Pages Sainte Marie Skobtsov

Mère Marie Skobstov

Souvenirs et témoignages de Mère Marie

(I)

 


L’AMI DE MÈRE MARIE par Élisabeth Behr-Sigel

MÈRE MARIE ET LE PÈRE LEV GILLET par Élisabeth Behr-Sigel

UN ÊTRE DE FEU - Entrevue avec le métropolite Antoine de Sourage

SOUVENIRS DE MÈRE MARIE AU CAMP DE RAVENSBRÜCK 1943-1945

MÈRE MARIE (1891–1945) par Geneviève de Gaulle

LES DERNIERS JOURS DE MÈRE MARIE
par Jeannette Verdier

TÉMOIGNAGE SUR LA DÉTENTION DE MÈRE MARIE
par Jacqueline Pery d'Alincourt

Voir aussi les pages :

SOUVENIRS ET TÉMOIGNAGES DE MÈRE MARIE II

MÈRE MARIE, ROSANE LASCROUX ET LE « CHÂLE DE RAVENSBRÜCK »


L’AMI DE MÈRE MARIE

par Élisabeth Behr-Sigel

À partir de l’automne 1935, Père Lev, qui a repris ses activités parisiennes, indique sur ses lettres comme domicile de l’expéditeur " 77, rue de Lourmel Paris 15e ". C’est l’adresse de la " maison de Mère Marie " : un lieu échappant à toute définition, ensemble monastère, " soupe populaire " et centre d’activités sociales et culturelles. L’amitié qui le lie à cette moniale russe (1) hors du commun date de l’époque où il fut reçu dans la communion de l’Église orthodoxe.

Le P. Lev Gillet et celle qui se nomme alors encore Elisaveta Skobtsova se sont rencontrés au camp-conférence des étudiants chrétiens russes, à Clermont-en-Argonne, en juin 1929 : une conférence qui reste pour tous les participants un événement inoubliable. À la liturgie célébrée en la fête des apôtres Pierre et Paul, le moine français a prononcé l’homélie. Ses paroles produisent une impression profonde sur l’assistance. À la fin de l’office, il y a un moment d’hésitation. C’est alors qu’Elisaveta, la première, s’avance vers le prêtre nouveau pour baiser la croix et recevoir sa bénédiction, selon la coutume orthodoxe. Son geste a rompu la glace. Tous les jeunes présents suivent son exemple. Lev Gillet, jusque-là un peu anxieux, se sent accueilli et reconnu dans son ministère par les jeunes Russes vers lesquels il va avec tant d’espoir et d’amour.

L’épisode marque le début d’une amitié. Par la suite la jeune femme et le prêtre français, tout en suivant des voies différentes, ne se perdent pas de vue. Elisaveta sillonne la France comme secrétaire itinérante de l’ACER. Les activités de ce mouvement de jeunesse auxquelles Père Lev est associé fournissent des occasions de rencontre. Ils ont aussi de nombreux amis communs, tels les écrivains Nicolas Berdiaev, Georges Fedotov, Constantin Motchoulsky, Ilya Foundaminsky-Bounakov. Père Lev est au courant de l’évolution intérieure et des projets d’Elisaveta qui, parfois, se confie à lui.

Pendant le grand carême pascal de l’année 1932, en la fête de sainte Marie l’Égyptienne, le métropolite Euloge reçoit, en l’église de l’Institut de théologie Saint-Serge, la profession monastique d’Elisaveta. La confiant à l’intercession de la grande pénitente, il impose à la nouvelle moniale le nom de sainte " Marie l’Égyptienne ". Cette profession monastique n’est pas sans soulever des questions et susciter des critiques : le métropolite n’a-t-il pas eu tort de recevoir dans le monachisme cette ancienne socialiste révolutionnaire ? Comment pouvait-il revêtir de l’" habit angélique " une femme divorcée et qui a eu deux maris ? Celle dont on dit qu’elle fut l’amie de Léon Trotski ne reste-t-elle pas une représentante typique de cette intelligentsia progressiste accusée d’avoir frayé la voie à la Révolution bolchevique ? Voilà ce qu’on murmure dans certains milieux.

De fait, l’itinéraire de Mère Marie fut tourmenté et sa profession monastique apparaît comme l’aboutissement d’une " conversion " qui connut plusieurs étapes : épreuve de la tourmente révolutionnaire et de l’exil qui ramène la jeune femme – comme beaucoup d’autres – à l’Église dont elle s’était intérieurement séparée dans son adolescence ; épreuve et choc de la mort d’un de ses enfants, la petite Anastasie. Cette catastrophe est vécue par la mère comme une mystérieuse " visitation ". Au fond de l’abîme de douleur, elle trouve le Dieu vivant. Seul l’amour compatissant peut guérir du sentiment de l’absurdité de la vie et donner à celle-ci un sens. " Consoler la douleur du monde ", tel est l’appel entendu près du lit de son enfant mort. Suivent des années de lente maturation intérieure. Elisaveta se met au service des plus misérables parmi ses compatriotes, des naufragés de l’existence. C’est en ce temps d’attente qu’elle se sent écoutée, comprise et accompagnée par le moine français revu de loin en loin. Ils ont en commun le non-conformisme, le radicalisme évangélique, le refus de tout embourgeoisement spirituel, le désir d’aller vers les " pauvres et offensés " auprès desquels se trouve le Christ.

Cette proximité n’exclut pas les désaccords. Quand Elisaveta confie à Père Lev son intention de revêtir l’habit monastique, il cherche à l’en dissuader. Non sans raison, il craint que sa vocation spécifique ne puisse se réaliser dans le cadre traditionnel du monachisme féminin orthodoxe. Son avis est partagé, comme il le rappellera plus tard, par un autre ami d’Elisaveta, le philosophe Nicolas Berdiaev. Ses conseils ne sont pas suivis. Respectant une décision prise en conscience, Lev Gillet soutient l’expérience tentée par Mère Marie : celle d’une vie monastique créativement renouvelée en ses formes extérieures afin de répondre aux besoins de l’heure présente, d’un monachisme " ouvert au monde ", au sens d’ouverture aux souffrances et aux recherches des hommes et des femmes qui vivent dans le monde.

En 1934, Mère Marie qui est pauvre mais qui, comme l’apôtre Pierre, se sent appelée à marcher sur les eaux, parvient, grâce à des dons d’amis anglicans, à acquérir un immeuble délabré dans le 15e arrondissement de Paris. Dans ce quartier les Russes émigrés sont particulièrement nombreux. Avec Mère Eudoxie, une autre moniale venue de Russie qui se joint à elle, elle y organise (mais le terme " organiser " convient-il ?) une vie communautaire originale. Au 77, rue de Lourmel, on accueille des chômeurs – ils sont nombreux parmi les émigrés en cette période de grave crise économique -, d’ancien délinquants " apatrides " qui, après avoir purgé leur peine, risquent d’être expulsés de France, des malades mentaux russes (ou considérés comme tels) peu dangereux mais qui, n’ayant pas de famille, végètent dans les hôpitaux psychiatriques. On y reçoit aussi des femmes et des jeune filles qui tentent d’échapper à la prostitution à laquelle les expose l’absence de ressources.

Accueillante pour toutes ces épaves, la maison de la rue de Lourmel l’est également aux penseurs et au artistes, à toutes sortes de chercheurs de Dieu. Elle abrite les réunions de la Société de philosophie religieuse fondé par Berdiaev. On y croise souvent Georges Fedotov et Ilya Bounakov, l’un chrétien orthodoxe fervent, l’autre israélite et socialiste. Ensemble, ils animent la revue Novy Grad, proche d’Esprit, fondé à la même époque par Emmanuel Mounier. C’est un laboratoire où quelque penseurs de l’émigration tentent d’élaborer un " socialisme à visage humain " imprégné de valeurs communes judéo-chrétiennes. Père Lev sympathise avec les " Novygradsy "

Mère Marie offre des repas et un gîte gratuit aux uns, aux autres un lieu de rencontre et de libre réflexion, certains, et parfois aux mêmes, un lieu de prière : ornée d’icônes peintes et brodées par elle, une chapelle modeste a été aménagée dans la cour de l’immeuble.

