« Ce saint homme »

Mgr Antoine (Bloom), Métropolite de Souroge 


Un grand Pasteur : Mgr Antoine, Métropolite de Souroge
Prière : Je ne sais quoi te demander
Récit autobiographique : Ma conversion
La Résurrection et la Croix
De la guérison (Homélie sur Jean 5, 1-15)
Homélie sur la Sainte Cène
Quatre sermons sur la Confession
Il faut toujours prier
Prière et vie
La spiritualité orthodoxe et les Occidentaux
Vivre avec soi-même : Essai sur la pastorale appliquée
L’Intercession
« Comme un vivant revenu d’entre les morts »

RESSOURCES :

Livres de Mgr Antoine en français
Site web consacré à Mgr Antoine
Mgr Antoine aux Pages orthodoxes


UN GRAND PASTEUR :
MGR ANTOINE,
MÉTROPOLITE DE SOUROGE

Mgr Antoine, Métropolite de Sourage

Mgr Antoine (Bloom) était une des figures les plus respectées et les plus aimées de l’orthodoxie d’Europe occidentale pendant presque un demi-siècle. Métropolite de Souroge (ou Sourozh), Mgr Antoine était responsable du diocèse orthodoxe de Grande-Bretagne rattaché au patriarcat de Moscou.

Le futur métropolite est né le 19 juin 1914 à Lausanne d’une illustre famille russe : son père étant membre du corps diplomatique impérial, sa mère était la demi-sœur du compositeur Alexandre Scriabine. Le jeune André Bloom passe sa petite enfance en Russie et en Perse, mais au cours de la révolution bolchevique, sa famille doit quitter la Perse et elle s’installe à Paris en 1923. André y fait ses études, obtenant des diplômes en physique, chimie, biologie, et il termine ses études en médecine. En même temps, de l’athée qu’il était dans sa jeunesse, il commence un cheminement spirituel après avoir découvert le Christ en lisant l’Évangile pour la première fois : " J’ai rencontré le Christ, dira-t-il, comme une personne à un moment où j’avais besoin de lui pour vivre, et à un moment où je ne le cherchais pas. J’ai été trouvé, je ne l’ai pas cherché. " (Voir ci-après l’extrait de son " Récit autobiographique " qui décrit sa conversion.)

En 1939, juste avant de partir servir comme chirurgien dans l’armée française, André prononce secrètement ses vœux monastiques. Il recevra la tonsure quatre ans plus tard et prendra le nom d’Antoine. Dans la France occupée, le jeune moine orthodoxe met ses talents de médecin au service de la Résistance. En 1948, il sera ordonné prêtre et il cesse d’exercer la médecine. Il est alors envoyé en Grande-Bretagne pour servir d’aumônier orthodoxe à la Fraternité (Fellowship) de Saint-Alban et Saint-Serge, organisme oeuvrant au rapprochement des Églises anglicane et orthodoxe. Puis il est nommé vicaire de la paroisse patriarcale russe à Londres en 1950 et consacré évêque en 1957 et archevêque en 1962, chargé de l’Église orthodoxe russe en Grande-Bretagne et en Irlande (le diocèse de Souroge).

En 1963, il fut nommé exarque du Patriarcat de Moscou en Europe occidentale, et en 1966 il est élevé au rang de métropolite. À sa propre demande, il a été libéré en 1974 de la fonction d’exarque, afin de se consacrer pleinement aux besoins pastoraux du nombre grandissant de fidèles de son diocèse et de tous ceux qui venaient à lui en quête de conseils et d’aide. Il déploie une vaste activité pastorale auprès des ses ouailles, qui comptent de plus de plus de convertis, et bien au-delà de l’orthodoxie.

Dans son diocèse, le métropolite Antoine se montre ouvert à la collaboration avec les autres juridictions orthodoxes, voyant là le ferment de " la vraie Église locale ". De fait, sous son inspiration éclairée, une véritable orthodoxie locale naît en Grande-Bretagne. Un développement qui n’a pas manqué d’entraîner des difficultés avec son patriarcat, qui vise en premier lieu de privilégier l’action pastorale sur les fidèles d’origine russe plutôt que sur les Occidentaux de souche, surtout après l’arrivée en nombre de nouveaux immigrants russes pendant les années 1990.

