Saint Dimitri Klépinine

Père Dimitri Klepinine vers 1939

Icône de saint Dimitri Klepinine


VIE DE SAINT DIMITRI KLEPININE

L’ENFANCE
L’ÉMIGRATION
LA FORMATION RELIGIEUSE
LE MINISTÈRE

LE MARTYRE
NOTES

SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

ET LA VIE SERA AMOUR, DESTIN ET LETTRES
DU PÈRE DIMITRI KLÉPININE
- extraits d’un livre
d’Hélène Arjakovsky-Klepinine

DORA, LA MANGEUSE D'HOMMES
L'AMOUR EST SIMPLE

CORRESPONDANCE AVEC SOPHIE CHIDLOVSKI
   
LETTRE DE DIMITRI KLEPININE : SUR LA VOLONTÉ DE DIEU

   LETTRE DE DIMITRI KLEPININE : L'AMOUR
    DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

LE SACERDOCE COMME OFFRANDE DE SOI :
    TÉMOIGNAGE DE MARIE KRAVTCHENKO

LES JUIFS
DERNIÈRE LETTRE DE COMPIÈGNE


VIE DE SAINT DIMITRI KLEPININE

L’ENFANCE

Dimitri Andréévitch Klepinine naquit le 14 avril 1904 à Piatigorsk, dans le Caucase - troisième enfant de l’architecte André Nicolaévitch Klepinine, bâtisseur d’églises renommé, et de Sophie Alexandrovna Stépanova. Selon le témoignage de sa tante, A.N. Hippius (1), le chemin de croix de Dimitri, qui le conduira jusqu’au martyre dans les camps nazis, avait commencé dès son plus jeune âge. À quelques mois seulement, il fut atteint d’une pneumonie si grave qu’on dut annoncer à la mère la probabilité d’une issue fatale. Au moment critique, la famille fut appelée au chevet de l’enfant. Prenant dans sa main les petits doigts bleuis de son fils, Sophie Alexandrovna traça sur lui le signe de la croix. Après ces adieux, il se produisit un revirement inattendu dans le processus de la maladie : le petit commença tout doucement à renaître.

La maladie marqua toutefois Dimitri d’une empreinte profonde, le laissant affaibli et maladif, toujours en retard de croissance par rapport aux enfants de son âge. Son enfance se passa sous le signe de cet apprentissage précoce de la souffrance, dans la conscience de sa fragilité et d’un certain désavantage par rapport aux autres. Il en devint renfermé et replié sur son monde intérieur, mais également, très tôt, sensible à la détresse des faibles et des malheureux. Il y aura souvent, parmi ses amis, quelques uns de ces êtres impuissants à affronter la vie par manque de forces ou de savoir-faire : parvenant à oublier leur handicap, ils se sentaient en sa compagnie pleinement heureux et « normaux ». Dimitri avait la même compassion pour les animaux qui, en retour, s’attachaient à lui spontanément. Outre cette commisération spontanée à l’égard des faibles, il manifesta très tôt un sens aigu de l’équité. Sa droiture et une grandeur d’âme précoces frappaient tous ses proches.

La famille était croyante, quoique non pratiquante. « Tous aimaient Dieu et les hommes », selon les termes de Z. Hippius, cousine de la mère (Dimitri Mérejkovski, son mari, était le parrain du petit Dima). Les parents étaient tous deux bons musiciens et d’un grande culture. Sophie Alexandrovna lisait régulièrement les Évangiles à ses enfants, composait pour eux des prières. Quelques mois avant sa mort, elle en dédia une à Dimitri, alors âgé de dix-sept ans : « Reçois, ô Père miséricordieux, la prière de tes enfants. Visite-les secrètement et accorde-leur de longs jours de joie et de santé, ainsi qu’une affection réciproque. Apporte la rosée céleste aux produits de la terre. Emplis nos demeures de ta paix et de ton allégresse. Rends-nous capables, Seigneur, d’un amour parfait, ignorant toute peur. Amen ». Nous retrouvons le texte de cette prière dans le journal du jeune Dimitri pour l’année 1929 (11 février). Elle semble avoir joué un rôle important dans son existence, vouée tout entière à la charité et à la compassion pour tout ce qui vit.

Sophie Alexandrovna, pédagogue de formation, consacrait beaucoup de temps à ses enfants, partageant avec eux les richesses de son univers spirituel. À Odessa, où la famille s’était installée peu après la naissance de Dimitri, elle avait créé une école novatrice où l’on stimulait la créativité des enfants. Elle-même y enseignait le catéchisme, s’efforçant de transmettre avant tout aux jeunes l’esprit vivant de l’Orthodoxie. Elle avait été, à Odessa, un des premiers juges de paix, et s’occupait, en outre, d’œuvres caritatives dans les quartiers pauvres de la ville. Cette action sociale lui sauva la vie quelques années plus tard, quand elle fut arrêtée par la Tchéka, en 1919, grâce au témoignage en sa faveur d’un jeune tchékiste qui la connaissait pour son travail avec les indigents.

L’arrestation de sa mère fut l’occasion, pour Dimitri, d’un premier contact, assez malheureux il est vrai, avec l’Église ; ébranlé par l’événement, il s’était rendu à l’église d’un couvent proche, mais il n’avait pas l’habitude de participer aux offices et resta planté au milieu des fidèles en tenant les mains derrière le dos, ce qui lui valut une vive remontrance d’une moniale. « Cette critique maladroite suffit à décourager son âme sensible et à l’écarter du chemin de l’Église », notera A.N. Hippius (ibid.).


L’ÉMIGRATION

Quand Odessa fut occupée par l’Armée blanche, Dimitri s’engagea comme matelot sur un de ses navires marchands. « Tout l’équipage l’adorait », rapporte S.P. Jaba dans ses Mémoires (2).

Il retrouva plus tard sa famille à Constantinople, première étape de leur vie d’exil. Dimitri reprendra là ses études, au Collège américain. En 1921, les Klepinine gagnent la Serbie, où ils retrouvent les familles Zernov (3), Lopoukhine et Troyanov. Ils s’installèrent tous ensemble dans une grande maison, baptisée par eux «L’Arche », dans la banlieue de Belgrade, qui allait devenir le centre de réunion du « Cercle des étudiants orthodoxes ». Cette communauté exceptionnelle, animée par un sentiment religieux intense, était ouverte à tous les problèmes philosophiques, religieux, sociaux et culturels de l’époque. Il y régnait un esprit de fraternité et de charité militante qui raffermit Dimitri dans sa foi. « Dima fut rapidement apprécié et trouva au sein de cette jeunesse un authentique climat de spiritualité auquel son âme aspirait manifestement depuis longtemps. Ainsi se fit sa véritable entrée dans l’Église, définitive cette fois » (A.N. Hippius, ibid.).

Avec le Cercle orthodoxe, Dimitri se rendait souvent au monastère de Hopovo, où il fit connaissance du Père Alexis Nelioubov, pasteur remarquable, et de Mgr Benjamin (Fédtchenkov) (4), qu’il ira voir régulièrement par la suite dans son monastère.

Le décès subit de sa mère en février 1923 marquera fortement cette période critique de sa biographie spirituelle et rapprochera encore plus Dimitri de l’Église. Même après sa mort, Sophie Alexandrovna restera un guide pour son fils dans les choix de sa voie spirituelle. En septembre 1930, Dimitri parle de cette présence maternelle constante dans sa direction spirituelle dans une lettre à S. Chidlovskaïa (5) : « Je compris pour la première fois la signification de toute souffrance quand je pris conscience que tout ce sur quoi je fondais mes espoirs dans la vie s’en était allé. [...] Mais un jour, je me rappelai ces paroles du Christ, qui me remplirent d’allégresse : Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger (Mt 11, 28). J’étais venu sur la tombe de ma mère, ployant sous le joug de mes épreuves ; tout me semblait embrouillé et sans issue, et voilà que je découvrais le fardeau léger offert par notre Seigneur. Ce fut le moment le plus heureux de ma vie, et je remercie Dieu pour ces épreuves. J’organisai alors ma vie dans une direction nouvelle et je pus désormais faire face plus sereinement aux pièges de l’adversité ».

Dans son Journal, il continue à s’adresser à sa mère en des termes pleins de tendresse : « En relisant tes lettres, je ressens chaque fois à quel point tu participes à mon existence. Tu es toujours avec moi. Ton amour clairvoyant savait ce que me réservait le destin et ce qui allait m’être utile. Toi seule sait, maintenant encore, quelle sera ma voie, dont j’ignore tout moi-même. Aide-moi, s’il t’est permis de suivre avec moi le chemin qui plaît au Seigneur. Je suis si heureux que tu aies su tout l’amour que j’avais pour toi ; que tu aies su que je t’aimais malgré mon aveuglement d’alors et mon manque d’attentions à ton égard. Je vais me coucher maintenant : reste présente, comme tu le fus naguère, quand j’étais sur le Bosphore, et toi, encore à Yalta... Si Dieu le veut, je t’écrirai encore. Mémoire éternelle à toi » (17 septembre 1929).


LA FORMATION RELIGIEUSE

En 1925, Dimitri s’inscrit à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, récemment fondé à Paris. Son principal maître sera désormais le Père Serge Boulgakov. Théodore Pianov rapporte dans ses Mémoires : « L’Institut de théologie fut pour le Père Dimitri sa famille spirituelle. Il n’a pas été un «théologien» dans le sens propre du terme. Ses affinités spirituelles avec le Père Serge furent néanmoins très fortes. L’homme, surtout, lui était proche, bien plus que le savant-théologien. À l’instar de nombreux intellectuels russes, ce dernier avait suivi un parcours difficile qui l’avait ramené finalement du marxisme au christianisme. Dimitri était ébloui par l’envergure du Père Serge et par son génie créatif. [...] Le Père Dimitri aura une vénération particulière pour la Mère de Dieu, où l’on ressentait une certaine influence du Père Serge. Mais il étendra cette tendresse fervente pour la Mère du Christ à notre monde, aux souffrances des hommes et à tous les êtres vivants. Apaiser toutes les souffrances semblait bien être sa vocation ».

Dimitri termina l’Institut en 1929 et reçut une bourse pour parfaire sa formation au Séminaire de théologie de New-York. Il y étudiera les écrits de Saint Paul, qui lui restera très proche toute sa vie. Il se rend ensuite à Bratislava, en Slovaquie, pour aider le Père Serge Tchetvérikov, qui devient son père spirituel.