Tel est le " monastère " d’un genre très particulier où – à la demande conjointe du métropolite Euloge et de Mère Marie – Père Lev, abandonnant son logis de Saint-Cloud devenu inhospitalier après le départ de Léonide et Olga Chrol, vient s’installer au cours de l’automne 1935. Dans une lettre à des amis, il décrit, non sans une pointe d’humour son " monastère " : " C’est un étrange pandémonium : nous avons des jeunes filles, des fous, des expulsés, des chômeurs et, en ce moment, le choeur de l’Opéra russe et le Chœur grégorien de dom Malherbe, un centre missionnaire et maintenant des services à la chapelle chaque matin et soir (2) ".

Le dernier détail fait allusion au ministère liturgique qui constitue officiellement le motif principal de l’installation de Père Lev dans le " monastère " de Mère Marie. Il y fait fonction de chapelain. En fait, tout en vaquant à ses propres occupations, il est intimement associé, pendant les dernières années de son ministère parisien, à la vie, aux activités et aux projets de Mère Marie, à ses joies comme aussi à ses peines et ses épreuves. Sans être aveugle aux faiblesses humaines de son amie – un certain désordre extérieur, son manque de goût, étonnant chez une moniale orthodoxe, pour les offices liturgiques -, il reconnaît les immenses qualités de cette femme exceptionnelle. Père Lev aime et admire Mère Marie, discernant chez elle le charisme le plus grand, celui de l’agapè : don de soi sans limites dans la communion au Dieu infiniment compatissant.

Souvent le soir, tard dans la nuit ou au petit matin, il l’accompagne dans sa tournée des " bistros " autour des Halles, à la recherche de clochards russes qui y sommeillent au coin d’une table. Il s’agit de débrouiller leurs problèmes, de leur apporter le réconfort d’une parole et d’un regard fraternels dans lesquels passera, peut-être, un rayon de la lumière de l’Évangile.

L’atmosphère de bohème évangélique qui caractérise la maison de Mère Marie convient à Père Lev. À cette dernière, il pardonne volontiers son manque d’assiduité aux offices qu’il célèbre : léger défaut compensé à ses yeux par l’observation sans réserve du second commandement : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Dans sa propre maison, Mère Marie est en butte à certaines critiques. Un savant et pieux archimandrite qu’elle y héberge juge son style de vie " peu monastique " : par exemple, elle continue de fumer des cigarettes, parfois même – ô scandale ! – en public. Face à ses détracteurs, Mère Marie sait pouvoir compter sur la sympathie et l’humour de Père Lev : pour détendre l’atmosphère parfois un peu pesante à table, ce dernier se met à raconter des anecdotes cocasses qui arrachent un sourire même à l’archimandrite.

Comme Mère Marie, toujours prête à céder son lit à quelque malheureuse épave, Père Lev, en s’installant rue de Lourmel, a renoncé à tout confort matériel. Enveloppé de quelques misérables couvertures, il dort hiver comme été à même le sol dans un garage désaffecté. Ainsi le constate, consternée, une de ses paroissiennes venue lui rendre visite.

Rue de Lourmel, le cœur affectueux de Père Lev trouve pourtant aussi la douceur d’un embryon de vie familiale. Il s’intéresse aux enfants de Mère Marie, en particulier à son fils cadet Iouri. Il suit les études quelque peu négligées par sa mère du lycéen, l’aide pour une version latine ou pour la rédaction d’une dissertation de philosophie. Mais c’est aussi Père Lev qui est chargé d’annoncer à Mère Marie l’affreuse nouvelle de la mort de sa fille aînée Gaïana en Russie, où la jeune femme s’est rendue sur le conseil de l’écrivain André Gide (3).

Quand, en 1938, Lev Gillet prend la décision de s’installer à Londres, il sait que la maison de Mère Marie reste sa maison, qu’il peut y revenir à tout moment, qu’il sera toujours accueilli comme un frère. C’est la Seconde Guerre mondiale qui le séparera de la religieuse russe comme aussi d’autres amis parisiens. Lui et Mère Marie resteront cependant intérieurement unis dans le combat spirituel contre la barbarie dont, tous les deux, ils ont pressenti l’avènement. Tous deux se tiennent aux côtés du peuple juif persécuté.

En 1942, Mère Marie cache des Juifs et écrit son poème " L’Étoile jaune (4) ". Lev, à la même époque, après avoir participé à l’accueil de jeunes réfugiés juifs à Londres, écrit Communion in the Messiah, ouvrage qui ouvre la voie d’une approche chrétienne du mystère d’Israël.

Pour avoir aidé des juifs, Mère Marie sera arrêtée par la police allemande, en février 1943. Déportée au sinistre camp de Ravensbrück, elle y mourra en 1945, peu avant l’arrivée des troupes libératrices.

À l’abri à Londres, Père Lev survivra douloureusement à la Shoah. La paix revenue, la nouvelle de la mort de Mère Marie et de Youri, déporté en même temps que sa mère, l’atteint comme une blessure dont il ne guérira jamais. Évoquant quelques grands regrets de sa vie, il m’écrira en 1973 : " J’ai parlé de Mère Marie. Oui, j’aurais pu comme Klépinine (5) partager son destin mais j’étais à l’abri. Je n’en parle pas, mais la blessure en moi reste ouverte ". Mère Marie, " cette sainte orthodoxe moderne ", comme il la désigne dans un entretien accordé peu avant sa mort à quelques jeunes orthodoxes, restera toujours pour Père Lev une vivante et une messagère de vie. Une nuit, confie-t-il à ses amis, il l’a vue en rêve : " Père Lev, vous me croyez morte. Mais ne savez-vous pas que je suis vivante ! " lui a-t-elle lancé, debout, souriante, au milieu d’un champ de blé (6).

1. Sur Mère Marie Skobtsova, voir S. HACKEL, One of Great Price, Londres, 1965 (rééd.) ; voir également L. BEHR-SIGEL, " Mère Marie Skobtsov ", Messager orthodoxe, no 111, 1989-2. Voir aussi Contacts, no 51, 1965/3, consacré à Mère Marie.
2. Lettre du 9 novembre 1935 à E.B.S.
3. Lev Gillet m’a plusieurs fois parlé de l’influence sur une partie de la jeunesse française de Gide. Il la considérait comme " satanique ", Satan étant d’ailleurs pour lui un ange de lumière déchu.
4. Deux triangles, une étoile, / le bouclier de l’ancêtre David : / c’est élection, non pas offense, / un grand don, non pas un malheur. // Israël, tu es persécuté / à nouveau. Mais qu’importe la haine / des hommes, si dans l’orage sur Sion / Élohim à nouveau répond. // Que ceux-là qui portent le sceau, / le sceau de l’étoile hexagone, / sachent répondre d’une âme libre / au signe de la servitude. / Paris, 1942.
5. Nom du prêtre orthodoxe qui, proche collaborateur de Mère Marie, fut arrêté et déporté en même temps qu’elle et qui, comme elle, est mort en déportation.
6. Cité d’après l’enregistrement de cet entretien.

Extrait de : Élisabeth Behr-Sigel,
Un moine de l’Église d’Orient,
Le père Lev Gillet
, Cerf, 1993. 


MÈRE MARIE

ET LE PÈRE LEV GILLET

par Élisabeth Behr-Sigel

La canonisation, par le Saint Synode du patriarcat oecuménique de Constantinople, de mère Marie Skobtsov et de ses compagnons, morts martyrs, c'est-à-dire témoins du Christ, dans les camps de concentration de l'Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale, revêt un sens profond pour l'ensemble de l'Église orthodoxe, pour l'Église chrétienne en sa catholicité. Un sens qu'il nous appartient de déchiffrer et dont nous sommes appelés à prendre progressivement conscience. Mais elle possède aussi une signification spécifique pour notre Église orthodoxe locale, ici, en France C'est dans cette perspective que je voudrais évoquer les liens d'amitié profonde qui unirent le père de l'orthodoxie francophone, initiateur d'une orthodoxie intégrée dans le tissu de la culture occidentale, tant traditionnelle que moderne, et la grande moniale si spécifiquement russe, en même temps européenne, que fut mère Marie.

