Notre-Dame-de-Toute-Protection
Fresque de Mère Marie
par
Mère Marie Skobtsov
Jésus lui dit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable. Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 22, 37-39).
Il existe, dans le christianisme, une propension à recommander lapprofondissement de soi, le détachement, la station solitaire de lâme devant Dieu. Cest notamment le cas au moment des grandes catastrophes historiques. Aujourdhui, cette tendance semble se manifester à nouveau avec beaucoup dintensité. Il en résulte une situation très étrange. Dune part, les diverses formes du mal convergent pour renforcer la puissance du collectif, de la masse, et rendre dérisoire, insignifiante, lâme humaine dans son unicité. Dautre part, des âmes chrétiennes, déjà dispersées et désunies, senfoncent encore plus dans cette dispersion et cette désunion. Au point que le monde devient pour elles un mauvais mirage, quil ne reste plus comme réalité que Dieu et lâme solitaire, frémissante devant lui.
Cet état desprit me semble scandaleux et redoutable, tant pour chaque personne en particulier que pour lÉglise tout entière. Nous devons absolument nous élever de toutes nos forces contre cette attitude, éveiller les hommes les uns aux autres, les appeler à une présence communiante devant Dieu, les amener à porter ensemble leurs peines et à dénoncer ensemble les scandales. Un tel appel est justifié. Nous pouvons facilement lui donner les fondements les plus irréfutables ; il suffit pour cela de puiser dans les différents champs de lexistence chrétienne.
Je voudrais commencer par ce qui est ressenti comme le domaine le plus personnel et le plus secret de lêtre, celui du face-à-face solitaire de lâme avec Dieu : la prière orthodoxe. Dans la mesure où leur caractère non individuel va de soi, je laisserai de côté les prières communautaires prononcées durant les offices et la liturgie. Je mattacherai aux prières personnelles que tous connaissent, celles que lon fait chez soi, derrière les portes closes. Il sagit de la série traditionnelle des prières du matin et du soir, quon peut trouver dans nimporte quel livre de prières et auxquelles nous sommes habitués depuis lenfance.
Dans ces textes, que découvrons-nous ? Une prédominance très nette de la première personne du pluriel (nous) sur la première personne du singulier (moi). Les premières commencent ainsi :
" Gloire à toi, notre Dieu, gloire à toi. " Linvocation au Saint-Esprit, " Roi céleste ", se termine par ces mots : " Viens et demeure en nous, purifie-nous de toute souillure et sauve nos âmes, toi qui est bonté. " Le Trisagion sachève par : " Aie pitié de nous. Seigneur, purifie-nous de nos péchés. Maître pardonne nos iniquités. Saint, visite-nous et guéris nos infirmités... " Vient alors la prière du Seigneur qui commence par " Notre Père ", et demande ensuite : " Donne-nous aujourdhui notre pain quotidien, pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du malin. "
Dans les prières du matin, le pluriel est tout aussi net et fréquent : " Nous nous prosternons devant toi et nous écrions : Aie pitié de nous... Nous tinvoquons dans la nuit... Venez, adorons notre roi et Dieu... Accepte nos prières... Purifie-nous... Accorde-nous... Que nous soyons trouvés prêts... Car tu as enfanté le Sauveur de nos âmes...
Il en va de même des prières pour les vivants et les morts ainsi que des prières du soir ; là aussi, on prie non pour soi-même mais pour les autres. On peut donc dire que ce quil y a de plus personnel et de plus secret dans la vie dun orthodoxe se trouve entièrement pénétré par le sentiment dune communion avec tous, par lexpérience de la " catholicité " (sobornost) caractéristique de lÉglise orthodoxe. Cest là quelque chose de très significatif et qui mérite réflexion.
Ce qui vaut pour les prières privées vaut bien sûr, également, pour la prière communautaire. Nul besoin ici de sétendre. Ainsi un prêtre seul ne peut célébrer la liturgie ; il faut la présence dau moins un fidèle, qui symbolise alors tout le peuple. Car le " mystère " de leucharistie est uvre commune de lÉglise ; il est accompli au nom de tous et pour tous.