Dimitri Klepinine avant son ordination en 1937En 1932, Dimitri rend visite à son père, dans la région de Bor (Yougoslavie). Il y revoit sa gouvernante, à qui il était très attaché dans son enfance. De famille catholique, celle-ci avait été fortement impressionnée par la progression spirituelle de Dimitri dans l’Orthodoxie. Il l’avait retrouvée gravement malade et resta auprès d’elle les derniers jours. Elle se convertit à l’Orthodoxie juste avant de mourir.

Au début de l’année 1934, Dimitri revient à Paris, où il exerce divers métiers pour gagner sa vie, comme manœuvre, laveur de carreaux ou cireur de parquets. Il participe en même temps avec zèle à l’Action chrétienne des étudiants russes (ACER), principalement en qualité de chantre et de chef de chœur pendant les congrès de l’association et les camps de vacances. Sa quête spirituelle l’amène finalement à envisager la prêtrise.

Tamara Baïmakov et Dimitri Klepinine à l'annonce de leurs financailles, printemps 1937Le Métropolite Euloge, auquel il était très attaché et qu’il qualifiait volontiers de « starets », savait déceler les vocations profondes de ses ouailles. Lors d’une soirée dédiée à la mémoire du Père Dimitri, le Métropolite racontera, avec une pointe d’humour, comment les Orthodoxes de Paris « avaient décidé d’aider le jeune homme timide à trouver une fiancée. Et Dieu, dans sa miséricorde, lui envoya une compagne parfaite sous tous les rapports ». Dimitri fit la connaissance de Tamara Fédorovna Baïmakova, secrétaire de l’ACER de Riga et correspondante de la revue Vestnik, lors d’un congrès de l’ACER. Ils se marièrent en 1937, à Colombelles, en Normandie. La même année, Dimitri sera ordonné diacre, puis prêtre, en la cathédrale Saint-Alexandre de la Néva, par le Métropolite Euloge assisté de l’évêque de Prague Mgr Serge (Korolev). Il fut d’abord nommé troisième prêtre à l’église de l’ACER.

D’octobre 1938 à l’automne 1939, le Père Dimitri officie à Ozoir-la-Ferrière, puis il est nommé recteur de l’église du foyer fondé par Mère Marie (Skobtsov), rue de Lourmel, à Paris. La famille Klepinine s’y installe, avec la petite Hélène, née peu auparavant. Bientôt naîtra Paul, leur deuxième enfant.


LE MINISTÈRE

Père Dimitri arriva rue de Lourmel le 10 octobre 1939, quelques jours avant la fête paroissiale. Le Père Serge Boulgakov, qui célébrait de temps à autre à l’église du foyer, se réjouissait de la nomination de son ancien élève. Les paroissiens découvrirent très vite l’infinie bonté de leur nouveau pasteur, sa douceur et sa promptitude à venir en aide à chacun. Mais quand il s’agissait de défendre la vérité du Christ, il savait se montrer inflexible. Son entente avec Mère Marie fut immédiate, malgré leur différence d’âge et de caractère. Ils travaillèrent ensemble en parfaite intelligence pour l’« Action orthodoxe », suivant un idéal commun qui allait les mener tous deux jusqu’au martyre.

Mère Marie et père Dimitri à l'automne de 1939

Mère Marie et père Dimitri à l'automne de 1939.
À g. Sophie Pilenko, mère de mère Marie,
Youri Skobtsov, fils de mère Marie, Aleksei Babajan,
Georges Fedotov et Constantin Motchoulski.

Une de leurs activités était la visite des hôpitaux psychiatriques, à la recherche de Russes oubliés de tous ou se trouvant là par erreur. Une femme rapporte comment Père Dimitri l’a sauvée de la dépression : « Il entreprit de me soigner lui-même, sa thérapeutique consistant à me détourner de mon malheur en me parlant du malheur des autres et de la nécessité de leur venir en aide. Il m’emmenait dans les hôpitaux et les orphelinats, me confiant des enfants abandonnés. Grâce à lui, je cessai de me concentrer sur moi-même et retrouvai peu à peu mon équilibre ».

Dans ses Mémoires, Sophie Pilenko, la mère de Mère Marie raconte : « Les dernières années, une grande paix régnait sur notre paroisse. Au plus fort de la guerre, au milieu de toutes les horreurs, on y sentait une spiritualité intense, l’amour du prochain, le souci permanent de secourir les plus malheureux. Père Dimitri avait beaucoup d’enfants spirituels qu’il s’efforçait de réconforter dans leurs épreuves. Bien que maladif et souvent sans forces, il ne refusait jamais ses services, allant au-devant de toute requête ou demande d’offices. Il lui arrivait d’assurer deux ou trois enterrements par jour, dans des cimetières éloignés et par tous les temps. Il s’agissait le plus souvent d’indigents. À peine rentré chez lui, le temps d’une collation, voilà qu’on amenait encore un défunt, et il repartait... » Les enterrements étaient particulièrement nombreux à Lourmel car l’église était d’accès facile pour les fourgons funéraires. Mère Marie y avait accroché une grande toile, avec des anges brodés dans les coins, sur laquelle elle brodait les noms de tous les défunts.

Pour magnifier les offices, elle brodait aussi les vêtements sacerdotaux du Père Dimitri pour chaque fête. Constantin Motchoulski (6) décrit ainsi l’office de Pâques 1940 : « Mère Marie avait cousu pour le Père un vêtement pascal de soie blanche sans aucun ornement, si ce n’est, finement brodé de soie rouge sur la chasuble, le monogramme « Jésus Christ Alpha et Oméga ». La ville était plongée dans les ténèbres. Les sirènes hurlaient dans la nuit. La procession pascale, portant bannières et icônes, traversa la cour et s’arrêta devant le foyer. Père Dimitri frappa par trois fois à la porte : les battants s’ouvrirent, et un océan de lumière anéantit les ténèbres. [...] Père Dimitri semblait voler au milieu des fidèles, soulevant son léger vêtement de soie blanche à chaque pas, telles des ailes. Il cria sa joie en Christ d’une voix sonore, triomphante, pleine d’allégresse : « Christ est ressuscité ! » La foule s’écartait à son passage, faisant s’agiter les petites flammes pascales, et une joyeuse clameur lui répondait en cascade : « En vérité, Il est ressuscité ! » Mais le voilà déjà devant l’autel, où il prononce une petite litanie avant de s’engouffrer de nouveau dans la foule, étincelant de blancheur, transporté, resplendissant au milieu des fleurs. Il me fit penser à l’ange qui roula la pierre devant le tombeau du Seigneur... Mère Marie se tenait près de l’autel, le visage éclairé par les cierges : ses yeux étaient pleins de larmes de joie. [...] Tous communièrent pendant la liturgie. Père Dimitri lut l’Évangile avec solennité : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu ». Au-delà des minces murs de la petite église aménagée dans un ancien garage, les ténèbres de la guerre et du printemps terrible de 1940 s’épaississaient, tandis qu’à l’intérieur, dans une clarté paradisiaque, résonnaient les paroles éternelles : «Et la lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l ‘ont point arrêtée» ».

Ce furent les dernières Pâques avant l’occupation de Paris, suivie bientôt des journées tragiques de mai et juin 1940. Des Russes furent arrêtés et envoyés au camp de transit de Compiègne, au nord de Paris. Rue de Lourmel, un « Comité d’aide aux détenus de Compiègne » fut organisé, qui envoyait des colis alimentaires aux prisonniers. Père Dimitri célébrait régulièrement des offices d’intercession pour le salut de la Russie.

Certificat de baptême émis par le père Dimitri le 16 déc. 1942Puis commença la persécution des Juifs. Quand elle s’intensifia, en 1942, il s’avéra que les certificats de baptême pouvaient jouer un rôle déterminant, servant en quelque sorte de « sauf-conduit ». Père Dimitri n’hésita pas à les délivrer largement. Il eut ainsi bientôt dans ses fiches près de quatre-vingt nouveaux « paroissiens ». La plupart avaient besoin du certificat pour échapper aux persécutions, mais certains désiraient véritablement se convertir et Père Dimitri leur faisait alors suivre la préparation coutumière. Un incident donna toute la mesure de sa détermination et de son courage : les autorités diocésaines orthodoxes lui ayant réclamé la liste des personnes baptisées depuis 1940, il leur répondit : « Tous ceux qui m’ont demandé le baptême l’ont fait indépendamment de toute motivation étrangère et sont devenus mes enfants spirituels. Ils sont désormais sous ma protection. Votre démarche est due visiblement à des pressions extérieures et revêt un caractère policier. En conséquence, je suis contraint de rejeter votre demande » (document cité par G. Raevsky : « Vingt ans après », La Pensée Russe, Paris, 1er août 1961).

La situation devint critique. Il fallut trouver d’urgence des cachettes, en premier lieu pour les épouses et les enfants des Juifs déjà arrêtés. Le foyer de la rue de Lourmel devint ainsi un refuge où l’on parvint à cacher de nombreuses personnes, jusque dans l’oratoire. Père Dimitri céda sa chambre à toute une famille. « Tous ces malheureux sont mes enfants spirituels, répétait-il. L’Église a, de tous temps, été un refuge pour les victimes de la barbarie ! »

Père Dimitri, sa femme Tamara et Hélène en 1942

Père Dimitri, sa femme Tamara et Hélène en 1942


LE MARTYRE

Le 8 février 1943, la Gestapo fit une descente rue de Lourmel. Durant la perquisition, on trouva dans la poche de Youri Skobtsov (7) un billet d’une femme juive à qui Youri portait des colis alimentaires. Elle y priait le Père Dimitri de lui fournir un certificat de baptême. La Gestapo s’empara des papiers du Père et de S.V. Medvédéva, leur intimant l’ordre de se présenter à ses bureaux dès le lendemain. Ils emmenèrent le jeune Youri en otage, déclarant qu’il serait libéré quand sa mère, absente ce jour-là, se présenterait à son tour.

Conscient de ce que pouvait signifier une telle convocation, le Père Dimitri célébra une liturgie dès l’aube. Ce sera la dernière, pour lui, en liberté. En ce matin d’adieux, l’eucharistie fut célébrée dans la chapelle annexe, que Père Dimitri avait aménagée lui-même, où il aimait particulièrement officier. Il avait dédié « sa petite église » au saint martyr Philippe, métropolite de Moscou, soumis à la torture sur l’ordre d’Ivan le Terrible pour avoir osé reprocher ouvertement sa cruauté au tsar... Aussitôt après l’office, il partit avec S. Medvédéva au siège de la Gestapo.

