par Élisabeth Behr-Sigel
Extraits dune conférence prononcée à lInstitut cuménique
de recherches théologiques de Tantur, Jérusalem, le 21 avril 1983.Théologiens et spirituels orthodoxes soulignent le caractère voilé, mystérieux, de la Troisième Personne de la Trinité. Ils constatent une sorte danonymat de lEsprit dont la révélation plénière est attendue seulement pour la fin des temps. LEsprit na pas de nom propre. Spiritualité et sainteté appartiennent aux Trois Personnes divines. En même temps, lEsprit a dinnombrables noms. Tout ce qui élève lhumanité au-delà delle-même, tout ce qui dans le monde tend vers un accomplissement suprême est uvre et rayonnement de lEsprit. " Tu as dinnombrables noms, comment tappellerai-je, toi quon ne peut nommer ? " sécrie Grégoire de Nazianze. " Ton nom tant désiré et constamment proclamé, nul ne saurait dire ce quil est ", chante de même le mystique byzantin Syméon le Nouveau Théologien.
LEsprit na point de révélateur dans une autre Personne divine, constatent les Pères de lÉglise. " Les images mêmes par lesquelles lÉcriture dépeint lEsprit demeurent floues ", écrit le Moine de lÉglise dOrient. " Il est flamme, il est onction, il est parfum. Il est une colombe qui vole et qui se pose et il nest rien de tout cela " (22). LEsprit, cest Dieu anonymement présent dans le monde sans se confondre avec lui. Sa personne se dissimule à la fois en Celui quil donne, le Christ dont il actualise la présence, et en ceux à qui il se donne. Il y a ainsi une kénose de lEsprit comme il y a une kénose du Fils de Dieu.
LEsprit se vide et sanéantit en tant que personne pour révéler le Fils aux hommes et dans les hommes.
" Sa présence est cachée dans le Fils comme le souffle et la voix seffacent devant la parole quils rendent audible ", écrit Paul Evdokimov (LEsprit Saint dans la Tradition orthodoxe, p.88). Cest dans le plérôme de la fin des temps, dans la multitude des visages illuminés par lui, des personnes humaines quil a sanctifiées, cest dans lÉglise-Humanité devenue la Femme enveloppée de soleil de lApocalypse (Ap 12, 1-2) que se révèlera la personne de lEsprit. Connaître lEsprit ici et maintenant, cest recevoir sa force, mais cest aussi, comme en témoignent les saints, se laisser introduire dans un mystère de tendresse, deffacement, de joie, dans le don de soi réciproque. Telle est la fin de lexistence chrétienne, le Royaume de Dieu dont nous implorons la venue. Il est significatif que dans certains textes très anciens du Notre Père, la pétition du Royaume de Dieu soit remplacée par la demande : " Que ton Esprit vienne ".
Dans cette perspective, la Pentecôte apparaît comme la révélation ultime que nous puissions recevoir en cette vie terrestre, anticipation de celle à laquelle nous aspirons et vers laquelle nous allons dans la foi et lespérance. Le don de lEsprit annonce et contient en germe la transfiguration cosmique, les nouveaux cieux et la nouvelle terre, la Jérusalem céleste où Dieu effacera toutes les larmes. Cest pourquoi le jour de la Pentecôte, les fidèles orthodoxes viennent à lÉglise avec des branches vertes et des fleurs. Elles symbolisent la nouveauté de lEsprit qui, du Christ ressuscité, ruisselle sur la terre et sur les hommes, en accomplissement de la promesse divine : " Je mettrai en eux un esprit nouveau. Jextirperai de leur corps le cur de pierre et je leur donnerai un cur de chair " (Éz 2, 19).
Lune des manifestations spécifiques de ce changement de cur est létat dâme que les Russes nomment oumilénié, attendrissement : joie douloureuse, mêlée de larmes, pitié universelle, extase lorsque le cur se dilate aux dimensions de lunivers, de toute la création en travail denfantement et qui aspire en gémissant mais avec espérance à la révélation des fils et des filles de Dieu (cf. Ro 8, 18-23). Des Pères du désert aux mystiques byzantins et russes, dEphrem le Syrien à Syméon le Nouveau Théologien, de Tikhon de Zadonsk et Séraphim de Sarov à Aliocha Karamazov [personnage du roman Les frères Karamazov de Dostoïevski] et à lanonyme " pèlerin russe ", les accents de cette douloureuse joie traversent la spiritualité orientale en une immense doxologie.