Personnalité charismatique, dégageant une véritable présence spirituelle, Mgr Antoine était davantage un starets et un père spirituel qu’un évêque-administrateur, utilisant à pleine capacité ses grands dons de communication pour inspirer un très large public à rechercher l’unique nécessaire. Toujours, il était animé par une grande profondeur personnelle, une foi sans limites, un respect fondamental de l’autre, croyant ou athée, une sensibilité pastorale et une vision missionnaire qui visaient non le prosélytisme mais l’exemple de la vie chrétienne pleinement vécue dans la société moderne. Il disait qu’il ne prêchait pas l’orthodoxie russe, mais simplement le Christ. C’est ainsi qu’il participa pendant bien des années à des émissions de radio et télévision religieuses de la BBC en anglais et en russe, destinées à l’Union Soviétique. Ces émissions, ainsi que ses livres, dont la plupart traitent de la prière, et ses innombrables conférences, homélies et retraites, feront de lui une des personnalités chrétiennes les plus en vue en Grande-Bretagne et dans le monde francophone. À l’apogée de son renom, le correspondant religieux de la BBC dira de lui qu’il est " la voix chrétienne la plus importante du pays ".

Le métropolite Antoine a reçu des doctorats honorifiques de l’université d’Aberdeen (" pour la prédication de la parole de Dieu et le renouvellement de la vie spirituelle de ce pays "), de l’université Cambridge, de l’académie théologique de Moscou, du séminaire théologique de Moscou et de l’académie théologique de Kiev, pour son travail théologique et pastoral et sa prédication.

La plupart de ses livres, publiés d’abord en Grande-Bretagne, sont traduits en français et en russe (voir " Livre de Mgr Antoine de Souroge ").

Mgr Antoine est décédé à Londres le 4 août 2003.


Je ne sais quoi te demander

Ô Seigneur, je ne sais quoi te demander.
Toi seul tu connais mes besoins.
Tu m'aimes plus que je ne puis m'aimer moi-même.
Je n'ose te demander ni croix ni consolations.
Je ne peux que t'attendre.
Mon cœur est ouvert à toi.
Viens à moi, et aide-moi par ta miséricorde.
Frappe-moi et guéris-moi.
Jette-moi à terre et relève-moi.
Je loue en silence tes desseins insondables.
Je m'offre en sacrifice à toi.
Je place toute ma confiance en toi.
Je n'ai pas d'autre désir que d'accomplir ta volonté.
Enseigne-moi à prier.
Prie toi-même en moi.

Prière de saint Philarète, Métropolite de Moscou (1783-1867).
(Cette prière est parfois attribuée incorectement à Mgr Antoine.)


RÉCIT AUTOBIOGRAPHIQUE :

MA CONVERSION

En 1973 Mgr Antoine accorda un interview à Moscou sur sa vie jusqu’en 1949, année où il a été ordonné prêtre. Cet interview, publié dans la revue Novy Mir en 1991, est paru en traduction française en 2012 (La vie, la maladie, la mort, précédé de " Récit autobiographique ", Le Cerf, Paris, 2012). Mgr Antoine y évoque son enfance en Perse, l’exil de la famille en France, son éducation, et notamment sa conversion à la foi suite à une expérience spirituelle profonde, vers 1930, alors que futur métropolite avait 16 ans, sa rencontre avec son père spirituel, ses vœux monastiques en 1939, son activité pendant la Deuxième Guerre mondiale comme chirurgien dans l’armée française, son engagement dans la Résistance et son retour à la vie civile.

En 1927, je suis allé dans une organisation qui s’appelait les Vitiaz et qui était organisée par l’Action chrétienne des étudiants russes ; j’y ai fait mon trou et j’y suis resté, du reste je n’en suis jamais sorti, même maintenant. C’était la même chose dans cette deuxième organisation, avec cette différence que le niveau culturel était bien plus élevé, que l’on attendait beaucoup plus de nous dans le domaine de la lecture et de la connaissance de la Russie, et l’autre trait était l’orientation religieuse : il y avait un prêtre et une église au camp. Et dans cette organisation, j’ai fait toute une série de découvertes. Tout d’abord dans le domaine de la culture. Apparemment, tous mes récits sur la culture sont pour ma honte et ma condamnation, mais rien à faire ! Je me rappelle qu’un jour, dans notre cercle, on m’avait confié une première tâche (je devais avoir quatorze ans environ) : faire un exposé sur le thème des " Pères et Enfants ". Mon niveau de culture n’allait pas, à l’époque, jusqu’à savoir que Tourgueniev avait écrit un livre portant ce titre. Je restai une semaine à y réfléchir, et naturellement, je n’arrivai à rien. Je me souviens que je suis arrivé à la réunion du cercle, et que je me suis mis dans un coin, espérant que l’on allait peut-être m’oublier. Mais au contraire, on m’a appelé, on m’a fait asseoir sur un tabouret et on m’a dit : Et alors ? Je suis resté assis, j’ai dit avec une certaine confusion que j’avais réfléchi toute la semaine au thème qui m’avait été assigné et je me suis tu. Un grand silence s’est fait, et j’ai ajouté que je n’avais rien trouvé. Ainsi se termina la première conférence que j’ai eu à faire dans ma vie.