Un officier allemand du nom de Hoffmann avait accumulé de nombreuses preuves concernant l’aide apportée aux Juifs par mère Marie et père Dimitri. Il s’était apprêté à longuement interroger le prêtre. Il fut étonné lorsque père Dimitri lui dit franchement tout ce qu’il avait fait. « Vous aidez les Youpins », lui cria le SS Hoffmann. Père Dimitri le corrigea : « J’aide les Juifs ». Hoffmann lui dit alors : « Si nous te relâchons, promets-tu de ne plus aider les Juifs ? » Père Dimitri répondit : « Je ne puis vous promettre ceci ; je suis chrétien et je dois agir comme tel ». Hoffmann, incrédule, frappa père Dimitri à la face et lui écria : « Comment oses-tu dire qu’aider ces cochons est un devoir chrétien ! » Père Dimitri, retrouvant son équilibre et montrant sa croix pectorale, lui dit doucement : « Et ce Juif-là, vous le connaissez ? » Un soufflet le jeta à terre. L’interrogatoire du Père Dimitri dura quatre heures. Finalement, Hoffmann fit ramener père Dimitri à l’avenue Lourmel, afin d’arrêter à son tour mère Marie, et de conclure l’enquête. « Votre pope s’est condamné lui-même », dit Hoffmann en revenant à Lourmel (8).

Père Dimitri fit ses adieux auprès de sa femme et de ses enfants. Parmi ses derniers mots, il recommanda à sa femme de veiller auprès d’une personne âgée qui vivait au sixième étage d’un immeuble voisin, sans ascenseur. Ce ne fut que plus tard que Tamara apprit pourquoi père Dimitri avait passé autant de temps auprès de cette vieille femme. Il avait coupé du bois pour elle, avait allumé son feu, lui avait apporté de la nourriture et l’avait préparée.

Dès son retour, Mère Marie se présenta à la Gestapo, mais Youri ne fut pas libéré. On ne le libéra pas non plus quand, quelques jours plus tard, Théodore Pianov s’y rendit à son tour et fut arrêté, lui aussi. Y. P. Kazatchkine et A.A. Viskovski, qui travaillait aux cuisines du foyer, subirent le même sort. Lors de l’arrestation de ce dernier, Tamara Klepinine osa protester, disant qu’il était malade (c’était un des malheureux tirés de l’enfer psychiatrique par Mère Marie et Père Dimitri). « Nous lui remettrons la cervelle à l’endroit, là-bas ! », avait rétorqué le SS... La Gestapo se faisant toujours plus menaçante, Tamara Klepinine partit se mettre à l’abri dans les environs de Paris avec les deux petits.

L’Action orthodoxe fut interdite et tous ses membres, après un mois de détention à Romainville, dirigés sur le camp de Compiègne. Théodore Pianov raconte : « On nous parqua (près de quatre cents personnes) dans la cour. Aux fenêtres, les petites sténos maquillées, allemandes, françaises et russes, nous dévisageaient. Elles se moquaient du Père Dimitri dont la soutane était toute déchirée. Un des SS se mit à bousculer et à frapper notre prêtre, en l’appelant «Le Juif !» Youri Skobtsov, à ses côtés, pleurait. Le Père Dimitri le consola, disant que le Christ avait subi de bien pires outrages ».

Les premiers jours, ils souffrirent de la faim, leurs proches ne pouvant pas encore leur envoyer de colis. Les détenus fouillaient les poubelles pour trouver à manger... Des rescapés rapportèrent que le Père Dimitri ne cessait de se tourmenter de ne pouvoir soulager le désespoir de ses compagnons. Un jour qu’on lui offrit un oignon, il s’empressa de le donner à un étudiant serbe (les Serbes étaient particulièrement mal lotis). « Il donna son oignon et en fut tout content, mais nous, beaucoup moins : nous espérions bien le mettre dans la soupe avec quelques épluchures de pommes de terre ! » (Th. Pianov, ibid.). Quand ils purent enfin recevoir des colis, Père Dimitri allait voir tous ces malheureux et distribuait tout ce qu’il avait. Ses amis le lui reprochaient, mais il répondait toujours en plaisantant. « Rares sont les exemples de telles réponses face au mal dans les situations tragiques », poursuit Pianov. En cela, Père Dimitri ressemblait bien à Mère Marie. Pour lui, il n’y avait pas de dilemme : il n’y avait qu’à suivre les préceptes du Christ. Une discussion s’étant un jour engagée sur ce thème, Père Dimitri avait dit : « Si je n’étais pas devenu prêtre, si je n’avais pas eu l’occasion de faire ce que je fais, j’aurais été le plus malheureux des hommes ! En me mettant sur cette voie, Dieu m’a sauvé. Je suis désolé, en fait, d’en faire si peu. Ici, par exemple, où nous sommes tous détenus : il semblerait qu’il n’y a rien à faire, et pourtant, j’aurais pu en faire plus, mais je me laisse aller à la paresse... ».

À l’initiative du Père Dimitri, une chapelle fut aménagée dans le baraquement. L’iconostase fut fabriquée à l’aide de tables et de bancs renversés contre les couchettes. Tamara Klepinine parvint à transmettre à son mari un antimension. « Nous célébrons la liturgie tous les jours, et ça change tout !, écrira Père Dimitri à sa femme. Nous étudions le livre de Pratt (9). Je travaille un peu avec Youri, qui souhaite se préparer à la prêtrise ».

Chapelle à la prison de Compiègne

Transformation d'une cellule de Compiègne
en chapelle (dessin du père Dimitri Klepinine)

Les prisonniers du camp de Compiègne furent les derniers paroissiens du Père. « Nos offices, et tout particulièrement la sainte Liturgie, étaient le centre même de la vie du Père Dimitri. Il nous disait souvent qu’il était tout désemparé quand il ne pouvait pas célébrer, qu’il n’avait plus la force, alors, de lutter contre lui-même, contre son ego et tout le mal qui nous entoure. Sans aucune pression de sa part, par son seul exemple et quelques explications édifiantes, il nous avait tous rapprochés des saints Mystères. Quand nous n’étions pas délogés de notre cellule (ce qui arrivait assez souvent), nous célébrions tous les jours la liturgie et l’office du soir. Père Dimitri nous incitait à nous confesser et à communier souvent, et ces sacrements nous apportaient un grand réconfort. Il regrettait de ne pas pouvoir venir en aide aux jeunes soviétiques détenus à Compiègne (la plupart, évadés de différents camps nazis). Ils venaient souvent nous retrouver au réfectoire, mais restaient indifférents à l’Église et à nos réunions de prière. Un peu plus tard, toutefois, les tentatives du Père Dimitri dans ce sens furent couronnées de succès. [...] Aux moments difficiles, il lisait sans trêve l’Évangile et la Bible, ou bien le livre de Pratt. Souffrant d’insomnie, il s’installait sous la lampe, à un coin de la table où les détenus jouaient aux cartes des nuits entières, et lisait, nous faisant part ensuite de ses lectures. Dès notre arrivée à Compiègne, à la demande de quelques-uns, il avait organisé un groupe d’étude de la Bible, des offices et de la vie de Jésus » (Th. Pianov, ibid.).

À Paris, les amis du Père Dimitri se démenaient pour le faire libérer. Un pasteur allemand ami des Orthodoxes et assez influent auprès des autorités nazies promit d’intercéder en sa faveur, à condition, toutefois, qu’il acceptât de déclarer n’avoir eu d’autre activité au foyer de Mère Marie que l’exercice du culte. Tamara Klepinine étant parvenue à en informer son mari grâce à une filière clandestine organisée à partir du secteur américain du camp, plus autonome, Père Dimitri déclina cette offre, en précisant : « Dans vos démarches, il ne faut surtout pas nier ma participation à l’Action orthodoxe. Cela ne ferait qu’aggraver les accusations qui lui sont imputées. Nous resterons de toutes manières responsables, bien que nous n’ayons commis aucun crime » (lettres du 19 mai et du 2 juin 1943).

En décembre 1943, les prisonniers furent transférés à Buchenwald, puis dans le sinistre « Tunnel Dora », où l’on creusait les usines souterraines destinées à la fabrication des fusées V2. Malgré sa mauvaise condition physique, Père Dimitri continuait à consoler tous ceux qui perdaient courage. Refusant de profiter des quelques privilèges auxquels donnait droit sa qualité de Français, il arracha le « F » cousu sur son vêtement, le remplaçant par la marque des prisonniers soviétiques - pour pouvoir partager le sort plus rude imparti à ses compatriotes. Inquiet de sa mine effroyable et le voyant dépérir à vue d’oeil, un des prisonniers responsables de la répartition des tâches voulut intercéder en sa faveur, essayant de convaincre leur chef que le travail était trop pénible pour le « vieux ». Le chef lui ayant demandé son âge, Père Dimitri répondit sans mentir : « 39 ans ! », et dut continuer à transporter des dalles bien trop lourdes. « Père Dimitri était incapable de mensonge, confirmera S. Jaba dans ses Mémoires. Ainsi sa mort était-elle inéluctable, comme l’avait été son arrestation. »

Au cours d’un appel interminable par un vent glacial, Père Dimitri prit froid et eut une pleurésie. Youri Kazatchkine parvint à le faire transférer dans le baraquement des malades exemptés de travail. Quelques jours plus tard, lui rendant visite, il le trouva mourant, au bord du désespoir. Le 8 février 1944, « jour de correspondance », Kazatchkine lui apporta une carte postale. Ne pouvant déjà plus parler, Père Dimitri lui fit comprendre qu’il serait aussi incapable d’écrire. Le lendemain, 9 février, quand Kazatchkine revint, il n’était plus là.

Le gardien du baraquement, qui fut le témoin de ses derniers instants, racontera qu’il l’avait trouvé sur le sol en ciment, incapable de bouger. Père Dimitri avait réussi, toutefois, à lui demander de lever sa main pour l’aider à se signer. Ainsi sa vie se termina-t-elle comme elle avait commencé, sous le signe de la Croix toute-puissante : la Croix, pleinement assumée, qui fut le choix et le sens de toute son existence.