Oublier ces éléments fondamentaux de leur foi reviendrait pour les orthodoxes à succomber à une forme de tentation protestante. Dans lÉglise orthodoxe, lhomme nest pas solitaire. Il ne suit pas individuellement le chemin du salut. Membre du Corps du Sauveur, il partage le destin de ses frères en Christ, se justifie par les justes, est responsable pour les pécheurs. LÉglise orthodoxe nest pas un lieu de présence solitaire devant Dieu, mais un lieu de communion qui lie tous les fidèles par lamour du Christ et lamour du prochain. Et cela nest pas une invention de théologiens et de philosophes, mais le précepte rigoureux de lÉvangile, tel quil a été vécu dans lexpérience séculaire de lÉglise. On le voit bien avec des auteurs comme Khomiakov, Dostoïevski, Soloviev, qui ont proclamé ces vérités dans les milieux cultivés de la société russe : leurs propos reposent sur la parole même de Dieu, le commandement explicite du Sauveur. Ce nest quen les intégrant dans le commandement " bi-unitaire " de lamour pour Dieu et de lamour du prochain que le chrétien orthodoxe peut accomplir, rendre réels, les principes de sa foi.
Cette " bi-unité ", certes, na rien dévident. Son équilibre est fragile et difficile à garder ; il a dailleurs été plus ou moins perdu pendant des époques entières, notamment dans les périodes de catastrophe et débranlement universel. Dans ladversité, lhomme, atterré, tend à chercher à sabriter, à se cacher, à rompre tout lien avec le monde chancelant qui lentoure. Il a limpression quen se souvenant de Dieu et en se réfugiant à lintérieur de lui-même, il pourra échapper aux calamités, sauver son âme et demeurer pur au milieu de la souillure généralisée.
À cet homme, il faut inlassablement répéter les paroles de lapôtre Jean sur les hypocrites, qui prétendent aimer Dieu sans aimer lhomme : " Comment peuvent-ils aimer Dieu quils ne voient pas et haïr leur frère qui se trouve auprès deux ? " (1 Jn 4, 20). Dans lidée du Christ, obéir au commandement de lamour du prochain, cest donner son âme pour ses amis. [...] Pour accomplir cette volonté, lapôtre Paul nhésite pas à affirmer quil voudrait être séparé du Sauveur pour que ses frères soient sauvés (Rm 9, 3) ; il parle là du sacrifice de son âme, et pas seulement de sa vie.
Mais il est un autre point, tout aussi décisif pour lattitude que le Christ attend de nous envers notre prochain. Il sagit, bien sûr, des paroles du Seigneur sur le Jugement dernier (Mt 25, 31-45). À cette heure redoutable, lhomme aura à dire non pas comment il a sauvé son âme par un exploit solitaire, mais quelle a été son attitude envers son prochain, sil la visité en prison, nourri quand il avait faim, consolé... Autrement dit, sil a aimé son frère, vu dans cet amour le commandement fondamental du Christ. Se souvenir de son frère dans la prière, cest bien, mais cela ne suffit pas pour être justifié. On ne peut être justifié que par lamour actif, en donnant son âme pour ses amis, dans loubli de soi-même.
Que signifie donner son âme pour ses amis ? Quelle est la mesure suprême de lamour sacrificiel ? Au-delà des indications particulières de lÉvangile, cest uvre entière du Christ sur la terre qui nous donne la réponse. " Dieu a tant aimé le monde quIl a donné son Fils unique " Jn 3, 16). Le Christ nous appelle à ce même amour. On ne peut suivre le Christ sans participer, ne serait-ce quun minimum, à cet " exploit " du sacrifice damour. Le disciple du Christ, cest celui qui aime le monde, donne son âme pour autrui, accepte même dêtre séparé du Christ pour le salut de ses frères. À linverse, lhomme qui suit le chemin de légoïsme fut-il " sacré " ne soccupe que de son propre salut, ne se sent pas responsable de la souffrance et du péché du monde, celui-là nentend pas ce que dit le Seigneur et ne comprend pas pourquoi le Christ a assumé le sacrifice du Golgotha.
Certes, il nest pas rare que ceux qui suivent la voie du salut individuel sadonnent à certaines pratiques en apparence vertueuses : nourrir les vagabonds, assister les pauvres, etc. Mais ils ne le font que comme un entraînement ascétique, un exercice utile à leur propre âme. Or, ce nest évidemment pas ce genre damour que lÉvangile nous enseigne, et ce nest pas dans un tel exercice que le Christ fut crucifié.
Lamour du Christ, dont nous héritons, est un authentique amour sacrificiel : cest le don total de lâme, non pour la retrouver avec des intérêts, à mon profit, mais pour le bénéfice unique du prochain en qui se révèle par la grâce même de ce don damour limage de Dieu.
