Conférence dÉlisabeth Behr-Sigel au Xe Congrès
de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale,
Paray-le-Monial, 29 octobre-1er novembre 1999« Le christianisme ne fait que commencer »
" Le Christ appelle les hommes à réaliser lidéal divin. Il ny a que des hommes bornés pour imaginer que le christianisme est achevé, quil sest complètement constitué au IVe siècle, selon les uns, au XIIIe siècle ou à un autre moment, selon les autres. En réalité, le christianisme na fait que ses premiers pas, des pas timides dans lhistoire de lhumanité. Bien des paroles du Christ nous demeurent encore incompréhensibles. En effet, alors que la flèche de lÉvangile a pour cible léternité, nous sommes encore des néandertaliens des primitifs de lesprit et de la morale. Lhistoire du christianisme ne fait que commencer. Tout ce qui a été fait dans le passé, tout ce que nous appelons maintenant lhistoire du christianisme, nest que la somme des tentatives, les unes malhabiles, dautres manquées pour le réaliser. " (l)
En guise dintroduction à notre réflexion commune, jai tenu à vous lire, en son intégralité au risque de choquer quelques-uns ce passage dune conférence du père Alexandre Men dont est tirée, sous une forme plus lapidaire, la devise inspiratrice de notre congrès : " Le christianisme ne fait que commencer ".
Le père Men je le rappelle a été un authentique témoin du Christ au sein de lÉglise orthodoxe russe, émergeant, avec les difficultés que lon sait, de la captivité babylonienne de près de trois quarts de siècle de régime communiste athée. La conférence où lon trouve ce texte a été donnée à la Maison de la Technique de Moscou, le 8 septembre 1990. Le lendemain matin, ce prêtre, dont laudace gênait, sera assassiné. Dans ce cri " le christianisme ne fait que commencer ", il est permis de voir son testament spirituel. En 1990, il est adressé à des Russes chrétiens ou chercheurs de Dieu qui aspirent à récupérer un passé, une mémoire spirituelle, quau nom de lavènement de lhomme nouveau socialiste, on a voulu éradiquer. Cette aspiration est légitime. Dans un passé encore proche, le père Alexandre Men a été un gardien de cette mémoire. Il le reste. Cependant, il met en garde contre la tentation de fixation sur un passé sacralisé : une tentation à laquelle cèdent souvent les orthodoxes mais aussi dautres communautés chrétiennes. Pour lÉglise, pour le christianisme ou son aspect historique, affirme le père Men, il sagit aujourdhui comme hier daller de lavant en lattente espérante, active et créative du Royaume de Dieu qui vient ; qui ne cesse de venir et à lavènement duquel le Seigneur de lhistoire fait aux chrétiens linsigne honneur de les appeler à collaborer, selon la mystérieuse synergie, voulue par lui, de sa grâce et de la liberté humaine.
Dans un autre texte qui sonne comme une confession de foi personnelle, le père Alexandre écrit : " Le chrétien voit dans lhistoire un processus progressif [je souligne progressif] qui, à travers des épreuves, des catastrophes et des luttes, monte vers le Royaume de Dieu, qui est supra-historique. Il croit que, quel que soit le moment où surviendra le Jugement dernier, le chrétien est appelé à travailler au bien de tous, à édifier le Royaume de lAmour, la Cité de Dieu. " (2). Cest dans la ligne de cette vision du père Men, dun christianisme dynamique, créatif, intégrant lhistoire tout en la dépassant, se voulant solidaire de laventure humaine, tout en tendant au-delà, à son accomplissement dans léternité divine une vision imprégnée dun optimisme pascal et pentécostal qui donne au temps, à lhistoire, un sens. Cest dans cette ligne que se situe notre quête dun témoignage chrétien, dun témoignage de lÉglise renouvelée, à laube du IIIe millénaire. La vie du chrétien, la vie de lÉglise, affirmons-nous avec le père Men mais aussi avec lapôtre Paul et dautres grands témoins du Christ est caractérisée par la tension entre le " déjà " et le " pas encore ". Anticipation du Royaume de Dieu, eschatologie sacramentellement réalisée, elle est aussi marche vers ce royaume, à travers lhistoire aux interrogations et aux défis de laquelle le peuple de Dieu est appelé à répondre.