« Il insistait toujours sur le chemin de Croix du Seigneur. Et l’homme était pour lui un symbole de la Croix par sa conformité même. Il connaissait la force de la Croix. Il avait un sentiment aigu du mal infiltré partout dans le monde, mais en même temps la conviction profonde que la Croix toute-puissante parviendrait à sauver l’homme et le monde entier » (Th. Pianov, ibid.).

En 1930, méditant sur son ordination, Dimitri Klepinine avait écrit dans son Journal : « Le chemin du chrétien, est-il joie ou souffrance ? Il est souffrance, car pour suivre le Christ, le chrétien doit mourir à son corps terrestre. Mais cette mort est vaincue par la Joie, car par là nous renaissons en Christ et participons à l’œuvre la plus sainte qui soit sur terre : l’édification du «Corps du Christ», mystère de la vie triomphante qui nous conduit à la Lumière indicible, où Dieu est tout en tout. Seigneur, souviens-toi de nous dans ton royaume ».

Traduit du russe par Anne Prokofieff
à partir de textes réunis par Tatiana Victoroff.
Paru dans Le Messager Orthodoxe, no 140, 2004.


NOTES

1. Les précisions concernant les années d’enfance du Père Dimitri sont tirées du Journal manuscrit d’Anne Nicolaévna Hippius, sa tante, dont le métropolite Euloge (Guéorguiévski) dira, lors d’une réunion à la mémoire du Père Dimitri : « Cette femme d’une grande spiritualité, une juste authentique, eut une grande influence spirituelle sur le jeune Dimitri, qu’elle aimait beaucoup ». (Archives E.D. Klepinine-Arjakovsky, Paris).
2. Serge Jaba, « Pour le quarantième anniversaire de la mort glorieuse du père Dimitri Klepinine », en russe dans la revue VSKhD 131, (I-II, 1980).
3. Nicholas Zernov (1898-1980) et Sophie (1899-1972) - membres actifs de l Action chrétienne des étudiants russes et de la Mission orthodoxe à l’étranger, travailleurs sociaux infatigables.
4. Mgr Benjamin Fédtchenkov (1880-1961) - aumônier de l’Armée Blanche au sud de la Russie, émigre en 1920 en Yougoslavie, où il fonde à Chabats son propre monastère.
5. Sophie Chidlovskaïa (1903 St-Pétersbourg-2000, New-York) - membre actif de l’Action chrétienne des étudiants russes en France ; en 1948, s’installe aux États-Unis.
6. C. Motchoulski (1890-1948) - historien de la littérature russe et critique littéraire.
7. Youri Skobtsov, fils de Mère Marie, né en 1921.
8. Témoignage de la moniale Élisabeth (cf. Serge Hackel, Pearl of Great Price, The Life of Mother Maria Skobtsova 1891-1945, 1981).
9. F. Pratt, La Vie et l’enseignement du Christ.


SOURCES SUPPLÉMENTAIRES

  • Serge Jaba, « Pour le quarantième anniversaire de la mort glorieuse du père Dimitri Klepinine », en russe dans la revue VSKhD 131, (I-II, 1980) ; version française dans Le Messager orthodoxe, no. 99, 1985.
  • Hélène Arjakovsky-Klepinine, « Le Père Dimitri Klepinine (1904-1944) », SOP no 186, mars 1994 ; une version anglaise, légèrement différente, est parue en janvier 2004 dans la revue Again (Conciliar Press CA, USA).
  • Hélène Arjakovsky-Klepinine, « La joie du don » (vie de mère Marie) dans Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère, Cerf/Sel de la terre, 2001.
  • Hélène Arjakovsky-Klepinine, « Le chemin de sainteté du père Dimitri Klepinine », Contacts, vol. 56, no. 208, 2004.

ET LA VIE SERA AMOUR
DESTIN ET LETTRES
DU PÈRE DIMITRI KLÉPININE

un livre d’Hélène Arjakovsky-Klepinine

« Être la fille d’un prêtre et d’un saint n’est pas aisé. Vouloir écrire sa biographie qui ne soit ni un panégyrique ni une hagiographie est si difficile que je m’y suis reprise à cinq fois… Ce sont mes enfants qui m’y ont poussée : ils veulent savoir qui est ce grand-père dont tout le monde parle et qu’ils n’ont jamais connu. Je leur réponds que je ne l’ai pas connu, moi non plus, ou si peu… Je n’avais, en effet, que cinq ans lorsque la Gestapo est venue l’arrêter en février 1943, et à peine six ans lorsqu’il est mort au camp de concentration de Dora, près de Buchenwald, le 9 février 1944… » Le père Dimitri Klepinine (1904-1944) est mort martyr, sauvant de nombreux juifs sous l’occupation nazie (SOP 276.7). Canonisé le 16 janvier 2004 par le saint-synode du patriarcat oecuménique, il est également reconnu comme « Juste parmi les nations », et son nom figure au mémorial de Yad Vashem, à Jérusalem (SOP 286.1). Sous le titre Et la vie sera amour. Destin et lettres du père Dimitri Klepinine (Cerf / Le Sel de la Terre, 216 p., 20 €), Hélène Arjakovsky-Klepinine fait paraître une biographie de son père, « forcément à la fois imaginaire et hagiographique », mais s’appuyant sur de multiples documents d’archives et complétée par la publication de vingt-cinq lettres écrites en 1943 au camp de Compiègne, avant son transfert en Allemagne. Le Service orthodoxe de presse reproduit ici en bonnes feuilles des extraits du prologue de ce livre, intitulé « Dora, la mangeuse d’hommes ».

Agrégée de l’université, professeur de lettres supérieures à la retraite, Hélène Arjakovsky-Klepinine vit aujourd’hui à Tübingen (Allemagne). Elle est l’auteur de plusieurs études sur la vie et l’oeuvre de mère Marie (Skobtsov), elle aussi morte martyre et canonisée en même temps que le père Dimitri, notamment d’une biographie spirituelle qui figure dans le recueil de textes de mère Marie paru sous le titre Le Sacrement du frère (Cerf / Le Sel de la Terre, 1995 ; 2e éd., revue et complétée, 2001) (SOP 197.26).


DORA, LA MANGEUSE D'HOMMES

par Hélène Arjakovsky-Klepinine

Le père Dimitri Klepinine, prêtre orthodoxe et matricule 38890, est mort à Dora en Allemagne, dans la nuit du 9 au 10 février 1944. Un an, jour pour jour, après avoir célébré sa dernière liturgie d’homme libre et s’être rendu à la convocation de la Gestapo, rue des Saussaies à Paris.

Aller à Dora. Il y avait longtemps que j’envisageais ce pèlerinage, mais j’appréhendais l’émotion, la douleur, l’horreur. Ce qui m’a décidé, c’est le voyage proposé au printemps 2001 par l’Amicale des anciens déportés. Il prévoyait de multiples rencontres avec des jeunes Allemands de la Thuringe et de la Basse Saxe, qui allaient participer à une démarche particulièrement novatrice et porteuse d’espoir : « Les marches de la vie ».

Nous sommes donc partis avec un groupe d’anciens déportés qui avaient été internés à Dora à l’âge de vingt ans et qui allaient raconter à des lycéens allemands ce qu’ils y avaient subi entre 1943 et 1945. Ces vétérans avaient entre soixante-dix et quatre-vingts ans. Je rends hommage à leur jeunesse d’esprit et à leur vigueur, particulièrement bouleversants quand on sait ce qu’ils ont souffert durant leur internement. La plupart avaient été arrêtés pour faits de résistance ; certains étaient des généraux, avaient connu Charles de Gaulle et Edmond Michelet. Ils affirmaient qu’ils avaient longtemps éprouvé de la haine pour les Allemands, mais que, peu à peu, elle s’était muée en pardon. C’était aussi le sens de ma démarche : apprendre à aller jusqu’au bout du pardon et comprendre ce que mon père avait vécu dans l’enfer de ce camp de concentration.Entrée du tunnel de Dora vers 1943
Les vétérans ont rappelé brièvement l’histoire de Dora. Dans le système totalitaire nazi, l’internement des opposants et leur exploitation jusqu’à la limite du possible faisaient partie intégrante de la doctrine. Dès son avènement au pouvoir, le 30 janvier 1933, Hitler avait fait ouvrir des camps de concentration pour les opposants allemands : Dachau en Bavière, Oranienburg près de Berlin. Le système avait deux buts : réprimer et liquider l’adversaire, exploiter une main-d’œuvre gratuite et considérée comme digne de mépris.

« Un véritable enfer »

Buchenwald, près de Weimar, a été ouvert en 1938. La plupart des autres camps ont essaimé à partir de 1942 en des centaines de lieux de détention annexes, appelés Kommandos. Dora, d’abord annexe de Buchenwald, est devenu un camp à part entière en octobre 1944. Ce n’était pas un lieu d’extermination, de mise à mort immédiate comme Auschwitz, mais tout y était organisé pour que l’espérance de vie – surtout lors de la première période, de septembre 1943 à mai 1944 – ne dépassât pas trois semaines. Plus tard, lorsque l’usine souterraine de Dora commença à produire des fusées V2, les conditions de vie s’améliorèrent et la mortalité baissa quelque peu.

On comptait chez les déportés à Dora une trentaine de nationalités différentes. Les Russes et les Ukrainiens étaient majoritaires. Considérés par les nazis comme des sous-hommes, ils recevaient moins de nourriture que les autres. Plus de 60 000 déportés sont passés par Dora ; 20 000 y sont morts. En février 1944, quand est décédé le père Dimitri, il y avait tant de morts que leur évacuation vers le crématoire de Buchenwald tourna au cauchemar ; le mois suivant, l’administration obtint de construire un four à Dora même. Dora, prénom de femme et nom de code du chantier Mittelbau 1, fut donc appelée par les déportés « la mangeuse d’hommes ».

Lorsque, à la fin de l’année 1943, Georges Kazatchkine – un ami proche du père Dimitri, qui avait été arrêté avec le groupe de l’« Action orthodoxe » en février 1943 – arriva à Dora, il n’y avait dans cette montagne du Harz appelée Kohnstein que des carrières de gypse. Le travail des nouveaux arrivants consista précisément à installer le camp et l’usine souterraine. Transportés depuis Buchenwald, entassés dans des camions et leurs remorques, obligés – à coups de bâton – de voyager accroupis pour éviter de chavirer, les déportés pénétrèrent dans un tunnel et durent se frayer un passage parmi les gravats, les planches et les éboulis, dans une atmosphère froide, humide et lugubre. L’obscurité, la moiteur, les explosions de mines ajoutaient à cette ambiance infernale que complétaient les hurlements des SS et les cris sauvages des kapos.