Pour ce qui est de l’Église, j’étais très fort contre à cause de ce que je voyais dans la vie de mes camarades catholiques ou protestants, de sorte que pour moi Dieu n’existait pas et l’Église était un phénomène purement négatif. Mon expérience fondamentale en la matière était probablement celle-ci. Quand nous nous sommes trouvés en émigration, en 1923, l’Église catholique offrit des bourses d’études aux enfants russes. Je me souviens que maman m’emmena à une interview, quelqu’un parla avec moi et avec maman. Tout était déjà arrangé, pensions-nous. Nous nous préparions à sortir quand celui qui menait l’entretien avec nous nous retint une minute et dit : " Naturellement, cela suppose que le garçon deviendra catholique. " Je me souviens que je me suis levé et que j’ai dit à maman : " Allons nous-en, je ne veux pas que tu me vendes. " Après cela, j’en avais fini avec l’Église, parce que j’avais le sentiment que si c’est ça l’Église, alors il n’y avait aucune raison d’y aller ni de s’y intéresser. Il n’y avait rien pour moi là-dedans… Je dois dire que je n’étais pas le seul. L’été, au camp, il y avait chaque samedi les vigiles et chaque dimanche la liturgie, et nous faisions exprès, systématiquement, de ne pas nous lever pour la liturgie, mais nous relevions les bords de la tente pour que les responsables voient que nous étions couchés et que nous ne nous sauvions pas du camp. Alors, voyez-vous, le fond de religiosité en moi était extrêmement douteux. En outre, on fit quelques tentatives de me développer en la matière. Une fois par an, le Vendredi Saint, on m’emmenait à l’église et j’ai fait du premier coup une découverte remarquable qui m’a servi pour les suivantes : j’ai découvert que si je pénétrais de trois pas dans l’église et si j’inspirais fortement de l’encens, je tombais aussitôt dans les pommes. C’est pourquoi je n’allais jamais plus loin que le troisième pas dans l’église. Je tombais dans les pommes, on m’emmenait à la maison, et c’était la fin de mon supplice religieux annuel.

Eh bien, dans cette organisation, j’ai découvert un jour quelque chose qui m’a interpellé. En 1927, au camp des enfants, il y avait un prêtre [L’archiprêtre Georges Choumkine], qui nous semblait très vieux – il devait sans doute avoir trente ans, mais il avait une grande barbe, des cheveux longs, des traits accusés et une particularité que personne d’entre nous ne pouvait s’expliquer : il avait de l’amour pour nous tous. L’amour qu’il donnait n’était pas en réponse à un amour proposé, à une caresse, il ne nous aimait pas en récompense parce que nous étions " gentils " ou obéissants, ou autre chose. Il avait simplement le cœur débordant d’amour. Chacun pouvait recevoir tout cet amour, pas simplement un peu ou une petite goutte, et cet amour, il ne nous le retirait jamais. La seule chose qui arrivait, c’est que l’amour envers un enfant était pour lui une joie ou un grand chagrin. Mais c’était en sorte les deux faces d’un même amour, qui ne s’amoindrissait pas et qui n’hésitait jamais. Et effectivement, si on lit ce que l’apôtre Paul dit de l’amour, que l’amour croit tout, espère tout, ne cesse jamais, etc., c’est tout ce qu’on pouvait trouver en lui et je n’arrivais pas à comprendre cela. Je savais que ma mère m’aimait, que mon père m’aimait, que ma grand-mère m’aimait, et dans ma vie, c’est tout ce que je connaissais comme cercle de tendresse. Mais pourquoi un homme qui m’est étranger peut-il m’aimer et peut-il aimer les autres qui lui sont tout aussi étrangers, cela, c’était pour moi une énigme. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai compris d’où cela venait. Mais à l’époque, c’était un point d’interrogation qui se dressait dans ma conscience, une question insoluble.

