par Élisabeth Behr-Sigel
LES LAÏCS DANS L'ÉGLISE
Ce texte a été mis en forme à partir de notes manuscrites. Il constitue lintroduction générale au cours donné par Élisabeth Behr-Sigel à lInstitut supérieur détudes cuméniques (ISEO, Paris) sur le thème : " Théologie du sacerdoce royal des laïcs dans lÉglise ".
Quelle est la place des laïcs dans lÉglise orthodoxe ?
La réponse à cette question nest pas simple. Car cette place résulte dune part des grands principes de lecclésiologie orthodoxe, mais dautre part, plus concrètement, de lapplication et de linterprétation de ces principes à travers lhistoire, dans des situations différentes et parfois de loccultation de ces principes, par suite de la faiblesse, de lignorance et du péché humain.
a) En ce qui concerne linterprétation et lapplication des principes, il faut tenir compte de la grande marge de liberté des Églises locales du point de vue de leur organisation interne. LÉglise orthodoxe est en effet une communion dÉglises surs jouissant dune large autonomie à lintérieur dun cadre commun, constitué par ladhésion aux grandes affirmations des symboles de la foi formulés par les conciles cuméniques (Nicée, Constantinople, Chalcédoine). Il existe à lintérieur de ce cadre une grande variété, dû à labsence de code de Droit canon universel qui règlerait les relations entre les laïcs et la hiérarchie et fixant dune façon précise leurs droits partout et toujours, ainsi que leurs attributions spécifiques.
Prenons pour exemple le rôle joué par les laïcs dans le choix des évêques : en principe le peuple de lÉglise doit participer à ce choix. Ce rôle peut se réduire à un rite assez formel : le cri de axios (" il est digne ") de la communauté lors du sacre de lévêque. Ailleurs, ce choix prend la forme délections démocratiques qui proposent divers candidats.
b) Aujourdhui, dans lÉglise orthodoxe comme dans dautres communautés ecclésiales chrétiennes se fait ressentir le besoin dun ressourcement créatif pour redéfinir, retrouver des relations harmonieuses entre le peuple de lÉglise, le troupeau, et ceux qui sont appelés à assumer des responsabilités spécifiques dordre pastoral. Ce ressourcement créatif a aussi pour but de donner un contenu positif au terme " laïc ", trop souvent défini de façon purement négative : les laïcs englobent les membres du peuple de Dieu qui nont pas reçu lordination les intégrant au clergé (sacerdotium), qui ne jouissent pas des mêmes droits que ce dernier, qui noccupent pas un ministère spécifique, publié au sein de lÉglise.
Il est nécessaire de prendre conscience du besoin de mener une telle réflexion. Nous devons être vigilants à ne pas tomber dans le triomphalisme orthodoxe, qui consiste à opposer aux défauts que lon croit constater dans les autres Églises (autoritarisme clérical romain, individualisme anarchique, voire absence de ministère pastoral authentique dans le protestantisme), léquilibre harmonieux entre sacerdoce royal de tous et sacerdoce ministériel de quelques uns, ce qui serait lapanage dune Église orthodoxe idéalisée. La conciliarité orthodoxe est sans cesse à réinventer, repenser, à réincarner dans la réalité empirique de la vie de nos communautés.
Nous remercions Olga Lossky
de nous avoir communiquer ce texte inédit
des archives dÉlisabeth Behr-Sigel.
LA SIGNIFICATION DU MINISTÈRE
Ce texte fut publié en anglais par le Conseil cuménique des Églises en 1999 suite à deux rencontres qui eurent lieu à Damas et à Constantinople. Ces rencontres avaient pour but de " laisser parler les femmes orthodoxes " (et aussi quelques hommes) sur un grand nombre de sujets touchant la vie des femmes dans lÉglise. On y retrouve deux contributions dÉlisabeth Behr-Sigel, lune sur " Jésus et les femmes " (version française dans Discerner les signes des temps), lautre sur " La signification du ministère ".
Note introductive par le père Boris Bobrinskoy : Depuis quelques années laccession des femmes à certains ministères ordonnés dans lÉglise est devenu de plus en plus un problème dans lorthodoxie. Cest du pas seulement à linfluence indirecte dautres Églises, mais également à leffet cumulatif des profonds changements de la place des femmes dans la société moderne et la réflexion qui sen suivit chez un certain nombre de femmes orthodoxes. Une des figures des plus remarquables parmi celles-ci est Élisabeth Behr-Sigel. Dans cette brève composition, elle présente une synthèse remarquable des discussions antérieures concernant la signification théologique des ministères dans lÉglise.