Le triangle rouge des politiques, orné d’un « R »

Georges Kazatchkine avait étudié à l’École des Ponts et Chaussées à Paris. Cela lui sauva la vie : il fut affecté au commando des architectes de Dora, dont la tâche était de construire les baraquements en bois à l’extérieur du tunnel et les voies d’accès au chemin de fer qui reliait Dora à Buchenwald, distant de cinquante kilomètres. Il eut l’insigne privilège de travailler comme dessinateur dans un bâtiment administratif ; il pouvait ainsi circuler à travers l’immense espace du camp qui se montait. Mais Dora n’était pas encore installé que des cadavres retournaient par centaines à Buchenwald pour y être incinérés, ce qui fit de cette annexe un véritable enfer.

Le 15 janvier 1944, Georges apprit que le père Dimitri se trouvait dans le dernier transport venant de Buchenwald ; il eut de la peine à reconnaître son ancien camarade dans ce bagnard amaigri, le visage vieilli et la tête rasée, dont la tenue rayée portait le triangle rouge des politiques, orné d’un « R » comme russe. « Pourquoi russe ? », se demanda-t-il. Le père Dimitri, qui faisait partie des 38 000 Français de Compiègne transférés en décembre 1943, aurait dû porter un « F ». Il apprendra plus tard que le prêtre, bouleversé pendant sa quarantaine à Buchenwald par la manière dont les déportés originaires d’URSS étaient traités, avait choisi de se faire immatriculer comme russe. Fait aggravant : comme sa fiche portait la mention de « prêtre », il fut affecté au terrassement.

Le tunnel de Dora (photo contemporaine) J’ai longtemps cru que mon père avait échappé au pire, à ce tunnel dont j’avais lu d’atroces descriptions. Les anciens de Dora me dirent d’une seule voix qu’en cet hiver 1943-44, « la terrasse », ainsi qu’ils la nommaient, signifiait la mort certaine. Dans cet immense chantier couvert de boue, les détenus étaient astreints à transporter du placoplâtre si lourd que quatre hommes y parvenaient à peine ; des charretées de gravats étaient sorties du tunnel par une noria de détenus, les coups de matraque s’abattaient sur leur dos à la moindre défaillance. Le camp extérieur étant très vallonné et boueux, on imagine les efforts que ces hommes sous-alimentés devaient fournir pour hisser les planches et les parpaings vers le haut de la colline. Il y avait aussi les appels interminables dans le froid de l’aube.

« Mourir pour eux et avec eux, en se faisant tout pour tous »

Dès l’entrée du camp, ce qui saisit le visiteur, c’est l’Appelplatz, immense carré où quatorze mille hommes pouvaient tenir en rangs serrés. En janvier 1944, c’était un champ de betteraves gelées, d’où surgissaient ça et là quelques racines que les déportés suçaient en douce. On a reconstitué le décor et installé un wagon sur douze mètres de rail, ainsi que le bunker et la potence. Ce sinistre gibet accueillait les nouveaux venus ; lorsque des corps s’y balançaient, la bouche bâillonnée, les déportés n’avaient pas le droit de détourner le regard. Il y avait peu de SS au camp ; la discipline était assumée par les déportés qui, pour ne pas crever, acceptaient de porter le brassard de Stubendienst (responsable de chambrée), Schreiber (scribe chargé de compter les hommes), Vorarbeiter (distributeur des tâches) et kapos (armés de matraques). Dérisoire stratégie de survie, car la plupart ont été lynchés en 1945 par les survivants.

Intérieur du tunnel de Dora c. 1944Sur la pente boisée, deux baraquements ont été reconstitués. Je demande où se trouvait le Schonung ou bureau d’exemption du travail, là où le père Dimitri est mort. « Là-haut », me répondent en chœur les déportés. En ce dimanche 22 avril 2001, c’est une butte plantée de hêtres et émaillée de violettes. Tout est calme. Je chante à voix basse : « Fais reposer avec tes saints... » À deux pas du crématoire devant lequel on a dressé un mémorial, je me sens dans une église à ciel ouvert.

En février 1944, il n’y avait pas encore de crématoire. Le corps de mon père a donc dû être jeté par la fenêtre. Une voiture à bras l’a emmené avec les morts de la nuit jusqu’au wagon et expédié au crématoire de Buchenwald. Je gratte le sol et recueille quelques fleurs bleues dans leur gangue de glaise. Une pensée m’envahit : ce qui a tué le père Dimitri, c’est d’avoir vu ce concentré de haine s’abattre sur les humains réduits à la condition d’esclaves, avec un seul objectif en tête sauver leur peau. Il ne lui est resté alors qu’une chose à faire : mourir pour eux et avec eux, en se faisant tout pour tous. Jean Mialet me l’a confirmé : les prêtres ont presque tous péri dans ce camp. Dans cet enfer, ils ont en effet tout tenté et osé pour exercer leur sacerdoce, portant en cachette la communion, confessant dans les latrines, donnant l’absolution aux moribonds et s’attirant immanquablement les brimades des kapos. [...]

« Porter sa croix jusqu’au bout »

Les nazis avaient compris que les « curés, les popes et autres Bibelforscher pouvaient, en soutenant le moral des victimes, retarder leur avilissement. Porter secours à son prochain était donc un délit. Suprême dérision : à Noël, un grand sapin tout décoré se dressait à l’entrée du camp ; quand on procédait cette nuit-là à la pendaison des récalcitrants, un orchestre hongrois était sommé de jouer des airs tsiganes le plus joyeux possibles. Ces terribles blasphèmes contre l‘Esprit Saint devaient blesser les prêtres encore plus cruellement que les poux, les coups, la faim et le froid. Ce sapin érigé à la fête de la nativité du Christ, le père Dimitri l’avait vu à Buchenwald, dix jours après avoir franchi le portail portant l’inscription : « À chacun son dû ». Il avait alors compris que « son dû » à lui, prêtre orthodoxe, serait de porter sa croix jusqu’au bout.

Au bout de quinze jours à Dora, Dimitri ressemblait physiquement à un vieillard, « un musulman » comme on disait dans le jargon du camp. Ne pouvait-on pas faire quelque chose pour ce vieillard ? Georges et ses amis résolurent de l’aider à être exempté de la « terrasse ». Ils s’adressèrent à un kapo russe qui accepta d’intervenir auprès du Vorarbeiter. Celui-ci convoqua le Häftling 38 890 et lui demanda son âge. « J’ai trente-neuf ans », répondit le père Dimitri. Croyant qu’il se moquait de lui, le Vorarbeiter abattit sa matraque sur le prêtre, qui fut maintenu au terrassement.

« Tu tiendras le coup ?, lui demandèrent ses amis, très inquiets. - Oui, répondit Dimitri avec un pauvre sourire, mais pas très longtemps. » Il contracta une pleurésie. Comme l’infirmerie était pleine, il se présenta au Schonung qui, de bureau d’exemption, s’était transformé en mouroir. Les malades étaient couchés par terre au milieu des excréments, dans une odeur suffocante. Georges Kazatchkine réussit à le trouver, très affaibli. Il assista à une visite éclair du médecin allemand qui, apprenant que Dimitri était prêtre, déclara d’un air sentencieux : « Ne vous laissez pas abattre, un prêtre doit donner l’exemple du courage à ses camarades ! » Cette remarque ne fit qu’ajouter du fiel à la coupe que le prêtre buvait. Il se mourait. Il avoua à Georges qu’il se sentait abandonné par Dieu.

Le lendemain, pour la première fois à Dora, on distribua des cartes de correspondance que les détenus pouvaient envoyer à leur famille. Georges en prit une pour Dimitri et la lui apporta au Schonung. Mais le prêtre ne pouvait déjà plus parler ; il lui fit signe qu’il ne pourrait pas écrire. Comme la sonnerie du couvre-feu retentissait, Georges se hâta de regagner son baraquement, promettant à Dimitri qu’il reviendrait et l’aiderait à écrire un mot pour les siens, à Paris. C’était le 9 février. Quand Georges réapparut le lendemain, le corps de Dimitri avait rejoint le tas des morts de la nuit.

Ce fut, jusqu’à récemment, le seul témoignage dont ma famille disposait sur l’agonie de mon père : cette description, par Georges, d’un homme émacié, au pyjama de coutil rayé, le crâne rasé, allongé sur de la paille souillée et qui tenait dans sa main une carte vide dont le timbre représentait Hitler. Une carte que nous n’avons jamais reçue.

« Depuis ce jour, je prie votre père comme un saint »

Or, vers 1995, je reçus providentiellement un autre témoignage : quelqu’un avait recueilli le dernier souffle du prêtre. C’était un détenu russe qui avait été assigné au tunnel. Comprenant qu’il allait y laisser sa peau, il avait accepté le brassard des kapos et la matraque. Que faisait-il cette nuit-là au Schonung ? Nous ne le saurons jamais, mais il reconnut le prêtre pour lequel on lui avait demandé d’intervenir et, pris de pitié, il se pencha sur lui, complètement moribond. Voyant un visage compatissant, le père Dimitri lui demanda de prendre sa main inerte et de tracer sur lui le signe de la croix. Interloqué, le kapo signa le prêtre qui rendit son dernier souffle.

Cette mort déclencha quelque chose de fort dans le coeur de cet homme. Lorsqu’il fut libéré, il se rendit au monastère Notre-Dame de Toute-Protection, à Bussy-en-Othe (France). Il produisit sur les moniales l’impression d’un être sombre, en proie à de graves soucis. Elles prièrent pour lui. Un jour, dans un accès de colère, il fit pleurer la soeur qui rangeait sa cellule. Confus, il se confessa à elle. Il était tourmenté à l’idée qu’il devait d’être toujours en vie au fait d’avoir maltraité ses semblables au camp de Dora ; il lui raconta alors qu’il s’était trouvé face à la mort d’un « juste ». Cette image du signe de croix le hantait, lui dont la main était souillée par tant de coups de matraque sur le dos de ses semblables.

