Conférence donnée le 12 février 1989
à la Fraternité dAbraham,
organisme de dialogue interreligieux à ParisComment célébrer les fêtes religieuses, comment vivre l« an de grâce du Seigneur » pour reprendre le titre du livre récemment publié dun spirituel orthodoxe [un Moine de lÉglise dOrient, père Lev Gillet] alors que nous sommes investis de toutes parts par le climat laïque dune société et dune culture sécularisées ? La question se pose aux croyants, quoique de façon différente, à lOuest comme à lEst, dans tous les pays techniquement développés où triomphe une civilisation technico-scientifique, dans les sociétés capitalistes comme dans les régimes socialistes. Le défi est adressé aux juifs et aux musulmans comme aux chrétiens. Nous sommes réunis aujourdhui pour voir comment nos différentes communautés religieuses réagissent à cette question, afin dexaminer si pour tous elle pose les mêmes problèmes, les invitant à une prise de conscience commune de lessentiel, qui constitue lunique nécessaire. À loccasion de cette prise de conscience, japporte ici les réflexions et le témoignage dune chrétienne orthodoxe qui vit en France.
Laïcité et sécularisation
Les communautés orthodoxes en France ont largement bénéficié du principe de laïcité de létat. Il leur a permis de simplanter et de se développer en France dans un climat de liberté dont les Églises orthodoxes ont rarement joui ailleurs, ni dans les états où lorthodoxie est la religion officielle, ni là où elle est combattue ou à peine tolérée, au nom de lidéologie totalitaire marxiste.
La laïcité est la neutralité de létat républicain par rapport à toute religion, avec plus ou moins de souplesse ou de rigidité. Elle bannit la religion des services dont létat assume la responsabilité, telle léducation nationale. Mais en revanche, désacralisant et déconfessionnalisant létat, elle assure la liberté de conscience ainsi que, pour toutes les formes de vie religieuse y compris celles qui sont minoritaires, la possibilité de se développer selon leur genre propre. Sous le régime de la laïcité, des dizaines de paroisses et de lieux de culte orthodoxe ont pu souvrir en France et la théologie orthodoxe y a connu un renouveau qui a fécondé lensemble de la pensée chrétienne.
Entre laïcité et sécularisation, il y a une relation certaine. Mais le premier terme concerne surtout les relations entre létat et les institutions religieuses. Le second terme désigne un phénomène culturel beaucoup plus complexe et plus varié. La sécularisation est liée à la prédominance, voire même à un certain impérialisme, de la raison instrumentale qui permet à lhomme de saffirmer " maître et possesseur de la nature " selon la célèbre expression de Descartes. La sécularisation implique un nouveau rapport à la réalité, à propos duquel le philosophe allemand Max Weber parle de " désenchantement de la nature ". Désenchantement fécond dans la mesure où il a permis un progrès et un développement des sciences et des techniques et la naissance dune culture ouverte comme lest la culture occidentale, échappant à lenfermement de la tutelle cléricale. Désenchantement cependant également redoutable, dans la mesure où il fait de lhomme, coupé de toute transcendance, un orphelin perdu dans un univers dépourvu de tout sens. Lon poursuit alors, comme dit Sartre, " une passion inutile dans un monde absurde. "
Je voudrais citer ici Olivier Clément :
La culture occidentale est une culture ouverte, qui tend à récapituler toutes les autres, tous les arts, tous les mythes. Sa philosophie est une philosophie de lautre, accueilli dans son altérité. Politiquement, la sécularisation est liée à la démocratie : personne na le droit dimposer sa vérité, il ny a pas didéologie détat, celui-ci ne peut prétendre détenir un savoir total. (Contacts, n°144, 1988, pp. 280-281.)
Mais la sécularisation a aussi des effets ambigus, redoutables. La civilisation de production-consommation contribue à prolétariser le tiers-monde. La culture occidentale, au moment même où elle tend à assumer toutes les expériences du temps et de lespace humains, déstructure les autres cultures, et finalement son propre héritage. Le développement de la raison instrumentale désintègre les grandes références symboliques. "
Cest ici, au niveau de cette érosion des symboles qui nous structurent par les acides de la raison instrumentale, que se situe la question de statut des fêtes religieuses au sein dun monde massivement sécularisé.
Partir du sens des fêtes religieuses
Compris comme simple commémoration dévénements passés, inatteignables par linvestigation scientifique en leur signification profonde, les fêtes deviennent insignifiantes pour un grand nombre de nos contemporains, même quand elles figurent encore sur le calendrier. Une enquête récente a révélé que près de cinquante pourcent des français interrogés à loccasion dune enquête sur la culture religieuse en France ignorent le lien entre la fête de Pâques et la Résurrection du Christ, quatre-vingts pourcent le lien de la fête de la Pentecôte avec leffusion de lEsprit sur la première communauté chrétienne. Si, sans doute à cause de la crèche traditionnelle, la relation entre Noël et la naissance de Jésus reste présente dans les esprit, cette fête devenue avant tout occasion déchange de cadeaux et de réveillon traditionnel, est pourtant largement détournée de son sens spécifiquement religieux.
