Souvenirs et témoignages de Mère Marie

(II)

Mère Marie

MÈRE MARIE Conférence du père Alexandre Men

L’« ACTION ORTHODOXE » par Mgr Euloge (Guéorgievski)

MÈRE MARIE par Nicolas Berdiaev

LES SENTINELLES DE LA LIBERTÉ – MÈRE MARIE ET BERDIAEV
par l’archiprêtre Serge Hackel

MAT' MARIA Mosfilm, 1982

MÈRE MARIE ET SON ART (1891-1945) par Xenia Krivochèine

Inauguration d’une plaque commémorative  en l’honneur de
mère MARIE (Skobtsov) et du père Dimitri KLÉPININE (9 février 2003)

Voir aussi les pages :

SOUVENIRS ET TÉMOIGNAGES DE MÈRE MARIE I

MÈRE MARIE, ROSANE LASCROUX ET LE « CHÂLE DE RAVENSBRÜCK »


 

Photo d'Alexandre Men

MÈRE MARIE

Conférence du père Alexandre Men (Moscou)

Photo de Mère Marie (Skobtsov)

Élisabeth Iourievna Kouzmine-Karavaïev (Pilenko) est née en 1891 à Riga. Elle passa sa jeunesse près d’Anapa (sur la mer Noire). Sa famille était de haut niveau intellectuel, au passé intéressant. Un de ses lointains ancêtres, de Launay, avait été, c’est étrange à dire, le dernier commandant de la Bastille. Ayant participé aux campagnes napoléoniennes, il fut fait prisonnier et resta en Russie. Ce renseignement nous vient des annales familiales de celle qui deviendra mère Marie – Élisabeth Iourievna Pilenko. Son père était un savant, un agronome horticulteur. Il devint par la suite, après la naissance d’Élisabeth, directeur du célèbre jardin botanique Nikitski. La localité où ils habitaient portait le nom de son père – Pilenko ; ensuite, elle s’appela Iourovka, d’après son prénom.

Je voudrais maintenant vous en brosser un portrait général.

Élisabeth fut la première femme auditrice libre de l’Académie ecclésiastique de Saint-Pétersbourg. Mais ses racines ne sont pas liées à l’Église, car sa mère, qui vécut bien plus longtemps qu’elle, n’était pas étroitement liée à l’Église traditionnelle. Le monde ancien était pour celle qui deviendra mère Marie personnifié par Constantin Pobédonostsev, le Haut-Procureur du Saint-Synode, qui était tout-puissant à la fin du XIXe et au débit du XXe siècle. La petite Lisa aimait cet homme et tout l’ancien monde était pour elle relié à l’image du vieux Pobédonostsev.

Ceux d’entre vous qui ont lu Petersbourg d’André Belyi doivent savoir que le personnage principal, le sénateur Obleoukhov, est dans une certaine mesure copié sur Pobédonostsev. Vous pouvez voir son visage froid et hautain sur le tableau de Répine, « La session du Conseil d’état ». Mais pour Élisabeth, il n’était pas froid, il jouait avec elle, il lui apportait des friandises et ce genre de choses marquent une âme pour la vie.

L’ancien monde n’était pas trop terrifiant pour elle. Mais en 1895 Pobédonostsev meurt et la petite fille se trouve sous deux influences. D’une part celle d’une jeunesse d’esthètes, ceux qu’on appelait alors les décadents. Aujourd’hui nous considérons cette période de la vie en Russie, que l’on a nommé l’« Âge d’argent », avec ravissement, avec un enthousiasme pleinement mérité, mais il y avait là, bien sur, beaucoup de choses douteuses, discutables, moralement instables ; il y avait beaucoup de choses décadentes, dans le sens premier du terme. D’autre part, il y avait l’influence de ceux qui souffraient pour le peuple.. Le peuple était la divinité de l’intelligentsia de la fin du XIXe – début du XXe siècles. On entendait souvent par « peuple » la partie de la société non pensante, non pas la partie la plus active de la société, mais justement la paysannerie, souvent inconnue pour l’intelligentsia et mal analysée. De là les mouvements « aller rencontrer le peuple », la volonté de souffrir pour lui. Élisabeth a perçu l’une et l’autre de ces deux tendances.

Dans sa jeunesse elle a rencontré Alexandre Blok. Evidemment il était l’idole de la jeunesse de l’époque. Alors qu’elle avait une quinzaine d’années Nicols Goumilev tomba amoureux d’elle. Tout ce milieu l’a influencé d’une certaine manière, mais même à ce moment là elle était déjà une petite fille particulière, une jeune fille particulière, une personne particulière.

Voici son portrait brossé par Alexandre Blok :

Quand vous vous dressez sur mon chemin,
Si vibrante, si belle,
Mais si tourmentée,
Parlant toujours de choses tristes,
Pensant à la mort,
N’aimant personne,
Méprisant votre beauté –
Alors, vaudrais-je vous offenser ?...
Vous avez beau parler de choses tristes
Vous avez beau méditer sur les fins et les origines,
Je ne peux m’empêcher de penser
Que vous n’avez que quinze ans.
Et c’est pour cela que je souhaite
Que vous tombiez amoureuse d’un homme simple,
Aimant la terre et le ciel,
Plus que des discours rimés ou non rimés
Sur la terre et du ciel.
Vraiment, je serai heureux pour vous
Car seulement l’amoureux
A le droit au titre d’homme.

Ses souvenirs sur Blok furent publiés. Comme on peut le sentir dans ces vers, le poète a une attitude tout à fait spéciale vis-à-vis de cette étrange jeune fille. Il semblerait qu’elle soit en plein épanouissement – elle est énergique, spirituelle, gaie –, et pourtant, en même temps elle a quelque chose de grave sur le cœur. C’était la souffrance pour le monde ; elle a toujours eu une sensibilité très vive quant à la souffrance d’autrui, et c’est justement cela qui l’a amené par la suite chez les révolutionnaires : elle devint membre du Parti socialiste-révolutionnaire. Il y eut même un moment où on lui confia l’exécution d’un acte terroriste, mais, apparemment, elle réalisa que cela lui était impossible.

Avec la jeunesse de cette époque, elle attendait et appelait la tempête. La tempête arriva, et elle y participa, mais à ce moment là, déjà elle avait ressenti à quel point la violence est une chose terrible, et que par le mal on ne parviendra jamais à créer le bien. Elle devint adjointe au maire d’Anapa, puis maire à plein titre. Dans son article sur mère Marie, un dernier article posthume publié dans Iounost, Evgueni Bogatyi, raconte un épisode célèbre de cette époque : Lorsque des anarchistes arrivèrent à Anapa, ils voulaient intimider la ville et régler leurs comptes avec qui ils le souhaitaient. Ces marins vinrent la voir et elle sut exercer une telle influence sur eux qu’elle parvint à réfréner cette foule anarchique.

En 1920 elle part en Occident. À Paris sa vision chrétienne du monde atteint une forme complète, achevée. Elle s’appuie sur la philosophie de Vladimir Soloviev , elle s’appuie sur les pensées de Berdiaev, se rapproche de Constantin Motchoulski. Peu de gens connaissent cet écrivain dont, à coup sur, on peut être fier. Il est mort dans l’émigration, lui aussi. Il est l’auteur de monographies remarquables consacrées à Soloviev, Blok, André Belyi, Gogol et d’autres. Motchoulski était un penseur et un écrivain d’esprit très large, totalement étranger aux fanatismes et à l’étroitesse d’esprit. C’est ce qui attirait Élisabeth vers lui.

Vers la fin des années 1920 elle se sépare de son second mari [Daniel Skobtsov]. Leurs voies divergent. Il avait jadis été membre du gouvernement, de l’Armée blanche, par la suite il travailla comme chauffeur de taxi.