Mais, attention ! Ce que nous venons de dire ne signifie pas quil faille raisonner ainsi : " Puisque le Christ nous a donné la certitude que nous le rencontrons dans chaque pauvre, témoignons de lamour à celui qui, sous lapparence de la pauvreté, nest en réalité autre que le Roi céleste qui ne gaspillera pas nos dons, mais nous les rendra au centuple. " Non ! Si le Christ est bien présent et souffre bien en lui, le pauvre, le malheureux nen est pas moins réellement lui-même, dans la réalité de sa pauvreté et de sa misère. Nous devons accueillir le pauvre au nom de lamour du Christ ; non parce que nous obtiendrons ainsi une récompense, mais parce que lamour sacrificiel du Christ nous embrase, que nous nous unissons au Christ dans cet amour, que nous participons à sa souffrance sur la croix, que nous souffrons non pour notre purification et notre salut, mais réellement pour lautre, le pauvre, le malheureux, pour que nos souffrances allègent les siennes. Nous ne pouvons pas aimer sacrificiellement en notre propre nom, mais seulement au nom du Christ, au nom de limage de Dieu qui se révèle à nous dans chaque homme.
Peut-être nous reprochera-t-on davoir isolé ces préceptes dune manière tendancieuse. Les hérétiques et les sectaires nous le savons démontrent toujours la justesse de leurs positions par des textes de lÉvangile. Sans doute devrions-nous avancer dautres éléments pour prouver lexistence de cette interprétation à toutes les époques de lorthodoxie, sa présence chez les Pères de lÉglise, par exemple dans la Philocalie.
Cest possible, mais avec quelques réserves. Car la Philocalie, faut-il le rappeler, nest pas lÉcriture révélation inspirée par Dieu mais une uvre dhommes, saints mais néanmoins hommes. Dautre part, les textes quelle regroupe ne sont pas intégraux, mais des extraits choisis sur les pratiques solitaires de lascèse. Il nest donc pas étonnant que les thèmes qui nous intéressent ici soient très peu présents.
Ainsi, dans le premier tome de la Philocalie, la question de lattitude envers le prochain occupe seulement deux pages sur plus de six cents ; dans le second volume, seulement trois pages sur sept cent cinquante. Une proportion, on le voit, bien différente de celle quon observe dans les Évangiles ou les Épîtres. Tout le reste, dailleurs, est loin de se rapporter directement au commandement de lamour de Dieu ; les trois quarts traitent de la lutte contre la gourmandise, la luxure et les autres passions.
Mais revenons un instant sur les textes de la Philocalie concernant lamour du prochain. Si certains sont totalement brûlants, dautres, en contradiction avec ce feu, ne sont pas sans susciter perplexité et embarras. [...] Ainsi Macaire le Grand (env. 300-390) raconte : " Un ancien demanda à abba Sérapion : "Par charité, dis-moi comment tu te vois." Abba Sérapion répondit : "Je ressemble à quelquun qui se trouve sur une tour et, regardant à lextérieur, fait signe aux passants pour quils séloignent." Et lancien, alors, de dire : "Moi, je me vois comme si je métais entouré dune clôture et lavais fermée avec des gonds de fer, de sorte que lorsque quelquun frappe, je nentends pas qui est là, doù il vient, ce quil désire ou comment il est, et je nouvre pas jusquà ce quil soit parti." " Plus loin, le même Macaire écrit : " Lhomme qui considère ses péchés na plus de langue pour parler avec qui que ce soit. "
Autre exemple : Antoine le Grand (251-356) sentretenait avec un frère qui estimait quil nétait pas nécessaire de sortir du monde pour être sauvé. Soucieux de lavertir des dangers qui le menaçaient, Antoine lui demanda : " Dis-moi, mon fils, taffliges-tu avec ceux qui sont dans la peine et te réjouis-tu avec eux lorsquils sont dans la joie ? " Lautre avoua quil éprouvait ces deux sentiments. Alors, lancien lui dit : " Sache que tu partageras aussi dans le siècle futur le sort de ceux dont tu partages la joie et la peine dans cette vie. "
Chez Évagre (346-399), on trouve des textes difficilement conciliables. Dun côté, il écrit : " Mieux vaut se trouver dans la multitude avec amour que seul dans une grotte avec de la haine. " Mais en même temps, dun autre côté, il énumère " cinq opérations à laide desquelles on obtient la bienveillance de Dieu : la prière pure, le chant des psaumes, la lecture des Saintes Écritures, le souvenir affligé de ses péchés, le travail manuel. " La pensée de la foule où il faut se tenir avec amour semble ici avoir totalement disparu.
