La Mère de Dieu de Ravensbrück
(Motif d'une icône brodée par Mère Marie ;
dessin de soeur Jeanne Reitlinger)
par
Sainte Marie de Paris
(Mère Marie Skobtsov)
Pour comprendre et justifier notre élan vers lhomme, notre amour du prochain, notre chemin parmi nos frères, nous avons besoin de racines authentiques, religieuses et profondes. Or, nous subissons diverses influences, qui sont autant de mises en garde.
Dun côté, il y a le monde de lhumanisme. Même si elle se fonde sur une éthique chrétienne, la philosophie humaniste néprouve aucun besoin dapprofondir sa morale des relations humaines ni de justifier celles-ci autrement que par elles-mêmes. Elle reste limitée à trois dimensions qui, à leur tour, restreignent toute lexistence.
De lautre côté, il y a le monde de lÉglise. Pour certains de ses représentants, la question de lhomme paraît secondaire face à lessentiel : la relation avec Dieu. La vie chrétienne est comprise dabord comme le rapport à Dieu ; tout le reste nest quun pseudochristianisme, une forme de " christianophilisme. "
Il convient de demeurer imperméable à ces deux influences. Car la première et ce nest pas une supposition vient dun monde privé de Dieu ; partant, elle détruit lidée même de lhomme, qui nest rien sil nest pas limage de Dieu. Quant à la seconde, elle anéantit lidée même de lÉglise, qui nest rien si elle ninclut pas lhomme comme personne, lhumanité tout entière.
Il faut non seulement ignorer ces influences, mais savoir que tous les problèmes du monde quil soit chrétien ou athée se ramènent précisément à la question de notre relation à autrui, découlent de lauthenticité, de la profondeur et de la qualité spirituelle de cette relation. Le monde sans Dieu qui est le nôtre attend du christianisme quil prononce la seule parole capable de tout guérir et réparer, de ressusciter même ce qui est mort.
Malheureusement, lâme chrétienne, depuis des siècles, souffre de je ne sais quel " protestantisme mystique ". Comme si seule la combinaison de ces deux mots avait un sens pour elle : Dieu et moi, Dieu et mon âme, Dieu et ma voie, Dieu et mon salut. Au point quaujourdhui le chrétien dirait plus facilement " Mon Père " que " Notre père ", plus naturellement " délivre-moi du mal " que " délivre-nous du mal ", " donne-moi mon pain de ce jour " que " donne-nous notre pain de ce jour ". Tout semble avoir été dit sur les chemins de lâme solitaire qui aspire à rejoindre Dieu ; les sentiers sont balisés, les dangers calculés, les abîmes sondés. On trouve facilement des guides, que ce soit parmi les anciens Pères ascétiques ou leurs épigones modernes.
Face à tout cela, il est pourtant une voie qui, au-delà de toute simplification humaniste comme de tout mépris ascétique, aspire à une relation authentiquement spirituelle avec les hommes. Mais avant den parler, essayons de comprendre sur quoi se fonde cette partie de la vie religieuse qui se limite à ces seuls mots : Dieu et mon âme.
Décider, en toute responsabilité, de faire de la vérité évangélique la référence ultime pour la vie de notre âme, cest dissiper nos doutes sur la manière de nous comporter à chaque instant de notre existence. Tout devient simple : il suffit de renoncer à ce que nous possédons, de prendre notre croix et de marcher derrière le Christ. La seule chose, en effet, que le Christ nous laisse, cest la voie pour le suivre, la croix que nous portons sur nos épaules en imitation de son cheminement vers le calvaire.
On peut, dune manière générale, affirmer que le Christ nous appelle à limiter. Même si cette imitation a pu varier selon les époques et les personnes, son sens résume toute la morale chrétienne et toutes les doctrines ascétiques. Ainsi, les ermites se retirent au désert parce que Jésus y a passé quarante jours, les ascètes jeûnent parce quIl a jeûné ; ils prient, pratiquent labstinence et observent le célibat pour suivre son exemple.