Elle perdit d’abord une fille [Anastasie, morte en 1926], puis son autre fille, Gaïana, l’aînée, partit pour l’Union soviétique et elle y mourut aussi [en 1936]. C’est là, dans l’expérience spirituelle et morale de celle qui deviendra mère Marie, que prend naissance le sentiment d’une maternité universelle. Elle l’a vécu au chevet d’une fillette moribonde. Pour elle, la souffrance du monde devint quelque chose qu’il faut racheter, à laquelle on doit participer. Je dirais que dans toute la philosophie religieuse du siècle passé personne n’a à ce point vécu intérieurement le mystère du Golgotha, le mystère de la nuit de Gethsémani, le mystère de la Rédemption, le mystère de la participation à la souffrance. Elle n’en trouvait l’expression, pour le moment, que dans des vers :

J’ai cherché la tribu mystérieuse
De ceux qui, au milieu de la nuit, restent voyants,
Qui ont éliminé dans la vie les délais et le temps,
Qui savent se réjouir dans les pleurs.
J’ai cherché des songeurs, des prophètes,
Se tenant toujours près des échelles célestes,
Et voyant les signes de termes inaccessibles,
Chantant des chants inaccessibles à nous.
Et je trouvais des violents, des misérables, des orphelins
Ivres, abattus, obscènes,
Égarés sur tous les chemins du monde,
Sans logis, nus et sans pain…

L’héritage philosophique et théologique de mère Marie n’est pas volumineux, mais jusqu’à ce jour il n’a même pas pu être rassemblé. « La mission d’aujourd’hui et de demain, écrivait elle, est de créer une nouvelle utopie, mais dans le bon sens du terme, qui réunirait en elle le ciel et la terre ». Elle justifie cette pensée en s’appuyant sur [Vladimir] Soloviev et l’idée de la " divino-humanité ". L’homme est appelé à devenir un être divino-humain, pour qu’en lui soient sanctifiés aussi bien la chair que l’esprit. Nous sommes des humains imparfaits, mais nous ne sommes pas des esprits, nous sommes rattachés par tous nos liens à la nature qui a également été créée par Dieu ; cette nature a beau être déchue, elle a beau être pervertie, mais elle est la création de Dieu. C’est une mission immense que l’homme a devant soi, devant sa vie intérieure et spirituelle, la mission de sanctifier l’Existence. De plus, l’ascétisme intérieur total n’est pas possible pour une structure sociale. Mère Marie affirmait que l’action sociale, le souci du prochain, est le devoir moral le plus important pour l’humanité, pour l’homme, y compris pour l’Église. Elle s’appuyait fermement pour cela sur l’Évangile – une tentative de synthèse.

Et afin de le réaliser dans la pratique, dans les actes, elle commence à aller, non plus « rencontrer le peuple », mais descendre dans l’enfer de l’émigration russe. Des gens qui avaient tout perdu, souvent leurs proches, presque toujours leurs biens ; qui avaient perdu leur patrie, leur maison, leur profession, beaucoup sont tombés très bas, une énorme majorité est dans la misère, sont aigris – c’était un milieu très émouvant. Elle raconte une anecdote : elle alla un jour chez des ouvriers émigrés et se mit à leur faire une conférence. Et voilà que l’un d’entre eux déclara sur un ton sombre : « Plutôt que de nous faire des conférences, vous auriez mieux fait de laver le plancher ». Et elle ne se vexa pas ; comprenant tout à coup la justesse de ces paroles, elle se ceignant de ce qui lui tomba sous la main et elle se mit à gratter et récurer ce pauvre logis. Voyant cela, les ouvriers se troublèrent, se calmèrent, puis l’invitèrent à dîner, et elle resta avec eux, comprenant qu’il faut servir les gens pleinement, jusqu’au bout. Elle réalisa alors que ce n’est qu’ainsi qu’on peut vivre, qu’on ne peut pas vivre à moitié ou à un quart, à mi-force – on ne peut vivre que jusqu’au bout, jusqu’au don entier de soi.

Elle créa un groupe l’« Action orthodoxe », qui a eu ses successeurs et ses héritiers. Avec une certaine ironie, le métropolite Euloge disait que dans son activité monastique elle avait conservé des habitudes de révolutionnaire, de lutteur – tout cela lui semblait étrange. Mais sa tonsure eut bien lieu. En 1932 il était même impossible de lui trouver une tunique de moniale ; on lui trouva la soutane d’un moine défroqué et elle disait en riant qu’il faut bénir ce vieux vêtement puisqu’il avait eu une si triste histoire. Ce n’est que plus tard qu’elle parvint à se procurer de véritables vêtements monastiques.

Dès le début, la vie monastique ne consista pas pour elle à se réfugier dans une cellule, à se retrancher derrière une clôture, en un éloignement du monde mais bien plus en une aspiration à doublement servir le monde. Tout ce qu’il y avait jadis pour soi disparaissait, s’éliminait progressivement de sa vie. Elle faisait des conférences, elle visitait les pauvres, soignait les malades, et quand elle devint moniale, toute son activité se concentra sur l’aide à ceux qui étaient dans le besoin. Elle crée des foyers pour les jeunes filles, pour les indigents, elle monte des cantines à bas prix. On a du mal à se le représenter aujourd’hui, mais c’étaient les années 1930 et beaucoup d’émigrés étaient dans une grande misère. Tôt le matin, habillée en moniale, elle allait aux marchés, ramasser les restes de feuilles de chou et parfois, longuement, jour après jour, elle cuisinait pour ses protégés.

Mère Marie était une personne polyvalente, elle savait tout faire, elle avait des mains en or, elle faisait la cuisine et elle brodait. Elle faisait de belles broderies pour l’église ; ce fut d’ailleurs le dernier ouvrage de sa vie : au camp de concentration, avant sa mort, elle brodait une belle icône qu’elle ne put pas terminer. Elle écrivait ; elle était publiée. C’est exprès que je ne parle pas de sa poésie, qui est entièrement de la poésie philosophique ; c’est souvent la poésie de Job.

Ainsi, le concept fondamental que le chrétien est un homme personnifiant le Christ, que l’homme doit se donner entièrement – n’est pas que de la rhétorique. Lorsqu’elle reçut la tonsure, sous le nom de Marie, elle dit : « Alors maintenant, le temps de la rhétorique est terminé ! ». Il est intéressant de noter qu’à l’époque de la révolution, on a dit qu’elle avait fait don de sa propriété près d’Anapa au peuple et lorsqu’on lui demanda au tribunal : « Pourquoi avez-vous fait cela ? », elle a répondu : « C’est un beau geste ! » Maintenant, il ne restait plus de temps pour faire de beaux gestes, il n’y avait plus que le travail, rien que le travail. Et avec quelle joie, quelle énergie, avec quel esprit, avec quelle absence d’une quelconque hypocrisie elle accomplissait tout cela. Personne ne lui était étranger, voilà pourquoi, aussi bien les poèmes que les études philosophiques qu’elle fit paraître dans diverses publications de l’émigration russe, n’étaient pas de la théorie stérile, ce n’était pas de la philosophie hermétique et nébuleuse, c’était la cristallisation de l’expérience vécue par une âme dans l’abnégation.

Il faut avouer avec franchise que bien des orthodoxes la considéraient avec méfiance, avec dérision. Certains anciens émigrés m’ont raconté qu’on la comptait folle, un peu toquée, on l’accusait de déshonorer l’habit monastique, d’aller chez des gens peu recommandables, de fréquenter des personnes douteuses ou rejetées. Encore un exemple : un jour une fillette lui demanda de lui faire essayer son habit monastique, en riant elle le lui prêta… elles en furent heureuses toutes deux. Mais tous disaient : « Comment peut-elle ! » Les tartuffes ne pouvaient pas la supporter.