Dune manière générale, les énumérations de ce genre, très fréquentes dans la Philocalie, ne concernent presque jamais lamour du prochain. Ainsi ces textes des saints Barsanuphe et Jean de Gaza (VIe s.) : " Deviens comme mort pour tout homme et tu seras un véritable pèlerin " ; " Chacun aime son prochain à sa mesure. La mesure de lamour parfait, cest, en raison de lamour pour Dieu, daimer son prochain comme soi-même. Certains, pourtant, à cause dun amour déraisonnable pour leur prochain et de fréquentes conversations, risquent de se perdre. Il convient donc de bien comprendre ce que doit être la mesure de lamour mutuel : ne pas se calomnier les uns les autres, ne pas se haïr et se dénigrer, ne pas chercher uniquement son intérêt, ne pas aimer autrui pour sa beauté physique, ne pas rester ensemble sans une stricte nécessité, ne pas se laisser aller à la témérité qui détruirait tous les fruits de la vie monastique et rendrait le monde semblable à un arbre desséché. " Nous trouvons là les attitudes quil ne faut pas prendre envers le prochain, mais pas un mot sur lamour que nous devons avoir pour lui.
Cela dit, soyons juste. Il y a aussi dans la Philocalie des textes qui découlent entièrement de lenseignement du Christ sur la nécessité de donner son âme pour le prochain. Même Macaire le Grand le dit : " À ceux qui ont été jugés dignes de devenir enfants de Dieu et de naître den-haut de lEsprit saint, il arrive de pleurer et de saffliger pour le genre humain ; ils prient pour lAdam total en versant des larmes, embrasés quils sont damour spirituel pour lhumanité. Parfois aussi leur esprit senflamme dune telle joie et dun tel amour que, si cétait possible, ils prendraient tous les hommes dans leur cur, sans distinguer les mauvais des bons. Parfois encore, dans lhumilité de lesprit, ils sabaissent tellement devant chaque homme quils se considèrent comme les derniers et les moindres de tous. "
De son côté, saint Jean Cassien (env. 350-435) écrit : " Ne pas avoir de compassion pour les péchés dautrui, mais prononcer sur eux un jugement sévère, cest un signe évident que lâme nest pas encore purifiée des mauvaises passions. "
Particulièrement remarquables sont les pensées de saint Nil le Sinaïte : " Il convient de prier, en imitation de lexistence angélique, non seulement pour sa propre purification, mais aussi pour la purification de tous les hommes " ; " Heureux le moine qui considère tout homme comme Dieu après Dieu. Heureux le moine qui regarde laccomplissement du salut des autres et le progrès de tous comme les siens propres. Heureux le moine qui se considère comme le rebut de tous. Le moine est celui qui, en se séparant de tous, devient uni à tous. Le moine est celui qui sait quil est avec tous et considère chacun comme soi-même " ; " Ne préfère rien à lamour du prochain, sauf dans le cas où il tamènerait à dédaigner lamour de Dieu. "
Le même esprit souffle dans les paroles dÉphrem le Syrien (306 env.-373) : " Le sens de la demande : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", cest que nous nous unissions les uns aux autres dans labsence denvie, dans la simplicité, lamour, la paix, la joie ; cest que nous considérions le succès de notre prochain comme notre propre gain, ses faiblesses, ses manques et ses peines comme notre propre blessure. Car il est dit : "Ne cherchez pas votre intérêt mais lintérêt mutuel" (Ph 2, 4). Cest ainsi, par la compassion réciproque et surtout celle des bien-portants envers les malades, que nous serons capables daccomplir les commandements du Christ " ; " Le signe de lesprit dhumilité, cest de satisfaire des deux mains les besoins du frère, comme si cétait toi-même qui recevais une aide " ; " Prenons soin dacquérir les biens éternels qui nous sont promis. Ayons ce soin avant que la nuit vienne et que le marché ne ferme. Faisons-nous, parmi les pauvres et les indigents, des amis pour la vie den haut. Achetons chez eux de lhuile... Car ceux qui, ici-bas, vendent lhuile pour les lampes den haut, ce sont les veuves, les orphelins, les malades, les infirmes, les boiteux, les aveugles, tous les pauvres qui se tiennent aux portes des églises. "
Jaimerais finalement compléter ces textes par quelques citations de saint Isaac le Syrien (VIIe s.) : " Voici le signe de la perfection, comme lont prouvé Moïse, Paul rempli de ferveur et les autres apôtres : si, dix fois par jour, on vous livre au feu pour lamour du prochain, vous ne serez pas encore satisfait. Dieu a livré son Fils à la mort sur la croix pour lamour de la créature. Et sil avait eu quelque chose dencore plus précieux, il nous laurait aussi donné, afin de sauver par là même le genre humain. Tous les saints imitent cela et, pour parvenir à la perfection, cherchent à se rendre semblables à Dieu par lamour total du prochain " ; " Personne na le droit de dire quil progresse spirituellement dans lamour du prochain sil en néglige la dimension qui, à la mesure de ses forces et selon les urgences du temps et du lieu, doit saccomplir corporellement. Car seul cet effort corporel apporte la certitude que lamour parfait existe dans un homme. Cest lorsque, selon nos possibilités, nous sommes fidèles et vrais sur ce plan que notre âme reçoit la force daccéder en des pensées simples et incomparables aux plus hautes et divines contemplations.
