Vie spirituelle

La prière en esprit et en vérité

Prière de Jésus - Prière du Coeur


Icône du Christ Pantocrator

Christ Pantocrator
(Icône contemporaine)

La Prière en Esprit et en Vérité

par Mgr Jean de Saint-Denis

 

 

Ce texte est un extrait de la transcription d’un cours professé
par Mgr Jean à l’Institut de Théologie Saint-Denys en 1958-59.

1. EFFORT, DÉTENTE, VIGILANCE
2. LES ÉTAPES VERS LA PRIERE PERPETUELLE

1. EFFORT, DÉTENTE, VIGILANCE

Effort, détente, vigilance, voici les trois attitudes qui devraient composer notre journée. Je ne pense pas qu'il soit utile de nous attarder à l'étude de l'effort. Nous savons tous ce qu'est l'effort, qu'il est nécessaire de le conformer au rythme de celui qui le pratique - car certains s'épanouissent dans la rapidité et d'autres dans la lenteur - et que l'effort agité est nuisible.

Quant à la détente, elle est malaisée à notre époque et réclame un apprentissage attentif.

Nous, nous voudrions considérer particulièrement la vigilance, à laquelle notre enseignement moderne ne réserve qu'une place minime, et qui cependant est intimement liée à la prière. La médecine parle de détente ; de nombreux cercles - hindous, naturistes... parlent de détente et il existe une série de techniques pour acquérir a détente. L'effort, lui aussi, a fait naître une abondante littérature, la rationalisation du travail par exemple. Nous possédons des pilules pour dormir, des pilules pour nous réveiller, nous n'avons pas encore de pilules de vigilance. Cela montre que la médecine n'a pas reconnu la place éminente et légitime de la prière, se penchant seulement sur le rendement de l'homme ou son équilibre dans la détente.

La vigilance, ainsi que toutes les catégories de prière, apparaît de prime abord comme une qualité antinomique.

J'ouvrirai une parenthèse, afin d'habituer votre intelligence à approcher les mystères chrétiens. Qu'est-ce que penser antinomiquement ? Le comprendre ne sera, certes, pas la perfection, mais déjà un bon exercice. Penser antinomiquement, c'est prendre les opposés non comme éléments de lutte, mais pour dépasser leur opposition. Le dogme des deux natures en Christ est antinomique : Dieu-Homme ? L'homme, bien qu'inséparé et inséparable de la Divinité, ne se confond pas avec elle. Le dogme de la Trinité est antinomique : Trois et Un. La technique intérieure et spirituelle réalise cette prise de conscience des antinomies.

La vigilance contient, en effet, un élément antinomique, actif et passif. Si l'on n'écoute pas, on ne peut recevoir la grâce et l'âme est tendue ; la détente est donc indispensable. Mais, dans la vigilance, l'intelligence et les sentiments ne sont pas assoupis. Entendons le terme " vigilance " en son sens le plus concret : ne pas dormir la nuit, " faire la veille ", c’est-à-dire quitter le climat troublé de la journée, entrer dans une zone de tranquillité où la nature se repose et où, simultanément, on demeure debout et éveillé.

La vigilance renferme, par conséquent, la détente, le refus de toute tension, de tout activisme, et la lutte contre le sommeil. On pourrait presque dire que l'élément actif est négatif, occupé à écarter l’assoupissement et que l'élément passif est positif, occupé à créer et maintenir un état de présence.

" Apatheia "

De là cette technique exprimée par un mot étrange que les Pères emploient, apatheia. Ce terme ne signifie nullement apathie ou indifférence. L’apatheia est un des instruments donnés par la vigilance. Elle repousse les impressions extérieures tout en nous permettant de rester " présents ". Elle est semblable à un homme qui écoute attentivement. Celui qui parle est dans l'action, mais celui qui écoute avec attention n'est pas actif à proprement parler, tout en l'étant, puisqu'il est attentif.

Avant et pendant la prière, le travail consiste à lutter pour garder cet état de vigilance : absence de sommeil et absence de tension. Ceci se manifeste de la manière suivante : soudain, une parole de prière vous frappe, une révélation se découvre à vous, ou votre coeur brûle d'amour ou de pénitence. Vous vous sentez semblable à une coupe ouverte à la grâce. Attention ! Acceptez cette grâce sans vous y installer.