« Comment s’appelait ce prêtre ? » lui demanda la moniale, mère Marie (Iglitski). Quand la moniale me narra cette rencontre, ajoutant : « Depuis ce jour, je prie votre père comme un saint », je fus, bien sûr, très émue. Je le fus d’autant plus que ce témoignage inattendu fit ressurgir un épisode de la petite enfance de mon père que nous avait raconté sa tante Anna Hippius. Cette main inerte qu’un kapo russe avait soulevée pour signer un prêtre moribond renvoyait à la petite main d’un enfant de quelques mois, que sa mère avait prise pour tracer le signe de la croix et bénir la famille rassemblée à son chevet. Ce bébé, c’était Dimitri Klepinine.

Extrait de : Et la vie sera amour,
Destin et lettres du père Dimitri Klepinine,

Cerf / Le Sel de la Terre, 2005, pp. 13-20.
Reproduit dans SOP no. 302, novembre 2005.


L'AMOUR EST SIMPLE

Hélène Arjakovsky-Klepinine écrit :

Pour m’aider à reconstruire ce qui constitue le monde intérieur du séminariste Dimitri Klepinine, je dispose de ses carnets. Il y inscrit les pensées de saint Jean de Cronstadt sur l’amour et la foi « Aime sans spéculer : l’amour est simple, l’amour ne trompe jamais. Crois et espère sans spéculer, car la foi et l’espérance sont simples. »

Le 4 septembre 1926, il note :

La cellule de notre approfondissement spirituel n’est pas un caveau fermé où nous nous enfermons en nous coupant du monde, mais elle est un temple aux murs transparents dressé sur une colline, d’où nous voyons les alentours mieux que lorsque nous étions hors de ce temple. Plus nous pénétrons dans le sanctuaire de ce temple, plus nous nous éloignons du monde, plus nous nous débarrassons de notre cécité et de tout à priori quant à nos visions du monde ; notre misérable et vaniteuse intelligence devient, en s’humiliant, esprit de Dieu. En sacrifiant notre amour-propre, nous acquérons la libre volonté de l’homme qui accomplit la volonté de Dieu. En effet, celui qui accomplit cette volonté ne se laisse pas tourmenter par des questions comme : « que faire ? », « prier et jeûner ou servir son prochain ? » Il suit les injonctions de l’Esprit saint qui, invisiblement, touche sa conscience.

Trois ans plus tard, Dimitri revient sur cette intuition de l’action invisible de l’Esprit :

Les progrès spirituels se réalisent sans que l’homme s’en rende compte. Il reste toujours aussi démuni, mais qu’en est-il des fruits ? Ils résident sans doute en ce que l’homme sent de plus en plus que le Seigneur est tout pour lui. Le Christ est ma force... Tu es mon rempart, Seigneur, Tu es ma force, Tu es mon Dieu, Tu es ma joie. Ou comme dit saint Paul : ce n’est pas moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi.

Son carnet est rempli de recommandations pour lui-même « Il faut communier plus souvent pour être avec le Christ. » Ou encore : « Pour bien commencer la journée, il faut se lever tôt et, rassemblant ses pensées, prier Dieu sans hâte. Prier pour tout ce qui nous attend, demander l’aide de Dieu pour toute affliction qui peut advenir dans la journée. Quand on prévoit la chose, elle ne paraît pas si effrayante au moment où elle se produit. »

Il revient souvent sur la prière :

Si, au cours de la prière, on ne ressent ni douceur ni chaleur, il faut continuer à prier sans se décourager, sachant que c’est justement là que se produit un progrès. Centrer son attention sur la compréhension du contenu des mots et leur application à la vie. La prière doit coller à la vie, chaque mot entrer en résonance avec le quotidien. Prier attentivement, c’est ouvrir au Seigneur toute sa vie, ses défauts, ses besoins. C’est demander de l’aide pour toutes les tentations qui peuvent surgir. Cela revient aussi à reconsidérer tout son être, toute sa vie. Et cela éveillera douceur et chaleur. Alors, précisément, la prière intelligente deviendra prière du coeur.

Le thème de la croix est présent dans ses réflexions : « Sur les clochers des églises, nous voyons une croix. Cette croix dressée sur le Golgotha attire à elle tous les points cardinaux. Le Seigneur a dit que lorsqu’Il sera élevé sur le bois, Il attirera à lui le monde entier. » Et Dimitri de conclure : « L’important est d’être fidèle jusqu’au bout, être honnête envers soi-même. »

Extrait de : Et la vie sera amour,
Destin et lettres du père Dimitri Klepinine,

Cerf / Le Sel de la Terre, 2005, pp. 76-77.


CORRESPONDANCE AVEC SOPHIE CHIDLOVSKI

Dimitri Klepinine a connu Sophie Chidlovski en 1927 dans le cadre de l’Acer (Action chrétienne des étudiants russes, organisme d'action sociale, culturelle et religieuse, pour laquelle a oeuvré aussi mère Marie (Skobtsov) à la fin des années 1920, avant de devenir moniale). Dimitri faisait la cour de Sophie Chidlovski, l'a rencontré à plusieurs reprises et lui a fait part de réflexions spirituelles dans plusieurs lettres, mais leurs voies se sont séparées après 1930. À la fin de sa vie, Sophie Koulomzine (Chidlovski) écrit de Dimitri Klepinine :

« Dima Klepinine a joué un grand rôle dans ma vie. Notre rapprochement date des camps d’été, lorsqu’il dirigeait le choeur des jeunes. Il me semble qu’il avait en lui cette qualité que nous appelons sainteté. Dima, au physique plutôt ingrat, très myope, de petite taille, était aimable et gai. Très simple, il rayonnait de sagesse et d’amour. À son contact, on s’allégeait d’un poids, tout devenait simple et compréhensible. Quand il s’entretenait avec vous, c’était comme si un rayon de lumière éclairait votre vie. Nos routes se sont éloignées : je me suis mariée... »

LETTRE DE DIMITRI KLÉPININE : LA VOLONTÉ DE DIEU

Le Seigneur a exigé d’Abraham qu’il lui offre – à Lui, son Dieu – son fils unique Isaac en sacrifice. Comme cela semble cruel ! Or, il l’a exigé pour le lui rendre et, à travers Isaac, lui assurer une postérité plus nombreuse que les grains de sable de la mer. Il en est allé de même avec Job. La vie des incroyants paraît souvent heureuse, alors que Dieu semble contrer les prières des croyants qui le supplient de leur assurer la prospérité. Pourquoi cela ? Il faut y voir une preuve de l’amour de Dieu. Les incroyants, en effet, n’attendent rien de Dieu, aussi Dieu ne leur prend rien. Ils perçoivent tout ce qu’ils reçoivent comme allant de soi, ils n’y voient aucun don surnaturel, aucune intervention divine.

Chacun de nous a ici-bas un destin, tracé depuis la création du monde. Ce destin a la forme d’une potentialité ; nous n’y échapperons pas, si nous ne nous opposons pas au plan de Dieu. Qui nous sommes et où nous sommes n’est pas indifférent à Dieu. Chaque personne est précieuse à ses yeux. Aussi, s’Il nous conduit et que nous ne nous rendons pas compte que c’est Lui qui nous dirige, nous ne connaîtrons pas le bonheur.

LETTRE DE DIMITRI KLÉPININE :
L'AMOUR DANS LE NOUVEAU TESTAMENT

Souvenez-vous : saint Paul dit que l’amour est le fondement de la loi. L’Ancien Testament n’explicite pratiquement pas cet amour dans la loi ; il établit simplement des relations justes entre les hommes et entre les hommes et Dieu. Tel est aussi l’amour humaniste moderne : c’est un moyen ou une force qui organise et transforme la vie. Dans les deux cas, cela vient de ce que les hommes sont incapables de faire en eux assez de place pour cet amour. Mais, de fait, l’attitude de Dieu envers les hommes est toujours la même, car Dieu ne change pas.
Dans le Nouveau Testament, en revanche, le sens utilitaire de l’amour disparaît. Ainsi, les commandements sur la tunique que l’on demande et le manteau que l’on ne demande pas, du mille que l’on demande de parcourir et du second mille qui n’est pas requis. Dans ce cas, celui qui donne oublie le motif de son don et se concentre sur la personne du demandeur ; alors s’efface la frontière entre le moi et l’autrui. Le summum, bien sûr, est atteint avec le lavement des pieds des disciples et la passion sur la croix.

Telle est aussi la parabole du fils prodigue : l’Ancien Testament se limite au désir du fils de revenir chez son père en tant que journalier, tandis que Dieu montre la plénitude de son rapport à l’homme en le revêtant d’une riche tunique, en lui passant l’anneau au doigt et en immolant pour lui le veau gras.

Il est significatif que dans la vie du siècle à venir, il n’y aura ni foi ni espérance ; il ne restera que l’amour libéré de tout utilitarisme. Cet amour est, indéniablement, le contenu même de la vie, car la vie a été créée par l’amour – Dieu est amour – et elle consiste à retourner à son fondement premier : l’amour. Tout le reste est une mise à l’épreuve de la volonté de se mouvoir dans ce sens, d’effectuer ce retour. Tout le positif croît à partir de l’amour, tout le négatif – expression faussée de l’amour – est un parasite sur le corps de l’amour.

Tel est donc l’origine de tout péché, dont la conséquence est la souffrance : l’éloignement de l’amour. La façon que j’ai de considérer le péché est peut-être hérétique, mais je trouve qu’il y a quelque chose de pire que le péché : un amour utilitaire, un amour pour Dieu et les hommes sans roman d’amour. C’est effrayant, car le but de la vie est le retour à la source de l’amour qu’est le Christ. Le péché peut déboucher sur la conscience du vide, tandis qu’un amour utilitaire est une hérésie qui fait de la vie un but en soi et de l’amour une harmonie. En réalité, la vie est destinée à mettre l’amour à l’épreuve.

Dans la vie du siècle à venir, la vie sera amour, l’amour sera vie.

Extrait de : Et la vie sera amour,
Destin et lettres du père Dimitri Klepinine,

Cerf / Le Sel de la Terre, 2005, pp. 88-91.