Ces paroles justifient pleinement non seulement lamour actif, mais aussi les possibilités datteindre " aux plus hautes et divines contemplations " par la voie de lamour du prochain. Et cela non pas verbalement, mais de la manière la plus concrète qui soit. Là se trouve la clé du mystère de la communion humaine comme voie spirituelle.
Pour terminer, voici encore deux textes du même Isaac le Syrien : " Lhomme véritablement miséricordieux ne fait pas seulement laumône avec ce qui lui appartient, mais il supporte avec joie linjustice que les autres lui infligent et il leur fait miséricorde. Est vraiment miséricordieux celui qui sacrifie son âme pour son frère et non pas celui qui, par laumône, fait la charité à son frère. "
" Laisse-toi persécuter, mais toi, ne persécute pas. Laisse-toi crucifier, mais toi, ne crucifie pas. Laisse-toi offenser, mais toi noffense pas. Laisse-toi calomnier, mais toi ne calomnie pas... Réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent et pleure avec ceux qui pleurent : cest le signe de la pureté. Sois en peine avec ceux qui souffrent. Verse des larmes avec les pécheurs. Sois dans la joie avec ceux qui se repentent. Sois lami de tous, mais dans ton esprit, reste seul. "
Ces paroles sont réellement de feu, et il importe peu quelles occupent une place si maigre dans les gros volumes de la Philocalie. Limportant, cest quelles existent et quelles puissent donner un fondement patristique à notre recherche. À ce point de notre réflexion, on peut donc dire quune tradition patristique existe dans le domaine qui nous occupe. Simplement, et malheureusement, les conseils pratiques et ascétiques sont beaucoup moins nombreux sur la conduite à légard du prochain que sur lattitude de lhomme envers Dieu et envers lui-même.
Or, dans ce domaine de la communion humaine, nous avons un énorme besoin de repères, dindications précises et justes. Car le risque est grand derrer si nous suivons seulement nos humeurs ou nos sentiments. Il convient donc dessayer de définir lapplication de certains grands principes spirituels aux divers aspects de la communion humaine.
Nous partirons, pour cela, de la nature humaine et de sa composition " tri-unitaire " : le corps, lâme et lesprit. Chacun de ces plans a ses règles et exigences ascétiques, et il me semble indispensable de distinguer, à chaque fois, lattitude envers soi-même et lattitude envers le prochain. Dans lascèse de lamour, en effet, la règle qui consiste à ne pas faire aux autres ce quon ne veut pas pour soi-même, ne suffit pas. Il faut aller plus loin, simposer des exigences beaucoup plus sévères que ce que lon peut attendre du prochain.
Commençons par le premier plan : lexistence corporelle. Lascèse de lamour nous impose ici deux choses : le travail et la sobriété. Le travail nest pas quun mal inévitable, la malédiction qui pèse sur Adam. Il est aussi coopération à léconomie divine. Il peut être transfiguré et sanctifié. Il ne peut être réduit à uvre des mains, à une besogne subie. Il suppose la responsabilité, linspiration et lamour. Il doit toujours être un effort dans les champs du Seigneur.
Si le travail se trouve aujourdhui au cur de lexploit ascétique corporel, la sobriété, elle, nest pas aussi centrale. Elle constitue cependant une aide très utile pour libérer lattention trop souvent fixée sur les limites humaines et la rendre disponible à des réalités plus élevées. Limportant, cest que cet effort de tempérance ne devienne pas une passion. Lhomme doit être sobre et, simultanément, ne pas être conscient de sa sobriété.
Lhomme, en fait, doit prêter plus dattention à la chair de son frère quà sa propre chair. Lamour chrétien exige de nous non seulement des dons spirituels, mais aussi des dons matériels. Nous devons donner à notre prochain notre dernière chemise et notre dernier morceau de pain. En ce sens, la charité personnelle et le travail social le plus organisé sont aussi justifiés et nécessaires lun que lautre.
