est posée sur léchine de lanimal, dont le poil rêche fume dans le froid.
Lours marche a pas doux, sans bruit, ses pattes allongées sont trempées de rosée. Parce quil est en contact avec lherbe mouillée, le poil ébouriffé de son poitrail brun est presque noir. La bête souffle fort dans le brouillard, on aperçoit sa grosse tête humide. Là où la vieille savate en aubier tressé, trempée deau, du moine, fait craquer une brindille, la grosse patte griffue de lours se pose légèrement, elle frôle à peine le sol. Les feuilles mortes répandent une senteur fraîche, acide. Le feuillage frémit, senvole, comme si seffritait un mur de cuivre rougeâtre.
Il y a dans les fourrés une grosse pierre grise. Devant sont coincées deux planches grossières pour que la brise de la nuit ne souffle pas la flamme du cierge.
Le moine sagenouille sur la pierre, allume un cierge du monastère et on entend sa voix faible, transie par le froid :
« Allons, vieux frère, prions... prions pour tous et pour tout.... ! »
La voix va de feuille en feuille, parcourt les ténèbres.
Le loup dresse loreille, se met sur ses pattes arrière, les pattes tremblent, grises, puissantes noueuses, avec des taches bleuâtres sur la peau, là où les ont blessé les plombs des chasseurs.
Loiseau tressaille, ouvre un oeil, le découvrant de sa paupière blanche. Les bouleaux, translucides, luisent de leur or jaune dans lobscurité.
Chaque feuille frémit, frémissent aussi les trembles, dont le feuillage est déjà noirci par les premières gelées, les noisetiers chuchotent. Les chênes bruissent dans les hauteurs....
Le jeune lièvre arrivé dun bond dans les avoines couchées, que la faux du moissonneur na pas atteint en bordure du champ, culbute, couche ses oreilles, plisse les paupières il a entendu, lui aussi ;
« Allons vieux frère, prions.... »
Et le corbeau qui sautait sur une patte dans les chaumes hérissés, bat de ses ailes noires.
Le moine tout blanc prie sur sa pierre. Près de la pierre, lours est dressé sur ses pattes arrière. Le poil fait comme une bosse sur sa nuque, les petits yeux couleur de noisette de lanimal regardent le moine esquisser les signes de croix de sa main sèche. Les croix semblent tinter sur sa vieille poitrine sous la soutane de toile écrue.
Aux premières lueurs du jour, quand tout pâlit, enveloppé de brume, dans cette aube qui naît sur la Russie, le moine blanc sort de la forêt, et lours avec lui. La main du moine est sur la tête de lours. Ils sont tous deux couverts de rosée et enveloppés de brume.
Près des labours, là où le sentier de la forêt devient un chemin, lours sassoit sur ses pattes arrière et reste longtemps à regarder le moine courbé cheminer entre les lisières des champs moissonnés....
Et quand Séraphim quitta la vie terrestre, quand on le releva agenouillé dans sa cellule, devant licône de la Mère de Dieu, embrasée dune flamme claire, personne na rien dit de ce qui était advenu de lours.....
On peut supposer que lanimal sortait à lorée la forêt dans le champ envahi par la nuit. Loin, dans le noir, clignotaient deux ou trois lumières du couvent. Lours regardait les lumières et attendait la venue du vieux moine.
Il passa bien des nuits à attendre dans le champ.
Le loup, queue basse, se glissait sur les flaques gelées. Il sentait le chagrin de lours et son hurlement en était encore plus lugubre et plus fort.
Les bêtes nont personne à qui conter leur peine. Bien des nuits, bien des nuits lours a attendu au bord du champ.
Il se mit alors à traîner dans les bois. Il narrivait pas à se trouver une place. Chez les bêtes il y a aussi des sans-logis et des vagabonds.
Amaigri, le poil en touffes collées par des glaçons, lours errait dans les bois, balançant sa grosse tête. Il dormait là où il se trouvait, sans gîte, dans des feuilles mortes, au fond des ravins, sous des branches tombées.
Il navait personne à qui confier son chagrin. Lanimal grognait doucement, tristement, alors que dans le haut des chênes bruissait le vent de la nuit et que des herbes mouillées sagitaient entre les griffes de sa patte velue. Alors en chuintant, les feuilles venaient recouvrir son flanc.