Son institution charitable était dans un pavillon, un centre d’aide spirituelle et matérielle. Il est caractéristique qu’elle se soit toujours efforcé d’aider les gens aussi bien spirituellement que matériellement. Il y avait dans ce centre une chapelle où célébrait un moine bien instruit, le père Cyprien Kern, un sévère partisan des règles rigoureuses de la tradition, et il était horrifié de ce que pouvait faire cette femme. La coexistence leur était particulièrement pénible.

Quelque temps après, la situation changea. Le père Kern fut remplacé par le père Dimitri Klépinine, un jeune prêtre, né en 1904, fils d’architecte, frère de l’historien Alexis Klépinine. Jeune, ce dernier lui aussi avait décidé, alors qu’il vivait dans l’émigration, de retourner en URSS pour tenter de jeter des ponts entre la Russie soviétique et les émigrés. Arrivé en 1937, il disparut en 1939. Il est l’auteur d’un ouvrage sur Alexandre Nevski.

Le père Dimitri Klépinine était un homme à la foi profonde, au cœur extraordinairement tendre, aux convictions fermes, partageant pleinement les idées de mère Marie. Il contribuait à son travail dans l'«Action orthodoxe », à son incessante préoccupation du sort de ceux qui souffrent. Il devint son assistant irremplaçable, son guide spirituel et partagea son martyre, car il périt au même endroit, c'est-à-dire au camp de Ravensbrück.

Ils travaillaient aussi ensemble quand commença la période tragique de l’occupation en France. Rester chez soi, s’enfermer à nouveau dans une sorte de tour – jamais ! Aussi bien mère Marie que le père Dimitri deviennent des membres actifs de la Résistance. Ayant quitté la Russie, ni lui ni elle n’avaient jamais perdu l’amour de leur patrie. Un jour à table, alors que quelqu’un disait que lors de l’offensive allemande tant de milliers de soldats soviétiques avaient péri, une des personnes présentes déclara : « Et ce n’est pas assez ! » Mère Marie lui dit alors : « Fichez le camp d’ici, et l’adresse de la Gestapo vous est connue… » Elle a toujours cru à la victoire, mais cela se termina par leur arrestation en 1943.

Je n’entrerai pas dans le détail des descriptions, tout cela est assez clairement montré dans le film, bien que déformé. Il y a par exemple de remarquables souvenirs sur son action parmi les déportés. Elle s’était mêlée à eux encore avant son arrestation, lorsque les enfants juifs furent rassemblés dans un vélodrome en vue de leur déportation. Elle était parvenue à y pénétrer et s’efforçait d’aider les gens : des milliers de personnes et un seul robinet d’eau, la soif, la faim, l’entassement étaient mortels. La sœur du général de Gaulle se souvient que dans les pires conditions, mère Marie s’entourait de gens et amorçait des conversations, des discussions. C’était un défi de conserver, dans les conditions infernales de la déportation, une vie spirituelle, des intérêts intellectuels, conserver de l’amour les uns pour les autres. Bien des gens qui se sont trouvés près d’elle ces jours là s’en souviennent. Une des femmes qui étaient là se souvient qu’ils conversaient lorsqu’une fonctionnaire allemande arriva, frappa mère Marie au visage, celle-ci ne se détourna même pas et poursuivit la conversation comme si il s’était agi d’un insecte. Elle voulait montrer par là qu’elle ne remarque pas ces gens.

En même temps que mère Marie et le père Dimitri on arrêta également son fils Iouri. Tous trois périrent, le père Dimitri et Iouri de maladie et d’épuisement, et mère Marie serait peut-être elle aussi morte d’épuisement, mais juste avant la libération du camp, alors que la guerre se terminait, elle fut envoyée à la chambre à gaz. Elle était épuisée à l’extrême. Il en est issu beaucoup d’histoires, l’une d’entre elles a été publiée en divers endroits, selon laquelle elle aurait échangé ses vêtements avec un détenu, allant à la chambre à gaz à la place de quelqu’un. C’est le type même de la légende. Elle n’est pas confirmée par l’histoire et pourtant mère Marie aurait bien pu y aller à la place de quelqu’un, parce que si elle avait choisi la voie d’« une chapelle bien abritée », si sa philosophie n’était qu’un divertissement de l’esprit ou un sujet de satisfaction intellectuelle, elle ne se serait pas retrouvée dans un camp de concentration. Mais elle voulait concrétiser sa philosophie de synthèse dans la réalité, pour que les gens voient que la Croix du Christ n’est pas un signe que nous portons, mais un don total et un don jusqu’à la mort…

Nous voilà parvenus au terme de cet exposé et nous n’avons pas traité d’un centième de la mystérieuse richesse spirituelle de cette personne, mais j’espère que désormais, celui qui connaît mal ou ne connaît pas cette figure extraordinaire se sentira interpellé et trouvera de quoi en savoir plus sur elle.

Ainsi, nous nous quittons, et il est très important pour moi que nous ayons apporté notre dernier coup de pinceau à ce portrait car, je le répète, la philosophie religieuse russe n’a jamais été une philosophie de salon, abstraite, détachée de la vie. Tous ses représentants ont été des témoins courageux de la Vérité, ils ont confessé l’Évangile, ils ont tous, dans leur existence, d’une manière ou une autre, eu à lutter, ils ont tous laissé, chacun à sa façon, la marque de leurs opinions, non seulement sur le papier mais dans la vie. Ils sont les saints de notre culture, ils ne sont pas canonisés, mais ils sont de véritables modèles sur lesquels peuvent prendre exemple les générations actuelles et futures.

Le don total de soi – voilà justement l’acte évangélique. Ce n’est que par cela que le monde est sauvé. Lorsque des dizaines d’années auparavant, dans la jeunesse de mère Marie, il y eut un autre slogan, « prendre tout », il amena au naufrage, au naufrage des valeurs spirituelles et matérielles. Par contre lorsque les hommes apprennent à faire don, ils accomplissent le grand commandement du Christ, et ce commandement doit aussi s’étendre à notre vie matérielle et à la vie de la société – à tout, même au pain que produit la terre, car la terre cesse de produire quand l’homme en devient indigne.

Ainsi, cette philosophie, une philosophie religieuse, ancrée sur le roc des vérités chrétiennes, envoyant ses racines dans les fondements mêmes de l’être, à travers lesquelles nous est révélé le plus grand mystère de la vie, le mystère de l’Amour divin, qui a créée la monde et qui l’a non seulement créé, mais l’appelle à lui. Et ce ne sont pas des générations anonymes sans visage qu’il appelle, mais il appelle chacun d’entre nous.

Mère Marie vénérait le mystère de la personne humaine, et en cela elle partageait les convictions de ses amis Nicolas Berdiaev, le père Serge Boulgakov, le père Dimitri Klépinine, Simon Frank, Georges Fedotov – tous de grands représentants du personnalisme chrétien qui place la personne au niveau élevé que lui a donné le Créateur même.

Merci beaucoup.

Extrait d’Alexandre Men,
Mirovnaya kultura christiantsvo tserkov :
Lektsii i becedi
(La culture spirituelle mondiale
Christianisme et Église : Conférences et causeries
),
Fondation Alexandre Men, Moscou, 1997.
Traduction Alexandre Nicolsky (AN).
Notes supplémentaires Paul Ladouceur (PL).


NOTES

1. C'est-à-dire le représentant du pouvoir du Tsar auprès du Saint-Synode, qui était dirigeait l’Église orthodoxe russe. (AN).
2. Pobédonostsev fut Haut-Procureur du Saint-Synode de 1880 jusqu’à la révolution de 1905 (PL).
3. Alexandre Blok (1880-1921) : poète symboliste, chef de file de l’Âge d’argent de la littérature russe des années précédant la Première Guerre mondiale (PL).
4. Métropolite Euloge (Giorgievski), responsable de l’archevêché russe en Europe occidentale de 1922 à son décès en 1945 (PL).
5. Le père Dimitri Klépinine (1904-1944) périt au camp de Dora, annexe du camp de Buchenwald. Ravensbrück était un camp pour femmes (PL).
6. Il s’agit sans doute du long métrage de l’époque soviétique (1982) sur mère Marie intitulé Mat’ Maria (PL).
7. Geneviève de Gaulle, nièce du générale Charles de Gaulle, résistante emprisonnée au camp de Ravensbrück avec mère Marie et libérée juste après la mort de mère Marie. Voir l’article de Geneviève de Gaulle : « Mère Marie (1891-1945) », Voix et Visages (Bulletin de l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance), No 102, 1966 (PL).