La prière la plus habituelle adressée à lEsprit dans lÉglise orthodoxe linvoque comme " Roi du ciel ". La royauté de lEsprit nest cependant jamais envisagée dans la piété ecclésiale comme une sorte de " troisième règne " qui succéderait à celui du Père et du Fils, comme une révélation nouvelle, selon lillusion de certaines sectes millénaristes, parfois partagée par des esprits nobles et généreux. La piété orthodoxe ne sépare jamais lEsprit du Fils et du Père. Sa royauté, écrit le Moine de lÉglise dOrient, consiste " à incliner ses sujets vers celui qui a dit à Pilate :"Je suis roi" (Jn 18, 37). Le ministère de lEsprit est de communiquer aux hommes Jésus, sa grâce, lintelligence de Sa parole et de Sa résurrection. En même temps, en instaurant en eux et parmi eux le règne du Fils, il les oriente avec lui et en lui vers le règne du Père, jusquà ce que Dieu soit en tous (cf. 1 Co 15, 24-28) ".
Le don de lEsprit ne saurait être dans cette perspective une grâce exceptionnelle, seulement accordée à quelques-uns. Vivre dans lEsprit Saint, telle est la vocation de tout chrétien et finalement la vocation ultime de tout être humain. Dans son célèbre entretien avec Nicolas Motovilov, saint Séraphim de Sarov, un saint russe du XIXe siècle, dit à son disciple et ami : " La prière, le jeûne, les veilles et toute uvre chrétienne sont bons en eux-mêmes. Toutefois, ce nest pas en leur accomplissement que réside le but de la vie chrétienne. Ce ne sont que des moyens. Le véritable but de la vie chrétienne, cest dacquérir le Saint Esprit ". Saint Séraphim de Sarov ne fait que redire dans le langage dun simple moine russe, un langage dont il ne faut pas trop presser les termes lenseignement constant de lÉglise orthodoxe, enseignement, hélas, souvent occulté par le ritualisme et le légalisme mais toujours réactualisé par les spirituels authentiques.
Dix siècles avant saint Séraphim, Syméon le Nouveau Théologien exhortait ses contemporains : " Le sceau de lEsprit est donné aux fidèles dès maintenant... Animés de cette foi, courez comme il faut pour atteindre le but... Frappez jusquà ce quon vous ouvre et quau dedans de la chambre nuptiale, vous contempliez lÉpoux ". Cet appel et dautres analogues diffusés par cette bible de la mystique de lÉglise dOrient quest la Philocalie (23), des milliers de fidèles orthodoxes nont cessé de les méditer : hésychastes du Mont Athos, moines-ermites de la Russie et de la Moldavie, disciples de Nil de la Sora ou du starets Païssii Velitchkovski, mais aussi simples laïcs, hommes et femmes vivants dans le monde, comme en témoignent les célèbres Récits du pèlerin russe. Aujourdhui encore, la prière spirituelle ou prière du cur est la source secrète quirrigue la piété orthodoxe. Une prière dont linvocation du Nom de Jésus constitue en quelque sorte la matière et dont la puissance est le Souffle, lEsprit ineffablement uni au souffle humain.
LEsprit et lÉglise
La prise de conscience personnelle de linhabitation de lEsprit, " Dieu plus intérieur à moi que moi-même", se situe pourtant dans un contexte ecclésial. LÉglise, selon la conception orthodoxe est, par excellence " le lieu où agit lEsprit Saint ". Cette définition est donnée par le père Nicolas Afanassieff dans son ouvrage LÉglise de lEsprit Saint. Elle est reprise par le métropolite libanais Georges Khodr dans une communication faite au colloque théologique sur lEsprit Saint à Rome (mars 1982) : " LÉglise sest actualisée le jour de la Pentecôte par lEsprit et dans lEsprit. Elle est le lieu où agit lEsprit Saint et lEsprit est son principe dactivité par les charismes ". Et Georges Khodr de citer le chant des grandes vêpres de la Pentecôte : " LEsprit fait jaillir les prophètes comme dune source ; il institue les prêtres ; des pécheurs, il fait des théologiens ; il constitue lÉglise ". Et de rappeler également les paroles de saint Jean Chrysostome : " Si lEsprit nétait présent au milieu delle, lÉglise ne subsisterait pas. Si elle subsiste, cest un signe évident de la présence de lEsprit ".
Il ny a pas dopposition dans cette perspective entre " linstitution " et les " charismes ". Il y a des fonctions différentes dans lÉglise. Des tensions sy produisent, dues au péché humain. Mais lEsprit est la source unique des dons accordés à chacun en vue de lédification de la maison spirituelle commune, dont tous les croyants sont les pierres également précieuses et indispensables.