C'est par l'intermédiaire du père Lev Gillet – « Un Moine de l'Église d'Orient » comme cet occidental signait paradoxalement ses livres – que je suis entrée en relation ave mère Marie. J'ai eu le privilège, la grâce, de l'approcher de près. J'ai fréquenté son foyer-monastère de la rue de Lourmel dans le XVe arrondissement de Paris. Sous l'occupation allemande (1940-1944), nous nous savions unies dans la résistance spirituelle au paganisme nazi, une résistance qui impliquait la solidarité avec le peuple juif persécuté. Je me souviens de notre dernier entretien. De Nancy, où nous habitions, mon mari, mes enfants et moi, je lui téléphonai, en tremblant, pour l'implorer de tenter de sauver l'enfant d'amis juifs pris dans la fameuse « Rafle du Vel' d'Hiv », prélude à la déportation de milliers d'Israélites français (1942). Mère Marie me promit de faire de son mieux et elle le fit. Quelques mois plus tard, elle était elle-même arrêtée et déportée à Ravensbrück. Nous ne nous sommes plus revues. Mais, le père Lev Gillet et moi, nous évoquions souvent son souvenir.

Lui et celle qui était encore Élisabeth Skobtsova s'étaient rencontrés au cours de l'été 1928 au camp-conférence de l'ACER (Action chrétienne des étudiants russes) à Clermont-en-Argonne : cette conférence laissa à tous les participants le souvenir inoubliable d'un événement pentécostal. Lors de la liturgie célébrée en la fête des apôtres Pierre et Paul, le hiéromoine français (qui, quelques semaines plus tôt, avait été reçu par le métropolite Euloge dans la communion de l'Église orthodoxe) fut chargé de prononcer l'homélie. « Nous étions tous profondément frappés par ses paroles et sa manière d'annoncer l'Évangile », se souviendra la future mère Marie, à l'époque encore secrétaire de l'ACER.

À la fin de l'office, il y eut un moment d'hésitation. C'est alors qu'Élisabeth Skobtsova s'avança vers le prêtre français pour, selon l'usage orthodoxe, baiser la croix qu'il tenait dans ses mains et recevoir sa bénédiction. Son geste rompit la glace : tous les jeunes présents suivirent son exemple. Jusque-là un peu anxieux, Lev Gillet se sentit accueilli par les jeunes Russes et reconnu par eux dans son ministère. L'événement eut une portée symbolique, il marquait aussi le début d'une amitié et d'une complicité durable. Le père Lev Gillet et celle qui, en 1932, deviendra la moniale Marie – nom qui évoque le souvenir de la grande pénitente sainte Marie l'Égyptienne – tout en suivant des itinéraires différents, ne se perdront jamais de vue.

Quand Élisabeth confie à son ami son intention de revêtir l'habit monastique, il cherche d'abord à l'en dissuader. Lucide, il prévoit les critiques que ne manquera pas de soulever, dans certains milieux conservateurs, l'accueil dans le monachisme orthodoxe d'une ancienne socialiste révolutionnaire, femme deux fois mariée et divorcée. Mais il respectera une décision prise en conscience et bénie par la hiérarchie. Sa sympathie va à la religieuse qui aspire à vivre dans le monde une vocation monastique créativement renouvelée pour répondre aux interrogations et aux besoins de temps apocalyptiques. En automne 1935, répondant à la demande conjointe du métropolite Euloge et de la mère Marie, père Lev s'installe dans la maison de la rue de Lourmel où cette dernière accueille des épaves de l'émigration russe : des chômeurs, des sans-abri, des femmes et des jeunes filles que la misère pousse à la prostitution, mais aussi, à l'occasion, comme il me l'écrivait, « les chanteurs de l'Opéra russe, un choeur grégorien catholique ou encore les séances de l'académie philosophique de Nicolas Berdiaev ». Devenu le chapelain de cette communauté hors du commun, il célèbre régulièrement les offices du soir et du matin ainsi que la liturgie eucharistique. Mais il accompagne aussi mère Marie, quand,à l'aube elle se rend aux Halles pour recueillir les restes que lui offrent ou cèdent à bas prix les marchands : ils serviront de nourriture à ses protégés. Avec elle, il fait la tournée des bistrots pour y rencontrer les clochards russes qui, assoupis au coin d'une table, ont besoin de se confier à quelqu'un et dont il s'agit de débrouiller les problèmes personnels complexes.

Père Lev admire la compassion de mère Marie : une « compassion sans limite » qu'il partage. Lui-même, dans le contexte de la montée de l'antisémitisme propagé par l'idéologie nazie, s'implique de plus en plus dans le dialogue entre chrétiens et juifs (voir Lev Gillet, Communion in the Messiah, Londres, 1942). Il partage cet intérêt avec mère Marie dont un des collaborateurs les plus proches au sein de l'Action orthodoxe est paradoxalement le juif russe Élie Fondaminski, comme elle, ancien militant socialiste révolutionnaire, qui fréquente la paroisse orthodoxe francophone du père Lev devenu son confident. Quand en 1937, répondant à l'appel d'une oeuvre de secours aux juifs allemands qui se sont réfugiés en Grande-Bretagne, Lev Gillet décide de s'installer à Londres, les ponts entre lui et la rue de Lourmel ne sont pas coupés. Chaque fois qu'il revient à Paris, il y est reçu comme un membre de la famille. Au cours du printemps 1939, il y fait un dernier séjour. C'est l'époque où parait le premier numéro – ce sera aussi le dernier – de la revue Action orthodoxe fondée par mère Marie et ses amis. Il s'ouvre par une méditation du père Lev, intitulée « Le Dieu souffrant ».

Le 1e janvier 1940, le père Lev Gillet envoie de Londres un dernier message à mère Marie : « Au seuil de la nouvelle année, je voudrais vous dire que je n'ai jamais cessé de penser à vous et que je vous garde toujours la même affection... ». L'invasion de la France par les armées allemandes les sépare définitivement. Quand, la paix revenue, Lev Gillet apprend la mort en déportation de mère Marie, la nouvelle l'atteint comme une blessure qui ne guérira jamais. Il m'écrit : « J'aurais pu, comme le père Klépinine, partager le destin de mère Marie, mais j'étais à l'abri. Je n'en parle pas, mais la blessure reste ouverte... ».

Mère Marie, cette « sainte orthodoxe moderne », comme il la désigne dans une causerie donnée peu avant sa mort devant un jeune public orthodoxe, restera pour le père Lev Gillet,toujours une vivante et une messagère de vie. Qu'elle le devienne et qu'elle le soit aussi pour nous !

Reproduit de la revue Contacts, vol. 55, no. 208, 2004.


UN ÊTRE DE FEU

Entrevue avec le métropolite Antoine de Sourage
sur mère Marie Skobtsov
 et autres personnes de son entourage

Métropolite Antoine (MA) : Personnellement, je n’ai pas connu mère Marie très bien; c’est-à-dire que je l’ai rencontrée, que je l’ai vue et que je l’ai entendue en conférence, mais je n’étais pas un intime, si vous me comprenez, alors je ne puis me souvenir que de très courts épisodes de sa vie.

La première chose dont je me souviens, c’est – et le fait est bien connu – qu’elle a été mariée deux fois, et qu’elle a eu de son premier mariage une fille, Gaïana [bien que Gaïana portait le nom du premier mari de mère Marie, Kouzmine-Karavaïev, celui-ci n’était pas son père ; l’identité du père de Gaïana nous est inconnue]. Elle était au sein du Mouvement [l’Association chrétienne des étudiants russes], elle faisait partie des aînés, alors que moi je faisais partie de la cohorte la plus jeune. Son père, Kouzmine-Karavaïev, était devenu jésuite. Et elle s’amusait de tout cela : elle avait l’habitude de dire combien c’était étrange dans sa famille, que son père était jésuite et sa mère, moniale orthodoxe. Alors, voilà, c’était mon tout premier souvenir de ce groupe de personnes.