Ce nest pas par hasard que Thomas a Kempis a intitulé son livre LImitation de Jésus-Christ. Cest la devise de la morale chrétienne, le titre général que lon pourrait donner à toute la tradition ascétique. Je ne tenterai pas ici de caractériser les diverses modalités de ce chemin défini dans lÉvangile, ni les risques décart dont il est semé. Il y a en fait autant dinterprétations que de personnes et les déviations sont fatales, car lhomme est pécheur et faible.
Le point réellement important est la règle que Jésus a donnée pour ces divers chemins : la station solitaire de lâme face à Dieu, le renoncement à absolument tout, cest-à-dire, pour reprendre les mots de lÉvangile, au monde entier, à son père et à sa mère, aux proches vivants comme aux proches défunts non encore ensevelis (cf. Mt 10, 37 ; Lc 9, 60). Nue, solitaire, libérée de tout, lâme contemple la seule image du Christ. Limitant, elle hisse sa croix sur ses épaules. Et elle le suit. Pour connaître sa propre nuit sans aube à Gethsémani, son terrible Golgotha ; pour, à travers lui, conserver sa foi en la Résurrection, en la joie sans déclin de Pâques.
Ici, effectivement, tout semble se résumer à ces mots : Dieu et mon âme. Cela veut-il dire que tout le reste nappartient quà ce quil ma appelé à renoncer ? Cela signifie-t-il que rien dautre nexiste que Dieu et mon âme ? Pas tout à fait. Car lâme humaine ne se tient pas sans rien devant Dieu. Il y a certes Dieu et mon âme, mais aussi la croix que celle-ci a soulevée. Il faut la croix pour quil y ait plénitude. Et le sens de la croix est sans limite. La croix du Christ, cest larbre éternel de vie, la force invincible, lunion du ciel et de la terre, linstrument dun châtiment ignominieux.
Mais quest-ce que la croix sur le chemin de limitation de Jésus ? En quoi nos croix doivent-elles ressembler à la croix unique du Fils de lHomme ? Au Golgotha, il y avait trois croix : celle du Dieu fait homme et celles des deux larrons. Ces dernières ne sont-elles pas, dune certaine manière, le symbole de toutes les croix humaines ? Laquelle prendrons-nous ? Notre chemin de croix est inéluctable, mais nous pouvons choisir entre marcher sur la voie du larron blasphémateur et périr, ou avancer sur celle du larron qui appelle le Christ et nous retrouver aussitôt au paradis. Pendant un certain temps, le mauvais larron, qui a choisi de périr, a eu le même destin que le Fils de lHomme. Comme lui, il a été condamné, cloué sur la croix. Comme lui, il a souffert la passion. Mais cela ne veut pas dire que sa croix ait été une imitation de celle du Christ, que son chemin ait suivi celui du Christ.
Lessentiel, le plus déterminant dans cette image de la croix, cest la nécessité de laccepter librement, de la hisser sur notre dos dans un acte véritablement libre. Le Christ a pris librement sur lui les péchés du monde ; en les clouant sur la croix, Il les a rachetés et Il a vaincu lenfer et la mort. Le sens de la croix, que nous disons porter sur nos chemins, est là, dans lacceptation libre de cet exploit et de cette responsabilité : la crucifixion volontaire de nos péchés. La liberté est sur de la responsabilité. La croix nest autre que cette responsabilité librement acceptée, dans la lucidité et la sobriété.
En prenant sa croix sur ses épaules, lhomme renonce à tout. Cela signifie quil cesse dêtre une partie de ce tout, du monde naturel. Il arrête dobéir aux lois naturelles qui non seulement lui enlèvent sa responsabilité, mais le privent de sa liberté. Où est, en effet, ma responsabilité quand jagis comme me lordonnent les lois invincibles de ma nature ? Où est ma liberté si je suis tout entier soumis à ces lois ?