Certes, sur ce sujet complexe à propos duquel aucune position orthodoxe claire na encore été définie (parce que cest un tout nouveau problème), tout un chacun peut avoir des intuitions, des convictions et même des préjugés et le point de vue présenté dans ce qui suit est une position respectable parmi dautres, qui sont également respectables. Ce qui importe est que la réflexion ait lieu, même si nous nen savons pas encore lissue à ce jour. LÉglise est constamment confrontée à des défis du monde, et si elle doit se montrer elle-même dans une éternelle jeunesse, elle doit répondre aux signes des temps. Ceci ne signifie évidemment pas quelle doit plier sous les pressions du monde, mais plutôt, avec laide du Saint Esprit donc, dans la tradition de lÉglise avoir des réponses sérieuses, profondes et créatives qui correspondent aux nouvelles réalités de la race humaine sur son chemin vers le Royaume de Dieu.
* * *
Ministère, du Latin ministerium, veut dire, daprès son étymologie, " service ". Le ministère est la fonction de celui qui sert. Un ministre est un serviteur. Dans le langage ecclésiastique daujourdhui, le champ sémantique de ces termes sest limité à laspect clérical. Nous parlons du " ministère " dun évêque, dun prêtre, ou bien dun pasteur protestant, dun rabbi ou dun imam. Ils sont des " ministres de la religion ". Dautre part, les laïcs qui remplissent des offices dans lÉglise, même si cest régulièrement, ne sappellent pas " ministres ". Leur service nest pas un " ministère ". Le sacerdoce royal des croyants laïcs est reconnu par les théologiens, mais ils le distinguent soigneusement du soi-disant sacerdoce " ministériel ", qui est le propre du prêtre.
Cette distinction sémantique nest pas innocente. Elle est symptomatique de la séparation qui a été instituée et accentuée, spécialement depuis le Moyen-Âge, entre ceux quon appelle le clergé, des personnes mises à part pour le service divin, et les laïcs. Les laïcs sont cependant également des membres du peuple de Dieu : le mot laïc vient du latin ecclésiastique laicus, qui a son origine dans le grec laos tou Theou, " peuple de Dieu ". La sémantique semble révéler un clivage dans la réalité sociale de lÉglise. Est-ce que cela veut dire que la chrétienté, qui a commencé en tant que mouvement laïc un mouvement suspect aux yeux du clergé de lépoque (les prêtres qui ont poussé à ce que Jésus soit condamné et mis à mort) est devenu une institution gérée par le clergé ? Est-ce quil ny a pas moyen de repenser et de clarifier le sens du sacerdoce royal à la lumière de lÉvangile, sacerdoce auquel sont appelés tous les baptisés et repenser aussi celui du ministère spécifique qui est devenu le territoire de quelques-uns ?
Depuis le commencement lÉglise a fait une distinction entre différents offices ou ministères. Dans les textes les plus anciens, comme les lettres de Paul, ceci ressort de la vision de lÉglise comme Corps du Christ, dont les membres ont des fonctions différentes, ou bien comme un édifice spirituel construit par chacun et dans chacun, avec chaque personne participante dans la tâche commune selon les charismes quil ou elle a reçus selon la libre et souveraine dispersion du Seigneur par lEsprit : " Cest lui encore qui a donné aux uns dêtre apôtres, à dautres dêtre prophètes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour luvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ ", (Ép 4, 11-13).
La diversité des ministères est donc une partie de notre vocation divine mais diversité dans lunité : " Il y a certes, diversité de dons spirituels, mais cest le même Esprit, diversité de ministères, mais cest le même Seigneur ; diversité dopérations, mais cest le même Dieu qui opère tout en tous " (1 Co 12, 4-5). LÉglise se comprend et fait lexpérience ici dune communauté, ou mieux, d une communion de personnes à limage de la Trinité qui travaille dune manière conciliaire pour édifier le corps du Christ, qui est aussi le temple de lEsprit Saint.
Cependant, au cours des siècles, par différentes influences et comme conséquence de la faiblesse humaine et du péché, cette vision lumineuse a été remplacée par une image de lÉglise comme une pyramide de " pouvoirs " où la distinction entre les charismes sest durcie en instrument de séparation et dexclusion. De différentes façons, cet assombrissement du véritable " être ecclésial " eut lieu à la fois à lEst et à lOuest. On peut en voir un symptôme dans lévolution de liconostase dans les Églises orthodoxes. Elle commença comme une légère barrière transparente, une tribune pour les images du Christ et de la Mère de Dieu, mais elle devint un mur dimages derrière lesquelles, dans un espace sacré apparemment séparé du peuple, le clergé officie.