Liée à la prise de conscience de lhistoricité de lÉglise comme une de ses dimensions, laspiration à un témoignage chrétien renouvelé suscite cependant des critiques et des inquiétudes. Nétablit-elle pas une relation indue entre la révélation divine, la vérité éternelle confiée à lÉglise, et le temps qui court ? Le témoignage chrétien serait-il appelé à changer selon les époques ? Ne consiste-t-il pas en la transmission fidèle de la foi de Pierre, roc sur lequel le Christ affirme fonder son Église ? Roc de la foi apostolique explicitée par ceux quon nomme les " Pères de lÉglise " et dogmatisée par les conciles cuméniques ? Aurions-nous la prétention sacrilège dy changer quelque chose ? " Jésus-Christ, le même hier et aujourdhui et éternellement ", proclame lépître aux Hébreux (Hé 13,8). Et lapôtre Paul dexhorter les chrétiens à ne pas se comporter " comme des enfants ballottés, menés à la dérive à tout vent de doctrine " (Ép 4,14).
Linquiétude qui sexprime dans ce questionnement doit être prise au sérieux. Ceux qui en sont les porteurs doivent être respectés. Mais ne repose-t-elle pas sur un grave et désastreux malentendu ? Tendre à un témoignage chrétien renouvelé, ce nest pas se détourner du Christ, qui est pour nous chrétiens " le chemin de la vérité, la vie " (Jn 14,6), cest aller vers lui comme au dispensateur, à la source de " leau vive " eau courante, selon le sens précis du terme grec eau toujours fraîche et nouvelle qui étanche toutes les soifs, eau promise par Jésus à la Samaritaine quil rencontre au puits de Jacob (Jn 4,10). La vérité divine toujours neuve et toujours la même, cest, selon lÉvangile, le Christ en personne en son mystère inépuisable, sans cesse nouvellement appréhendé, nouvellement reçu dans la communion de lEsprit Saint.
Lerreur est de faire de cette Vérité vivante au système semblable au monde des idées platonicien : monde enclos dans son éternité qui surplombe, sans jamais sy mêler, lhistoire tragique des humains. Or tel nest pas le Dieu de la Bible, de la révélation judéo-chrétienne : Dieu dAbraham, dIsaac et de Jacob qui accompagne mystérieusement son peuple en sa traversée du désert des temps ; Dieu qui a parlé par les prophètes comme le confesse le symbole de Nicée-Constantinople ; Dieu de Jésus Christ qui, transcendant sa transcendance, se fait homme ; qui, assumant la tragédie de la finitude humaine la surmonte, qui, entré dans lhistoire trouble des hommes, y inscrit lhistoire lumineuse du salut de Dieu. Sapprêtant à remonter vers son Père Abba qui est " dans les cieux ", Jésus promet aux siens, qui risquent de se sentir abandonnés, de leur envoyer lEsprit-Saint, lautre Consolateur, le Paraclet celui qui est appelé auprès au sens précis du terme grec lEsprit qui les introduira dans " la vérité tout entière " (Jn 16,13).
La Colombe et lAgneau
Il faut souligner ici lemploi du futur. La vie chrétienne, la vie en Christ de lÉglise est une voie. La Voie, comme disaient les premiers chrétiens, la voie sur laquelle il sagit davancer. Cette voie, cest le Christ lui-même, vers lequel est dirigé lélan de lEsprit, porteur vers le Fils de la tendresse du Père, le vol vers lAgneau de la Colombe, sur lequel médite le Moine de lÉglise dOrient dans un admirable petit livre dont je vous recommande la lecture (3).