Or, voici que le Fils de lHomme nous a montré, à nous ses frères par la chair, un chemin surnaturel, une voie non pas humaine mais divino-humaine, un chemin de liberté et de responsabilité. Il nous a dit que limage de Dieu, qui est en nous, fait de nous aussi des hommes-dieux et nous appelle à cette divinisation. Cela afin que, hissant en toute liberté et responsabilité notre croix sur notre épaule, nous devenions véritablement fils de Dieu. Marcher librement vers le Golgotha voilà en quoi consiste la véritable imitation de Jésus-Christ.
Là, on dirait que sépuisent toutes les possibilités de lâme humaine et que la formule " Dieu et mon âme " embrasse le monde entier. Comme si tout le reste, tout ce à quoi jai renoncé, nétait plus, de facto, quun obstacle alourdissant ma croix. Comme si toutes mes souffrances, ma maladie, mon chagrin, mon deuil, mon attitude envers autrui, ma vocation et mon labeur, nétaient que des détails sur ma propre voie vers Dieu, mon propre cheminement sur les traces du Christ. Bref, comme si tous ces éléments nétaient pas des fins en soi, mais des moyens, des " pierres " pour aiguiser mon âme, des formes dexercices pieux et souvent difficiles, des spécificités de mon propre cheminement.
Si ce modèle est bien vrai, alors le problème est réglé. On peut simplement le faire varier à linfini, selon les particularités de chacun, les époques et les cultures. Tout devient clair : il ny a que Dieu et mon âme qui porte sa croix. Une relation dans laquelle saffirment une grande liberté spirituelle, une activité, une responsabilité. Et cest tout.
Je pense quil est logique, lorsquon est imprégné de mystique protestante de marcher sur cette voie-là. Et il me semble que ce qui reste de vie spirituelle dans le monde actuel est fortement contaminé par cette mystique protestante, particularisante et individualisante. En celle-ci, il ny a pas de place pour lÉglise, la " catholicité ", une appréhension divino-humaine de la voie chrétienne. Ces quelques principes lui suffisent : des millions dhumains naissent, certains dentre eux entendent lappel du Christ à renoncer à tout, à prendre leur croix et à le suivre, ils lui obéissent dans la mesure de leurs forces, de leur foi, de leur effort personnel. Ils sont ainsi sauvés, car ils rencontrent le Christ et peuvent, en quelque sorte, unir leur vie à la sienne. Du coup, tout le reste, tout ce qui excède ces principes, apparaît comme une sorte dajout purement humain, une adaptation des principes chrétiens fondamentaux aux domaines extérieurs de la vie. Bref, un pseudo-christianisme qui nest pas mauvais en soi, mais qui est superfétatoire dans la mesure où il est dépourvu de racines mystiques.
Dans la perspective de cette " mystique protestante ", la croix du Golgotha est la croix du Fils de lHomme, les croix des brigands sont des croix de brigands, quant à nos croix personnelles, elles ne sont justement que personnelles, éléments dune forêt infinie de croix individuelles en mouvement vers le Royaume des Cieux. Et cest tout.
Jai visité récemment un cimetière militaire : des centaines de croix identiques, en rangs serrés, occupaient lessentiel de lespace. Sur chaque tombe, une croix, ou plutôt un glaive, une épée en forme de croix, la lame plantée dans la terre, la poignée et la croisière constituant la partie supérieure. La croix était devenue épée, lépée une croix. Cette association croix-épée est connue depuis le Moyen Âge. On faisait la croisière large pour rappeler la croix et des reliques étaient placées dans la poignée. Des écrits ont immortalisé le mariage entre ces deux mots, si courts mais si énormes ; beaucoup ont joué avec eux, pour justifier les guerres et la violence.