Par contre, si vous êtes entravé dans la prière, par incapacité, distraction, pesanteur de l'âme, maintenez l'effort et priez quand même. Veillez et priez, afin que vous n'entrez pas en tentation (Mt 26,41). La tentation surgit précisément lorsqu'on n'est pas vigilant.

Cette vigilance vous nourrira spirituellement à condition de la mêler dans le cours de votre vie, à la détente complète et au travail : harmonie du laisser-aller et de l'effort sur vous-même et parmi les autres. Que votre temps emprunte à la vigilance son double visage.

La prière-respiration

Revenons à la prière-respiration et approfondissons-la. Auprès, donc, de la prière-nourriture, qui est la prière liturgique, vit la prière-respiration. Sa nature même la fait permanente, car l'être qui ne respire pas, meurt. La prière-nourriture se déroule, s'arrête, reprend, tandis que la prière-respiration ne devrait pas cesser. L'esprit atteint la santé totale quand l'homme prie sans arrêt, conformément à sa respiration, en analogie avec elle.

Le Christ enseigne que le culte au Père doit être rendu en esprit et en vérité (Jn 4,23). La première leçon de cette phrase est qu'il faut prier le Père dans le Saint Esprit, par le Fils, " esprit " désignant le Saint-Esprit, et " vérité " le Fils. Mais le sens immédiat qui en découle comme s'il en était le reflet, est que la prière-respiration a deux caractères, esprit et vérité.

Elle se présente sous diverses formes : sans paroles, avec paroles, sans paroles avant les paroles, en silence après les paroles. Je m'explique. La prière sans paroles " avant " est perpétuelle ; l'âme " marche devant Dieu ", selon l'expression biblique. C'est agir et vivre devant Dieu. Nous constatons qu'une multitude d'obstacles nous empêchent de vivre perdurablement sur ce plan.

Nous nous servons alors de la prière perpétuelle nommée par les hindous mantra. Ses formules sont multiples ; l'enseignement orthodoxe en cite une principalement - " Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi. " Cette forme, la plus fréquemment adoptée, la plus aimée, la plus professée, n'est pas unique. Kyrie eleison, " Seigneur, aie pitié ", est une prière perpétuelle qui nous vient de l’Église primitive. Il peut en exister quantité d'autres.

Nécessité de la brièveté

La brièveté, en accord avec la respiration, est le caractère extérieur de ces formules. Il ne s'agit pas d'un banquet. Je dirais, en passant que nombre de personnes prétendent que les services orientaux durent trop longtemps. C'est une question d'habitude ; les banquets nuptiaux de Normandie ne duraient-ils pas cinq, six heures et plus ? Notre estomac physique et notre estomac spirituel ont diminué ! L'Orient n'a pu s'habituer à célébrer les services - comme on mange un sandwich sur le zinc. Il a gardé le rythme de ceux qui savent fêter. Les Églises françaises de l'époque mérovingienne avaient encore d'immenses services ; vous en trouverez la description dans l'avant-propos de notre liturgie selon saint Germain de Paris1.

La brièveté suit la respiration. La prière perpétuelle commencera donc par la répétition de phrases courtes, toujours les mêmes. Cette phrase prépare la prière sans paroles, où notre nature devient prière qui " coule de notre coeur " et règle sa respiration.

Récapitulons. La prière-respiration débute par une attitude, marcher devant Dieu ; elle se réalise en prière perpétuelle qui transforme tout notre être, nous aboutir à la prière sans paroles, où l'homme est prière et la respire à pleins poumons. Elle est de la tradition de Seth, le troisième fils d'Adam, étant le premier à invoquer le Nom du Seigneur.

J'ai eu, hier, un exemple frappant de la prière basée sur le seul esprit. Il s'agissait d’un chrétien, de tendance hindouisante, vivant de prière et de longues, très longues méditations qui alimentaient son sentiment. Je souligne que la prière nourricière du coeur place l'homme entre les mains de Dieu ; il écoute la volonté divine, s'efforce de l’accomplir ; il est pris par lui, il éclaire les autres et son chemin est noble. Je pensais, donc, depuis longtemps, que cet homme s'apercevrait un jour de la déficience de cette prière basée uniquement sur le sentiment et l'écoute de la volonté divine. C'est ce qui arriva. Avec simplicité, il constata qu'il perdait pied sur terre, ainsi que la capacité d'agir par lui-même, que son rayonnement au lieu d'apporter des solutions aux difficultés d'autrui, les froissait, les agaçait, disons le mot : il manquait de tact. Certes il disait vrai souvent, mais ses paroles étaient privées d'analyse tranquille et de discernement... sans parler de ses propres affaires qui périclitaient. À cela, me répondrez-vous : un priant ne peut-il vivre en anachorète ? Mes amis, même la vie d'un anachorète a besoin d'être organisée. Cet homme avait voulu axer sa prière sur le sentiment, sans tonifier son intelligence. Par bonheur, il avait compris ; mais il me dit tristement " Si je change, je perdrais cette prière intense, cette présence, cette union. " " Oui, lui répondis-je, vous les perdrez, provisoirement, pour les retrouver ensuite. "