 

Mgr Euloge (Giorgievski)

L’« ACTION ORTHODOXE »

par Mgr Euloge (Guéorgievski)

Photo de Mère Marie (Skobtsov)

L’Action orthodoxe se développa à partir du « Foyer pour femmes seules », créé par mère Marie (E. Skobtsov), en automne 1932. Mère Marie loua à Paris une petite villa au fond d’une impasse, 9 villa de Saxe : un local clair et pratique, avec un jardin. Là, elle commença à recevoir des pensionnaires pour une somme modique. Le besoin d’une pension bon marché était important et la maison se remplit très vite. Dans cette pension, mère Marie créa une chapelle dédiée à la Protection de la Mère de Dieu, que les pensionnaires fréquentaient volontiers. De temps en temps, on y organisait des réunions, au cours desquelles des professeurs de Saint-Serge ou des conférenciers de l’Action chrétienne [l’Action chrétienne des étudiants russes, ACER] faisaient des exposés suivis de discussions. Ces réunions attiraient beaucoup d’auditeurs de l’extérieur.

Bientôt la villa ne donna plus la possibilité d’accueillir toutes celles qui voulaient s’y installer ; mère Marie ne pouvait plus développer ses projets. Deux ans plus,tard, la fondatrice déménagea dans une grande maison, au 77 rue de Lourmel.

Le chômage prit, dans le milieu russe, des proportions catastrophiques. Mère Marie organisa dans son local une cantine où, pour 1,50 franc seulement, on pouvait recevoir un repas. Elle arriva à cette somme incroyable grâce à des commerçants des Halles centrales de Paris qui lui offraient les produits invendus périssables. Avec l’aide de quelques chômeurs, elle rapportait tout cela rue de Lourmel. Elle procura aussi un toit à ces déshérités en aménageant un dortoir dans le grenier de la maison.

Le garage qui se trouvait au fond de la cour fut transformé en chapelle. Mère Marie la décora avec beaucoup de soin, exécutant elle-même des peintures sur les murs et les fenêtres. L’église fut desservie successivement par le père Lev Gillet, le père Euthime Vendt, l’archimandrite Cyprien Kern, le père Valentin Bakst. Le local assez vaste du rez-de-chaussée fut affecté aux réunions, conférences et exposés suivis de discussions. Mère Marie organisa également dans son foyer des cours pour lecteurs et chantres de l’Église. Dès la première année, elle forma dix nouveaux lecteurs, dont trois femmes ; durant l’hiver 1936-1937, elle ouvrit aussi des cours pour missionnaires.

En association avec le père Tchertkov et F.T. Pianov, mère Marie inaugura, à Noisy-le-Grand, une maison de repos pour les tuberculeux en convalescence. En automne 1936, toujours avec l’aide de Pianov, elle ouvrit un foyer bon marché dans une autre villa, 43 rue François-Gérard, dans le XVIe arrondissement, annexe du foyer principal de Lourmel. Toutes ces créations relevaient de l’Action orthodoxe qui étendit son activité bien au-delà des institutions déjà mentionnées.

Les membres de l’Action orthodoxe oeuvrent aussi dans les paroisses de la périphérie parisienne : ils organisent des écoles, des causeries, des conférences, des soirées littéraires, ainsi que des « congrès interparoissiaux », une entreprise intéressante qui fortifie leurs relations.

En général, l’Action orthodoxe développe une large activité dans les domaines de la formation religieuse et culturelle au sein de la diaspora russe perdue dans le milieu ouvrier français, coupée de l’Église orthodoxe et des organisations culturelles de l’émigration. Ce travail, qui permet de freiner la dénationalisation des masses russes, a une importance considérable.

L’Action orthodoxe est indissolublement liée à la personnalité de sa fondatrice, mère Marie. Mère Marie dans le monde portait le nom d’Élisabeth Skobtsov, Kouzmine-Karavaïev par son premier mariage. Elle était poète, journaliste, membre du Parti socialiste-révolutionnaire. Une énergie phénoménale, une grande largeur de vue, une autorité exemplaire, un esprit d’initiative rare, voilà les principales caractéristiques de cette femme d’exception. Même dans le monachisme, elle n’abandonna pas son attachement à la gauche ni son habileté de militante à enflammer les autres. Elle avait besoin de s’immerger de temps à autre dans des réunions contradictoires, des contacts libres avec les foules, de faire elle même des discours, pour ne pas se laisser étouffer par les tracas de l’intendance de l’Action orthodoxe. Elle avait gardé au fond d’elle-même la psychologie des militants socialistes. À l’intérieur du mouvement de l’Action chrétienne, elle lutta activement contre l’idéologie nationaliste ; ses efforts pour combler le fossé entre l’émigration et l’Union soviétique furent à l’origine d’attaques assez vives contre elle de la part des émigrés à tendance nationaliste.

Mère Marie accepta le voile monastique pour pouvoir se consacrer sans réserve au travail social. En devenant moniale, elle voulut donner tous ses talents au Christ dont un véritable charisme : savoir approcher des personnes égarées, dans la déchéance, les alcooliques, sans dédain pour leurs défauts ou leurs faiblesses. Quel que fût l’état pitoyable d’un homme, jamais il ne la rebutait. Elle savait parler à ces gens, les plaindre sincèrement, les aimer et devenir pour eux quelqu’un de proche. Elle les supportait même avec une certaine joie, sans soupirs ni reproches, en s’efforçant de les relever, habilement, sans jamais souligner le niveau jusqu’où ils s’étaient abaissés.

Combien de tragédies morales lui furent confiées ! Mère Marie était à la fois une aide, une conseillère et une amie pour tous ces pauvres gens. Non seulement elle prenait soin de leur hébergement, de leur nourriture, mais elle leur cherchait également du travail, résolvait leurs problèmes avec la police si leurs papiers n’étaient pas en règle, leur obtenait un visa si on devait les expulser.

L’Action orthodoxe, cette grande œuvre de mère Marie, se révéla infiniment utile car elle répondait à des besoins réels de l’émigration russe. Mère Marie ne réussit pas à créer la communauté monastique à laquelle elle rêvait, mais son Action orthodoxe eut, sans conteste, une importance énorme pour les paroisses et les personnes qui y travaillaient. Elle leur apporta en permanence aide et soutien.

Ces derniers temps, mère Marie a entrepris de s’occuper des malades psychiques : elle leur rend visite dans les hôpitaux et s’efforce d’aider à se réinsérer ces réprouvés qui, même guéris, sont oubliés de tous.

Extrait des Mémoires du métropolite Euloge,
Le chemin de ma vie, Presses Saint-Serge-
Institut de théologie orthodoxe, 2005.


 

Photo : Élisabeth Skobtsov (Mère Marie) avec Nicolas Berdiaev en 1930

À LA MÉMOIRE

DE MÈRE MARIE

par Nicolas Berdiaev

 

Photo : Élisabeth Skobtsov (Mère Marie)
avec Nicolas Berdiaev en 1930

Mère Marie a été une des femmes russes les plus remarquables et les plus douées. Elle caractérise bien son époque dont elle reflétait les tendances les plus marquantes. C’était une âme neuve, à la fois poète, révolutionnaire et élément actif de la vie religieuse.