La vocation du chrétien pour le service social ne fait aucun doute. Cest son devoir de collaborer à lorganisation dune vie meilleure pour les travailleurs, dune assurance pour les vieux. Il doit prendre soin des enfants et lutter contre lexploitation, linjustice, la misère, la criminalité. La manière dont il le fait importe peu : elle peut être soit individuelle soit sociale. Ce qui compte, cest que son service se fonde sur lamour du prochain et n ait pas de but caché, intéressé, que ce soit en termes de carrière ou de profit. À partir de là, tout est légitime, de laide personnelle à lassistance de lÉtat, de lattention concrète pour un homme particulier à la construction dune société plus juste. Dans ce domaine de lascèse au service des besoins matériels, lamour du prochain exige seulement de nous un travail effectif et responsable, une conscience lucide et non sentimentale, à la fois de nos propres forces et du bien authentique de lhomme.
Ici, les règles dascèse sont simples. Elles se limitent, le plus souvent, à un travail et une responsabilité quotidiens. Partant, elles ne donnent guère lieu à une inspiration mystique. Cela dit, elles nen recèlent pas moins une grande force et une grande vérité, fondées sur le texte évangélique du Jugement dernier. Le Christ dira les mêmes paroles à tous ceux qui, pour lavoir visité en prison et à lhôpital, nourri quand il avait faim, vêtu quand il était nu, se trouvent à sa droite ; quils aient fait cela au plan individuel ou dans le domaine social ny change rien.
Conclusion : même si elles sont ternes et laborieuses, au point parfois de se confondre avec la grisaille du quotidien, les règles ascétiques concernant notre attitude envers les besoins matériels du prochain sont déjà le gage de la possibilité dune communion divine ; elles revêtent un caractère pneumatophore.
Venons-en maintenant au deuxième plan : lexistence psychique. Quelle attitude convient-il davoir à son égard ? Souvent, non content de refuser toute valeur à ce domaine de lêtre, on le conçoit comme une réalité contre laquelle il faut lutter, quasiment jusquà sa complète destruction.
Ici, les efforts intenses que lon peut faire aboutissent parfois à de bien étranges résultats : sécheresse, indifférence, froid, absence damour et dinspiration. Autant de preuves dune ascèse mal orientée. Car, quil le veuille ou non, lhomme de par la structure même de son être ne peut supprimer son âme. Il peut seulement la déformer, la geler, la pétrifier, la tuer.
Pour être juste, lattitude envers lâme humaine doit se fonder toujours sur le même critère. Ainsi, la " mauvaise psyché ", contestable, est celle qui sépare lhomme du monde extérieur pour lenfermer dans ses propres émotions, concentrer son attention sur les moindres mouvements de son âme. En revanche, la " bonne psyché ", la plus souhaitable, est celle qui permet à lhomme de développer son attention et de souvrir davantage à autrui, lui fait pressentir les rythmes profonds dune autre âme, crée un pont entre lui et son prochain, trace le chemin du véritable amour.
Deux dangers opposés menacent lâme. Dune part, louverture aux passions captatrices ; dautre part, le repli sur soi et le rétrécissement mortel de lêtre. Pour éviter dêtre la proie des passions, lhomme ne doit, au plan psychique, sautoriser aucun culte de la possession (le mien), aucun exclusivisme. Pour éviter tout rétrécissement de lêtre, il ne doit pas tuer son âme, mais la transformer entièrement en instrument de lamour du prochain.
Se pose ici le problème de notre attitude à légard de lâme dautrui. Trois règles sont à respecter. Dabord, il faut rejeter tout intérêt, curiosité, délectation pour les émotions de lautre, et allier ce refus avec une bienveillance intense, une attention infatigable envers son âme. Ensuite, il faut apprendre littéralement à " se mettre à la place " de lautre, éprouver comme de lintérieur ce quil ressent, se faire un avec tous. Enfin, il ne faut pas juger du dehors les passions dautrui mais, tout en pénétrant latmosphère intérieure de sa psyché et sans préjuger abstraitement de ce qui lui convient ou non, laider à se libérer de ses émotions et de ses passions ; cela non pas en les retranchant brutalement, mais à travers un dépassement conscient et total, une nouvelle orientation, une véritable transmutation de lêtre.
Ici aussi, deux dangers opposés se manifestent. Le premier, cest dapprocher autrui par le petit bout de la lorgnette, avec des critères réducteurs, nivelants, qui aboutissent surtout à disséquer son âme vivante et souffrante. Le second, qui nest pas moindre, cest daccepter lautre tel quil est, dune manière sentimentale et quasi absolue, avec son laisser-aller, toutes ses plaies et ses excroissances. Lattitude juste se situe entre les deux. Elle sobtient par lattention lucide de lamour.