Si nous recherchons le réchauffement du coeur, l'obéissance à Dieu, la réception de la grâce, il est indispensable d'éloigner la pensée qui distingue et analyse. La seule pensée ne contrariant pas le coeur est celle de l'identification avec Dieu, celle de l'union. Tout ce qui est deux, multiple, nuancé, empêche aussitôt le coeur d'être disponible, d'être dans les mains de Dieu, d'accueillir sa lumière. La conception hindoue, " Je suis dieu ", dans le sens que le " moi " se confond avec lui, que le " moi ", en réalité n'existe pas, que tout est Dieu, n’est pas une vérité, mais une pensée au service de l'expérience du coeur, parce que le coeur exige l'unité parfaite. Cette conception instrumentale, au service du coeur, amène expérimentalement la perte de contact avec le réel, avec le monde et même avec soi-même. Et c'est pourquoi le Christ enseignera la prière " en esprit et en vérité ".

" Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi "

Analysons, à présent, un exemple de prière perpétuelle, le plus classique : " Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ".

Elle est partagée en deux parties, " Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu ", et " aie pitié de moi ". Ces deux parties sont différentes, La première confesse et s'adresse à notre intelligence ; nous la " sentons " difficilement ; c'est la vérité. " Aie pitié de moi " frappe notre coeur ; nous comprenons la nécessité de la miséricorde de Dieu. Cette deuxième partie est subjective, tandis que le début de la prière est objectif.

La prière de Jésus composée du seul Nom de Jésus ne peut satisfaire ,ai-je remarqué, l'exigence du Christ " en esprit et vérité. " La raison en est psychologique : les derniers siècles ont entouré le Nom de Jésus d'une ambiance émotive. Celui qui le prononce perpétuellement peut ressentir rapidement la chaleur du coeur, mais son intelligence ne sera pas soutenue (le nom " Jésus Christ " est déjà plus étranger au sentiment spontané). Car la caractéristique de la nourriture de l'intelligence, du moins au début, est d'appartenir toujours à quelque chose qui n'a pas de correspondance directe, immédiate avec nous - on pourrait employer le terme " objectif " - mais qui est semblable à la pierre sur laquelle se bâtit l'Église, une pierre stable, une pierre solide, cimentant l'intelligence au coeur. Notre Seigneur désire que notre prière perpétuelle attrape la vie divine comme avec des pinces, des pinces à deux faces.

La prière capable de déployer nos poumons et de les emplir de santé contient l'élément de vérité, de révélation, et celui qui émeut notre âme subjectivement. Toute prière, même momentanée, doit obligatoirement avoir les deux, sous peine d'être déficiente. Sans cela, nous ne respirerons pas l'air frais de Dieu.

Un principe de la prière perpétuelle dont nous devons tenir compte, c'est qu'elle est donnée par le ciel ou par le père spirituel. Nous en avons de diverses, entre autres l'admirable prière de saint Joannic : " Le Père est mon espérance, le Fils est protection, ma couverture est l'Esprit Saint ". Vous voyez, l'action frappe le coeur, mais les Noms divins frappent notre intelligence. Cette prière est trinitaire, en trois phases.

Quant à la prière liée à la respiration, voici le processus classique : en aspirant, nous confessons et servons notre intelligence ; en expirant, nous donnons à notre coeur. Ne dit-on pas couramment " recevoir la vérité " et " rendre l'esprit ". " Celui qui reçoit la vérité ", comme dit le Christ en la Sermon sur la Montagne, construit sa maison sur un fondement solide ; celui qui ne reçoit que l'inspiration, habitera une maison sans fondations (cf. Mt 8, 24-27). L'inspiration entraîne dans les hauteurs, mais aussi dans les chutes.