Elle a appartenu à une époque révolutionnaire, elle avait été associée au mouvement socialiste révolutionnaire, mais elle était étrangère au vieux modèle de l’intelligentsia révolutionnaire. Elle n’a pas non plus accepté la révolution sous sa forme bolchevique. Elle avait vécu la renaissance culturelle russe du début du siècle, la poésie russe des symbolistes, elle était proche d’Alexandre Blok, l’inquiétude de ce temps était la sienne.

Mais l’âme de Mère Marie a aussi été marquée par les recherches et les tendances religieuses de son temps. Elle fut auditrice libre aux cours de l’académie religieuse de Saint-Pétersbourg. Dans l’émigration elle fit partie du petit groupe de partisans de la philosophie religieuse russe. Elle prit part au Mouvement des Etudiants Orthodoxes Russes, dont elle se détacha lorsque s’y manifestèrent des tendances trop à droite.
Mère Marie était d’une nature très active, toujours passionnée par une action mais jamais pleinement satisfaite. Le besoin d’activité religieuse l’amena au monachisme. Les motifs sociaux avaient toujours une place importante dans sa religion. Elle cherchait à créer un nouveau modèle de vie monastique. Les milieux de l’émigration russe n’y étaient pas favorables. Elle cherchait toujours de nouvelles formes d’action.

Elle donnait l’impression d’une optimiste, elle débordait de vitalité. Mais lorsque parut son premier recueil de poésie, on y découvrit une vision pessimiste et amère de la vie. Ses vers sont tout à fait remarquables pour y trouver une description de son âme, de même que ses poèmes dramatiques. Son sens religieux n ‘était en rien tranquille, il y avait là quelque chose de tragique, on y ressentait une lutte avec Dieu, engendrée par les souffrances humaines, par la pitié et la compassion. La solution du problème de la théodicée ne lui paraissait pas facile.

Un autre trait caractérisait la Mère Marie, qui joua un rôle énorme et qui est lié à sa perte.. Elle portait un amour passionné à la Russie et à son peuple. La dernière période de sa vie, pendant la guerre fut marquée de son patriotisme passionné, qui prenait parfois des formes extrêmes. Son amour exclusif pour la Russie, la terre russe et son peuple, la rendaient parfois injuste vis à vis de l’Occident et les courants de pensée occidentaux . On pourrait appeler sa vision du monde une sorte de slavophilie révolutionnaire.

Pendant l’occupation, Mère Marie s’est comporté comme une authentique résistante, notamment par son aide aux juifs persécutés... J’ai eu l’impression qu’elle aspirait au sacrifice et à la souffrance, elle souhaitait mourir pour le peuple russe. Sa fin fut héroïque . Dans ce camp de concentration nazi, elle était parvenue à se trouver une activité religieuse, qui la satisfaisait sans doute plus qu’une activité dans le mode libre.

Source : Site « Mat' Maria »
www.mmariaf2s.com/101.htm
Traduction Alexandre Nicolsky.


LES SENTINELLES DE LA LIBERTÉ –

MÈRE MARIE ET BERDIAEV

par l’archiprêtre Serge Hackel

L’influence d’un ami

Élisabeth Yurievna Skobtsov (mère Marie) entretenait dans le milieu de l’émigration russe de Paris des liens d’amitié fidèle avec Berdiaev. On comprend aisément pourquoi l’académie philosophico-religieuse de ce dernier se trouvait au 77 de la rue de Lourmel, dans le XVe arrondissement de Paris. Ce n’est pas seulement là que mère Marie rencontrait fréquemment Berdiaev, mais aussi chez lui à Clamart. Berdiaev, comme il le disait, « aimait beaucoup Mère Marie, bien qu’il ait parfois avec elle des disputes acharnées ».

La liberté dans l’émigration

Leur position par rapport à la liberté était, pour tous les deux, également importante. Les deux considéraient que les émigrés disposaient de possibilités particulières pour manifester leur liberté. En fin de compte, ils avaient à ramener « leur esprit libre, créatif et audacieux » dans leur patrie. Mère Marie considérait qu’il s’agissait là non seulement d’un devoir moral mais d’une vocation.

Cette vocation exige un renoncement total à soi-même. Selon les termes de mère Marie, une liberté « dévastatrice » exige un abaissement semblable à celui du Christ. La liberté est un don terrible. Ensemble avec mère Marie, Berdiaev évoque « la charge et le poids de la liberté ». Mais avec cela, cette charge est une part inaliénable de la vie en Église. « L’Église est dans l’ordre de l’amour et de la liberté, de l’unité de l’amour avec la liberté ».

Une liberté insondable

Toutefois Berdiaev définit à sa manière la source de la liberté et diverge par là non seulement de mère Marie mais aussi de la Tradition de l’Église. S’appuyant sur l’enseignement de Jakob Böhme (Yakov Beme) (1575-1624), il décrit (1927) une liberté insondable qui se trouve « à la base de la création ». Ainsi, « Dieu, créateur, est tout puissant sur la création […], mais il n’a pas de pouvoir sur le néant , sur la liberté, créée en premier. » On peut s’étonner de ce que les autorités religieuses de l’émigration russe ne se soient pas précipitées sur Berdiaev, car en limitant ainsi la toute-puissance divine, il professait des idées hérétiques.

La critique de l’opposant

Celle qui devint plus tard mère Marie rédige une réplique à Berdiaev dans le propre journal de ce dernier (« Put’ » = « la Voie ») en 1931. Elle nie son interprétation de la « primauté de la liberté ». Et dans une variante non publiée de son article « La naissance dans la mort », elle arrive à la conclusion que dans ce domaine, Berdiaev n’a pas de réponse. « On n’élimine pas pour autant la question, mais la réponse est éliminée. » On a là la preuve de ce qu’il ne faut pas considérer mère Marie uniquement comme « la personnification des idées principales de Berdiaev » (N.M. Kaukhchichvili).

La liberté sur terre

Néanmoins, la notion des manifestations terrestres de la liberté chez mère Marie et Berdiaev était très proche. Mère Marie dans ce cas ressentait « le besoin du concret » et préférait le concret à « toute théorie, même remarquable ». Berdiaev la soutint lors de la création de son « Action orthodoxe » (1935) et c’est même lui qui proposa ce nom. Ses fondateurs considéraient l’« Action Orthodoxe » comme une « organisation totalement libre et autogérée ».

L’union

Non seulement l’organisation, mais chacun de ses membres pris isolément doit faire preuve de son indépendance. « Le prophète est solitaire […], écrivait Berdiaev en 1935, il est dans un certain sens un anarchiste... ».

Aussi n’est il pas étonnant que mère Marie ait eu une telle estime pour les « fols en Christ ». Elle faisait ressortir Basile le Bienheureux comme « le seul patron que je reconnais avec joie » et elle jugeait que « la liberté nous appelle à être simples d’esprit ». Et avec cela il s’agit de chercher non pas une « forme » de vie mais une « absence de forme », la « difformité de vie du fol en Christ ». Les « murs du monastère » ne servent ici à rien, ils risquent même de repousser des gens. Mère Marie l’exprime dans son « Mystère » intitulé « Anna », de même que dans son article « Sous le signe de la perte ».

Berdiaev avait déjà, bien auparavant, préparé le terrain pour une telle attitude vis-à-vis des formes généralement admises du monde monastique. D’après sa définition « le monastère est une forme d’objectivisation » ; or : « Dieu n’est pas présent dans l’objectivisation », écrivait-il.

Berdiaev se méfiait également de « l’embourgeoisement spirituel » qui correspond à « l’absence de liberté de l’esprit ». Il oppose l’esprit « du pèlerin » à l’esprit de l’ordre inerte. Mère Marie s’insurgeait contre l’étouffement de la foi par la dévotion. C’est par rapport à cela qu’elle était prête à quitter la « rue de Lourmel » et les sœurs pieuses qui s’y dévouaient. Elle voulait aller de par le monde et clamer : « Repentez-vous, car le Royaume du Ciel est proche ! »

Le retour au pays natal

Elle voulait également retourner en Russie après la fin de la guerre mondiale. « Je vagabonderai, je serai en missionnaire parmi les gens simples de Russie ». Même pendant ces jours terribles elle voulait vivifier la vie de l’Église enfermée dans un cadre des plus rigides par son « esprit de mutin épris de liberté » (d’après Berdiaev).