Je suis resté dans cette organisation, la vie suivait son cours, je me développais très consciemment au point de vue russe, avec ardeur et conviction, à la maison on parlait toujours russe, on vivait dans un milieu russe, je passais tous mes loisirs dans cette organisation. Nous n’aimions pas spécialement les Français (ma mère disait toujours : " Comme la France serait belle s’il n’y avait pas les Français "), nous les appelions les indigènes, sans méchanceté, comme cela tout simplement, nous avions notre vie et eux la leur, ils faisaient partie du décor comme les arbres, les chats ou que sais-je encore. Nous rencontrions des Français et les familles françaises à l’école ou au travail, et cela n’allait pas plus loin. Nous ingurgitions une certaine dose de culture occidentale, mais nous n’y adhérions pas par le sentiment.

Sur les relations avec les Français, je me souviens, quand nous habitions rue Saint-Louis-en-l’Île, maman avait trouvé un travail de secrétaire littéraire chez un éditeur et le patron lui dit un jour où elle n’avait pas pu venir travailler : " Vous savez, madame, seule la mort, votre mort, peut être une excuse valable pour que vous ne veniez pas au travail. "

J’avais quatorze ans lorsque nous eûmes pour la première fois un appartement (à Bois-Colombes), où nous pouvions habiter tous les trois ensemble, grand-mère, maman et moi : mon père se déplaçait beaucoup (j’en parlerai dans un instant), alors que jusque là nous vivions séparés, comme nous pouvions. Pour la première fois de ma vie depuis notre départ de Perse dans ma prime enfance, j’ai eu de nouveau la possibilité du bonheur ; encore maintenant, quand je rêve de bonheur, c’est dans cet appartement. Pendant deux-trois mois cela a été un bonheur sans nuages. Et soudain quelque chose d’inattendu s’est produit : j’ai eu peur du bonheur. Tout d’un coup, j’ai eu l’impression que le bonheur était plus terrible que toutes les épreuves que nous avions vécues, parce qu’alors la vie n’était qu’une lutte, une autodéfense ou une tentative de s’en sortir, dans la vie il y avait un but : s’en sortir maintenant, garantir la possibilité de s’en sortir un peu plus tard, il fallait savoir où passer la nuit, savoir comment se procurer quelque chose à manger, etc. Et quand il se révéla tout d’un coup qu’il n’avait plus à lutter à chaque instant, il se révéla que la vie était devenu vide, car enfin : peut-on construire toute la vie sur notre amour mutuel, grand-mère, maman et moi, mais sans but. Qu’il n’y a aucune profondeur là-dedans, qu’il n’y a aucune éternité, aucun avenir, que toute la vie est prisonnière de deux dimensions : celles de l’espace et du temps, mais sans la moindre profondeur ; peut-être y a-t-il quelque épaisseur, quelques centimètres tout au plus, mais rien d’autre, on touche le fond tout de suite. Et il m’apparut que si la vie était à ce point dépourvue de sens, autant que ce bonheur insensé, alors je n’étais pas d’accord de vivre. Et je me donnai un an pour trouver le sens de l’existence, faute de quoi je me suiciderais, parce que je n’étais pas d’accord pour vivre d’un bonheur dépourvu de sens et de but.

Mon père vivait à l’écart de nous ; il avait adopté une position originale : quand nous nous étions trouvés en émigration, il avait décidé que sa classe sociale, son groupe social portait une lourde responsabilité pour tout ce qui était arrivé en Russie et qu’il n’avait pas le droit de se servir des privilèges de classe, de son éducation. C’est pourquoi il ne chercha pas un travail en rapport avec ses compétences, sa connaissance des langues étrangères, occidentales et orientales, ses diplômes universitaires : il se fit manœuvre. Et en peu de temps il épuisa ses forces, puis il travailla dans un bureau et il mourut à cinquante-trois ans (le 2 mai 1937). Mais il m’avait inculqué certaines choses. Il était très courageux, ferme et sans peur devant la vie, je me souviens que comme je rentrais du camp d’été, il me dit en venant me rechercher : " Je me suis fait du souci pour toi cet été. " En plaisantant à moitié, je lui dis : " Tu avais peur que je me casse une jambe ou que j’aie un accident ? " Il dit : " Non, cela importe peu. J’ai eu peur que tu perdes ton honneur. " Et il ajouta : " N’oublie jamais cela ; que tu sois mort ou vif, cela doit t’être complètement indifférent, pour toi comme pour les autres. La seule chose qui importe, c’est pour quoi tu vis et pour quoi tu es prêt à donner ta vie. " Et sur la mort, il me dit une chose qui m’est restée et qui s’est fort reflétée ensuite, au moment de sa propre mort. Il dit : " Il faut attendre la mort comme un jeune homme attend l’arrivée de sa fiancée. " Il vivait seul, dans la plus grande pauvreté ; il priait, il restait silencieux, il lisait de la littérature ascétique, et vivait effectivement complètement seul, impitoyablement seul, devrais-je dire. Il avait une minuscule chambre de bonne sous les toits, et sur la porte, il avait écrit : " Ne vous donnez pas la peine de frapper : je suis chez moi, mais je n’ouvrirai pas. " Je me souviens que je suis venu le voir un jour, j’ai frappé : " Papa, c’est moi !… " Mais il n’a pas ouvert. Parce qu’il rencontrait des gens seulement le dimanche, et toute la semaine en rentrant de son travail, il s’enfermait, il jeûnait, il priait, il lisait.