J'ai rencontré beaucoup d'âmes sortant de milieux romains ou hindouisants (je ne parle pas des hindous, dont la situation est très différente), deux mondes qui s'intéressent à la prière perpétuelle, et qui m'ont confié que la prière " Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi " ne leur " disait rien ", qu'elle leur paraissait sans goût, ne leur procurant aucune expérience rapide où le coeur brûle, où l'intelligence se pénètre de lumière. Qu'est-ce que cela signifie ? Que notre intelligence n'est quasiment plus alimentée par la vérité chrétienne. Ainsi que l’écrit Henri Petit dans son livre L 'honneur de Dieu : " Tous les Français vivent richement du point de vue argent, mais acceptent dès l’enfance de vivre chichement du point de vue esprit "2. Les hindous nourrissent abondamment leur intelligence par leur métaphysique alors que les Chrétiens restent sur leur faim, la révélation chrétienne ne formant plus la base de leur repas spirituel.

Exercices pratiques

La prière-respiration, pour être authentique, doit :

en aspirant : confesser la Vérité révélée qui dépasse notre conception subjective,
en arrêtant la respiration : tenir l'esprit en silence,
en expirant : formuler une demande conforme à notre être intime.

Exemple :

en aspirait : " Seigneur Jésus Christ " (Vérité révélée)
silence...
en expirant :
" Aie pitié de moi ! " (Conforme à mon être intime)
ou, ajouter à la demande : " Aie pitié de moi, pécheur. "

Auto-questionnaire

1. Dans la pratique de la prière-respiration, ai-je en aspirant laissé la Vérité révélée informer mon intelligence, ou suis-je resté avec mes raisonnements ?

2. Suis-je parvenu à tenir mon esprit dans le silence ?

3. En expirant, ai-je placé ma confiance uniquement en la Miséricorde divine, ou me suis-je accroché à ma bonne volonté ?

2. LES ÉTAPES VERS LA PRIERE PERPETUELLE

Une vérité confessée ne résonne pas tout de suite dans l'âme, et il nous est plus aisé de capter le rythme cosmique que la Pensée divine. Il faut donc prévoir, inévitablement - nous disent les Pères - plusieurs périodes permettant d'aboutir à la prière perpétuelle : la période mécanique, la période mentale et la période cordiale.

La période mécanique :

L'orant, durant la période mécanique, s'applique à prononcer la prière régulièrement (cent, mille fois... un quart d'heure, une demi-heure ou une heure... par jour). Il peut réserver à cette prière des instants déterminés ou des moments disponibles - travaux manuels, transports, etc. Cette prière se réalise sans que l'esprit fixe les paroles. La seule préoccupation du priant sera de ne pas manquer à la décision prise, que ce soit tant de fois ou tant d'heures par jour.

La prière mentale :

Dans la prière mentale, l'orant assimile les mots de la prière. Il les énonce consciemment afin qu'ils ne soient pas " auprès " de sa pensée, mais " sa " pensée. Cette seconde étape est déjà si efficace que l'âme commence à se débarrasser complètement de l'ennemi numéro un de sa santé spirituelle, l'air empoisonné des pensées inutiles, ce climat en partie inconscient où l'homme est pensé par les pensées.

Il existe, en dehors de la prière perpétuelle, d'excellentes méthodes pour parvenir à penser des mots. Le mot choisi, on l’articule, puis on l'introduit dans le mental. Avant que ne naisse la psychanalyse, les anciens appliquaient déjà cette sorte de thérapeutique aux êtres violemment tourmentés par de graves problèmes. Ils les obligeaient à tracer, d'une grande écriture et suivant un rythme très lent, le nom d'un objet placé devant eux, " lampe ", par exemple. si les patients arrivaient, au bout d'un certain temps, à s'identifier pendant une seconde à la pensée de la lampe, ils pouvaient guérir, sortir de cette maladie où la multitude de pensées - géniales ou bêtes - bousculent, étouffent, comme la foule du métro aux heures de pointe. Cette méthode, aussi vieille que le monde, cette culture traditionnelle (" tradition " égale " transmettre "), s'appuyait sur la répétition.

La période cordiale :

La troisième étape est définitive. Le priant descend sa prière dans le coeur, afin qu'elle s'allume et s'écoule sans paroles : Celui qui croît en moi, des fleuves d'eau vive [la prière perpétuelle] couleront de son sein (Jn 7,38).