Fréquent, le rapprochement entre lépée et la croix prend, dans lÉvangile, une signification toute différente du sens commun. " Un glaive te transpercera le cur ", dit le Christ en désignant lépée à double tranchant de la Mère de Dieu (Lc 2, 35). On voit bien là la différence. Quand nos hommes de plume écrivent " croix et épée ", la croix symbolise une manière passive dendurer les souffrances, alors que lépée renvoie à laction. Dans lÉvangile, cest linverse. Dun côté, la croix est levée librement, cest-à-dire activement, par le Fils de lHomme. De lautre, lépée, qui fend le cur et passe inéluctablement au travers de notre âme, symbolise la souffrance non pas choisie librement, mais endurée passivement. Si la croix du Christ, acceptée librement, devient pour la Mère de Dieu une épée à double tranchant qui transperce son cur, ce nest pas parce quelle la choisie librement, mais parce quelle ne peut pas ne pas souffrir des souffrances de son Fils.
Cette épée à double tranchant nest pas uniquement liée au destin de la Mère de Dieu ; elle nous apprend à tous quelque chose et nous engage tous. Pour saisir cela, il nous faut comprendre la voie de Marie sur terre, bien voir ce quelle a à la fois dexceptionnel et de commun.
LÉglise orthodoxe porte, au plus profond de sa conscience, le mystère de la Mère de Dieu. Elle voit en elle non seulement la mère souffrante au pied de la croix de son Fils, mais aussi la Reine du ciel, " plus vénérable que les chérubins et incomparablement plus glorieuse que les séraphins. " Elle considère la Vierge, descendante de la tribu de Juda et fille de David, comme la mère de tout être vivant, lincarnation personnelle de lÉglise, le corps humain du Christ. Avec son voile, la Mère de Dieu couvre la terre et devient, elle-même, la " Terre-mère humide ". Une image qui, associée à la réflexion sur la croix, revêt un sens nouveau. La terre du Golgotha transpercée par la croix, inondée par le sang, nest-elle pas le cur maternel traversé par lépée ? Oui, la croix du Golgotha transperce lâme de la Terre-mère.
Si lon considère la Mère de Dieu uniquement du point de vue de son cheminement terrestre, cest-à-dire sur le plan où il peut être question dune " imitation ", tout ce que nous venons de dire devrait suffire à lâme chrétienne pour comprendre les possibilités qui souvrent à elle. Car cest précisément sur cette voie de la maternité quil nous faut chercher une justification et une consolidation de nos espoirs, trouver le sens mystique dune authentique relation à autrui, impossible en dehors delle.
On peut affirmer quune relation authentiquement religieuse avec lhomme dans sa totalité, dans toutes ses particularités individuelles, ne souvre véritablement à nous que lorsquelle est éclairée, sanctifiée par la voie de la Mère de Dieu, quelle suit ses traces ; elle est alors littéralement illuminée par elle.
Le plus important est de bien sentir ce quest le Golgotha pour la Mère de Dieu. Le Christ souffre sa passion volontaire. Marie souffre involontairement avec lui. Il porte les péchés du monde. Elle collabore avec lui, compatit. Il est crucifié dans sa chair. Elle est crucifiée avec lui.
Telle est la mesure des souffrances du Golgotha : la croix du Fils, dans toute son ampleur et sa charge, devient une épée à double tranchant qui transperce le cur de la Mère de Dieu. Par leur démesure, les souffrances du Christ et celles de Marie sont égales. La seule différence, cest que les souffrances du Fils sont actives, libres et volontaires, alors que celles de la Mère de Dieu sont passives, inéluctables.
Au Golgotha, les paroles de lAnnonciation " Voici la servante du Seigneur " ne sonnent pas comme une victoire, car lidée qui laccompagne " toutes les générations me diront bienheureuse " y est occultée. Au Golgotha, Marie est la servante du Fils de Dieu souffrant, esclave elle-même de ses propres souffrances. Cest la même obéissance que le jour de la Bonne Nouvelle, la même participation à la construction de la maison de Dieu, mais là où lAnnonciation annonçait la Nativité et participait aux hymnes angéliques " Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre, bienveillance parmi les hommes " le Golgotha est, lui, une participation à la souffrance inéluctable et éternelle, à la kénose de Dieu. Les pierres et les rochers se sont fendus, la terre a tremblé, le voile du Temple sest déchiré en deux, larme cruciforme a transpercé le cur de la Mère, le Fils a remis son esprit entre les mains du Père.