Lieu où agit lEsprit Saint, lÉglise cependant ne dispose pas de lui comme dune propriété, en vertu dun pouvoir sacerdotal magique que posséderaient ses ministres. À la fois don et donateur, lEsprit se donne librement. Il est la Personne-Don qui se donne elle-même pour accomplir, avec le Fils, la volonté du Père. Il est la réponse du Père à lhumble et confiante prière de lÉglise, conformément à la parole évangélique : " Demandez, on vous donnera... Frappez, on vous ouvrira... Si donc vous qui êtes mauvais savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père céleste donnera-t-il lEsprit Saint à ceux qui le lui demandent " (Lc 11, 13). La liturgie eucharistique orthodoxe culmine dans lépiclèse : prière instante adressée à Dieu denvoyer son Saint Esprit à la fois sur les dons consacrés pour les changer en Corps et Sang du Christ et sur les fidèles pour que la réception de ces dons deviennent pour eux " purification de lâme, rémission des péchés, communication du Saint Esprit et accomplissement du Royaume des cieux ". Ainsi toute eucharistie est actualisation ensemble de la Pâque et de la Pentecôte, communion, par et dans lEsprit, des fidèles à la dynamique rédemptrice du salut accompli par le Christ une fois pour toutes (Hé 10, 10). " Nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu lEsprit Saint " chantent les fidèles après la communion eucharistique.
Si fortement exprimée dans lépiclèse eucharistique, linvocation de lEsprit accompagne et authentifie tous les sacrements. Elle est la respiration de lÉglise : toute la vie de lÉglise est épiclétique, cest-à-dire attente, invocation et accueil de lEsprit. La figure de lÉglise est lorante que lon voit sur les murs des catacombes : la femme debout, tendant vers le ciel ses mains ouvertes, ses mains vides. uvre commune, selon le sens étymologique du terme, la liturgie actualise la prière de lEsprit et de lÉpouse : " Viens, Seigneur Jésus... Maranatha " (Ap 22, 17-20). En réponse le Seigneur fait participer lÉpouse à sa Pâque. Tel est le dialogue quexprime la prière liturgique, en écho au dialogue éternel, dans la vie intratrinitaire, de la Colombe et de lAgneau. " Lassemblée liturgique ", écrit George Khodre, " est une assemblée nuptiale qui englobe les habitants du ciel et de la terre et même lunivers. Son animateur, le véritable liturge, est lEsprit "donateur de vie". Présent dans lassemblée chrétienne, lEsprit chante en elle, intercède en elle auprès du Père. LÉglise supplie lEsprit sanctificateur et illuminateur pour quil la mette et en elle chaque croyant en état de prière " (24). Cette prière ne clôt pas lÉglise sur elle-même. Elle la dilate aux dimensions du monde. Discernant, par lEsprit, la présence du Seigneur au milieu de nous, nous sommes appelés à discerner son visage dans le visage de tout être humain, dans celui surtout du moindre de nos frères.
Quand à la fin de la liturgie eucharistique, le prêtre dit : " Sortons en paix ", cela veut dire, comme le rappelle le père Bobrinskoy, que nous-mêmes, devenus porteurs de lEsprit, sommes appelés à devenir la Bonne Nouvelle pour le monde, unis à celui qui est en personne la Bonne Nouvelle.
Don gratuit, la grâce de lEsprit est accordée au croyant pour le combat spirituel en son propre cur et dans le monde. Elle est onction royale et sacerdotale en vue du culte " en esprit et en vérité " auquel lhumanité est appelée (cf. Jn 4, 24) : offrande delle-même et de lunivers muet dont elle est le porte-parole, au Père comme à la Source de lAmour sans limites. Offrande qui pourrait transformer en culte les uvres dune culture authentiquement humaine. Telle est la finalité signifiée par le sacrement de chrismation tel quil est conféré, immédiatement après le baptême, dans lÉglise orthodoxe. Apposant, par lonction du saint chrême, le sceau de lEsprit sur tous les membres et, en particulier, sur les organes des sens qui mettent lêtre humain en relation avec ses semblables et avec le monde, la chrismation le consacre tout entier à Dieu, pour que sa vie toute entière, ici et maintenant soit changée, en lattente de la transfiguration cosmique finale.