Discutant d’une telle éventualité à la veille de la guerre, elle comprenait parfaitement sous quelle autorité ecclésiastique elle aurait à exercer son service. Mais les difficultés qu’elle mentionnait dans ses écrits pouvaient bien ne pas disparaître, même dans une époque post-soviétique, et cela aussi elle le prévoyait. Car « dans le cas de la reconnaissance de l’Église en Russie et dans le cas du développement de son succès apparent, elle ne pourra pas compter sur des cadres, autres que ceux formés dans l’esprit d’une autorité dogmatique, dépourvue de sens critique. Et cela signifie le dépérissement de la liberté pour de longues années. »

Néanmoins, continuait-elle, « l’authentique vérité du Christ est toujours liée à la liberté […] et notre voie, notre vocation, notre sacrifice et notre croix – c’est de faire passer la libre vérité du Christ à travers toutes les épreuves. »

Source : Site « Mat' Maria »
www.mmariaf2s.com/101.htm
Traduction Alexandre Nicolsky.


MAT' MARIA

Mosfilm, 1982

Film Mat' Maria (Moscou, 1982)

Long métrage, Mosfilm, Moscou, 1982.

Directeur : Sergei KOLOSOV

Mère Marie : KASATKINA, Ludmilla
Madame Langer : KHANAEVA, Yevgenia
[personnage fictif]
Bunakov : GORBACHEV, Igor
[nom de plume d'Ilia Fondaminski, ami de mère Marie]
Daniel Skobtsov : MARKOV, Leonid
[deuxième mari de mère Marie]
Officier de la Gestapo : MANN, D.
Youri :  TIMOSHKIN, A.
[fils de mère Marie et de Daniel Skobtsov]
Nina : BONDARCHUK, N.
[personnage fictif]
Sofia Borisnava [Pilenko] : Yevgenya Khanaeva
[mère de mère Marie]
Iya Isadorovich : Leonid Markov

 

Mère Marie (Ludmilla Katsatkina)

Arrivée à Lourmel depuis les Halles
avec un chariot de nourriture

Devant Notre-Dame

Mère Marie réconforte sa mère,
Sophie Pilenko,  au moment de son
 arrestation par un officier de la Gestapo

Angoisse face à sa mort imminente à Ravensbrück


On peut imaginer le dilemme d’un cinéaste soviétique à qui on demande de produire un film sur la vie d’une immigrée russe en Occident qui fréquentait des milieux souvent profondément anti-soviétique - de surcroît, une immigrée devenue religieuse. Mais à la fin des années 1970 et au début des années 1980 mère Marie - ou plutôt Élisabeth Skobtsov aux yeux des autorités soviétiques - connaît une certaine popularité dans son pays d’origine, pays qu’elle a fui avec sa famille justement à cause de la défaite des forces anti-bolcheviks en 1921.

Ce qui intéressait les autorités soviétiques chez mère Marie était d’abord son opposition au nazisme puis aussi sa sympathie pour le peuple russe souffrant et combattant pendant la « Grande Guerre patriotique » contre l’Allemagne de Hitler. Ce sont justement ces aspects de la vie de mère Marie qui sont mis en évidence dans ce long métrage produit par le studio Mosfilm en 1982.

Mais que faire des autres aspects, moins attirants pour les soviétiques, de la vie de cette exilée devenue moniale : sa foi, sa pratique religieuse, ses amis religieux, son aide aux Juifs ? On les occulte simplement. Même si mère Marie est vêtue en moniale, à part une courte scène où l’on voit une sorte d’oratoire ornée d’ icônes et de lampades, baignés dans un chant liturgique, l’engagement proprement religieux de mère Marie disparaît. Ce qui reste est un portrait d’une femme engagée dans une action sociale et humanitaire, dont la visée - et les enjeux - changent radicalement, ajoutant un aspect politique à l’action humanitaire, avec l’occupation de la France par les Allemands en 1940.

Dans des scènes typiques, on voit mère Marie aux Halles chercher de la nourriture pour sa cantine de Lourmel ; elle visite Bounakov (nom de plume d’Ilya Fondaminski) dans son appartement ; il y a une rencontre d’intellectuels russes où elle prononce un discours, et, pendant la guerre, plusieurs scènes, dont celle l’infâme « Vélodrome d’hiver », illustrant ses activités de résistance. Puis son arrestation par la Gestapo, sa déportation en Allemagne et la vie du camp de Ravensbrück, où finalement elle coud le matricule d’une autre détenue sur son propre vêtement, prenant ainsi sa place au chambre à gaz, incident près de la réalité selon les survivantes du camp.

Le film présente certains personnages bien connus de l’entourage de mère Marie, sa mère Sophie Pilenko, son ex-mari, Daniel Skobtsov, leur fils Youri, et Bounakov. D’autres proches de mère Marie – notamment le clergé – sont absents du film : Nicolas Berdiaev (philosophe connu pour sa critique du communisme), le père Serge Boulgakov, le père Lev Gillet, le père Dimitri Klépinine (pourtant étroitement associé aux activités de résistance de mère Marie)... Ces absences du film soulignent la dissimulation des aspects proprement spirituels et religieux de mère Marie et de son entourage.

Même si le film est assez médiocre du point de vue cinématographique et ne traduit pas du tout la profondeur de la personnalité de mère Marie, il n’en reste pas moins que c’est peut-être le premier long métrage qui, malgré lui, nous présente certains aspects de la vie d’une sainte orthodoxe. Il demeure un étrange monument que l’époque soviétique a érigé en l’honneur de celle qui fut canonisée par l’Église orthodoxe en 2004, et qu’on désigne maintenant sous le nom de sainte Marie de Paris.
 

 


MÈRE MARIE ET SON ART (1891-1945)

par Xenia Krivochèine

Mère Marie, a commencé par être connue en tant que poète lyrique sous le nom de Kouzmina-Karavaeva. Ses premières poésies ont été écrites du vivant d'Alexandre Blok, époque entrée dans l'histoire de l'art sous le nom de « Siècle d'argent ». Son œuvre picturale et artistique est malheureusement restée bien plus confidentielle. Certains critiques estiment que mère Marie était par ses dons bien plus peintre que poète. Plusieurs raisons ont rendu difficile l'étude du patrimoine artistique de mère Marie. L'exil a coupé en deux la vie ainsi que l'œuvre de mère Marie.

De 1911 à 1921, encore en Russie, ce furent les premières expositions, les premiers poèmes et essais philosophiques. Elle faisait partie des cercles qu’animait Alexandre Blok, Nikolaï Goumilev, Nathalie Gontcharova... Dès ses tout débuts dans l'art la future moniale aspire à la connaissance de Dieu. Avec le temps elle s'éloigne du modernisme et trouve son expression dans le symbolisme pictural et poétique.

Certaines œuvres graphiques de mère Marie se sont conservées en Russie. En France, là où s'est déroulée la deuxième partie de sa vie ses créations sont éparpillées dans diverses paroisses, chez des collectionneurs, ont été perdues, parfois détruites. Ni en Russie, ni plus tard en France l'auteur n'a jamais signé ses tableaux ou ses broderies. De futures trouvailles ne sont donc pas impossibles !

Ces dernières années des dessins, des icônes brodées, des vêtements sacerdotaux, des saints suaires ont été trouvés en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Mère Marie décorait les murs des paroisses et des foyers qu'elle fondait pour les émigrés russes les plus déshérités. Malheureusement nous ne disposons maintenant que de photos de ces murs et de ces décorations. Quant aux tableaux et aux broderies ils sont éparpillés.