Lanimal cherchait. Il éternuait, reniflait les flaques, la mousse.
Sur les sentiers de la forêt, tant que le leau glacée ne les avait pas inondé, tant quune couche de neige ne les avait pas recouvert, il retrouvait parfois, la trace légère de la savate daubier tressé, il sentait alors une odeur quil connaissait, une odeur de cire et de miel. Lours sasseyait près de la trace et attendait.....
Dure était la tête de lours - quattendait-il donc? Et sortant sa langue râpeuse, fumante dans le froid, il se mettait à lécher son poil, à se faire une toilette, à sa manière dours.
La nuit se faisait noire, la forêt bruissait, et il ne venait toujours personne. ....Alors lours se couchait près de la trace, la tête entre les pattes et se mettait à geindre.
Quand il a du chagrin, lours geint, le loup aussi geint, en serrant ses mâchoires dacier, le renard aussi, comme les chiens.
De chagrin, on peut penser que lours cessa de craindre lhomme, il décida dans sa tête dure de chercher là où on voit des lumières, là où on sent la fumée, la neige fondue, le pain... là où on entend rire et pleurer des enfants, où aboient les chiens....
On était au coeur de lhiver dans le gouvernement de Simbirsk lorsquun jour, un ours apparut en plein marché, efflanqué, soufflant dans la brume froide.
Bien entendu, ce fut la panique parmi les paysans, les cris.
On tentait de le chasser, en lui jetant des pots de terre, des seaux de bois, des bâtons, et lui, montrant les dents, se blottissait contre une charrette. Contre la même charrette se blottissait un vieux bonhomme, paralysé par la peur. Il avait une blouse grise, les yeux bleus. Il faut croire que le pauvre ours se méprenant, se glissa contre le vieux paysan et mit le nez sur sa moufle gelée.
Mais que pouvait faire le vieux, qui vendait de la choucroute, dun ours ? Des tziganes le lui échangèrent contre un poulain chétif qui boitait.
Les tziganes lui mirent une chaîne. Les gens du voyage connaissent bien des choses concernant les bêtes. Il percèrent les narines de lours avec un anneau de fer et lui apprirent des tours. Mais lours les quitta un jour, sarrachant à sa chaîne, après avoir dun coup de patte blessé jusquau sang, son guide noiraud à la peau basanée, déchirant son gilet rouge aux grelots de cuivre.
Il arriva quon vit lours sur la grand-route, reniflant les traces des chevaux et des gens enragé - se disaient les gens. On le poursuivit, on lui tira des coups de fusil. À la tombée du jour, lanimal partit dans les champs, par les chemins de terre.
Or dans les champs, sétait arrêté un convoi de marchands, des maquignons. Ils avaient vendu leur troupeau et après avoir partagé leurs bénéfices, ils étaient tous fins saouls.
Comme le dit le proverbe, quand un homme est saoul, même la mer lui arrive au genou... Un ours est venu à la lumière.... quy a til à cela ? cest drôle ! cest tout...
On lui donna à boire de la mauvaise vodka dans un seau.... lours but à grandes lampées.
Alors lun des marchands lui mit une chaîne et lemmena chez lui cest drôle un ours qui se saoule....Les gamins lui donnaient de la vodka dans un baquet et le promenaient dans la cour au bout de sa chaîne.
Lours se clochardisa, saoul, tremblant, il prit froid et ses pattes se mirent à lui faire mal.
Or, pendant le Grand Carême, un pèlerin vint à entrer dans la cour du marchand. Un vieux paysan, tête nue, en blouse. On en voyait parfois, quêtant pour des églises sinistrées. Ils avaient sur la poitrine une icône sur papier collée sur un panneau à deux volets ; sur celui du dessous, à lhorizontale, ils recueillaient des piécettes noircies par lusage.
Cest dur une tête dours....Il lui sembla tout à coup que ce vieux était justement celui quil cherchait... Le mendiant sinistré avait quitté la cour depuis bien longtemps, mais lours hurla toute la nuit dans sa remise. Il se dressait sur ses pattes arrière et se laissait tomber de tout son poids sur la porte, remuant la grange entière.