Mais une telle séparation entre clergé et laïcs na jamais été un dogme de lÉglise orthodoxe et est étranger à la théologie orthodoxe du sacerdoce. La conscience du sacerdoce royal de tous les baptisés est transmis par lÉvangile, par les rites chrétiens de linitiation et par les prières eucharistiques, et elle continue dexister dans la profondeur de la conscience ecclésiale parfois, hélas, caché comme le talent caché dans la terre ou le trésor dans le champ des paraboles de Jésus. De temps en temps des voix prophétiques se lèvent pour éveille lÉglise de sa torpeur. Un exemple bien connu est celui de Séraphin de Sarov dans la Russie du XIXe siècle, qui appelait chacun, clergé et laïc, hommes et femmes, à " acquérir lEsprit Saint ", et il fut linspiration mystique de tous ceux et celles qui par la suite allaient devenir les confesseurs et les martyrs de la foi sous la persécution communiste.
Ce sens dun ministère et dune responsabilité communs partagés par tous sest manifesté dune autre façon pendant lépreuve de la grande diaspora orthodoxe du XXe siècle. Le fait de vivre la diaspora a signifié pour des millions dorthodoxes une rencontre traumatisante et en même temps stimulante avec le monde occidental et pour quelques chrétiens occidentaux elle a été loccasion de rencontrer la théologie et la spiritualité des chrétiens de lest. Cette situation produit aujourdhui non sans quelque résistance un retour créatif aux sources de notre ecclésiologie et de la théologie du ministère qui en est son corollaire. De plusieurs uvres théologiques orthodoxes que nous pouvons mentionner en rapport avec ceci, je me référerai à un seul petit ouvrage seulement, à la fois synthétique et poétique, clair et profond, écrit par un guide spirituel qui était aussi un grand théologien : le père Lev Gillet. (1)
La source de tout ministère, affirme Lev Gillet, se trouve en Jésus Christ, qui était à la fois le serviteur par excellence, sétant humilié lui-même et devenant un être humain (Ph 2, 6-11 ; cf. Jn 13, 3-16), et aussi lunique prêtre dans le sens plénier du terme, comme le proclame avec vigueur lépître aux Hébreux. Cest lui qui est " Celui qui offre et celui qui est offert ", daprès les paroles de la liturgie de Saint Jean Chrysostome. Offert à Dieu, " une fois pour toutes " (Hé 10, 10), le sacrifice de Jésus le fit " unique médiateur entre Dieu et les hommes " (Tm 2, 5). Jésus voulut cependant que les gens, les êtres humains, participent à son uvre de rédemption et de sanctification. Il confia des tâches à ses disciples, il envoya les apôtres. Ceci est le fondement du sacerdoce commun de tous les baptisés. Les paroles de lapôtre Pierre sadressent à tous les chrétiens : " Vous-mêmes prêtez-vous à lédification dun édifice spirituel, vous êtes un sacerdoce saint, en vue doffrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ vous êtes un sacerdoce royal ". (1 P 2, 5 ; 9).Ce qui est signifié ici, dans un sens très réel, cest un sacerdoce universel, la réalisation de la vocation de lhumanité selon Genèse 1 un appel assombri par le péché, mais jamais aboli, et qui reçut son accomplissement dans lHomme-Dieu ; une vocation à laquelle, en communion avec Jésus Christ par lEsprit Saint, tous les baptisés participent dans lÉglise, le sein de la nouvelle humanité.
Cest le sens de la chrismation ou de la confirmation des nouveaux baptisés qui suit immédiatement leur baptême lonction ou lengagement avec la marque de lEsprit Saint des bras et des jambes, et particulièrement des organes des sens, par lesquels la personne humaine entre en relation avec les autres personnes et avec le monde animé et inanimé ; consécration de la personne entière, appelé à soffrir lui-même ou elle-même et à offrir au Créateur toute la création qui est confiée à ses soins (Gn. 1 :28). " Nous toffrons ce qui est à toi de ce qui est à toi, en toutes choses et pour tout " cest la prière de la foi orthodoxe pendant loffertoire de la liturgie eucharistique.