La majeure partie de l'œuvre écrite de mère Marie a été à plusieurs reprises éditée en Russie comme en Europe Occidentale. Cet ouvrage a pour but de montrer la partie encore inconnue et inédite de ce remarquable patrimoine artistique.

Comme nombre de ses contemporains mère Marie n'a pas suivi de formation académique. Elle n'est pas allée apprendre dans les ateliers ou les studios de peintres célèbres. Sa famille, sa présence dans les cercles artistiques de l'époque de sa jeunesse lui ont servi d'école. Les longues années qu'elle a vécu en France ont profondément marqué son art. À Paris elle rencontre des intellectuels français, se lie avec les meilleurs écrivains, penseurs, philosophes de la diaspora russe. Tout ce qu'elle a fait est inspiré par les Ecritures vétérotestamentaires et évangéliques. Aquarelles, temperas, huiles, broderies sont l'expression d'une lecture symboliques, mystique, voire mystérieuse des écrits révélés.

Fidèle à ses vœux, mère Marie a donné la richesse de ses talents, ses forces et son amour aux pauvres, ses prochains. Nicolas Berdiaev disait d'elle : « La moniale Marie, comme beaucoup de saintes femmes russes tellement attrayantes tournées vers le monde aspirait au sacrifice, voulait soulager les souffrances, ignorait la peur ».

Mère Marie (Skobtzov)

Cette beauté qui nous sauve :
tableaux, estampes, broderies.

Préfaces de Son Eminence Cyrille
 (Métropolite de Smolensk)
 et de M. Georges Nivat,
Professeur de l'Université de Genève.
Textes de Xenia Krivochéine.
Iskousstvo-Spb, Saint-Pétersbourg, 2004.
204 p., illustrations en couleurs.

Cet ouvrage richement illustré est le premier à être consacré à l'œuvre artistique de mère Marie (Skobtzov). Mère Marie est largement connue en tant que poète de l'époque de « l'âge d'argent ». Mais n'était pas suffisamment connue en tant qu'Artiste. L'œuvre de mère Marie - tableaux, estampes, broderies d'une rare expressivité est conservée par des collectionneurs européens ou bien dans des paroisses orthodoxes en France et en Grande Bretagne. Peu de ces ouvrages ont été publiés. Le livre comprend un texte très riche consacré à la vie et à l'art de mère Marie, de nombreuses références. Il présente un grand intérêt pour les spécialistes comme pour l'ensemble des lecteurs.


Visitez le site en russe « Mat' Maria » (www.mere-marie.com),
qui contient des reproductions de l'œuvre artistique de mère Marie.


Inauguration d’une plaque commémorative
en l’honneur de mère Marie (Skobtsov)
et du père Dimitri Klépinine(9 février 2003)

La plaque de la rue de Lourmel

Une plaque commémorative en l’honneur de mère MARIE (Skobstov) (1891-1945) et du père Dimitri KLÉPININE (1904-1944) a été solennellement inaugurée le 9 février 2003, devant l’entrée de l’immeuble du 77, rue de Lourmel, dans le 16e arrondissement de Paris. A la place de l’immeuble qui se trouve là actuellement. se dressait jusqu’à la fin des années 60 une maison de trois étages où, entre 1935 et 1943. cette moniale orthodoxe, aidée par les membres de l’association « L’Action orthodoxe » et du prêtre de la paroisse, dédiée à la Protection-de-la-Mère-de-Dieu, ont oeuvré au service des démunie. organisant une cantine, des ateliers, un bureau d’aide sociale. Sous l’occupation nazie, ils sauvèrent, au prix de leur propre vie, de nombreux juifs qui avaient trouvé refuge dans ce foyer. Après l’inauguration de la plaque, un office de Requiem à la mémoire du père Dimitri KLÉPININE, de mère MARIE, de son fils, Youri SKOBTSOV, ainsi que d’Élie FONDAMINSKY, leur ami commun et collaborateur, eux aussi morts en déportation, a eu lieu en l’église de la paroisse orthodoxe géorgienne Sainte-Nino, située dans ce même quartier, rue de la Rosière.

Quoique cent cinquante personnes, dont l’adjointe au maire du 15e arrondissement chargée des affaires culturelles, Ghislène FONLLADOSA, l’ambassadeur de in Fédération de Russie en France, Alexandre AVDEIEV, des membres de la famille du père Dimitri KLEPININE et de celle de mère MARIE, leurs amis, d’anciens compagnons de la Résistance et des membres d’associations de déportés, six prêtres et de nombreux fidèles de différentes paroisses orthodoxes de Paris ont pris part à cette cérémonie. Nikita STRUVE, rédacteur de la revue orthodoxe Vestnik (« Le Messager »), qui était l’un des organisateurs de la cérémonie, a fait part de sa « grande émotion » devant une assistance nombreuse, « ce qui en dit long sur l’importance de deux personnalités exceptionnelles ». Puis il a donné lecture d’un message de l’évêque GABRIEL (de Vylder), qui dirige par intérim l’Archevêché des paroisses orthodoxes d’origine russe en Europe occidentale, empêché par ses obligations pastorales en Belgique : « Cette plaque commémorative n’est pas seulement le souvenir d’une période sombre de notre histoire et de la conduite héroïque d’[une] petite communauté de chrétiens orthodoxes. Elle est aussi un appel à chacun de nous, qu’il soit chrétien ou non, croyant ou non. [...] J’espère que chaque personne qui passera ici et qui lira ces noms sera consciente de sa vocation et de sa responsabilité ».

Ghislène FONLLADOSA a ensuite pris la parole pour souligner que cette plaque serait le signe d’« un lieu de mémoire, un témoignage de deux vies particulièrement magnifiques, de deux personnalités de la trempe des héros, des saints, des justes ». L’ambassadeur Alexandre AVDEIEV a déclaré quant à lui que les noms du père Dimitri KLÉPININE et de mère MARIE illustraient « les meilleures valeurs du christianisme » et qu’ils « [appartenaient] à la France qui les a accueillis et à l’histoire de la Russie ». Un représentant de la communauté juive du 15e arrondissement, le rabbin PARIS, a déclaré combien sa communauté était « attachée à reconnaître ceux qui ont aidé le peuple juif pendant la Shoah », c’est pourquoi te titre de « Juste parmi les nations » avait été décerné par l’État d’Israël au père Dimitri KLÉPININE et à mère MARIE, a-t-il rappelé. « Dans le judaïsme, il n’y a pas de plus haut titre que celui de juste, celui qui conforme sa vie à la volonté du Créateur », a-t-il expliqué. « Dans la Mishna, il est dit: ‘Là où il n’y a pas d’homme, efforce-toi d’être un homme’. Le père Dimitri et mère Marie ont agi en homme et en femme pour aider d’autres hommes et femmes. Puisse leur mémoire être bénie », a-t-il encore déclaré.

Hélène ARJAKOVSKY-KLÊPININE, fille du père Dimitri KLÉPININE, a pour sa part retracé l’histoire du foyer de la rue de Lourmel, le travail social de mère MARIE avant la guerre, son engagement dans la Résistance sous l’occupation, ses efforts pour sauver les juifs persécutés, notamment lors de ta rafle du Vel’ d’Hiv. Elle a également raconté quelques souvenirs d’enfance : la première perquisition effectuée chez ses parents par la police allemande, le 8 février 1943, et la dernière liturgie eucharistique célébrée par son père dans la chapelle du foyer, le lendemain, 9 février 1943, soit un an jour pour jour avant la mort du père Dimitri, a-t-elle tenu à souligner. « Il était juste qu’une plaque rappelle aux habitants de l’immeuble et aux passants l’héroïsme de ces chrétiens », devait-elle encore déclarer. Le père Boris BOBRINSKOY, doyen de l’Institut de théologie orthodoxe de Paris (Institut Saint-Serge), a conclu ces interventions, en citant les paroles de l’Évangile : Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 16,13). « Le père Dimitri et mère Marie ont offert un débordement d’amour, dans l’espérance de la vie et de la résurrection », a-t-il poursuivi, et il est bon que des chrétiens, des juifs, des musulmans, « hommes de bien, cherchant la vérité dans leur cœur, soient ici aujourd’hui unis autour de leur mémoire », a-t-il ajouté. Avant la célébration de l’office de requiem, le père BOBRINSKOY a rappelé qu’un dossier en vue de la canonisation du père KLÉPININE et de mère MARIE avait été constitué : « Quand cela aboutira-t-il, c’est là l’affaire de l’Esprit Saint, mais dès maintenant ils intercèdent pour nous et sont dans la communion des saints ».