La nuit était humide, il tombait de la neige mêlée de pluie et personne ne sortit voir quavait lanimal à hurler de la sorte. À force de sagiter, il finit par arracher la poutre à laquelle il était attaché et défonça la porte de la grange.
Dans le bourg, passaient encore, sous la neige mouillée quelques calèches, des passants attardés se hâtaient de rentrer chez eux . Ils voyaient bien un être énorme, noir, dans les tourbillons de neige, mais personne ne pouvait penser, et naurait jamais cru, quil sagissait dun ours.
Secouant la tête, il reniflait la neige. Il cherchait toujours la trace du mendiant, mais ne parvenait pas à le retrouver parmi les milliers dautres traces de la cité. Il courait par les rues, puis par les sombres faubourgs, et parvint enfin dans les champs où la neige samassait en congères.
Au delà des champs bruissait la forêt. Cest ainsi que lanimal retourna dans les bois.
Et il finit comme une bête. La battue de la fin de lhiver encercla le bois. Des jeunes gens, aidés de bonnes femmes en chiffons bariolés, criant et tapant à coups de maillet dans des planches, finirent par faire sortir lanimal de son amas de neige, tout jauni et fumant. Ils le chassèrent vers les tireurs.
Et quand on le traîna, à contre-poil dans la neige, celle-ci lui remplissant la gueule et se mettant dans ses yeux, lanimal ne comprenait pas que cétait la mort, De ses yeux qui séteignaient, il cherchait sans doute encore le moine dans son habit clair.
Et cest un moine tout transparent, dans sa soutane blanche, qui se pencha alors sur lui, posant la main sur son énorme tête dours qui ruisselait de sang, et du contact de cette main tout devint si clair et chaud :
« Tu as assez eu de peines. Allons, viens mon frère... »
Et ils sen allèrent, lours et le moine, tous les deux transparents....
Ivan Loukach (1892 1940)
Traduction Alexandre Nicolsky
Notice biographique - Ivan Sozontovich Lukach
Né en 1892 à St Petersbourg. il passe son enfance près de lAcadémie des Beaux-Arts où son père, vétéran de la guerre russo-turque, est concierge et pose comme modèle.
Étudie à la Faculté de Droit.
Son premier recueil de vers, Les fleurs vénéneuses, est publié en 1910. Participe aux publications des « geofuturistes » ( ?), publie des récits dans les revues Sovremennoye Slovo et Ogoniok.
Accueille avec joie la révolution de février 1917 et publie des brochures consacrées à ses héros.
Octobre 1917 marque une crise et un retournement de son attitude. Il combat contre les " Rouges " avec les armées blanches. Participe à la presse des « Blancs » en Crimée Yug Rossi, Golos Tavrii.
Il suit les chemins de lémigration : Constantinople, Gallipoli, Tarnovo, Sofia, Vienne, Prague, Berlin, Riga, Paris.
Les épisodes de la guerre civile sont reflétés dans « La Mort » et louvrage documentaire « Le champ nu », les deux publiés en 1922.
À Berlin, il entre dans le cercle des écrivains russes « Vereteno » (le rouet). Il publie un recueil de récits : Le diable au poste de police », des nouvelles : « La maison des défunts », « Le comte Cagliostro », le roman Floraison blanche et un « mystère » : Le diable.
En 1925 il part à Riga où il coopère aux revues Slovo et Segodnia. Il publie des récits dans lesquels des histoires pétersbourgeoises figurent à côté de sujets grotesques ou fantastiques de la vie du vieux Riga (recueil Les rêves de Pierre publié en 1931).En 1928 Il sinstalle à Paris où il collabore à la revue Renaissance. Les thèmes de ce quil écrit alors sont liés à lhistoire et à la culture russes. Cest là que sortent ses recueils : Les grenadiers du palais (1928), le récit « Lempereur Jean » (1939) ; les romans Lincendie de Moscou (1930), La tempête de neige (1936), Le vent des Carpathes (1938), Le malheureux amour de Moussorgsky (1940).
Ivan Loukach est décédé à Paris en 1940.
Source : www.Yandex.ru
Dernière mise à jour : 15-11-07.