Reste enfin le troisième plan : lesprit. Un domaine qui exige la plus grande rigueur dans lattitude envers autrui comme envers soi-même. À lévidence, une multitude de chemins spirituels existe, que lon ne saurait unifier, réduire à des règles ou à des lois uniformes. Cette diversité, cependant, nexclut pas la possibilité de définir un certain nombre de principes communs, capables de fonder une action spirituelle et une attitude authentique à légard dautrui.
Sur le plan personnel, la voie à suivre est celle dun renoncement conscient et sans équivoque, dun effort permanent pour correspondre à la volonté de Dieu, devenir un instrument entre ses mains pour laccomplissement de ses desseins à légard du monde. Nous devons être un moyen et non une fin. Partant, notre mobilisation spirituelle pour le service de Dieu et dautrui doit être totale, mise en uvre jusquau bout...
Lhomme qui se tourne vers le monde spirituel dautrui avec son propre monde spirituel rencontre le mystère terrible et fécond de lauthentique connaissance de Dieu. En effet, il rencontre non pas la chair et le sang, non pas des sentiments et des humeurs, mais la vraie image de Dieu en lhomme, licône de Dieu ébauchée dans le monde, le reflet du mystère de lIncarnation et de la divino-humanité. Et lhomme doit accepter sans réserve ni condition cette révélation terrible. Il doit sincliner devant limage de Dieu dans le frère.
Cest seulement lorsquil aura senti, vu et compris cela quun autre mystère lui sera révélé, qui exigera de lui la lutte la plus violente, la tension ascétique la plus forte. Il découvrira alors, en effet, combien cette image de Dieu est ternie, déformée, défigurée par la puissance du mal. Il verra le cur de lhomme tel quil est, en proie à une lutte incessante entre le diable et Dieu. Blessé par lamour, il voudra, au nom de cette image, engager le combat contre le diable, devenir linstrument de Dieu dans cette uvre terrible et consumante. Et il le pourra, mais à trois conditions. Dabord, quil mette en Dieu, et non en lui-même, toute son espérance. Ensuite, quil se dépouille de tout désir intéressé. Enfin, quà linstar de David, il arrache ses armures et se jette dans le combat contre Goliath avec pour seule arme le Nom du Seigneur.
Tels sont, brièvement esquissés, les jalons que doit suivre lhomme assoiffé dexploit ascétique dans lamour du prochain. Tout cela peut se résumer dans limage du Christ crucifié : Il a offert son corps jusquau supplice de la croix, souffert la passion avec son âme humaine, remis son esprit entre les mains du Père. Et Il nous appelle tous à un don semblable. Car son sacrifice, Il la réalisé pour lhomme total, esprit, âme et corps.
Une autre image, particulièrement chère à la conscience orthodoxe, peut aussi symboliser pleinement lattitude juste envers le prochain : la Mère de Dieu au pied de la croix de son Fils crucifié, recevant cette parole : " Un glaive te transpercera lâme " (Lc 2, 35). Dans le Crucifié, la Mère voyait à la fois Dieu et son fils. Dans chacun de nos frères selon la chair du Fils de lHomme, elle nous enseigne à voir à la fois Dieu, cest-à-dire son image, et un fils qui nous est donné en adoption pour que nous laimions avec compassion, que nous participions à ses souffrances et prenions sur nous ses péchés.
La Mère de Dieu reste, jusquà nos jours, transpercée par la croix de son Fils qui devient pour elle une épée à double tranchant et par les glaives de toutes nos croix, de toutes les croix de la divino-humanité. La protection de son voile qui couvre le monde, son intercession pour tous les péchés et les misères des hommes, nous montrent la voie sûre et vraie de lamour du prochain. La Mère de Dieu nous invite exigence suprême à laisser les croix de nos frères nous transpercer le cur.
Ainsi, le commandement du Fils de Dieu maintes fois répété dans lÉvangile et scellé par lexploit de toute sa vie terrestre coïncide avec la voie de la Mère de Dieu, qui se révèle à nous de lAnnonciation à la station tragique au pied de la Croix, à travers tous les siècles de la vie et du cheminement de lÉglise.
Il est vrai que lambiance historique a parfois conduit lorthodoxie à valoriser, dune manière unilatérale, la voie du salut individuel. Cela ne signifie pas, pour autant, que lautre commandement fondamental du Christ ait été oublié ou rejeté. Le commandement de lamour du prochain, second mais semblable au premier lamour de Dieu na jamais cessé de sadresser à lhumanité. Il a gardé la même force quau jour où il fut donné.