Rares sont ceux qui connaissent l’engagement d’un petit groupe d’orthodoxes d’origine russe qui, lors de la deuxième guerre mondiale, ont, au péril de leur vie, protégé et sauvé de nombreux juifs en France, en les hébergeant et en leur procurant des papiers. Parmi ces êtres d’abnégation, qui entendaient par cet engagement témoigner de leur fidélité au Christ et vivre complètement son Évangile, figuraient notamment le père Dimitri KLÉININE, jeune prêtre parisien, diplômé de l’Institut Saint-Serge, marié et père de deux enfants, compagnon de service de mère MARIE (Skobtsov), une poétesse et artiste devenue moniale, qui avait fondé, au 77 de la rue de Lourmel, un centre d’accueil pour les blessés de la vie, clochards, chômeurs, sans-papiers, donnant ainsi toute sa dimension spirituelle à l’action sociale et prônant le développement d’un « monachisme au cœur du monde ». Durant l’occupation, de nombreux juifs persécutés y furent accueillis et cachés. En 1942, lors de la rafle du Vél’ d’Hiv, mère MARIE réussit à pénétrer à l’intérieur de l’édifice et à sauver la vie de quelques enfants.

Le 8 février 1943, une perquisition eut lieu dans les locaux de la rue de Lourmel et six membres de « L’Action orthodoxe », dont le père KLÉPININE et mère MARIE, furent arrêtés et internés, d’abord au fort de Romainville, puis au camp de Compiègne, avant d’être déportés en Allemagne. Le père Dimitri KLÈPININE mourut d’une pneumonie au camp de Dora, le 9 février 1944 (SOP 186.30), mère MARIE fut gazée à Ravensbrück, le 31 mars 1945 (SOP 171.29). Un appel en vue de sa canonisation, recueillant de nombreuses signatures de personnalités orthodoxes, mais aussi catholiques et protestantes, a été adressé au patriarche ALEXIS II de Moscou en août 1993 (SOP 171.18). Une biographie spirituelle de Mère MARIE ainsi qu’un choix de poèmes et essais de se main traduits en français ont été rassemblés dans un ouvrage publié par Hélène ARJAKOVSKY-KLÉPININE sous le titre Le sacrement du frère (éditions Le Sel de la Terre/Cerf, 1995) (SOP 197.26). (Sur « L’Église orthodoxe et les juifs en France (1940-1944) », lire aussi le Document publié dans SOP 87.16.)

« À LA HAINE ILS REPONDAIENT PAR L’AMOUR,
À L’INDIFFÉRENCE PAR LA CHARITÉ »
évêque GABRIEL (de Vylder)

Une plaque commémorative en l’honneur de mère MARIE (Skobtsov) et du père Dimitri KLEPININE, tous deux morts en déportation dans les camps nazis, a été inaugurée, le 9 février dernier, à Paris, au 77 de la rue de Lourmel, là où se dressait le foyer que mère MARIE avait fondé pour venir en aide aux personnes en difficulté (Lire Information page 7). À l’occasion de cette cérémonie, l’évêque GABRIEL, auxiliaire de l’archevêché des paroisses d’origine russe en Europe occidentale (patriarcat oecuménique), a adressé aux organisateurs et participants un message dont il devait être donné lecture et dont le Service orthodoxe de presse reproduit ici le texte intégral.

Âgé de 57 ans, diplômé de l’université de Louvain et ancien professeur dans l’enseignement secondaire, l’évêque GABRIEL (de Vylder) a été tout d’abord prêtre de la paroisse de Maastricht (Pays-Bas), de 1976 à 1991, puis de la paroisse de Liège (Belgique). Ordonné, en juin 2001, évêque auxiliaire de l’archevêché des paroisses d’origine russe en Europe occidentale dont le siège est à Paris (SOP 260.13), il a en charge les paroisses du Nord de la France, de Belgique, des Pays-Bas et d’Allemagne. À la suite du décès de l’archevêque SERGE, survenu le 22 janvier 2003 (SOP 275.2), il assure provisoirement l’intérim à la tête de l’archevêché jusqu’à l’élection du nouvel archevêque, qui devrait avoir lieu le 1er mai prochain (2003).

En ce jour, nous honorons la mémoire de mère Marie (Skobtsov), du père Dimitri Klépinine et, à travers eux, de tous les membres de la communauté qui ont vécu ici et qui se sont engagés pour leur prochain persécuté. Cette plaque commémorative honore la mémoire de ceux qui ont payé de leur vie cet engagement. Mère Marie et les siens étaient eux-mêmes des réfugiés, suite à la révolution dans leur patrie, la Russie. Ils avaient fui, et comme beaucoup de leurs compatriotes, ils s’étaient installés en France. En ce lieu, à Paris, une petite communauté a vu le jour, matériellement pauvre, mais spirituellement riche.

Le métropolite Antoine (Bloom) a dit un jour : « Par la Révolution nous avons perdu le Christ de nos icônes éblouissantes dans nos magnifiques cathédrales, mais nous l’avons retrouvé dans l’homme rejeté, dans le pauvre, le nécessiteux, le persécuté. Cela a été précisément le cas dans la vie et le cheminement spirituel de mère Marie. Infatigablement, elle a traversé Paris et la France entière pour rechercher ses compatriotes orphelins et pauvres, et elle les a pris chez elle avec amour et compassion. C’est ainsi qu’elle e célébré le « sacrement du frère » et qu’elle a servi le Christ dans le prochain. Ce que vous faites au plus petit, c’est à moi que vous le faites (Mt 25,40) ».

Pendant l’occupation, dans le peuple juif persécuté, mère Marie a aussi reconnu le serviteur souffrant du Seigneur et, en conséquence, elle a tout fait pour aider ceux qui étaient pourchassés. À la haine elle répondait par l’amour, à l’indifférence par la charité. C’est ainsi que vécurent et moururent mère Marie, son fils, Youri, le père Dimitri Klépinine et leurs collaborateurs de « L’Action orthodoxe ».

Mais cette plaque commémorative n’est pas seulement le souvenir d’une période sombre: de notre histoire et de la conduite héroïque de cette petite communauté de chrétiens orthodoxes. Elle est aussi un appel à chacun de nous, qu’il soit chrétien ou non, croyant ou non. Parce qu’aujourd’hui aussi on frappe à la porte de notre vie et de notre cœur : les étrangers, immigrants de l’Europe de l’Est, d’Afrique et d’Asie, sans parler des sans-abri et des drogués. Que feraient mère Marie, le père Dimitri et leurs enfants spirituels aujourd’hui ? Je crois que nous connaissons tous la réponse... Aussi je prie et j’espère que chaque personne qui passera ici et qui lira ces noms sera consciente de sa vocation et de sa responsabilité. Agissons tous dans l’esprit de mère Marie. Alors, la communauté qui nous entoure deviendra un petit bout de paradis et le Royaume de Dieu se sera rapproché encore un peu […]

(Le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP)

SOP 278, mars 2003.


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Dernière mise à jour : 06-06-07.