Mon deuxième souvenir de mère Marie remonte à une époque où elle n’était pas encore moniale. Nous étions à la résidence Sergueïev. Je ne me souviens pas pourquoi je m’y étais rendu, mais à un certain moment elle a pris la parole sur un sujet particulier. Elle s’exprimait avec tellement de feu et d’enthousiasme ; cela m’avait frappé, parce qu’il me semblait que dans tout cet enthousiasme, il y avait trop de feu. C’était à une époque où j’étais bien plus tranquille que maintenant ! Elle donnait cette impression que tout ce qu’elle disait provenait toujours d’une telle conviction.

Après cela, on m’a dit qu’elle s’était rendue à l’usine sidérurgique de Creusot, où travaillaient un grand nombre de soldats et d’officiers russes. Elle, qui n’était pas encore moniale, est arrivée là et leur a annoncé qu’elle se préparait à leur donner une série de conférences sur Dostoïevski. Et les Russes lui ont hurlé en guise de réponse : « Nous n’avons pas besoin de Dostoïevski, nous avons besoin de quelqu’un qui puisse repasser nos draps, nettoyer nos chambres, réparer et recoudre nos vêtements, et vous nous apportez Dostoïevski ! »

Et elle de leur répondre : « Bon, si c’est ce qu’il vous faut, mettons Dostoïevski de côté ». Et pendant plusieurs jours, elle a nettoyé les chambres, raccommodé, réparé les vêtements, repassé les draps, et tout et tout. Et quand elle eut terminé, ils lui ont demandé de leur parler de Dostoïevski. Cela m’avait beaucoup impressionné, parce qu’elle ne leur avait pas répondu : « Je ne suis pas venue ici pour être votre ménagère, à repasser vos vêtements ou à nettoyer vos chambres, ce sont là des choses que vous pouvez faire vous-mêmes » ; elle a immédiatement réagi à leur demande, et par ce geste elle s’est acquis le respect et l’amitié de ces gens. Ça, c’était mon deuxième souvenir d’elle.

À mon troisième souvenir, elle était déjà devenue moniale. C’était une moniale aux manières et au comportement qui sortaient vraiment de l’ordinaire. Je me souviens à quel point j’avais été estomaqué de la voir pour la première fois en habit de moniale. Je descendais le boulevard Montparnasse quand je l’ai vue soudain assise à la terrasse d’un café, vous savez ces terrasses sur le trottoir, une moniale russe était à une table et elle, en costume complet de moniale, avait un verre de bière devant elle. Je l’ai regardée et que je me suis promis de ne jamais l’approcher. À cette époque, j’étais bien jeune et stupide, j’avais des notions très arrêtées de la vie.
Puis, j’ai appris autre chose à son sujet. C’est à cette époque qu’elle a ouvert une maison d’hébergement, rue de Lourmel, où se retrouvaient des personnalités reconnues, notamment Théodore Timofeïevich Pianov.

MF : Et Ilya Fondaminski ?

MA : Oui, et père Dimitri Klépinine, et...

MF : [Georges] Fedotov, assurément.

MA : Fédotov y était, et aussi [Constantin] Motchoulsky, qui a joué un rôle très important à ce propos. Et ils ont rassemblé tous ceux qui avaient besoin d’aide. Ils ne posaient pas de questions, à savoir si vous étiez coupable ou innocent, ou pourquoi vous viviez dans l’indigence.

Mère Marie se rendait dans les coins et les rues les plus sordides et dangereuses de Paris, dans ces maisons de pension si mal-famées que quiconque avait peur d’y entrer; elle s’arrangeait pour savoir s’il y avait là des Russes et, s’il y en avait, elle allait les chercher pour les en faire sortir, aussi bien les clochards que les poivrots, et les emmenait avec elle à la résidence de la rue de Lourmel où elle les lavait, leur donnait des vêtements et les nourrissait, et ils vivaient à sa résidence quelque temps.

Mais ensuite, ils retournaient à leur existence dissolue, parce qu’étant si pauvres et que les conditions de vie en ces temps-là étaient si difficiles qu’il leur était pratiquement impossible de tenir le coup après avoir tout perdu de leur vie antérieure, même après avoir bénéficié d’une courte période de repos.

Et encore, elle retournait aux mêmes endroits pour les y ramener, et encore les laver, les vêtir et les nourrir; et elle y a passé des années entières. Et Motchoulsky a participé avec elle à cette vocation, même s’il ne faisait pas de travail manuel. Sa participation consistait à les immerger dans sa culture. Lui aussi était un spécialiste de Dostoïevski. Il ne leur enseignait pas Dostoïevski, mais tout simplement la culture russe, essayant par là d’éveiller chez eux un certain intérêt dans la vie, intérêt qui pourrait les éloigner de leur vie de chômage et d’ivrognerie.

MF : C’était à quelle époque, dans les années trente ?

MA : À la fin des années vingt, et au début des années trente [Mère Marie a fondé sa première maison d’accueil en 1932, et celle de la rue de Lourmel en 1934].

MF : C’était une époque terrible; même les Français étaient affamés.

MA : Même les Français étaient affamés, mais les Russes encore plus, parce qu’en plus, ils étaient des étrangers. Nous n’avions pas de passeports : en 1925, nous avons perdu notre citoyenneté russe, et on ne nous a pas donné de nouveau passeport. Nous avions bien le « passeport Nansen », mais cela ne nous donnait aucun droit, sauf celui de posséder une identité civile. Mais nous ne pouvions pas nous déplacer, cela ne nous permettait pas de voyager.

MF : Y avait-il des prêtres à la résidence, rue de Lourmel ?

MA : Je crois qu’en plus de père Dimitri, qui y était constamment et travaillait toujours aux côtés de son épouse Tamara, il y avait aussi père Kern [le père Cyprien Kern était l’aumônier de la mission de mère Marie de 1936 à 1939 et il a été suivi par le père Dimitri Klépinine en octobre 1939].

MF : N’était-il pas le père supérieur, rue de Lourmel ?

MA : C’est possible, je ne m’en souviens pas. Je n’en suis pas sûr.

MF : Je me souviens, à Paris une fois, je m’étais rendu à l’une des réunions et les organisateurs avaient retenu une voiture pour me reconduire à la gare. Une jeune femme, très gentille et dévouée, nous a emmené à la gare dans sa voiture et, au cours de la conversation, j’ai appris qu’elle était en fait la fille du père Dimitri Klépinine [Hélène Arjakovsky-Klépinine, née en 1939]. Elle était assurément très jeune quand il est décédé. Il a fini au camp de Buchenwald [père Dimitri Klépinine est décédé à Dora, camp annexe de Buchenwald, le 9 février 1944].

MA : C’était un excellent homme; simple, sans détours, un cœur pur, un discours intérieur pur, une vie pure, qui désirait contribuer au bien d’autrui et qui oeuvrait dans ce sens.

MF : Et quelle était la réputation de mère Marie à Paris ? Comment la considérait-on, chez les Orthodoxes ?

MA : D’une part, ils la louaient beaucoup pour tout le travail social qu’elle assumait.

MF : Pour ses exploits.

MA : Oui. Par contre, elle était quelque peu excentrique. Et à cause de cela, pour certains elle était un modèle, alors que d’autres la percevaient de façon négative.
MF : Est-ce qu’on ne pourrait pas dire que son côté excentrique était en réalité une manifestation de son caractère intellectuel ? Étant donné qu’elle n’était vraiment pas comme tout le monde, et qu’elle venait de cercles laïcs, n’ayant rien en commun avec la religion ?

MA : Oui, si on regarde sa poésie, par exemple. On y trouve beaucoup de vie, mais il y a aussi des passages très inhabituels, auxquels on ne s’attend pas, non pas parce qu’ils sont offensants, mais quand vous vous arrêtez pour penser que c’est une moniale qui a écrit cela, c’est... disons, « suspect ». On se demande, Pourquoi a-t-elle écrit cette poésie ?