Peut-être nous est-il plus facile à nous, orthodoxes russes, de comprendre ce second commandement du Christ. Car cest lui, précisément, qui a aimanté et animé toute la pensée religieuse russe.
Sans ce commandement, Khomiakov naurait jamais évoqué lorganisation conciliaire de lÉglise, fondée entièrement sur lamour et la communion humaine la plus haute. Sa théologie prouve que lÉglise, dans sa totalité, manifeste à la fois le commandement de lamour de Dieu et celui de lamour du prochain, quelle est proprement impensable sans lun et lautre.
Sans le second commandement, la doctrine de Soloviev sur la divino-humanité naurait pas de sens. La divino-humanité, en effet, ne se réalise que lorsque lunité organique du Corps du Christ est animée par la grande circulation de lamour fraternel, lorsque tous se réunissent autour de lunique calice et communient dans lunité de lamour divin.
Seul le second commandement, enfin, permet de comprendre Dostoïevski, lorsquil dit que nous sommes tous responsables de tous.
La pensée russe, depuis plus dun siècle et de multiples manières, na cessé dexplorer ce que signifie donner son âme pour autrui. Elle a essayé de montrer la voie de lamour, la voie de la vraie communion humaine qui, par sa profondeur même, devient communion avec Dieu. Souvent, dans lhistoire de la pensée, de la philosophie et de la théologie, ce sont dabord les prémices théoriques qui surgissent ; lidée ne sincarne que plus tard dans la vie.
Lélaboration des principes théoriques de la voie de la communion a occupé lessentiel de la pensée spirituelle russe au XIXe siècle. Géniales, véritable apogée de la tension créatrice de lesprit russe, ces idées se sont répandues dans le monde entier. Aucune guerre, aucune révolution ne peut détruire ce qui a été élaboré par le génie philosophique et religieux de la Russie. Dostoïevski, avec beaucoup dautres, demeurera dans les siècles. Nous pouvons puiser chez ces philosophes des quantités déléments, des réponses aux questions les plus tragiques, des solutions aux problèmes apparemment les plus insolubles. Osons le dire : le thème fondamental de la pensée russe au XIXe siècle a été le second commandement, sous tous ses aspects dogmatiques, moraux, philosophiques et sociaux.
Notre mission est donc claire, comme elle lest pour tous les orthodoxes qui senracinent dans lÉglise et sont imprégnés de cette philosophie religieuse russe : nous devons transformer en indications concrètes pour notre vie intérieure et notre action dans le monde tous les principes théoriques, systèmes philosophiques, conceptions théologiques et expressions à nouveau sacrées comme " catholicité " (sobornost) et " divino-humanité " que cette pensée a développés.
Nous sommes appelés à incarner, dune manière vivante et créative, les fondements de notre Église : la " catholicité " et la divino-humanité. Nous sommes appelés à opposer le mystère de la véritable communion aux relations mensongères entre les hommes. Cest, en effet, la seule voie où peut sexprimer lamour du Christ, la seule voie de la vie. Hors delle, il ny a que mort par le feu et les cendres, mort par les haines multiples qui divisent lhumanité contemporaine entre les classes, les nations, les races... À toutes les formes de totalitarisme dordre mystique, nous devons opposer une unique réalité : la personne, limage de Dieu dans lhomme. À toutes les formes dindividualisme passif dans la démocratie, nous devons opposer la " catholicité ", la sobornost.
Rassurez-vous. Il ny a là rien de systématique. Nous désirons simplement tenter de vivre comme nous lenseigne le second commandement du Christ, qui doit déterminer toute notre attitude à légard des hommes dans cette vie sur terre. Nous désirons essayer de vivre dune manière telle que ceux du dehors puissent pressentir dans la voie chrétienne la seule possibilité de salut, la beauté suprême, la vérité qui surmonte toute négation.
Parviendrons-nous à incarner nos espérances ? Nous ne le savons pas. À la limite, cest uvre de Dieu. Mais, avec la volonté du Seigneur, son aide et sa grâce, chacun de nous est appelé à sengager de toutes ses forces, à ne pas craindre leffort le plus dur, à donner son âme pour ses amis. Oui, chacun de nous est, ascétiquement et dans un sacrifice damour, appelé à suivre le Christ jusquau Golgotha qui lui est destiné.
Publié dans lunique numéro de la revue
Action orthodoxe (en russe), 1939.
Traduit dans Contacts, no. 51, 1965.
Extrait de Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère.
© Les Éditions du Cerf et Le Sel de la Terre, 2001.
Reproduit avec autorisation.
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« La piété évangélique » par Mère Marie Skobtsov
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Dernière mise à jour : 31-09-01