Les résultats de lenquête sont évidemment différents quand les sondés sont des catholiques pratiquants. Mais ceux-ci ne représentent aujourdhui plus quune minorité, un " reste ".
Minorité encore plus insignifiante statistiquement, les orthodoxes nont pas été sondés. On ignore donc totalement quelle est la proportion de ceux dentre eux pour lesquels les grandes fêtes chrétiennes restent signifiantes. Ne voulant me risquer à des comparaisons avec dautres chrétiens ou dautres croyants, je me bornerais à décrire ce que je connais le moins mal : comment, résistant à lérosion de la sécularisation, une petite paroisse orthodoxe francophone à Paris tente de vivre collectivement les grandes fêtes qui structurent lannée liturgique, malgré les difficultés inhérentes à sa situation minoritaire mais aussi grâce aux ressources trouvées dans une tradition qui a préservé le sens biblique de la fête. Sa célébration est une anamnèse, la mémoire actualisant et anticipant les hauts faits de Dieu, dun Dieu qui, comme le dit lanaphore de la liturgie de saint Jean Chrysostome : " Du néant a amené lhomme à lêtre et ne cesse dagir jusquà ce quil lait élevé au ciel et quil lui ait fait don du Royaume à venir. " Les fêtes jalonnent lannée liturgique, tendent à rendre actuelle lhistoire du salut pour chacun et pour tous.
Parmi les difficultés spécifiques, mineures mais non négligeables, que doivent affronter les orthodoxes vivant en Occident, il y a celle dun calendrier différent de celui de lÉglise dOccident dont le calendrier civile laïc garde encore la mémoire. Je nentrerai pas dans une explication de lorigine de ces différences, qui a abouti à des clivages tels que cette année par exemple les orthodoxes célébreront Pâques le 30 avril, un mois après leurs frères catholiques et protestants, et à la veille de la fête civile du travail, donc dans une atmosphère qui, dans la société globale, naura rien de pascal.
Autre difficulté pour les orthodoxes : la dispersion de ceux qui habitent en province, souvent très loin dun lieu de culte. Même à Paris, une paroisse comme celle dont je fais partie [la paroisse de la Sainte Trinité, dans la crypte de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski] ne correspond malheureusement pas à une aire géographique. Pour assister aux offices liturgiques, la plupart dentre nous doivent accomplir des trajets importants. Néanmoins, dimanche après dimanche et surtout aux grandes fêtes, notre église est parfois pleine à déborder. Il est vrai que le local nest pas immense, juste convenable pour une paroisse qui compte de lordre de 150 à 200 membres réguliers auxquels sajoutent quelques passants. En ce temps de solitude de lindividu dans une société éclatée, cette modestie constitue un avantage : notre communauté est encore une grande famille où lon se connaît par son nom. Les liturgies festives sont suivies dagapes où, après avoir communié ensemble au Corps et au Sang du Christ, nous partageons aussi les nourritures terrestres apportées par chacun, dans une atmosphère de joie et de louange telle que la souhaitait lapôtre saint Paul quand il écrit aux Éphésiens : " Soyez remplis de lEsprit, chantant ensemble rendant grâce en tout temps " (Ép 5, 18).
Jen viens à lessentiel : la prise de conscience du sens profond de la dynamique interne des fêtes qui jalonnent et structurent le temps de lÉglise. À cette condition seulement, à condition dêtre vécue comme expression dune dynamique divine, dun mystère auquel lhomme tout entier est appelé à participer, les fêtes chrétiennes, cessant de nêtre quun folklore désuet, peuvent rester signifiantes pour lhomme et pour la femme modernes.
Membres de lÉglise orthodoxe, nous sommes les héritiers dune tradition liturgique dont le puissant symbolisme et la poésie sont porteurs de cette dynamique dans laquelle nous sommes appelés à entrer. Encore faut-il, au delà dun ritualisme sclérosé, dun plaisir purement esthétique ou dun sacramentalisme magique, saisir le sens des fêtes. Vivre, vivre réellement les fêtes de lannée liturgique, cest pour le chrétien participer à laccomplissement en Christ par lEsprit, du dessein mystérieux du Dieu créateur, Rédempteur et Libérateur de lhumanité. Cest, chaque année à nouveau, personnellement et collectivement, devenir Christ avec le Christ, homme avec les hommes, porter en lui les fardeaux communs, vaincre la mort par lamour fort comme la mort, recevoir les arrhes de lEsprit en lattente ardente, espérante et active de la Jérusalem nouvelle qui descendra du ciel. À condition dêtre vécues ainsi, la fête de Noël à laquelle lÉglise orthodoxe associe celle de lÉpiphanie, fête de la lumière de la révélation trinitaire la fête austère du Grand Carême, préparant celle de la Mort et de la Résurrection du Christ, la fête de la Pentecôte et celle de la Transfiguration dans la pleine lumière de lété spirituel, deviendront à nouveau dans notre vie des phares qui éclairent la route, le quotidien, lui donnant, au delà du non-sens rationnel, son sens divin.
Nous remercions Olga Lossky de nous avoir communiquer
ce texte inédit des archives dÉlisabeth Behr-Sigel.
Introduction aux Pages Élisabeth Behr-Sigel
Début de la Page Page d'AccueilDernière mise à jour : 20-12-06