MF : Si vous l’imaginez comme faisant partie du patrimoine intellectuel des cercles de Saint-Pétersbourg et, en général, de l’ensemble de ce mouvement de l’« Age d’argent », pourrait-on dire qu’elle était vraiment à sa place, mais dans un nouveau tableau ?

MA : À mon sens, elle était tout à fait à sa place, mais elle aurait été une excentrique même en Russie. Je me souviens, c’était avant même qu’elle devienne moniale, elle donnait une conférence. Quelqu’un à ses côtés s’était objecté à ce qu’elle disait. Elle a pris cet homme par les épaules et l’a secoué d’avant en arrière, en face de tous ceux qui étaient présents. Ce ne sont pas tous les conférenciers qui s’expriment de façon aussi passionnée !

MF : Comme c’est intéressant de savoir qu’il y a encore des gens aussi complets, qui se prêtent non seulement aux exploits mais aussi au martyr, en dépit de tout.
MA : Il y a plusieurs rumeurs concernant sa mort. J’ai eu en main une lettre écrite par une Française qui était avec elle dans le camp de concentration de Ravensburg. J’ai reçu tous les documents et papiers de mère Marie, et j’ai tout remis au père Sergei [père Sergei Hackel, auteur d’une biographie de mère Marie en anglais]. Dans sa lettre, cette femme mentionnait qu’un jour les Allemands les ont rassemblées pour leur dire qui, ce jour-là, devaient aller aux chambres à gaz pour y être asphyxiées. Une jeune femme parmi les conscrites se débattait et pleurait et mère Marie, qui n’avait pas été appelée, s’est avancée dans la cohorte et lui a dit : « Ne vous débattez pas, ce n’est pas si terrible que cela. Je peux vous le montrer, car je vais y aller avec vous ». Et elle est alors allée à sa fin, à titre supplémentaire de la cohorte. C’est un témoin personnel, cette Française, qui me l’a écrit.

Même aujourd’hui, les témoins ne comprennent pas toujours ce dont ils témoignent. Le père Sergei a reçu un autre témoignage, indépendant de celui-ci. De toute manière, elle a, en toute liberté, donné sa vie pour les autres. À Paris, elle cachait les Juifs. Quand les Allemands sont venus l’arrêter, ils ne l’ont pas trouvée, mais ils ont mis la main sur son fils Youri. Ils l’ont arrêté et lui ont laissé une note, à l’effet que si elle se rendait, ils relâcheraient Youri. Mais quand elle s’est présenté, ils n’ont pas relâché Youri, ce qui fait que lui aussi est mort là, dans le camp de concentration [Youri est mort au camp de Dora en Allemagne le 6 février 1944].

MF : Et est-ce que l’Église russe la vénère d’une façon ou d’une autre, à titre de martyre ?

MA : L’Église a pensé à la canoniser; certains articles ont même paru dans les journaux russes à cet égard. Je me souviens du fait qu’on l’a proposée. Personnellement, je ne crois pas qu’elle ait été davantage une martyre que d’autres qui ont aussi été arrêtés pour leur foi ou pour leurs activités ecclésiales. Elle n’est pas morte pour sa foi dans le sens d’une confession de foi, dogmatique.

Elle est morte de la même façon qu’elle a vécu, dans la foi, avec cet élan à tout donner d’elle-même, jusqu’à la mort et vous comprenez que cela n’a pas été seulement à sa mort, mais aussi devant toute la souffrance, la faim et le froid endurés rue de Lourmel, avec la foule de gens qui s’y entassaient. Cette résidence débordait de gens qui avaient constamment besoin d’aide, d’appui, de nourriture, de vêtements, et qu’il fallait laver, réconforter, à qui il fallait redonner espoir, afin qu’un jour ou l’autre ils en viennent à sortir eux-mêmes des conditions sordides de leur vie. Et à travers tout cela, elle était tout aussi bien une femme cultivée, raffinée, mais elle n’a jamais pris cela en considération – ce n’était pas le genre de vie qu’elle menait à cette époque. Elle a continué d’écrire, elle écrivait aussi bien de la prose que de la poésie, mais d’une certaine manière c’était là simplement une autre expression de qui elle était. Sa foi consistait dans l’action. Elle n’a jamais montré à qui que ce soit comment vivre, elle vivait tout simplement de cette façon.

Enregistré le 21 septembre 1999 ; paru au bulletin Cathedral Newsletter du diocèse Sourozh en Angleterre en mai 2001. Révisions d’Oleg Belyakov ; version anglaise de John Phillips traduite en français par Denis Marier.


MÈRE MARIE (1891–1945)

par Geneviève de Gaulle

Geneviève de Gaulle, nièce du Général Charles de Gaulle, fut active dans la Résistance après l’occupation de la France par les Allemands pendant le Deuxième guerre mondiale. Arrêtée et déportée au camp de Ravensbrück où était en même temps Mère Marie, elle survécut et rentra en France. Elle devint Présidente de l’Association nationale des anciennes déportée et internées de la Résistance. Ces souvenirs de Mère Marie parurent dans Voix et Visages, le Bulletin de l’Association, en 1966.

Ce ne sont pas les circonstances, mais nous-mêmes,
qui ferons de notre mort une mort pleinement consentie.
Dietrich Bonhoeffer

Cette parole triomphante du pasteur luthérien allemand Dietrich Bonhoeffer, pendu au camp de Flossenburg, le 9 avril 1945 pour sa résistance au nazisme, Mère Marie, religieuse orthodoxe russe aurait pu l’écrire. Gazée à Ravensbrück, probablement le Vendredi Saint 1945, comme cette autre religieuse, catholique et française, Mère Elisabeth, elle n’a pas subi sa mort, mais elle a donné sa vie. Il est temps pour nous de porter témoignage, non seulement des crimes nazis, mais aussi des oblations volontaires qui ont répondu à ces crimes et qui font – c’est du moins ma conviction – que, même dans l’univers concentrationnaire, le mal ne l’a pas emporté !

Si beaucoup d’entre nous se souviennent de Mère Marie, car elle frappait autant par sa rayonnante charité que par l’originalité de toute sa personne et par ses dons artistiques et littéraires, peut-être ignorent-elles la courbe d’une vie qui a fait de cette petite fille heureuse dans la grande maison familiale au bord de la mer Noire, une jeune socialiste révolutionnaire, puis une religieuse héroïque vouée au service des plus pauvres après avoir été mariée deux fois, divorcée et mère de trois enfants !

Et cependant, dans cette existence apparemment pleine de contradictions, quelle logique implacable ! Celle de l’amour qui l’arrache avec ses exigences à toute espèce de sécurité, de confort, pour la jeter avec une sorte d’avidité dans le don complet d’elle-même. Il y a le même désintéressement passionné chez la jeune femme qui décide de tuer Trotsky après le coup d’état du 25 octobre 1917, parce qu’elle lui attribue la responsabilité de la terreur exercée par la Tcheka, et chez la religieuse qui, à Paris, cache, aide, nourrit des centaines de Juifs et réussit même à faire évader quatre petits enfants du Vélodrome d’hiver, en juillet 1942, après les avoir cachés dans des poubelles.

Les parents d’Élisabeth Pilenko (nom de naissance de Mère Marie) étaient des notables des environs d’Anapa sur la côte nord-est de la mer Noire. Dans la maison longue et basse, entourée de vignes et d’un grand domaine fertile qui descendait jusqu’au rivage, Élisabeth – Lisa pour ses proches – et son frère Mitia ont passé une enfance heureuse. Youri, leur père, fils d’un général de Cosaques, avait épousé une descendante du gouverneur de la Bastille, massacré le 14 juillet 1789, Sophie Delaunay.