LE SACERDOCE COMME OFFRANDE DE SOI :

TÉMOIGNAGE DE MARIE KRAVTCHENKO

Hélène Arjakovsky-Klepinine écrit :

Le précieux agenda révèle encore un désir bien caractéristique pour un jeune prêtre : celui de bâtir. Le père Dimitri dessine sur son carnet des instruments de menuiserie et note leur nom français : « rabot, scie égoïne ». À Lourmel, il aimerait bien construire un autel annexe pour y célébrer une liturgie matinale. Dans la cour, jouxtant la chapelle, il y a un petit local que Mère Marie a prévu pour le confessionnal, mais que le père Dimitri trouve bien peu accueillant. L’idée d’y installer un autel consacré à saint Philippe, métropolite de Moscou, germe dans son esprit. Pourquoi ce saint, précisément? Son ami et professeur à Saint-Serge, l’historien Georges Fedotov, vient de faire paraître un livre sur lui. Une biographie providentielle en ces temps de totalitarisme rampant. Au XVe siècle, en effet, Ivan IV le Terrible sème la terreur en Russie avec sa « garde noire » qui ravage la province russe et se livre à toutes sortes d’exactions. Un seul homme lui résiste, son ami le boyard Philippe Kolytchev, que le tsar a fait revenir des îles Solovki où, jeune higoumène, il a considérablement rénové la communauté du monastère local et créé une économie florissante. Promu métropolite de Moscou, Philippe ose tenir tête au tsar, l’exhortant à plus de mansuétude. Ivan ne le supporte pas ; il démet le prélat et l’exile dans un monastère, mais Philippe continue à lui envoyer des appels à la modération et à la charité. Alors, Ivan signe son arrêt de mort et le fait étouffer dans sa cellule. Avoir l’audace de s’opposer au tyran : tel apparaît le programme du père Dimitri en cette première année de guerre (1).

Le père Dimitri s’engage à fond non seulement dans son nouveau ministère sacerdotal, mais aussi à Lourmel. Il organise des séances de lecture pour les personnes âgées qui fréquentent le foyer, des cours de formation pour les lecteurs et psalmistes... À quoi ressemble le travail pastoral du père Dimitri ? Pour le décrire, je dispose du témoignage émouvant de l’une de ses paroissiennes, Marie Kravtchenko :

Le père Dimitri était extraordinairement simple, de cette simplicité particulière qui confine à la sagesse ; il abordait chacun avec simplicité et légèreté comme font les enfants. Ce n’est pas qu’il ignorât le mal, mais il l’écartait consciemment, en plaçant le centre de gravité sur ce qu’il y avait de meilleur, de possible, de non encore réalisé, mais de donné.

Première rencontre : un homme de taille moyenne à la barbe noire, vêtu d’une soutane, marche vers nous en descendant la rue Olivier-de-Serres. Parvenu à notre hauteur, il nous jette un drôle de regard oblique et passe. Qui est-ce ? Le nouveau prêtre ? Qui est-il ? Un jour, par hasard, je vais me confesser à lui et je suis aussitôt conquise par sa simplicité et sa douceur. Je traversais alors une passe particulièrement difficile, il entreprit de me guérir ; son traitement consistait à me détourner de mon malheur en m’indiquant quelqu’un de plus malheureux, en insistant sur la nécessité d’aider activement autrui. C’est ainsi que je fis la connaissance d’une authentique nourrice russe, une femme merveilleuse qu’un riche marchand de Moscou avait emmenée à Paris. Elle était analphabète, et c’est au service de cette nourrice russe que je fus employée par le père Dimitri, ce qui nous rapprocha beaucoup. Il était heureux de cette amitié et riait de bon coeur à mes récits sur elle. Je me souviens d’une discussion que nous eûmes à son sujet : je disais que la nourrice avait du mal à s’expliquer et à comprendre le monde qui l’entourait, mais il rétorqua que les gens modestes ont, au contraire, une façon simple d’envisager les choses et qu’elle se sentait sûrement plus à l’aise avec la concierge, le boutiquier ou le cordonnier qu’un intellectuel russe avec son homologue français.

Je me souviens encore comment le père Dimitri m’aida à sauver un alcoolique empêtré dans ses péchés et son désespoir. Il le guettait des nuits durant sur le seuil de son hôtel, debout dans la porte cochère. Il soignait ce malade avec précaution et douceur, par l’amitié et l’amour. Il lui faisait boire de l’eau bénite, lui apportait une prosphore (pain d’offrande), mais ne l’admettait pas à la communion tant que ses passions ne se calmeraient pas. Nous célébrions des moleben (office d’actions de grâce) pour sa guérison, et elle finit par se produire. Son début coïncida avec la Transfiguration, fête que le père Dimitri aimait particulièrement.

Le père Dimitri était très intelligent ; sa forme d’esprit était, me semble-t-il, socratique. Il répondait simplement aux questions les plus difficiles, souvent sous une forme interrogative, et sa réponse se gravait dans la mémoire.

Jamais il ne sermonnait, ni ne faisait de reproches à personne ; il semblait s’excuser lui-même pour les péchés de ses ouailles et les aimait tous d’un même amour tendre et constant. Exigeant envers lui-même, il était extraordinairement bienveillant envers autrui, ne chargeait personne d’un joug insupportable, n’exigeait jamais l’impossible, ne punissait pas, mais témoignait de sa miséricorde. Tout le temps que je l’ai fréquenté, je ne l’ai jamais entendu condamner, ni même s’énerver ou montrer du dépit envers quiconque.

Il était d’une incroyable disponibilité : à tout moment, cet homme tellement pris s’arrachait à ses nombreuses obligations et accourait à l’aide. Je nous revois courant tous les deux à travers l’hôpital où gît le corps encore tiède d’un ami très cher. Sa mort m’a anéantie, je suis submergée par le chagrin, je pleure et je l’interroge : « Où est-il maintenant ? » Et le père de répondre « Qui peut le savoir ? » Nous courons encore et, toujours en pleurs, je dis : « Et s’il n’y avait rien ? » Il répond tranquillement et distinctement, comme à un enfant : « Il est bien quelque part ! » Soudain, je me calme et mes larmes ne sont plus si amères.

En ces jours sombres, le père Dimitri ne me quitte pas ; il prie, me soutient et, avec son aide, la mort se revêt de lumière.

Je le revois encore dans la rue, m’annonçant tout joyeux qu’il est nommé rue de Lourmel, chez Mère Marie. La perspective d’un travail créatif le réjouit. Je lui dis : « Quel riche matériau humain va passer entre vos mains, vous devriez prendre des notes. » Il répond qu’hélas, il n’en aura pas le temps.

Ceux qui l’ont côtoyé savent quel travail gigantesque cet homme fragile a accompli : cette grande paroisse difficile aux exigences physiques et spirituelles, aux rapports humains complexes reposait sur ses épaules. Cet homme, qui n’avait pas de repos, s’accusait devant ses enfants spirituels de paresse, de négligence, d’oubli, d’insouciance, alors qu’il n’y avait pas d’exemple de cas où il n’ait cherché à aider, pas un malade qu’il n’ait visité, pas un paroissien dont il ne connût la vie par le détail. Il insistait sur le fait qu’il ne faut pas seulement aider moralement, mais aussi matériellement, qu’un homme affamé a du mal à comprendre l’abstraction. Comme il s’inquiétait pour l’existence sans joie des vieilles qui vivaient au foyer ! Comme il se reprochait de ne pas pouvoir, faute de temps, s’occuper d’elles, au moins pour les faire rire.

Pendant les années de guerre, de persécutions et d’épreuves, le père Dimitri a été pour beaucoup un soutien, et il en a sauvé plus d’un. « Si un homme surpris par l’orage se réfugie dans une église, ai-je le droit de lui fermer la porte ? » disait-il quand on lui demandait : « Êtes-vous sûr que ces gens sont sincères ? » Ou encore : « Demande-t-on qui il est à un homme aux abois qui frappe à votre porte, dans l’espoir d’être sauvé ? »

Lors d’une réunion du cercle où il expliquait la liturgie, je me souviens de son commentaire étonnamment limpide et simple des paroles : « Offrande de paix, sacrifice de louanges » : le meilleur sacrifice que l’humanité puisse offrir à Dieu est une offrande d’amour. Cet amour, le père Dimitri l’a manifesté pleinement. Ce n’est pas par hasard qu’il fit inscrire sur les portes de l’église ces paroles qui peuvent être considérées comme sa devise : « Unis, Seigneur, tous ceux qui communient à ton corps et à ton sang. »

1) Pour les mêmes raisons, Philippe de Moscou sera également le saint le plus vénéré du père Alexandre Men. Voir notamment Alexandre MEN, Le christianisme ne fait que commencer, Cerf-Le sel de la terre, 1996, pp. 78-82.

Extrait de : Et la vie sera amour,
Destin et lettres du père Dimitri Klepinine,

Cerf / Le Sel de la Terre, 2005, pp. 118-121.


LES JUIFS

Hélène Arjakovsky-Klepinine écrit :

Qu’est-ce que l’héroïsme ? On se méprend souvent sur cette notion à laquelle on associe action éclatante et haut fait guerrier. Mais il y a une autre modalité de l’héroïsme, celui qui est accompli dans l’ombre et la discrétion. L’aide que le groupe de Lourmel va apporter aux juifs sera de ce type. Détail significatif, ce n’est que lorsque s’est instruit le dossier du père Dimitri au comité israélien de Yad Vashem, vers 1984, que j’ai appris – par le témoignage de Juifs sauvés par mon père – que, lors de la semaine passée par maman à la maternité, une famille juive avait été hébergée dans notre chambre ; je me souviens bien de l’escalier dérobé qu’ils ont emprunté un jour de rafle.

La traque des Juifs commence sitôt après l’armistice de juin 1940. Le 27 septembre, les autorités d’Occupation publient une série de décrets visant à recenser la population juive de France. Un moment symbolique fort sera la fameuse rafle du Vél’ d’hiv’, qui est proche de la rue de Lourmel. À la fin de la guerre, on fera les comptes : 75 721 Juifs auront été emmenés en déportation et seuls 2 560 y auront échappé. Les Juifs sont vus par les nazis comme un groupe plus religieux qu’ethnique : ils considèrent comme juif celui qui confesse ou a confessé la religion juive, ou qui compte au moins deux Juifs parmi ses grands-parents. Le 3 octobre 1940, le gouvernement de Vichy introduit la notion de conjoint juif. Le clergé français est sollicité par des paroissiens qui se trouvent en péril, parce qu’ils sont nés juifs ; Vichy, en effet, ne tient pas compte de leur conversion au christianisme. Il y a quelques fidèles d’origine juive dans l’entourage de Lourmel. Dans un premier temps, le père Dimitri est amené à fournir des certificats de baptême à des Russes qui ont le malheur de se prénommer Jacob ou Simon. Puis à ceux qui, bien que Juifs d’origine, se sont convertis, par exemple lors de leur mariage avec une « aryenne ». Cette première « transgression » est bientôt suivie d’autres libertés pour sauver également des juifs non baptisés.