Certes, la Mère de Dieu a eu son propre destin, sa propre croix. Mais a-t-elle librement choisi et hissé cette croix sur ses épaules ? Il me semble plutôt que son destin était la croix du Fils, devenue épée transperçant son cur. Tout le mystère de Marie est dans cette fusion avec le destin de son Fils, depuis lAnnonciation et la Nativité jusquà la glorification éternelle et céleste de lAscension, en passant par le Golgotha et la Résurrection. Avec toujours cette même obéissance : " Que ta volonté soit faite. " La servante sest ouverte au destin de son Seigneur, à sa croix transperçante. Même si cela a eu lieu au Golgotha, en lan 33 de notre ère, il en sera éternellement ainsi. Car éternel est le Golgotha du Fils de lHomme, éternelle sa passion, éternelles enfin les souffrances causées par lépée qui transperce le cur de sa mère.
Il y a beaucoup déléments dans cette passion maternelle ; nous pouvons aujourdhui les distinguer, les reconnaître et en tirer des conclusions sur nos propres souffrances humaines.
Tout dabord nous voyons lhumanité du Christ, lÉglise du Christ, le corps du Christ, dont Marie est la Mère. Cette expression ne relève pas dun lyrisme pieux ; elle correspond à la notion même dÉglise comme corps du Christ. Ainsi, la Mère éprouve envers lÉglise ce quelle éprouve envers son Fils. Mère de lhumanité divine lÉglise elle est, aujourdhui encore, transpercée par les souffrances du corps du Christ, par les souffrances de chacun des membres de ce corps. Autrement dit, les croix innombrables que lhumanité hisse sur ses épaules pour suivre le Christ se transforment en autant dépées qui, éternellement, transpercent son cur de mère. Marie continue à compatir, à souffrir avec toute âme humaine, comme au jour du Golgotha. Cest là le plus important. La Mère de Dieu sera toujours avec nous sur notre chemin de croix. Elle se tient tout près de nous ; chacune de nos croix est son épée.
Mais il y a autre chose de tout aussi essentiel : lhomme nest pas seulement limage de Dieu, licône de la divinité, le frère par la chair du Dieu fait homme, déifié, honoré par lui dune croix et, dans ce sens, fils de la Mère de Dieu. Chaque homme est aussi limage de la Mère de Dieu, qui conçoit en elle le Christ par le Saint-Esprit. Ainsi, dans son être intérieur, chaque homme est licône de la Mère de Dieu avec lEnfant, la manifestation du mystère de la divino-humanité. On le comprend facilement en regardant comment lhumanité vétéro-testamentaire sest préparée à cette naissance virginale, comment lenfantement du Verbe a récapitulé toutes les promesses de Dieu.
La Vierge Marie était pleinement associée à cette attente de lenfantement de Dieu, dans la maison de David, tribu de Juda et semence dAbraham. Et nous, lÉglise du Nouveau Testament, issue de lAncien, nous navons rien perdu de cette potentialité. Au point que nous pouvons parler de la participation physique de lhumanité, et donc de chacun de nous, à la naissance du Fils de Dieu. Léquivalence entre les expressions " Fils de Dieu " et " Fils de lHomme " le prouve : lhomme a enfanté Dieu.
Lâme humaine unit en elle deux images originelles : limage du Fils de Dieu et celle de la Mère de Dieu. Toutes deux sont des symboles éternels vers lesquels lâme soriente dans son cheminement spirituel. Autrement dit, lâme doit participer non seulement au destin du Fils, mais aussi à celui de la Mère. Elle doit imiter non seulement le Fils, mais aussi sa Mère. Cela signifie quelle doit non seulement prendre sa croix, volontairement choisie, mais aussi accepter le mystère de la croix devenue épée, reçue et non choisie. Dune part, la croix du Golgotha doit transpercer, telle une épée, chaque âme humaine, être vécue comme une compassion, une participation aux souffrances du Fils de lHomme. Dautre part, lâme doit accepter les épées que sont les croix de ses frères.