Cest en se joignant au vol de la Colombe, en se laissant porter par elle, que lÉglise, et, en elle, les chrétiens, dans le temps qui leur est donné, sont appelés à pénétrer progressivement et toujours davantage dans le mystère du Christ (Jn 8,12). LEsprit est souffle, dynamisme. Cest le vent puissant de lEsprit qui, gonflant les voiles de la barque Église, y suscitant des prophètes et des saints, la fait avancer à travers lhistoire vers la plénitude de la fin des temps.
Ici, il faut cependant écarter une chimère qui hante parfois de nobles esprits : lillusion dun troisième règne : celui de lEsprit, succédant à celui du Père et du Fils qui seraient périmés. Le New Age et certaines formes extrêmes dune théologie dite " féministe " pourraient en être des avatars contemporains. Ce que lEsprit nous révèle, ou plutôt Celui que lÉglise nous révèle, cest le Christ vivant et vivifiant : " Vous me verrez vivant et vous vivrez vous aussi " (Jn 14,5) promet Jésus à ses disciples, leur annonçant lenvoi de lEsprit Saint.
Cest dans cette perspective de rencontre dans et par lEsprit Saint avec celui qui est le Vivant par excellence quil faut situer aussi cette autre promesse du Christ : " Le Paraclet, lEsprit Saint que le Père enverra en mon nom vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir [je souligne ressouvenir] de tout ce que jai dit " (Jn 14,26).
uvre de lEsprit dans lÉglise, lacte de faire mémoire en grec anamnôn nest pas simple commémoration de paroles ou dévénements du passé. Acte constitutif de lÉglise, comme le rappelle larchevêque orthodoxe de Tirana (Albanie), Mgr Athanase (Yannoulatos) (4) en ouvrant, en décembre dernier, la VIIIe assemblée du COE à Harare, lanamnèse est contemplation dynamique, actualisation, en Christ, par lEsprit Saint, du dessein salvifique, embrassant le passé, le présent et lavenir, du Dieu Un en Trois Personnes. " Faisant mémoire de tout ce qui a été fait pour nous, la Croix, le Tombeau, la Résurrection le troisième jour, lAscension aux cieux, le siège à la droite du Père, le second et glorieux nouvel avènement, nous toffrons ce qui est à toi, le tenant de toi pour tous et pour tout ", prie le prêtre orthodoxe au nom de la communauté, en invoquant sur elle au sommet de la liturgie eucharistique le don du Saint-Esprit. " Par lanamnèse nous sommes unis au Christ et nous recevons lEsprit " explique Mgr Athanase. " Cette orientation donne un sens à notre marche à travers lespace et le temps. Ramenant lÉglise à son origine, lanamnèse la renouvelle. "
Loin de la couper du monde historique présent, affirme lévêque orthodoxe, elle la relie à ce monde d" une manière essentielle ". Conscientisation par la foi du dessein salvifique du Dieu-Amour, lanamnèse " donne la force de tenir dans le présent et inspire lespérance pour lavenir, la détermination de répondre à ses défis ".
Tradition de lÉglise et traditions humaines
Dans la seconde moitié du XXe siècle la théologie orthodoxe a été marquée, et, sans aucun doute, fécondée, par ce quon nomme le mouvement néo-patristique : appel à lopposé dune médiocre imitation de modèles occidentaux à une réappropriation de lenseignement de ceux qui, aux premiers siècles chrétiens, furent les fondateurs de la pensée chrétienne de la foi.