Nos archives familiales contiennent trois documents particulièrement intéressants, qui illustrent bien les démarches que devait faire un Juif pour éviter que son passeport ne porte la mention « Juif ». Ils concernent la femme de celui qui deviendra l’historien des camps de concentration : Georges Wellers. Il vient en mars 1942 à Lourmel demander un certificat de baptême pour sa femme. Le père Dimitri atteste qu’Anne Wellers est paroissienne de son église. Le certificat est visé par le commissariat de police du quartier de Javel. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut encore une attestation de l’administration diocésaine de la rue Daru. Ce document est plus complet, car il mentionne les parents et grands-parents d’Anne Wellers et certifie, fort de la déposition des témoins sous la foi du serment, qu’ils étaient tous les six de religion orthodoxe ; ce nouveau certificat est visé par le président du conseil diocésain et le secrétaire général. Muni de ces deux papiers, Wellers se rend au redoutable Commissariat général aux questions juives. La réponse du fonctionnaire français est un modèle d’ambiguïté : « Je ne puis vous délivrer un certificat de non-appartenance à la race juive, toutefois j’ai décidé de vous considérer comme non juive. » Cette décision courageuse a valu la vie sauve à Anne Wellers et a préservé un long moment son mari, « époux d’une aryenne », de la déportation. Il finira par être envoyé à Buchenwald, mais en réchappera.

Père Dimitri Klepinine, Juste parmi les nationsC’est Georges Wellers qui, reconnaissant, instruira le dossier du père Dimitri pour que lui soit octroyé le titre de « Juste parmi les nations » par le comité israélien de Yad Vashem. J’ai eu la chance de le rencontrer en 1985. Né à Saint-Pétersbourg en 1905, il avait gardé intact dans son immense mémoire le souvenir de ses camarades disparus dans les camps d’extermination et auxquels, dès sa libération, il avait décidé de consacrer tout son temps libre. En 1981, il publiait le premier ouvrage faisant autorité sur la solution finale (Georges WELLERS, Les chambres à gaz ont existé. Des documents, des témoignages, des chiffres, Paris, Gallimard, 1981). Il m’a montré un document émouvant : la veille de leur départ pour l’Allemagne, des Juifs détenus à Drancy ont signé une lettre collective de remerciement aux chrétiens de Lourmel qui leur avaient envoyé des colis. Georges Wellers est mort en 1991.

Un détail me frappe dans le certificat délivré par le diocèse la déposition des témoins sous la foi du serment. Il me renvoie à un témoignage de T. Imbert qui avait accompagné une amie juive auprès du père Dimitri. Celle-ci était si impressionnée par la formule de ce serment, qui vouait aux flammes de l’enfer quiconque parjurerait, qu’elle insistait pour être baptisée plutôt que de demander à quiconque un faux témoignage.

Le père Dimitri prend de grands risques à établir ces fameux certificats. Pour être sûr, en cas de confrontation, de bien reconnaître ses nouvelles ouailles, il colle leurs photos sur une fiche et apprend par coeur son fichier. Il lui arrive de fabriquer des biographies : lorsqu’il s’agit de femmes mariées à des Juifs, il s’arrange pour leur trouver des noms de jeunes filles bien russes, comme Glebova, Ivanova. Un jour, la menace vient d’un côté qu’il ne soupçonnait pas : celui de ses propres autorités ecclésiastiques. Sans doute effrayé par le nombre de certificats à délivrer, un fonctionnaire diocésain réclame au prêtre ses registres paroissiaux. Le père Dimitri refuse net : « Ces baptisés sont mes enfants spirituels ; votre démarche n’est pas inspirée par des considérations spirituelles, mais par de la complaisance envers les autorités d’occupation. L’Église a été de tous temps un refuge pour les victimes de la barbarie. Non, je ne vous communiquerai pas mes registres paroissiaux. »

Maman, bien sûr, participe à cette combine des certificats de baptême délivrés aux vrais et aux faux chrétiens, dont le seul tort est de s’appeler Silberstein ou Lourié. Elle est non seulement parfaitement au courant, mais elle leur sert de marraine, le cas échéant.

Un jour, voyant que certaines fiches des baptisés portent au crayon la lettre « t », elle croit d’abord qu’il s’agit de ses filleuls ou de ceux de sa belle-soeur Tatiana. Mais le père Dimitri, prenant un air à la fois mystérieux et amusé, lui répond que la lettre « t » désigne pour lui seul les faux baptisés. Elle renvoie à « tilleul », qui se traduit en russe par lipa qui, au sens figuré, signifie « succédané », « ersatz ». C’était sa manière, humoristique, de conspirer.

« Non, je ne suis pas une héroïne », me dira maman plus tard. « La seule chose dont je puisse m’enorgueillir est que je n’ai jamais cherché à détourner votre père de sa périlleuse activité. Jamais je ne lui ai dit de ne pas mettre sa famille en péril, contrairement à ce que prétend la romancière soviétique Elena Mikoulina dans son livre Mère Marie. »

Le père Dimitri confia un jour à ses amis proches qu’il avait peur. Combien de certificats d’appartenance à la paroisse a-t-il établis, combien de juifs a-t-il baptisés ? Nul ne peut le dire actuellement. Dans une interview à une journaliste juive, Lydia Blicher, maman parle d’une centaine de fiches. Chose admirable, il ne se contentait pas d’aider les personnes qui se présentaient à lui, il allait de lui-même au domicile des gens qu’il savait menacés. Ainsi, le cas de la toute jeune Natacha Roujina : c’est lui qui est allé la chercher et qui a transporté à travers Paris son lit d’enfant pour la cacher à Lourmel. Elle racontera l’épisode dans un journal de Moldavie où elle vit. Sa famille a conservé comme une précieuse relique l’Évangile que le prêtre lui avait donné et où il avait noté sur la page de garde : « Venez à moi, vous qui peinez et je vous donnerai le repos. »

Extrait de : Et la vie sera amour,
Destin et lettres du père Dimitri Klepinine,

Cerf / Le Sel de la Terre, 2005, pp.
133-137.


DERNIÈRE LETTRE DE COMPIÈGNE

De son lieu de détention, l'ancien camp militaire de Compiègne au nord de Paris, père Dimitri (« Dimski ») a écrit vingt-cinq lettres à sa femme Tamara (« Tomik ») entre le 23 mars et le 13 décembre 1943. La dernière lettre reçue par Tamara, reproduite ici, était suivie, beaucoup plus tard, d'une carte du camp de Buchenwald, écrite en allemand d’une écriture tremblante, avec son ultime bénédiction.

13 décembre 1943.

Mon Tomik tendrement aimé,

Aujourd’hui, sans qu’on s’y attende, on nous a désignés pour être transportés certainement en Allemagne. Ce départ concerne aussi Youra [Youri Skobtsov, fils de mère Marie], le père André, Anatole, Kloubov, Jdanovski, Makarov, Skolozoubov, Onikeï, Diakonov, Tkatchenko, Mezintsev et Gavrilov. J’ai pleinement conscience que s’accomplit la volonté de Dieu et que, pour moi, commence une nouvelle obédience dans l’Église. Le père Dimitri [Sobolev] reste ; on lui a envoyé son antimension, etc. Je plains Fiodor Timofeievitch [Pianov] qui se désole de notre départ. Mais comment mon Tomik va-t-il accepter cette nouvelle épreuve, telle est mon unique souffrance. Je suis sûr que la distance spirituelle ne va pas s’accroître, les frontières n’ont aucune importance. Tout aura une fin et nous serons réunis. En Allemagne, je serai en plus grande sécurité ; ici se profilaient des difficultés et on commençait à nous regarder avec suspicion. Alors que là-bas, nous allons nous perdre dans la masse de personnes inconnues.

Tamara Klepinine, Hélène et Paul en 1943

Tamara Klepinine,
Hélène et Paul en 1943
(photo envoyée
au père Dimitri à Compiègne)

Promets-moi, mon Tomik, de rassembler toutes tes forces spirituelles pour demeurer en paix et dans la certitude priante que Dieu veille sur nous. Communie souvent aux saints dons. Reste toujours parmi les gens qui peuvent t’aider. Ne laisse pas l’accablement ni l’irritation s’implanter en toi, et cours vite te confesser à un prêtre. Reste en contact avec le père Serge [Boulgakov, père spirituel du père Dimitri]. Préserve ta paix, afin que les enfants traversent cette période difficile sans une dépression qui pourrait les marquer à vie.

Et cela, aussi pour moi quand je rentrerai, afin que nous puissions commencer une vie joyeuse et active. Je reviendrai lesté d’une plus grande expérience de la vie et sans doute avec de nouvelles forces spirituelles ; mais, fatigué par l’épreuve, j’aurai aussi davantage besoin de ton soutien. Je suis sûr que tout ira bien. Console-moi par ta vaillance ; c’est là le gage de mon bien-être, car je suis prêt à tout, sauf à votre souffrance et à votre tristesse.

J’espère que notre contact va se rétablir et qu’on nous laissera écrire une carte.

Embrasse bien fort Tania [sa soeur], Sofia Véniaminovna [la mère de mère Marie], Kotia [Constantin Motchoulski, homme de lettres, grand ami des Klepinine] et tous nos amis, Aliocha B.

Mon cher Tomik bien-aimé, Ladik [leur fille Hélène], Pavlik [leur fils Paul], je vous enlace, je vous bénis. Chaque soir en me couchant, j’embrasse l’icône que tu m’as envoyée, je caresse vos photos, comme si c’était vous. Je ressens si fort votre présence, votre amour, votre sollicitude.

Le Christ est avec nous, tout le reste est tellement insignifiant en regard de son amour pour nous. Réjouissez-vous, mes oisillons, nous nous reverrons bientôt.

Votre Dimski, toujours vaillant.


Introduction aux Pages Sainte Marie Skobtsov

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Dernière mise à jour : 17-04-06