Si lhomme, ainsi, est à la fois limage de Dieu et celle de la Mère de Dieu, il doit voir dans autrui ces deux images. Maternelle, lâme humaine reçoit lannonce de la Nativité, enfante le Christ et, surtout, apprend à voir le Christ dans les autres hommes. Partant, elle commence à les considérer comme ses propres enfants, à les adopter. Lidéal, la limite ultime dun tel mode de relation, cest de voir dans autrui à la fois Dieu et le Fils.
Cette limite suprême, il est clair que seule la Mère de Dieu a pu latteindre. Mais, dans la mesure où nous devons nous efforcer de marcher sur ses traces et où son image est limage de notre âme, nous devons voir également dans autrui à la fois Dieu et le Fils. Dieu, parce que chaque homme a été créé à son image et à sa ressemblance ; le Fils, parce que, en faisant naître le Christ en elle, lâme humaine intègre tout le corps du Christ, toute la divino-humanité et chaque homme en particulier.
Si, dans son cheminement axé sur limitation de Dieu, lhomme porte une croix volontaire, son cur doit aussi être transpercé par lépée, non choisie et à double tranchant, que constitue la croix des autres. La croix de mon prochain doit être lépée qui me transperce lâme. Je dois compatir, participer à ses souffrances. Cette épée, je ne la choisis pas ; cest mon prochain qui la choisie, en la hissant comme une croix sur ses épaules. En se conformant à son image première la Mère de Dieu lâme humaine monte sur le Golgotha, sur les traces de son Fils ; elle ne peut éviter dêtre inondée par son sang.
Voilà, à mon avis, les véritables bases mystiques de la relation à autrui. Cette maternité à laquelle nous sommes appelés ne doit pas nous faire verser dans lorgueil, car la mère nest pas supérieure à son enfant cest même quelquefois le contraire. Il nest pas question ici dexploit spirituel. La maternité exprime seulement lhumble et obéissant désir de participer au calvaire de lautre, daccepter cette passion involontaire, douvrir son cur aux coups de lépée à double tranchant. Et, pour le dire plus simplement encore, la maternité est amour.
Ce nest pas pour alourdir notre croix, ni pour accomplir un exploit personnel ou un devoir, ni encore pour développer nos vertus que nous devons être et agir ainsi envers autrui. Cette attitude dérive seulement de notre capacité à déceler en lautre limage de Dieu, de notre désir de ladopter. Devoir, vertu, piété nont rien à faire ici.
La Mère de Dieu, qui est aussi la source de tous les exploits damour, nous apprend à accepter humblement la croix des autres. Elle appelle chacun de nous à répéter après elle, même inondée de sang et le cur transpercé : " Voici la servante du Seigneur. " Telle est la mesure de lamour, la limite vers laquelle doit tendre lâme humaine ; on peut même dire que cest la seule attitude possible et vraiment humaine de lhomme envers son prochain. Ce nest que lorsquon assume la croix des autres, les doutes, le deuil, les tentations, les chutes, les péchés dautrui, que lon peut parler dune attitude convenable envers son prochain.
De même que le Christ est le seul à avoir porté dignement sa croix en ce monde, la Mère de Dieu, debout au pied de la croix, est la seule à avoir accepté dignement lépée transperçante que constitue la croix dautrui. À la sainteté unique du Christ répond ainsi la sainteté éternelle et incommensurable de Marie. Partant, toute autre attitude envers la croix et lépée est un péché, et cela quel quen soit le degré, des rares fléchissements de lascète au rejet total de lapostat. Nous devons être très vigilants, attentifs à nos péchés, qui sont toujours, naturellement, des péchés contre lhomme à limage de Dieu, contre la croix de Dieu et toutes les croix dautrui que nous naurons pas acceptées dans nos curs comme autant dépées à double tranchant.