En ce moment luvre divine atteint son but et son apogée. À ce moment nous prions pour toute la création, nous consacrons tous les êtres humains et le monde entier à Dieu, nous accomplissons loffice de prêtre, de sorte que notre sacerdoce peut être le sacerdoce ministériel délégué par lÉglise, ou bien le sacerdoce royal que les Ecritures attribuent à tous les croyants. (2)
Ce sacerdoce sexprime et reçoit son sens des prières et rites liturgiques, mais tous les baptisés ensemble sont appelés à le vivre pleinement dans le monde, quelle que soit la forme que leur service prend.
Cependant quelques rares personnes dans lÉglise sont appelées pour être les " ministres " des mystères du Christ dans un sens particulier. La mission des évêques et des presbytres dans la succession apostolique consiste à être les témoins de la foi apostolique, les pasteurs et les guides des Églises locales dont ils sont responsables et dans lesquelles, comme tels, ils président le culte rendu par la communauté. En tant que dispensateurs de la parole et des sacrements, ils sont (encore selon les paroles de Lev Gillet) " ceux qui intercèdent et qui sont les instruments externes et visibles de cette grâce sacerdotale invisible dont lÉglise toute entière, clergé et laïcs, sont les dépositaires. ". Daprès lenseignement orthodoxe, leur sacerdoce nest pas ontologiquement différent du sacerdoce de tous les croyants. Il nest pas " dune autre essence " que le leur. Mais ils sont responsables dune fonction particulière, de laccomplissement de ce pour quoi lÉglise prie, confiante dans les promesses du Seigneur, à savoir quils reçoivent les dons de lEsprit.
Ceci est le sens des bénédictions que nous appelons " ordinations ", conférées à ceux que lÉglise a appelé pour les ministères de diacre, presbytre ou évêque. Lordination ne signifie pas une promotion à un degré plus élevé dans la hiérarchie dont le sacerdoce royal ou les soi-disant ordres " mineurs " sont les degrés inférieurs. Cest plutôt le signe des dons de lEsprit accordés par le Seigneur à condition que lon soit ouvert à sa grâce aux serviteurs à qui il donne la mission de nourrir et de fortifier lappel de tous au sacerdoce commun (3), de ceux quils servent en son nom, Cette théologie du sacerdoce et des ministères est le contexte dans lequel le problème de la possibilité de laccession des femmes au sacerdoce ministériel se pose aujourdhui dans lÉglise orthodoxe -de façon encore très timide. Selon lopinion de lévêque Kallistos Ware un des meilleurs théologiens orthodoxes contemporains cela demeure une " question ouverte " (4).
Extrait de : Kyriaki K. FitzGerald, Orthodox Women Speak :
Discerning the "Signs of the Times", WCC Publications, Geneva ;
Holy Cross Orthodox Publications, Brookline, MA, USA, 1999.
Traduction : Valère De Pryck.
NOTES
1. La plupart des uvres de Lev Gillet sont publiés sous le pseudonyme : "
Un Moine de lEglise dOrient ". Luvre utilisée ici est
lOffrande Liturgique, Paris, Cerf, 1988, qui comprend deux études publiées
dabord à Beyrouth pour le mouvement de la jeunesse orthodoxe du Patriarcat
dAntioche : " Notes sur la liturgie " et " Sois mon prêtre ".
Parmi dautres études, mentionnons Nicolas Afanasiev, LÉglise du Saint
Esprit, Paris, Cerf, 1975, et Jean Zizioulas, LÊtre ecclésial, Genève, Labor et
Fides, 1981.
2. LOffrande Liturgique, p.46.
3. Je voudrais spécialement faire référence ici aux intuitions dAlexandre
Boukharev (1822-71), un grand théologien russe qui ne fut pas compris à son époque. Cf.
Élisabeth Behr-Sigel, Alexandre Boukharev, Paris, Beauchesne, 1977.
4. Cf. Kallistos Ware, " Man, Woman and the Priesthood of Christ ", in Peter
Moore, ed., Man, Woman and Priesthood, London, SPCK, 1979 ; une nouvelle édition sort de
press chez St Vladimirs Seminary Press. Voir aussi Élisabeth Behr-Sigel, Le
Ministère de la femme dans lÉglise, Paris, Cerf, 1987 ; " La Consultation de
Rhodes sur la place de la femme dans lÉglise ", Contacts, 1989 ; et "
Femmes et sacerdoce ", Contacts, 1990.
Introduction aux Pages Élisabeth Behr-Sigel
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