Une personne ayant accepté, récemment, sur le conseil de son père spirituel, de pratiquer une demi-heure par jour - malgré ses occupations nombreuses - la Prière de Jésus, me confia qu'en dépit de la distraction et du vagabondage de la pensée, la pratique " mécanique " de la prière, en pénétrant son âme, lui avait apporté la tranquillité ; les inquiétudes et les excès de nervosité s'étaient pacifiés, la pression tyrannique de son psychisme malade perdant sa force. Sans avoir acquis la paix profonde, elle avait constaté, du moins, qu'elle n'était plus en désarroi, et qu'un point stable s'était formé dans son âme. Cette expérience peut être réalisée par chacun. Il convient seulement de s'ancrer dans cette pratique régulièrement et sans interruption. L'étape " mécanique ", bien entendu, n'opère pas la transformation de l'homme intérieur, car elle reste extérieure à la conscience. Son caractère secondaire n'est pourtant pas dépourvu de qualités : la bonne volonté de prier ou valeur morale, et l'influence puissante et objective des paroles sacrées et des Noms divins ou valeur divine.

Le fait de qualifier cette période de " mécanique " ne signifie nullement que l'on puisse enfermer automatiquement l'énergie du Nom de Jésus. Cette énergie redoutable ne se livre à l'homme qu'en tant qu'il peut la supporter. On pourrait attribuer à cette étape le terme de " volitif ", mais nous préférons " mécanique ", afin d'écarter l'argument des " mérites ". La bonne volonté du priant s'astreignant à répéter la prière, est susceptible, en effet, d'engendrer le sentiment des " mérites " et de la récompense. Certes, Dieu apprécie l'effort humain ; il n'est pas ingrat : " pour un sou, il s'empresse de rendre mille francs ", comme disait un moine. Un sacrifice, minime pour lui, est accueilli dans le ciel avec joie. Mais bien qu'il tienne compte du moindre mouvement de volonté bonne, bien qu'il le reçoive comme un cadeau de grand prix, cela ne nous octroie pas un droit de réclamation, ni l'impression que nous sommes quittes avec Dieu. Perdurablement, nous serons ses débiteurs à cent pour-cent

La conception des " mérites " durcit l'âme, immobilise le progrès. Notre coeur cesse d'être affamé de salut, notre " moi " se gonfle et le " Je " divin est expulsé de notre esprit. La Philocalie (" amour du beau "), encyclopédie des maîtres de la vie spirituelle du premier au dix-huitième siècles3, livre précieux par excellence pour la technique de la prière, ignore ce terme.

Nous ne voulons pas rejeter ce mot de notre vocabulaire, sa place y est légitime, mais nous désirons souligner que dans le travail intérieur de l'homme et pour l'efficacité de la prière, il est indispensable de l'écarter. Lorsque nous disons qu'un être qui a beaucoup souffert sur terre " mérite le Paradis ", nous ne commettons pas de faute, mais si nous affirmons : " J'ai mérité le Paradis et la grâce ", nous commettons une faute vis-à-vis de notre âme qui nous est confiée. Ici se dévoile une loi peu comprise, qui parait même injuste et illogique : nous parer de mérite est nuisible, les répandre sur les autres est excellent. La bonne volonté, l'effort personnel, d'une valeur morale incontestable, ne peuvent servir de monnaie d'échange.

La loi spirituelle diffère, sans la contredire, de la loi morale, elle la dépasse et déplace même les problèmes. Ainsi, des actions, des états indifférents ou neutres moralement, sont mortels parfois spirituellement. L'inconscient, le subconscient, provoquent des actes involontaires dont l'homme n'est pas responsable sur le plan moral - de même en est-il pour le surconscient (état de grâce) - tandis que sur le plan spirituel il est nécessaire de les prendre en considération. Il faut alors dépister, purifier l'inconscient ou le subconscient qui peuvent saper sournoisement ; sans surconscient, ou état de grâce (conscience éclairée par Dieu), point d’évolution spirituelle.

Vertu des Noms divins

Je reviens, encore une fois, à la vertu des Noms divins, même s'ils sont prononcés sans intention ni conviction. Au cours du déroulement mécanique de la prière, alors que notre coeur et notre intelligence sont encore en dehors de Dieu, nous ne pouvons ressentir véritablement la grâce. Ce n'est qu'après avoir tourné toutes nos capacités vers lui, sans partage avec ce monde, que nous apercevrons sa Lumière.