Et quand j’avais décidé de me suicider, j’avais pour appui ces deux phrases de mon père, quelque chose que je saisissais en lui, l’étrange impression que m’avait laissé ce prêtre (un amour incompréhensible par sa qualité et son type) et rien d’autre. Or un jour, pendant le grand carême, en 1930 je crois, on a commencé à nous emmener avec nos responsables, jouer au volley-ball. Un jour que nous étions réunis, il s’est trouvé qu’ils avaient invité un prêtre pour parler des choses de Dieu aux sauvageons que nous étions. Bien sûr, tout le monde a essayé de se défiler, certains ont eu le temps de s’enfuir, ceux qui avaient le courage de se rebeller l’ont fait, mais le responsable a vaincu ma résistance. Il n’a pas essayé de me faire valoir que cela serait utile pour mon âme, ou quelque chose de ce genre, parce que s’il avait parlé de mon âme ou de Dieu, je ne l’aurais pas cru. Mais il m’a dit : " Écoute, nous avons invité le père Serge Boulgakov, tu te rends compte ce qu’il va raconter sur nous dans tout Paris si personne ne vient à la causerie ? " Et j’ai pensé que oui, effectivement, la loyauté au groupe valait bien cela. Il a encore ajouté cette phrase remarquable : " Je ne te demande pas d’écouter ! Simplement reste-là et pense ce que tu veux. "

J’ai pensé que cela aussi était possible et j’y suis allé. Et tout alla effectivement bien ; simplement, le père Serge Boulgakov parlait trop fort pour me permettre de penser à mes affaires, j’ai commencé à écouter ce qu’il disait, et cela m’a rendu tellement furieux que je ne pouvais déjà plus m’arracher à ses paroles ; je me souviens qu’il parlait du Christ, de l’Évangile, du christianisme. C’était un théologien remarquable et un homme remarquable pour les adultes, mais il n’avait pas la moindre expérience de parler à des enfants, et il parlait comme on parle à de petits animaux, pour faire passer jusqu’à leur conscience tout l’aspect doucereux qu’on peut trouver dans les Évangiles, et c’est justement cela qui nous servait de repoussoir, à moi aussi. L’humilité, la douceur paisible – toutes ces qualités d’esclaves que l’on nous reproche depuis Nietzsche. Il me mit dans un tel état que je décidai de ne pas aller au volley – c’était pourtant la passion de ma vie – mais de rentrer à la maison, de voir si nous n’aurions pas quelque part un Évangile, de vérifier et d’en finir avec cela, je n’ai même pas pensé qu’il puisse en être autrement, parce qu’il me paraissait tout à fait évident qu’il connaissait son affaire et que donc c’était bien ainsi.

Je demandai un Évangile à maman, elle en avait justement un, je me retirai dans mon coin. En ouvrant le livre, je constatai que sur les quatre Évangiles, il devait bien y en avoir un plus court. Comme je n’attendais rien de bon d’aucun des quatre, je décidai de lire le plus court. Et je fus captivé. J’ai trouvé, encore bien souvent depuis lors, que Dieu est terriblement rusé quand il dispose ses filets pour pêcher le poisson, parce qu’en lisant un autre Évangile, je me serais heurté au substrat de culture de base ; or Marc écrivait justement pour des jeunes sauvageons de mon espèce, pour les jeunes Romains. Cela, je ne le savais pas, mais Dieu le savait. Et Marc savait peut-être, lorsqu’il avait écrit un texte plus court que les autres.