Il serait erroné de chercher auprès des promoteurs de ce mouvement, les Paul Florovsky, Vladimir Lossky, et leur fils spirituel Jean Meyendorff, quelque justification dun traditionalisme " sclérosé ". " Un traditionalisme mort ne saurait être traditionnel " affirme ce dernier vigoureusement. " La caractéristique de la théologie patristique, cest quelle fut capable de relever les défis de son propre temps, tout en se situant dans la continuité de la foi apostolique traditionnelle. Répéter simplement ce que les Pères ont dit, cest se montrer infidèle à leur esprit et aux intentions incarnées dans leur théologie [...] La véritable Tradition est toujours la Tradition vivante. Elle change tout en demeurant toujours la même. Elle change parce quelle est confrontée à des situations différentes sans que son contenu essentiel en soit modifié. Ce contenu, ce nest pas une proposition abstraite. Cest le Christ vivant qui dit : " Je suis la Vérité " (5). Et Meyendorff dexhorter les théologiens orthodoxes, mais au-delà aussi lensemble des communautés chrétiennes historiques, à discerner ce en quoi consistent aujourdhui leurs tâches essentielles : la distinction à promouvoir " entre la Sainte Tradition de lÉglise et des traditions humaines qui ne lexpriment quimparfaitement et, très souvent, sy opposent et lobscurcissent. " (6).
Cet appel audacieux à un dépoussiérage et à un recentrage de la Tradition ecclésiale est toujours actuel. Cest dans sa perspective que se situe laspiration à un témoignage chrétien renouvelé en lattention prêtée aux " signes des temps " à laquelle le Christ exhorte ses disciples (Mt 16,3).
Rencontres chrétiennes
Deux événements distincts mais concomitants et non sans influence lun sur lautre ont marqué le christianisme du XXe siècle : dune part, après la tragédie des deux guerres mondiales, lessor remarquable du mouvement cuménique, appel puissant à lunité, voulue par le Christ, de ses disciples. Dautre part, plus discrète, une rencontre nouvelle à la fois par son ampleur et sa profondeur, dans le cadre dune diaspora orthodoxe planétaire de lÉglise orthodoxe devenue orientale à la suite de divers cataclysmes historiques, avec le monde chrétien occidental et la modernité issue de lui. Pour la première fois, après des siècles d" estrangement " réciproque, des millions de chrétiens de tradition chrétienne orientale vivent côte à côte avec des chrétiens occidentaux, participant à la même culture, respirant le même air du temps. Cest dans le sillage de ce double événement que me semble se situer la quête aujourdhui dun témoignage chrétien renouvelé.
Appelant à la prise de conscience de luniversalité de lauthentique Tradition orthodoxe, la rencontre avec lOccident est vécue de façon différente par le peuple orthodoxe selon les aires géographiques, culturelles et politiques. Ici, pour les orthodoxes vivant en Europe occidentale, mais aussi en Amérique du Nord et en Australie, la rencontre avec lOccident fait partie de la vie quotidienne. Elle sinscrit dans un réseau de relations sociales, familiales, amicales, dans un dialogue théologique souvent de haut niveau. Nos communautés orthodoxes rassemblent les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants dimmigrés parfois aussi des nouveaux venus de pays traditionnellement orthodoxes et des occidentaux de souche et de culture, qui librement se sont joints à nous. Nous découvrons nos racines chrétiennes communes. Avec ses tensions, ses interrogations, ses heurts, ses souffrances et ses joies, la rencontre entre lOrient et lOccident chrétiens a lieu à lintérieur de chacun de nous. À différents degrés, nous sommes tous à la fois des Orientaux et des Occidentaux.
Ailleurs, dans des pays traditionnellement et majoritairement orthodoxes, tels la Grèce, cette rencontre est restée longtemps plus périphérique, réservée à la classe cultivée, comme jadis dans la Russie prérévolutionnaire. Mais cette situation évolue rapidement aujourdhui.
Enfin, ailleurs encore, au sein des Églises dEurope de lEst, telles lÉglise russe et les Églises orthodoxes balkaniques et caucasienne, sortant à peine de lisolement que leur imposait un régime totalitaire et aujourdhui subitement et totalement ouvertes au grand marché commun des confessions occidentales, la rencontre avec le christianisme occidental est souvent vécue et rejetée comme une agression. Telle est sinon lunique, du moins lune des principales causes et du malaise orthodoxe au sein du Conseil cuménique des Églises un COE à la fondation duquel lorthodoxie a pourtant largement contribué et du blocage actuel du dialogue théologique catholique romain-orthodoxie, un dialogue dont la fécondité est pourtant indéniable.