LEsprit et lunité de lÉglise
Préfigurant lunité en Christ de la création tout entière, à la fin des temps, quand " Dieu sera tout en tous " (1 Co 15, 28), lunité de lÉglise, dans la perspective orthodoxe, est un don de lEsprit. Cest lEsprit qui rassemble lÉglise ; assemblée de ceux quil a appelés de lOrient et de lOccident pour les plonger dans la mort du Christ et les ressusciter avec lui en leur donnant la vie nouvelle dans le rayonnement de lamour trinitaire.
Comme le fait remarquer le père Jean Meyendorff (25), dans la langue liturgique byzantine, le terme grec koinonia communion désigne spécifiquement la présence de lEsprit dans lassemblée eucharistique. Ainsi est mise en évidence lidée que la communion du Père, du Fils et de lEsprit cette communication du Saint Esprit qui introduit lhomme dans la vie divine et la communion-communauté alors créée entre les hommes, dans le Christ, par lEsprit, sont non seulement désignées par le même mot mais senracinent dans la même réalité. Don par excellence de lEsprit, la communion eucharistique désigne et actualise sacramentellement, en un lieu et en un temps donnés, lÉglise en sa plénitude. Par leffusion de lEsprit, une communauté de pécheurs est virtuellement changée de manière que soit présente en elle le Corps du Christ, " lÉglise une, sainte, catholique et apostolique ".
Ce lien entre leucharistie sacramentelle et lunité de lÉglise quelle actualise par le don du Saint Esprit se trouve puissamment exprimée dans lanaphore dite de saint Basile : " Nous te prions et tappelons, ô Saint des Saints, afin que par ta bonté, ton Esprit Saint vienne sur nous et sur les dons que nous toffrons maintenant et quil bénisse, sanctifie et manifeste ce pain comme Corps précieux de notre Seigneur et Dieu, et cette coupe comme Sang précieux de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ... et que lEsprit nous unisse tous qui partageons le Pain et la Coupe dans la communion de lEsprit Saint ".
Enraciné dans la communion des Trois Personnes Divines, la communion ecclésiale est, elle aussi, une communion entre personnes. Traditionnellement, dans lÉglise dOrient, chacun de ceux qui communie sacramentellement est nommé par son nom. " Cest parce que chacun de nous est le temple du Saint Esprit que, collectivement nous formons "le Corps du Christ" " (26). Lun des thèmes de lhymnographie byzantine de la Pentecôte est le parallèle entre la " confusion de Babel " et la symphonicité instaurée par le descente de lEsprit sous forme de langues de feu qui se déposent sur chacun, " il nous appela tous à lunité ; aussi dune seule voix, nous glorifions le Très Saint Esprit " (Kondakion de la Pentecôte).
Le don de lEsprit ne supprime pas la pluralité des personnes, II nabolit pas cette différence ineffable qui les distingue lune de lautre. Mais par leffusion de lEsprit, Dieu triomphe du Diviseur diabolos qui transforme la différence en instrument de séparation, doppression, dexclusion réciproque. LEsprit est lâme de la symphonie de la création anticipée sacramentellement dans lÉglise, mais qui ne se réalisera pleinement que lorsque les temps seront accomplis.
La vie empirique des Églises historiques, hélas, dément souvent cette vision qui reste cependant inscrite dans les profondeurs de la conscience ecclésiale. Puisse lÉglise devenir ce quelle est dans la pensée du Dieu vivant ! Puissions-nous devenir lÉglise par leffusion toujours renouvelée de lEsprit !
Roi du ciel, Consolateur, Esprit de Vérité,
Toi qui es partout présent et qui remplis tout,
Trésor de grâces et donateur de vie,
Viens et fais ta demeure en nous
et purifie-nous de tout péché, toi qui es Bonté !
NOTES
22. Un Moine de lÉglise dOrient, La Colombe et lAgneau, Chevetogne, 1979. pp. 13-14.
23. Célèbre recueil de textes ascétiques et mystiques réalisé par saint Macaire de Corinthe et saint Nicodème lHagiorite, publié à Venise en 1782. Loriginal grec a connu plusieurs rééditions et des traductions en slavon et en russe. Une traduction française a été publiée aux éditions de labbaye de Bellefontaine et rééditée aux éditions Desclée de Brouwer/Lattès.
24. Georges Khodr, " LEsprit Saint dans la Tradition orthodoxe ", SOP, supplément n°68. p.7.
25. Jean Meyendorff, Introduction à la théologie byzantine, pp.232-233, Seuil, 1975.
26. Un Moine de lÉglise dOrient, op. cit. p.21.Extrait de : « Quelques aspects de la théologie et de lexpérience
de lEsprit-Saint dans lÉglise orthodoxe aujourdhui », Contacts, Vol. 36, 1984.
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