Lisa a treize ans quand ont lieu les révoltes et les répressions sanglantes de 1905, comme la mutinerie du cuirassé Potemkine. Son père dirige alors à Yalta une école de viticulture,’ dont les élèves adhèrent aux idées révolutionnaires, et lui-même – d’esprit libéral et généreux -– les défend contre la police et les violences des " Centaines Noires ". Lisa, en l’absence de son père, prévient une perquisition dans l’école : c’est son premier acte de " résistance ". Mais la mort de Youri Pilenko, atteint prématurément par les événements qui frappent la Russie, est un drame pour elle. Révoltée contre le monde tel qu’il est et contre Dieu, elle écrit " qu’on ne trouve sur terre que méchanceté, chagrin et injustice ". Mme Pilenko vient alors habiter Saint-Petersbourg avec ses deux enfants, qui doivent poursuivre leurs études.

" Ce fut la période la plus affreusement triste de ma vie ", dit plus tard Mère Marie. Mon âme aspirait à quelque chose d’héroïque. J’aurais voulu périr pour toutes les déficiences du monde. " En fait, Lisa semble déchirée par toutes sortes d’aspirations confuses et contradictoires. Avec la mètre ardeur passionnée elle lit, étudie, écrit des poèmes, mais aussi s’intéresse aux idées politiques et religieuses que l’on discute autour d’elle à l’université. C’est là qu’elle rencontre Dimitri Kouzmine-Karavaïev, président de l’Association des étudiants. D’une famille bourgeoise comme elle, commune elle aussi d’idées socialistes et fréquentant les cercles littéraires d’avant-garde, il paraissait désabusé et mélancolique. À dix-huit ans, Lisa l’épousa " pour lui donner une discipline de travail et le sauver " (Après son divorce, Dimitri Kouzmine-Karavaïev émigra en France, devint catholique, puis fut ordonné prête.)

Ce mariage ne l’empêche ni de poursuivre ses études – elle est la première femme orthodoxe à obtenir l’autorisation de suivre des cours de théologie à l’Académie ecclésiastique de Saint-Petersbourg – ni de continuer son activité " au service du peuple ". Elle rêve de s’identifier aux plus humbles, donne des cours du soir dans une usine et adhère en 1917 au parti socialiste-révolutionnaire, héritier de la tradition russe d’idéalisme humanitaire. Ses amis sont des poètes : André Biély, Alexis Tolstoï, surtout Alexandre Blok, pour lequel elle éprouve un sentiment plus passionné, en même temps que quasi-maternel. Et aussi des philosophes comme Nicolas Berdiaev rencontré souvent à " La Tour ", appartement de l’écrivain Ivanov, proche du Palais de Tauride et dont le toit en forme de coupole domine la Douma. Lisa et son mari y passent des nuits entières dans la fumée opaque des cigarettes (on va voir l’aube se lever sur la coupole après qu’on a apporté rituellement les œufs sur le plat et le dernier samovar !), discutant indéfiniment de l’existence de Dieu et de la nécessité de la révolution. " Nous ne vivions pas, a écrit Lisa, mais jouissions de ce qu’il y a de plus raffiné dans la vie... Nous étions cyniques et impudiques, mais inconsistants et inagissants dans l’existence même... Nous lancions courageusement des ponts sur l’avenir. En même temps cette profondeur et ce courage s’associaient à une sorte de déclin, a l’esprit de la mort, au sentiment de caractère spectral, éphémère de toute chose. Nous vivions le dernier acte de la tragédie, la rupture entre le peuple et l’intelligentsia. "

Pendant ce temps, Lisa en est très consciente, la révolution se prépare, et Lénine et Trotsky se préoccupent des moyens de la faire aboutir. Il faut, pense-t-elle, être prêt au sacrifice suprême. Ces intellectuels " étaient incapables de comprendre que, mourir pour la révolution, cela signifie sentir la corde autour de son cou, laisser pour de bon la vie derrière soi, par une aube grise et endormie, mourir réellement, physiquement ".

Aussi, quand surviennent la guerre et la révolution, Lisa milite-t-elle dans le parti socialiste-révolutionnaire qui jouera un rôle important sous Kérensky. De cette époque elle nous a parlé plusieurs fois à Ravensbrück, et ses portraits des principaux leaders de la révolution sont gravis dans nos mémoires. Elle a assisté avec angoisse à l’éviction des modérés, au coup d’état du 25 octobre 1917 (comme déléguée d’Anapa, elle faisait partie du Congrès pan-russe des soviets), au début de la " terreur rouge " (c’est alors qu’elle veut tuer Trotsky). Ses amis cherchent à l’éloigner de Petrograd ; ils y réussissent. À la fin de 1917, elle rejoint – après un terrible voyage où elle a failli être fusillée par les gardes bolcheviks – la maison familiale d’Anapa.

Elle y retrouve sa mère et sa petite fille Gaïa, âgée de 4 ans (elle a divorcé d’avec Dimitri). C’est la dernière période de sa vie politique. Lisa est élue maire de sa ville en pleine guerre civile, partageant le pouvoir avec le soviet local, et doit défendre la population – elle y réussit -– contre une écrasante contribution de guerre exigée par les marins révolutionnaires. Anapa tombant à la fin de 1918 aux mains des Blancs, Lisa est arrêtée, inculpée de collaboration avec les bolcheviks. Le président de la Chambre cosaque qui la juge est un géant, ancien instituteur : Danilo Skobtsov. Non seulement Lisa n’est condamnée qu’à deux semaines de prison, mais quelques jours plus tard elle épouse le président du tribunal !

C’est avec lui, avec le petit Youri qu’elle a mis au monde à Tiflis en 1920, avec sa mère et sa fille Gaïana que Lisa quitte " provisoirement " la Russie au moment de la débâcle de l’armée Wrangel. Elle ne reverra plus jamais son pays. Seule, Gaïana y rentrera beaucoup plus tard, jeune femme, avec son mari, et ce sera pour y mourir, en 1935, d’une fièvre typhoïde.

À Constantinople, Lisa met au monde sa deuxième fille, Anastasia. En 1922, toute la famille Skobtsov et Mme Sophie Pilenko s’établissent à Paris, partageant les privations et les difficultés de leurs compatriotes. Danilo Skobtsov est chauffeur de taxi, Lisa fait des travaux de broderie. Il semble que la vie personnelle du couple ne soit pas très heureuse ; sans qu’il y ait divorce, les époux se séparent. La mort de la petite Anastasia, en 1924, est à la fois pour sa mère une atroce épreuve et une " visitation du Seigneur ".

Quel a été jusque là l’itinéraire spirituel de celle qui deviendra bientôt Mère Marie ? On le devine à travers quelques-uns de ses écrits. Elle cherche Dieu aussi passionnément qu’elle se donne aux autres. Pendant son action révolutionnaire, elle a nié Dieu, mais s’est apitoyée sur le Christ : " Lui aussi mourut, il saigna, il fut souffleté... Nous effleurons légèrement ses blessures sans être brûlées par son sang ". Mais son sang, ses blessures, ne cesseront de s’imprimer de plus en plus profondément dans l’âme de Lisa, jusqu’à faire d’elle cette image du Christ que deviennent les saints et les martyrs. Quelques mois plus tard, elle écrit à sa mère : " J’ai acheté un gros tuyau de plomb, je l’ai aplati avec un marteau et je le porte sous ma robe comme une ceinture. Tout cela pour trouver le Christ, pour l’obliger à se révéler, à m’aider... Non, simplement, à me faire savoir s’il existe ".

Ce Christ qu’elle cherche, elle l’a déjà trouvé sans le savoir, et c’est au chevet de sa petite fille qui agonise interminablement d’une méningite, que Lisa, dans la douleur, découvre enfin sa voie. " Au côté de Nastia, a-t-elle écrit, je sentis que ma vie, mon âme avaient toujours suivi des chemins étroits, bornés... J’aspirai à m’engager dans une autre voie, plus large, plus claire... Quoi qu’on pense, il n’existe pas de paroles plus grandes qu’" Aimez-vous les uns les autres ". Croyez en ces paroles, et toute votre vie en sera éclairée. "

Et elle y croit. Elle prend en charge dans le mouvement des étudiants chrétiens russes les plus déracinés, les épaves.