Ne méprisons pas pour autant la prière mécanique, acceptons les chapelets ; même si cette première étape se présente faussement, pour certains, comme définitive, elle n'est pas inutile ni infructueuse. Je fus témoin de la Prière de Jésus, récitée régulièrement à mi-voix dans la pénombre, pendant une heure environ. Je ne crois pas que les orants qui la pratiquaient avaient dépassé la première étape, car ils la prononçaient du bout des lèvres et si rapidement qu'il était impossible qu'ils saisissent par la pensée les mots sacrés... et voici : cette heure de prière dégageait une force pacifique non seulement sur les assistants, mais sur le lieu même, effaçant les fantômes psychiques et les ombres troublantes, exhalant la tranquillité de l'aurore invisible, mais discrètement palpable pour l'âme.

Précisions sur la prière mentale

La deuxième étape, celle de la prière " mentale ", appelle des précisions. Certes, j'ai déjà indiqué l'essentiel, mais l'homme moderne ayant perdu la connaissance directe et ayant compliqué à l'extrême les réflexes intellectuels et sentimentaux, il est bon d'essayer de la définir.

Il ne suffit pas de la comprendre, de la commenter, de la méditer, de la sentir- il s'agit d'articuler consciemment les mots qui la composent, de les " voir " par l'intelligence.

La sagesse " zen " se propage à notre époque en Occident ; ceux qui la connaissent nous comprendront plus aisément. Sur le plan pratique cette sagesse asiatique nous enseigne à considérer les choses telles qu'elles sont : le bâton est le bâton. Quelques médecins l'emploient dans le but de restaurer l'équilibre mental et psychique ; ils obligent le patient consentant à ne plus se cantonner dans son monde fermé, et, au moyen de sensations simples, à sortir vers des objets - écouter le son, simplement, tel qu'il est ; regarder les couleurs, simplement, telles qu'elles sont, etc. Spirituellement, nous sommes tous des malades, en état clinique plus ou moins, nous sommes tous des pécheurs, nous sommes tous dans le péché.

Prenons comme exemple les cinq paroles de la classique Prière de Jésus, " Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi " (dans les langues anciennes - grec, latin, slavon - " aie pitié " ne font qu'un mot le quatrième, et " de moi ", un mot, le cinquième).

Saint Paul écrit : Qu'il est préférable d'énoncer cinq mots consciemment qu'une multitude distraitement (1 Co 14,19). Quand nous disons : " Seigneur ", il faut nous rendre compte que nous avons dit "Seigneur ", et non " Jésus ", ou " Christ ", ou " aie pitié " ou " de moi " ; et quand nous articulons : " Jésus ", que nous n'avons pas articulé " Seigneur " ou " Christ " etc...

Lorsque nous continuons : " aie pitié ", avoir conscience que nous ne demandons pas " aime-moi " ou " purifie-moi ", et lorsque nous achevons " de moi ", distinguer que ce n'est pas " de toi " ou " de nous ".

Frapper le mot par le mental de telle sorte qu'un contact direct s'établisse entre la pensée et le mot, sans parasites sur la route, ni glissement vers d'autres paroles ou idées analogues. Être attentif à la prière. La Sainte Vierge était en plénitude " attentive ", conservant les paroles dans son coeur (Lc 2,51), dépouillée de réflexes et de réflexions ; elle était intègre.

Cette période de prière mentale éclaire notre être, nous fait passer de l'extérieur à l'intérieur, nous guide vers le seuil du temple du Saint Esprit construit en nous. Notre regard sur le monde extérieur et sur nous-mêmes s'approfondit et " s'exactifie ". Les rapports avec les orants de la prière mentale sont salutaires. Ils exhalent l'intelligence et la prudence, ils ne jugent plus leur prochain, car leur pensée est pleine du Nom divin et leur âme cultivée par la supplication : " Aie pitié de moi. " La mesure, la lucidité, la bienveillance germent en leur coeur - mais ceux qui s'élancent dans la prière de Jésus avec le désir de diriger les autres au lieu de fuir le commerce humain afin de n'être qu'avec Jésus, vont à la rencontre d'un péril spirituel. Écoutez-moi bien : celui qui pense que lui seul a besoin d'être sauvé est sur le chemin de l’esprit ; celui qui croit pouvoir sauver les autres prend le chemin des illusions, il est proche de la folie spirituelle.