Mais comment contenir les innombrables glaives de toute lhumanité, quand nous avons limpression que notre cur nest même pas assez large pour accepter la seule épée du plus proche, du plus aimé de nos frères ? Cette question, véritable réaction dautodéfense contre les pesanteurs qui nous viennent de partout, est naturelle. Cest le message même de la loi naturelle venue simmiscer dans le domaine surnaturel de la vie spirituelle, et qui nous dit " Porte ta croix dignement, volontairement, honnêtement, en ouvrant de temps à autre ton cur aux croix-épées de tes proches, et cela suffira. "
Au regard de la loi naturelle, la croix-épée de la Mère de Dieu nest pas moins tentation et folie que la croix du Christ. Pour le chrétien, au contraire, la croix, mais aussi la croix devenue épée, doit être une force et une sagesse en Dieu. Cela, sans égards pour lévaluation plus ou moins raisonnable que lon aura fait de ses forces.
Osons le dire : tout ce qui nest pas plénitude de la croix assumée et de lépée acceptée, est péché. Faire de la croix et de lépée la mesure de nos rapports à autrui, cest découvrir que toutes nos relations sont péché. Péché nos rapports avec ceux, lointains, en qui nous ne voyons pas limage de Dieu et que nous ne tentons pas dadopter. Péché aussi nos rapports avec ceux que nous servons et aidons, mais sans être blessés par eux, sans tenir le poids de leur croix comme une épée dans notre cur. Péché encore nos relations avec nos proches, ceux qui quelquefois nous émeuvent, en qui nous voyons limage de Dieu et que nous prenons en nous, mais le plus souvent juste pendant quelques instants de notre vie avant de retomber dans une coupable indifférence. Péché enfin notre attitude envers lhomme parmi les hommes, le Fils de lHomme, car nous vivons rarement sa croix comme une épée qui nous transperce le cur.
Mais quest-ce donc qui nous empêche davoir cette vraie relation avec autrui ? Quest-ce qui rend notre rapport à lautre coupable et indigne ? La réponse est simple. Cest le fait que nous obéissons à des lois naturelles, que nous calculons nos forces naturelles en oubliant que, sur la voie chrétienne, nos forces sont surnaturelles et donc inépuisables. Disons-le nettement : cest notre manque de foi qui nous fait obstacle.
Dans la vie chrétienne, il doit y avoir non seulement la folie de la croix, mais aussi la folie de lépée. Non seulement la crucifixion, mais aussi la participation à la crucifixion dautrui, la station au Golgotha, au pied de chaque croix humaine. Lâme chrétienne doit être filiale et porteuse de croix, mais aussi maternelle et réceptrice de lépée.
Quil est terrible de regarder et de mesurer sa vie à la lumière de sa fidélité à cette croix-épée ! On ne voit que chutes, trahisons, froideur, indifférence. Dans chaque rapport à autrui, péché et encore péché. Toujours selon les lois du monde, jamais selon limage de Dieu. Toujours avec ma raison sournoise qui ne cesse de suggérer la nécessité des lois naturelles, limpossibilité de la croix, le poids insupportable de lépée. Comment faire pour que le mot croix ne soit plus ni folie ni tentation ?
Le Fils de Dieu, image originelle et éternelle de toute âme humaine, priait ainsi le Père : " Que ta volonté soit faite. " Sa Mère disait la même chose : " Voici la servante du Seigneur. " Cest, si nous y descendons, ce que nous trouvons au plus profond de notre cur, à la fois image de Dieu et image de la Mère de Dieu, filial et maternel dans sa substance spirituelle. Et cela nous donne quelques forces, pas parce que cela nous délivre du péché dans nos relations à Dieu et aux hommes, mais parce quau moins nous le ressentons comme un péché et non comme un état naturel justifié par la raison et la nature.
Publié dans la revue Put (en russe), 1939.
Extrait de Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère.
© Les Éditions du Cerf et Le Sel de la Terre, 2001.
Reproduit avec autorisation.
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Dernière mise à jour : 31-09-01