 Va vivre au milieu des vagabonds et des pauvres,
Entre eux et toi, entre le monde et moi,
Noue un lien que rien ne pourra rompre.

(Mère Marie : Stikhi (Poèmes), 1949.)

Quelques années plus tard, en mars 1932, la profession monastique de Lisa est reçue par le métropolite Euloge dans l’église de l’Institut Saint-Serge à Paris. La forme de vie religieuse à laquelle Mère Marie se sent appelée est celle d’un monachisme ouvert au monde et apportant, surtout aux plus misérables, le témoignage de l’amour absolu. La maison de la rue de Lourmel (au 77) où siège l’Action orthodoxe qu’elle a fondée est en quelque sorte une " fraternité ". Les malheureux y côtoient des prêtres, des écrivains, des philosophes. Mère Marie va chaque jour aux Halles pour approvisionner tout son monde, quémandant auprès des commerçants. On y connaît son costume insolite de moniale orthodoxe, ses gros souliers, mais aussi son sourire de bonté inépuisable.

À Ravensbrück, Mère Marie m’a raconté un souvenir de cette époque. Parmi les nombreuses visites qu’attirait rue de Lourmel sa personnalité rayonnante, il y eut un jour Trotsky. Après avoir évoqué les luttes et les oppositions de naguère, puis l’avenir, que Trotsky voyait très sombre, avec la guerre imminente : " Tu devrais venir dans le Nouveau Monde, dit-il à Mère Marie, sinon tu n’échapperas pas à l’emprisonnement et à la mort ". Et, comme elle lui répondait en souriant que rien d’autre ne comptait désormais que le service des pauvres et la volonté de Dieu, il la supplia une dernière fois : " Dis-moi si en souvenir du passé je puis faire encore quelque chose pour toi. " " Eh bien ! Va payer la note du charbonnier, répondit-elle ". Et Trotsky paya une note en effet considérable, car Mère Marie prenait souvent à crédit de quoi chauffer de pauvres gens, autres que ceux de la rue de Lourmel. " Dieu l’a sauvé à cause du charbon ", ajoutait-elle avec malice, se souvenant de ses propres projets pendant la révolution.

Comment, au milieu de– cette existence constamment vouée aux autres, sans cesse dérangée, trouvait-elle le moyen d’écrire ces admirables poèmes qui sont pour nous le plus précieux témoignage de sa vie intérieure ? Certains ont des accents de prémonition assez surprenants :

 ... Là-bas la chair de la terre
Se consume dans un feu noir.
Dans le ciel, lueur d’incendie,
Cratère que voile un nuage
Écoutez mes amis, mes frères,
Mon âme, mon âme brillera.

Ou celui-ci, qui évoque encore sa fin par le feu :

 Mon bûcher brûlera
…sur une terre étrangère.
Des branches mortes monte une mince fumée,
Le feu apparaît à mes pieds,
Le chant funèbre devient plus fort.
Mais la ténèbre n’est pas mort ni vide,
En elle se dessine la Croix.
Ma fin, ma fin consumée.

Mère Marie ne faisait pas qu’écrire des poèmes et de très beaux textes d’inspiration plus théologique, elle peignait comme elle avait peint naguère à Saint-Pétersbourg. C’était les mêmes dons artistiques, la même passion, la même force qui animaient la jeune intellectuelle de " La Tour " décrite par Ilya Ehrenbourg (Les Années et les Hommes), mais l’unité s’était faite dans son âme indomptable.

Dès le début de l’occupation allemande, Mère Marie ne se contente plus de recueillir les chômeurs et les malades russes sortis des hôpitaux psychiatriques, elle accepte de cacher ceux qui sont traqués par la Gestapo et en particulier les Juifs. Depuis 1939, le desservant de la chapelle de la rue de Lourmel était un jeune prêtre dont la spiritualité profonde, la volonté de sacrifice et la générosité de cœur étaient à l’unisson de ceux de la Mère Marie : le père Dimitri Klépinine.

Ensemble, ils poursuivront leur action jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés, ainsi que Youri, le fils de Mère Marie. Mais que de Juifs ils auront sauvés ! Faux certificats de baptême chrétien donné par le Père Dimitri, faux papiers d’identité, vêtements, nourriture, cachettes... Mère Marie cache aussi des prisonniers de guerre russe évadés, des résistants français et russes. Elle est en contact avec plusieurs d’entre eux : Jacques Rabinovitch, Serge Svern, David Rapaport, Boris Vildé. Avec quelle joie ne ferait-elle pas partie de la résistance militaire si ses amis lie lui faisaient pas observer qu’elle porte suffisamment de responsabilités !

Le 8 février 1943, la Gestapo vient l’arrêter. Elle est absente, mais revient volontairement rue de Lourmel. À sa mère, Mme Sophie Pilenko (elle est morte très âgée, vers 1963), l’agent du S. D. qui dirige l’opération crie : " Vous ne reverrez jamais votre fille ! " Quelque temps auparavant, Mère Marie a écrit : " Je suis ton message. Jette-moi comme une torche dans la nuit. Que tous voient, que tous apprennent ce que tu demandes aux humains, quelle sorte de tes serviteurs tu envoies au sacrifice. "

Après plusieurs mois passés à Romainville, Mère Marie est déportée à Ravensbrück à la fin d’avril 1943. Ce que fut sa vie au bloc 27, nous le savons toutes. Ses camarades l’entourent de respect. Elle parvient encore à peindre, entre autres une émouvante icône de la Vierge qui tient dans ses bras Jésus crucifié. Le jour de Pâques 1944, les fenêtres de sa baraque sont décorées par elle d’étonnants découpages en papier. Sur sa paillasse, elle tient de véritables petits cercles où elle parle de la révolution russe, du communisme, de ses expériences politiques et sociales et parfois, plus profondément, de sou expérience religieuse. Dans un Manuel du chrétien qu’une de nos camarades a pu sauver de la fouille, Mère Marie lit un passage des Évangiles ou d’une Épître. Elle le médite en quelques mots.

Près d’elle, nous prions et chantons parfois, mezzo voce. Ces réunions qui nous ont laissé un souvenir inoubliable ont lieu souvent dans d’autres blocs, où il est plus facile de se cacher, ou dans une allée du camp, près du mur d’enceinte, tandis que l’une de nous fait le guet. Mère Marie va souvent au bloc des " soldates " russes, qui l’accueillent avec affection. Elle nous parle avec admiration de leur courage. Retrouve-t-elle dans ces jeunes visages celui de sa fille Gaïana, qui a voulu retourner en Russie après avoir épousé un étudiant soviétique et qui y est morte ?

Quand vint le cauchemar des derniers mois, je fus définitivement séparée de Mère Marie. Je n’appris qu’à mon retour, avec une grande douleur, sa mort dans la chambre à gaz de Ravensbrück. D’après plusieurs témoignages de nos camarades et surtout celui de Jacqueline Péry, elle atteignit la limite extrême de ses forces au début de 1945 :

" Toujours couchée entre les appels, ne parlant plus ou presque plus, elle s’absorbait dans une méditation sans fin... Son visage était impressionnant à regarder, non pas à cause des traits ravagés – car nous étions habituées à ce spectacle – mais de l’expression concentrée de terrible souffrance intime qu’il reflétait. Il portait déjà les stigmates de la mort. Cependant Mère Marie ne se plaignait pas. Elle gardait les yeux clos et semblait en état d’oraison. C’était, je crois, son Jardin des Oliviers " (cité dans One, of Great Price, de Serge Hackel, chez Darton, Longman et Todd).

Le Père Dimitri Klépinine mourut à Dora le 11 février 1945. Youri quitta Dora un peu plus lard. On. le vit monter dans un camion, puis il disparu.

Paru dans Voix et Visages (Bulletin de l’Association nationale
des anciennes déportée et internées de la Résistance), No 102, 1966.


LES DERNIERS JOURS

DE MÈRE MARIE

Lettre à M. Dimitri Skobtsov*

Toulouse, le 4 avril 1945.