Je me mis donc à lire, et ici, vous me croirez peut-être sur parole, parce que cela ne se démontre pas. Il m’est arrivé ce qui arrive parfois dans la rue : vous savez, on marche, puis on se retourne parce qu’on sent quelqu’un derrière soi. J’étais assis à lire et entre le début du premier et le début du troisième chapitre de l’Évangile de Marc, que je lisais lentement, à cause de la langue insolite, j’ai senti tout d’un coup que de l’autre côté de la table, le Christ se tenait debout… J’en fus tellement saisi que j’ai dû m’arrêter de lire et regarder. J’ai regardé longtemps, sans rien voir, sans rien entendre, sans rien percevoir par les sens. Mais même quand je regardais juste devant moi à cet endroit où il n’y avait personne, la conscience claire que le Christ était là, indubitablement présent, ne me quittait pas. Je me rappelle que j’ai pensé alors, dans un sursaut : " Si le Christ vivant est ici, alors c’est le Christ ressuscité. " Donc je sais, de manière entièrement fiable et personnelle, grâce à ma propre expérience personnelle, que le Christ est ressuscité, et que donc tout ce qu’on dit de lui dans les Évangiles est vrai. Les premiers chrétiens suivaient la même logique : ils trouvaient le Christ et acquéraient la foi non pas parce qu’on leur avait raconté ce qui s’était passé depuis le début, mais par la rencontre avec le Christ vivant, d’où il découlait que le Christ ressuscité était celui-là même dont on parlait, et par conséquent, tout le récit qui avait précédé avait aussi son sens.

Je continuai à lire, mais tout avait changé. Mes premières découvertes dans ce domaine, je me les rappelle très nettement. J’aurais sans doute exprimé cela autrement à quinze ans, mais la première expression était : si cela est la vérité, cela veut dire que tout l’Évangile est vrai, cela veut dire que la vie a un sens, donc on peut vivre uniquement pour faire partager aux autres ce miracle que j’avais découvert ; il y a certainement des milliers de gens qui n’en savent rien et il faut le leur dire au plus vite.

Deuxièmement, si cela est la vérité, tout ce que je pensais sur les gens était faux. Dieu les a tous créés, Dieu les a tous aimés jusqu’à mourir pour eux, et donc, même s’ils pensent qu’ils sont mes ennemis, je sais qu’ils ne le sont pas. Je me souviens que, le matin suivant, je suis sorti et j’ai marché comme dans un monde transfiguré : je regardais chacun de ceux que je croisais, et je pensais : " Dieu t’a créé par amour ! Il t’aime ! Tu es pour moi un frère ou une sœur, tu peux m’anéantir, parce que tu ne comprends pas cela, mais moi je le sais, et cela suffit. " C’était la découverte la plus frappante.

En continuant la lecture, j’ai été frappé par le respect et la prévenance de Dieu envers l’homme. Si les hommes sont prêts à se piétiner dans la boue, Dieu, lui, ne fait jamais cela. Dans la parabole du fils prodigue par exemple, le fils prodigue reconnaît qu’il a péché devant le ciel et devant son père, qu’il est indigne d’être son fils ; il est même prêt à dire : " Prends-moi comme l’un de tes journaliers… " Mais si vous l’avez remarqué, dans l’Évangile, le père ne le laisse pas exprimer cette dernière phrase, il lui laisse dire seulement : " Je ne suis pas digne d’être appelé ton fils " et là, il l’interrompt et le réintègre dans la famille : " Apportez des sandales, apportez un anneau, apportez un vêtement… " Parce que si tu es un fils indigne, tu peux être un serviteur ou un esclave digne – eh bien non, il ne peut cesser d’être fils. C’est la troisième chose.