Si l'on éprouve trop de difficultés pour entrer dans la prière mentale, je propose deux exercices qui seront secourables :

o Répéter chaque mot, plusieurs fois, durant un certain temps - " Seigneur, Seigneur, " " Jésus, Jésus ", " aie pitié, aie pitié ", " de moi, de moi... " Imprimer, confirmer, enfoncer, clouer le mot dans notre cerveau.

o Approfondir la valeur théologique de chacun de ces mots redits ; par exemple " Seigneur " est le Nom qui confesse la divinité du Christ, " Jésus " confesse son humanité. Le Nom " Jésus " (on trouvera les textes essentiels dans le Propre de la Liturgie du premier janvier), est une force redoutable pour les puissances infernales, et la délectation suave des âmes justes.

Ces deux exercices : répéter et approfondir, ne sont pas donnés pour remplacer la prière, mais pour la soutenir.

La prière mentale n'est que la porte royale du sanctuaire-coeur, car le coeur pur - et non l'intelligence - voit Dieu dans sa Lumière : Heureux les coeurs purs, car ils verront Dieu (Mt 5,8). Et nous atteignons la dernière étape.

Rôle du coeur

Cette troisième étape doit être envisagée sous ses deux aspects l'effort humain et l'action de l'énergie incréée de la Trinité. Elle plante la prière mentale dans notre coeur. Le moine s'incline et recherche le coeur. Le Christ, ainsi que nous rapportent les écrivains de l'Église primitive, avait souvent la tête penchée sur sa poitrine, non par tristesse ou abattement, mais par intériorisation de sa nature humaine, toujours unie, au travers de son corps humain à sa nature divine. En lui, l'homme obéissait et écoutait Dieu, le Fils obéissait et écoutait le Père.

Il faudrait procéder à l'anatomie du corps humain. Cela ne nous est pas possible ; constatons simplement que le centre, le noyau de notre corps - la poitrine-coeur - est la partie la moins ressentie par nous. Notre tête est en travail continu, nos organes inférieurs s'enflamment rapidement. L’organe du coeur est presque oublié. Quand les passions éclosent en lui, souvenez-vous des paroles du Christ : Car c'est du coeur que viennent les mauvaises pensées, les meurtres, les adultères, les impudicités, vols, les faux témoignages, les calomnies (Mt 15,19), elles se propagent à la manière d'une tiède humidité, le long de nos tissus vers les deux directions, le bas et le haut. À l'antipode du coeur pur, elles ne sont les grimaces de la Ressemblance divine assise en notre coeur. Le coeur pur est acquis, conquis par la purification ascétique du bas et la descente du haut dans le coeur. Le priant, en se penchant vers son coeur, établira progressivement la prière dans ce centre sacré, ensevelira en lui le verbe de la prière, y cachera le trésor, entrera spirituellement dans la chambre intime jusqu'au jour X où Dieu lui-même, par sa grâce et son énergie incréée, ressuscitera, fleurira la prière permanente, sans parole, sans rupture, se précipitant comme un ruisseau, brûlant comme une lampe de sanctuaire, rafraîchissant, réchauffant, parfumant, illuminant notre être.

Exercices pratiques

Les trois étapes de la prière-respiration :

Mécanique : S’habituer à prononcer distinctement, sans hâte, les paroles de la prière.

Mentale : Saisir chaque parole de la prière mentalement, afin qu’elle devienne présence au regard de notre intelligence.

Cordiale : Pencher le visage et l’esprit vers la poitrine, le centre de notre être, et attendre patiemment le jaillissement spontané de la prière.

Auto-questionnaire

1. Suis-je dans l’étape mécanique ?

2. Les paroles de la prière sont-elles saisies par ma " mens ", sont-elles présentes au regard de mon intelligence ?

3. Suis-je arrivé à me pencher de visage et d’esprit sur ma poitrine, centre de mon être intime ?

RÉFÉRENCES

1. Mgr Jean de Saint-Denis, "Commentaire sur la sainte Messe selon l'ancien rite des Gaules", Présence orthodoxe, nos 20-21, pp. 47-55.
2. Éditions Grasset, 1958.
3. Cf. Petite Philocalie de la prière du coeur, Éd. du Seuil, .

Extrait de Technique de la prière
par Mgr Jean de Saint-Denis.
Éditions Eugraph, Paris, 1979.

Prière de Jésus - Prière du Coeur

Dernière modification: 
Mercredi 20 juillet 2022