Monsieur,

Je puis en effet vous parler de Mère Marie, car j’ai vécu auprès d’elle de longs mois ; mais, hélas, je crains que vous ne la revoyiez jamais. Je vais vous dire à quel moment elle m’a quittée et comment elle a vécu, elle a souffert à Ravensbrück.

J’étais son chef de tricot, et j’avais sans cesse recours à elle pour nous faire des causeries, car son érudition était grande. Elle nous a conté toute l’histoire de la Russie, de la religion orthodoxe, etc. Grâce à elle, les heures nous ont paru souvent très courtes, et j’aimais bien m’entretenir avec elle et admirer les ouvrages vraiment merveilleux qu’elle confectionnait.

J’avais non seulement une grande admiration pour elle, mais aussi une véritable affection.

Vers février, elle a souffert des yeux – conjonctivite, et en mars nous sommes parties ensemble pour ce qu’on appelait là-bas " le camp de jeunesse, " à 1½ kilomètres environ de Ravensbrück. Là-bas, nous étions côte à côte, et elle était, à ce moment, très affaiblie par la dysenterie, la faim qui nous tenaillait ; mais son courage et son espoir persistaient.

Le mercredi avant Pâques, on nous a fait mettre en rangs, jambes nues, et nous avons dû défiler devant un major. Nous étions environ 500 : 260 ont été mises à part, dont Mère Marie ; les autres sont revenues à leur bloc. Ces 260 femmes sont restées ensemble jusqu’au lendemain, et des camions sont venus les chercher. Pour où ? C’est un mystère et une grande crainte, car celles qui étaient parties dans les mêmes conditions n’ont plus jamais donné de leurs nouvelles. J’ai l’adresse de beaucoup ; j’attends la fin de la guerre pour essayer de savoir, mais je n’ai aucun espoir.

Tout est à redouter des barbares. Ils ont commis des atrocités. Moi-même en ai souffert, car ils ont assassiné mon mari, en 1944, la veille de mon départ pour l’Allemagne, et si je n’avais eu ma fillette de 11 ans, qui me rattachait à la vie, je ne serais, je crois, jamais revenue.

J’espère que votre fils, du moins, vous reviendra, et qu’il sera votre consolation.

Si, par hasard, une des prisonnières parties avec votre femme donnait signe de vie, je vous donnerais son adresse ; mais hélas, ce serait un miracle.

Je vous souhaite du courage, cher Monsieur, comme j’en ai moi-même : nos enfants ont besoin de nous.

Croyez à mes sentiments les meilleurs.

J. [Jacqueline] Verdier
34 chemin de la Croix-Rouge, Toulouse

* Cette lettre a été écrite au mari de Mère Marie (dont elle s’était séparée pour devenir moniale) une semaine après le départ de Mère Marie pour la chambre à gaz, qui a sans doute eu lieu le jeudi 28 mars. Les détenues françaises ont toutes été libérées le dimanche de Pâques, 1er avril. Le fils de Mère Marie,Youri, déporté à Buchenwald, est mort dans le camp (NdLR).

 Le Messager orthodoxe, No 132, 1998-1999.


TÉMOIGNAGE

SUR LA DÉTENTION DE MÈRE MARIE

par Jacqueline Pery d'Alincourt

Je vous remercie de tout coeur de me permettre, aujourd'hui, de vous parler de mère Marie.

C'est à New York, en 1946, que j'ai eu l'occasion de le faire pour la première fois, à la demande d'Hélène Isvolski, la fille du dernier ambassadeur du Tsar à Paris, fondatrice d'un cercle d'immigrés russes et d'une revue où mon témoignage fut publié.

Un demi-siècle plus tard, mes souvenirs sont toujours aussi vifs. Je garde deux souvenirs principaux de mère Marie.

Le premier souvenir tout d'abord. Je revois mère Marie à Ravensbrück, au « Block » 27. Elle est assise sur sa paillasse et nous sommes cinq ou six jeunes prisonnières groupées autour d'elle. Nous écoutons, passionnées, muettes. À mi-voix, à peine audible – il est dangereux de se réunir – elle nous enseigne la « Sainte Russie », nous apprend « la petite prière du coeur », nous ouvre à une forme de spiritualité nouvelle pour nous, et qui va nous marquer pour toujours. C'est l'automne, en 1944. Bientôt, nous allons affronter le terrible hiver 1944-45. Je perds alors de vue mère Marie.

Le second souvenir se rapporte aux derniers temps du camp. Le froid, la faim, le manque de sommeil, les travaux exténuants nous avaient amenées très vite aux frontières de la mort. À ce moment-là, on commençait vraiment à mourir de faim et d'épuisement au camp, parce qu'il n'y avait presque plus la ration habituelle : des petites tranches de pain, chaque jour, et une louche de quelque chose qu'on appelait « la soupe », mais qui n'avait rien à voir avec la soupe telle que nous la concevons aujourd'hui.

Dans la baraque où j'avais échoué, le chaos s'installait et s'amplifiait de jour en jour avec l'arrivée de nouvelles vagues de prisonnières. C'était les survivantes des camps évacués au fur et à mesure de l'avance soviétique à l'Est, alliée à l'Ouest. Elles étaient dirigées, dans les pires conditions, ver Ravensbrück, situé entre les deux fronts. Ainsi, il y avait vingt-trois nationalités dans ce camp et on y entendait toutes les langues, si bien qu'il était terriblement difficile de garder un rapport quelconque avec qui que ce soit.

Le dortoir de notre baraque était déjà comble. On entassait les lits à trois étages dans la pièce qui le précédait ordinairement affectée à la distribution des rations quotidiennes, lesquelles se réduisaient au point d'accélérer la mort par inanition.

C'est dans cette sorte d'annexe que je découvre soudain mère Marie, gisant à l'étage intermédiaire, très près de celui qui m'a été affecté, au-dessus. Les lits étaient superposés sur trois étages et devaient recevoir chacun jusqu'à trois prisonnières. Ils étaient alignés les uns contre les autres. Pour en sortir, il fallait d'abord ramper jusqu'à l'un des rares passages puis, si l'on occupait le troisième étage, comme c'était mon cas, se laisser glisser jusqu'en bas, enfin, progresser de biais tant le passage était étroit, en espérant qu'on ne serait pas obligé d'enjamber des mourantes incapables de rejoindre leur paillasse et gisant à terre.

Comment décrire mon effroi lorsque je trouve mère Marie dans ce pandémonium. Au premier regard, je comprends qu'elle est entrée en agonie.

Bien que mourante, mère Marie devait aller à l'appel chaque matin, pendant deux ou trois heures, debout. Toujours couchée entre les appels, elle ne parlait plus, ou presque plus, et s'absorbait dans une méditation sans fin. Son visage était impressionnant à regarder, non pas à cause des traits ravagés – car nous étions habitués à ce spectacle – mais de l'expression concentrée qu'il reflétait d'une terrible souffrance intime. Il portait déjà les stigmates de la mort. Cependant, mère Marie ne se plaignait pas. Elle gardait les yeux clos et semblait en oraison. C'était, je crois, son Jardin des Oliviers.

C'est sur cette vision de mère Marie que je m'arrête, chers amis. Avec vous, rejoignons-la, en ce Vendredi Saint de 1945 où, d'après les témoignages, elle a été emmenée pour mourir dans la chambre à gaz. Ce destin, elle l'avait bien plus tôt mystérieusement prévu et, pour conclure, je citerai pour vous le poème où elle exprime la prémonition de son martyre :

Mon bûcher brûlera...
sur une terre étrangère,
Des branches mortes monte une mince fumée,
Le chant funèbre devient plus fort.
Mais la ténèbre n'est pas mort ni vide,
En elle se dessine la Croix.
Ma fin, ma fin consumée.

Oui, la ténèbre n'est pas mort ni vide. Mère Marie est vivante pour l'éternité.

Reproduit de la revue Contacts, vol. 55, no. 208, 2004.


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Introduction aux Pages Sainte Marie Skobtsov

Dernière mise à jour : 21-10-07.