De ces clivages au sein de la communauté orthodoxe historique, me semble résulter une responsabilité spécifique de nous, orthodoxes de la Diaspora, de ceux et celles, en particulier, qui ont bénéficié dune formation théologique. Tous ensemble et chacun dans sa sphère et selon ses charismes, ne sommes-nous pas appelés à être des jeteurs de pont entre des mondes spirituels différents, en chrétiens marqués par des traditions historiques diverses, mais appelés à saccorder symphoniquement en vue dun témoignage chrétien commun, face à un monde sécularisé et déboussolé. Symphonicité, je voudrais le rappeler, est le terme par lequel le premier traducteur de limportant ouvrage LOrthodoxie du père Serge Boulgakov, traduit le néologisme dAlexis Khomiakov sobornost ailleurs traduit par conciliarité en tant quexpression de lessence de lunité ecclésiale selon et lenseignement et le vécu de lÉglise orthodoxe.
Répondre aux questions nouvelles
" Les orthodoxes, affirme le théologien déjà nommé Jean Meyendorff, ont besoin dun effort de pensée et de prise de conscience. " La vérité dont ils se sentent appelés à témoigner, dans la mesure où elle est catholique, doit comporter une réponse aux problèmes et aux questions réels posés par les chrétiens de lOccident. " Pour porter valablement leur témoignage, les orthodoxes doivent vivre ces problèmes de lintérieur. Il sagit [...] dune véritable ascèse spirituelle, dun acte damour et dhumilité. Car il est évident que si lÉglise, dans sa nature surnaturelle, possède toujours la plénitude de vie et de vérité divines, les individus, les groupes sociologiques, les nations et les églises locales sont loin de se conformer à cette vie et à cette vérité. Et, à cet égard, lorthodoxie "historique" a beaucoup à se faire pardonner. " (7)
Les faiblesses de cette dernière phylétisme et nationalisme qui séparent les Églises orthodoxes les unes des autres, confusion dun traditionalisme pesant, répétitif, avec la fidélité à la Tradition vivante en sa continuité, sexpliquent par une histoire tragique lointaine et proche que lOccident a tendance à ignorer ou à occulter. Mais il est temps pour les orthodoxes eux-mêmes de dépasser ce passé comme les y invite dans son testament spirituel le père Alexandre Men. Dans la fidélité au message évangélique originel, fondamental, créativement réapproprié, ils sont appelés à répondre aux questions nouvelles comme à des questions anciennes qui se posent aujourdhui dans un contexte culturel nouveau. Cela est dailleurs en train de se faire.
Je pense aux problèmes de bioéthique et aux colloques sur ce thème organisés à lInstitut de théologie orthodoxe Saint-Serge, à lexcellent livre de mon ami Jean-Claude Larchet Pour une éthique de la Procréation (8). Je pense aussi cela ne vous étonnera pas car on ma fait une réputation de féministe aux questions concernant la place et le ministère des femmes dans lÉglise et de leur accès éventuel à un ministère sacramentel. On sait que lordination des femmes est devenue lune des principales pierres dachoppement du dialogue cuménique. En ce qui concerne les orthodoxes, il me semble quil est temps de substituer, dans ce domaine, à ces anathèmes blessants lancés un peu à la légère, une réflexion théologique sereine en nous ouvrant et en nous confiant à la guidance de lEsprit, comme lécrit lévêque Kallistos (Ware) dans la conclusion dun petit livre que nous avons signé ensemble (9). Il sagit non de sengager dans la voie dun modernisme réducteur mais, " confessant la vérité dans lamour " (Ép 4,15), de distinguer lessentiel la reconnaissance de la femme à légal de lhomme comme personne humaine à part entière, libre et responsable, appelée et aimée par Dieu de ce qui, dans son statut social et ecclésial est dordre culturel, donc relatif et modifiable.