Et la dernière chose qui me frappa alors et que j’aurais alors exprimé tout différemment, c’est probablement que Dieu – et telle est la nature de l’amour – a pour nous une telle capacité d’amour qu’il est prêt à partager tout, résolument tout avec nous : non seulement la condition créée, par l’Incarnation, non seulement la limitation de toute la vie à cause des conséquences du péché, non seulement les souffrances et la mort physiques, mais aussi – et c’est là le plus effrayant – la condition de mort, la condition de l’enfer, le fait d’être privé de Dieu, la perte de Dieu, qui pour l’homme est mortelle ; c’est le cri du Christ en croix : Mon Dieu, Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Cette participation non seulement au fait d’être abandonné par Dieu, mais d’être privé de Dieu, ce qui tue l’homme, cette attitude de Dieu, prêt à partager toute notre absence de Dieu, à aller en enfer avec nous, parce que la descente du Christ aux enfers, c’est précisément la descente au Shéol (de l’Ancien Testament), c’est-à-dire au lieu de l’absence de Dieu… Cela m’a tellement frappé, que Dieu est donc prêt, sans limite, à partager le sort de l’homme, pour racheter l’homme. Et cela a coïncidé – lorsque, très vite après, je suis entré dans l’Église – avec l’expérience de toute une génération de gens qui, avant la Révolution, connaissaient le Dieu des cathédrales et des offices solennels ; qui avaient tout perdu : leur patrie, leurs proches, et souvent le sentiment de respect d’eux-mêmes, une position sociale qui leur donnait le droit d’exister ; qui avaient été très profondément blessés et qui en étaient restés si vulnérables. Ils ont découvert tout d’un coup que, par amour pour l’homme, Dieu avait voulu être précisément ainsi : sans défense, vulnérable, sans force, sans pouvoir, méprisé pour ces gens qui ne croient qu’en la victoire de la force. Et alors s’est entrouvert pour moi ce côté de la vie auquel j’attache une énorme importance. C’est que notre Dieu, le Dieu des chrétiens, on peut non seulement l’aimer mais le respecter, non seulement se prosterner devant lui parce qu’il est Dieu, mais se prosterner devant lui en un sentiment de profond respect, je n’arrive pas à trouver un autre mot.

Traduction : Françoise Lhoest. On trouvera
le texte complet de ce récit autobiographique
dans La Vie, la maladie, la mort, Cerf, 2012.


LA RÉSURRECTION ET LA CROIX

La Résurrection est l’événement
fondamental du christianisme.

Nous ne devons jamais oublier que la fin de notre voyage est la rencontre du Christ ressuscité. Tout en admettant l’importance qu’a eue pour les apôtres la Résurrection, certains se demandent si cette expérience des apôtres peut avoir pour nous la même signification centrale. N’est-il pas plus simple de croire en la parole des autres et de fonder notre foi sur quelque chose d’absolument invérifiable? Je voudrais insister sur ce fait que, seule parmi tous les événements historiques, la Résurrection du Seigneur appartient également au passé et au présent. Le Christ mort sur une croix en un jour précis, le Christ sorti de la tombe dans sa chair humaine glorifiée un autre jour bien précis : cela appartient au passé comme fait historique. Mais le Christ, une fois ressuscité et vivant pour toujours dans la gloire du Père, appartient à l’histoire de chaque jour, de chaque instant, car selon sa promesse il est avec nous maintenant et à jamais. On doit donc dire que de ce point de vue l’expérience chrétienne a essentiellement pour objet le fait de la Résurrection, parce que celle-ci est le seul événement rapporté par les Évangiles qui puisse devenir une part de notre expérience personnelle. Tout le reste, nous le recevons de la tradition, écrite ou orale : le récit de la crucifixion, les divers épisodes rapportés par l’Écriture ; mais, la Résurrection, nous la connaissons d’une manière personnelle ; sinon, nous ignorons le fait primordial, le fait essentiel, de la vie de l’Église et de la foi chrétienne. C’est saint Syméon le Nouveau Théologien qui a écrit : " Si on n’a rien su de la Résurrection en cette vie, comment peut-on espérer la découvrir et en jouir dans la mort? " Seule l’expérience de la Résurrection et de la vie éternelle peut faire de la mort corporelle un sommeil et de la mort elle-même la porte de la vie.

Une assertion si nette, si péremptoire, fait surgir des problèmes qu’il faut résoudre ; elle exige que vous vous demandiez où vous en êtes par rapport à l’expérience chrétienne. Eh bien ! tant mieux ! Il s’agit de l’expérience centrale sans laquelle il n’y a pas de chrétiens, pas de christianisme, sans laquelle notre foi ne serait plus la foi, mais la crédulité; non " la certitude des choses invisibles ", mais la simple capacité d’accepter le témoignage d’autrui : témoignage invérifiable, témoignage qui ne se fonde sur rien de plus que sur le fait que quelqu’un a dit quelque chose d’incroyable, chose que, pour des raisons tout aussi incroyables, nous sommes néanmoins disposés à accepter.

Tournons-nous maintenant vers ce fait de la Résurrection et demandons-nous pourquoi il est tellement central, pourquoi saint Paul peut dire : " Si le Christ n’est pas ressuscité, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes, car notre foi est vaine. " De fait, si le Christ n’était pas ressuscité, toute notre foi, nos convictions, notre vie intérieure, notre espérance, tout reposerait sur un mensonge, sur un fait qui n’aurait jamais eu lieu et ne pourrait servir de fondement à rien.