En bien dautres domaines, tel, par exemple, les relations entre lÉglise et lÉtat dans nos sociétés sécularisées, une réflexion orthodoxe renouvelée serait souhaitable.
Dans le post-scriptum de lun de ses derniers livres, Rome autrement, notre ami Olivier Clément évoque, comme la grande tâche des Églises dans le temps présent, le " dépassement de la modernité par lintérieur " (10). Comme il nous arrive parfois de penser ensemble, je me permettrai, en conclusion, de reprendre quelques-unes des idées glanées dans ce texte.
" Aujourdhui, écrit le théologien orthodoxe français, la liberté, conquête de la modernité, sinterroge et sangoisse. " À langoisse de la mort et du non-sens de la vie qui sous-tendent une apparente frénésie de vivre, le christianisme est appelé à répondre " en proposant humblement un sens à la vie par le témoignage de vies ressuscitées ". Je pense à Emmaüs, lassociation fondée par labbé Pierre, où des " paumés ", des éclopés de la vie retrouvent un sens à lexistence en servant des plus pauvres queux. Mère Térésa de Calcutta, labbé Pierre, mais aussi saint Silouane du Mont-Athos bien dautres seraient à nommer sont des témoins du Christ pour notre temps.
À largument du Mal, argument fondamental de lathéisme daujourdhui et de demain, il sagit de répondre par la méditation de la kénose, de lamour kénotique de Dieu : vision non dun Dieu qui contemple impassible la souffrance des hommes mais qui souffre avec eux, en eux et par eux, un Dieu dont la toute-puissance toute-puissance de lamour est inséparable de la toute-faiblesse. La pensée dOlivier Clément rejoint ici la méditation du Moine de lÉglise dOrient (11).
La prise de conscience dune solidarité humaine planétaire est lune des marques de la modernité. La tâche de la théologie chrétienne ne pourrait-elle être " dapprofondir la solidarité en communion " ? Certitude quil existe " un seul homme, un unique Adam sans cesse brisé par notre péché, mais sans cesse remembré en Christ, en qui nous sommes tous consubstantiels ". Un mystère dont il sagit de témoigner par lamour et lhumble service du prochain.
Enfin, la tâche en laquelle se résument toutes les autres : intérioriser et diffuser toujours davantage le mystère de Dieu Un en Trois Personnes : " mystère du Dieu vivant tellement Un quil porte en lui la pulsation de lautre ". Déceler dans cette vision le fondement et le paradigme de toute relation authentiquement humaine. Car Dieu sest fait homme pour que lhomme créé à son image devienne Dieu : personne en communion, à limage de Dieu-communion.
Contacts, Vol. 52, No 189, 2000.
Nos intertitres.
NOTES
1. Alexandre Men, Le Christianisme ne fait que commencer, Cerf/Le sel de la terre, 1996.
2. Idem.
3. Un Moine de lÉglise dOrient, La Colombe et lAgneau, Chevetogne, 1999.
4. Cf. lanalyse de lexposé de Mgr Anastasios Yannoulatos dans Irénikon, 1998/4, p. 517-518.
5. John Meyendorff, Living Tradition, St Vladimirs Seminary Press, Crestwood, NY, 1978, p. 7-8.
6. Jean Meyendorff, LÉglise orthodoxe, hier et aujourdhui, Seuil, 1960 ; 1995, p. 9.
7. Idem, p. 186.
8. Jean-Claude Larchet, Pour une éthique de la procréation, Cerf, 1998.
9. LOrdination des femmes dans lÉglise orthodoxe, Cerf, 1998.
10 Olivier Clément, Rome autrement, Desclée de Brouwer, 1997.
11 Cf. Un Moine de lÉglise dOrient, Amour sans limites, Chevetogne, 1971 ; Au cur de la fournaise, Cerf/Le sel de la terre, 1998.
Introduction aux Pages Élisabeth Behr-Sigel
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