Saint Paul et la Résurrection.

Considérons maintenant à part saint Paul et les douze apôtres. Saint Paul, c’est connu, était hébreu, fils d’Hébreux. Il avait été l’élève des plus grands maîtres. C’était un homme d’une foi ardente, d’une foi fondée sur l’Écriture; un homme passionnément fidèle à la tradition de ses pères. Il aurait pu rencontrer le Christ et avait certainement été en contact avec ses disciples. Il n’avait rien négligé pour arriver à connaître, à comprendre et à juger le nouveau prophète, comparant tout ce qu’il savait de lui avec ce qu’il avait tiré de l’Écriture et du témoignage de la communauté hébraïque. Eh bien! saint Paul avait rejeté le Christ. Ce qu’il croyait savoir concernant le Messie à venir l’avait empêché de reconnaître ce Messie lorsqu’il était venu. Aussi est-ce avec l’intention d’anéantir les premiers germes de la foi chrétienne qu’il avait quitté Jérusalem et avait pris le chemin de Damas. Et ce fut au cours de ce voyage – le voyage d’un persécuteur – qu’il se trouva face à face avec le Christ ressuscité. Et ce fut cette rencontre qui donna une signification et une valeur absolues à tout ce qu’il avait jusque-là nié : celui qui était mort sur la croix, celui qu’il avait refusé de reconnaître pour le Messie, était en toute vérité celui qu’Israël avait attendu. Paul en eut l’immédiate conviction; il le vit dans une lumière aveuglante.

Le Christ était ressuscité. Celui qui était bien réellement passé par la mort se trouvait vivant devant lui. Paul voyait par là que tout ce que Jésus avait dit de lui-même, tout ce qui était resté mystérieux et sans explication dans l’Écriture concernant la venue du Messie, tout cela se révélait parfaitement vrai et concernait bien le prophète de Galilée. Et ce fut dans cette lumière de la Résurrection que la foi en l’Évangile tout entier lui devint possible, comme elle devait l’être ensuite pour beaucoup d’autres.

Ce n’est qu’en raison de la Résurrection que l’on peut reconnaître le Fils de Dieu en celui qui est mort sur la croix, et que l’on peut accepter avec conviction et certitude l’ensemble de l’histoire évangélique : l’Annonciation, la naissance virginale, l’enseignement du Christ, ses miracles, le témoignage qu’il s’est rendu à lui-même et que Dieu a confirmé.

Les Apôtres et la Résurrection.

En voilà assez, sans doute, pour nous permettre de saisir un des aspects essentiels de la Résurrection et son importance. Si maintenant nous nous tournons vers les Douze, nous verrons que la Résurrection a eu pour eux une signification plus grande encore. Pour les apôtres, la mort du Christ sur la croix a été quelque chose de plus grave et de plus fondamental que la perte d’un ami, d’un maître et d’un chef. Ils ont pleuré plus que la mort d’un être aimé ou la défaite d’un chef à la victoire de qui ils avaient cru. Lorsqu’on lit l’Évangile attentivement, en cherchant à y découvrir le genre de relations qui a existé entre le Seigneur et ses apôtres, on voit grandir peu à peu une sorte d’identification entre le maître et les disciples. Ils étaient venus à lui, les uns avec foi, les autres avec quelque scepticisme : " Peut-il sortir quelque chose de bon de Nazareth? " (Jn 1, 46).

Après avoir passé par toutes les vicissitudes de l’hésitation et du doute, ils avaient fini par être entièrement conquis, non seulement par ce que prêchait le Christ, mais par toute sa personnalité. C’est ainsi qu’ils apparaissent, avant la crucifixion, formant un groupe qu’on peut vraiment décrire comme étant séparé du monde, comme un groupe d’élus au sens de " choisis et rachetés ". Le Christ est alors devenu le centre unique de leur vie. Le jour où il leur demande si eux aussi veulent le quitter, Pierre peut s’écrier : " Seigneur, à qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle. " Voilà donc des hommes réunis autour de quelqu’un qui est la vie éternelle manifestée dans un monde transitoire, éphémère, un monde dans lequel le péché a introduit la corruption et la mort. Ce petit groupe ne peut subsister en dehors de sa relation au Christ, non pas parce qu’il est lié à lui par l’affection, l’amitié, la loyauté, mais parce qu’en lui il a déjà fait l’expérience de la vie éternelle. Il y a là une dimension nouvelle, une dimension qui n’est plus relationnelle, mais qu’on peut qualifier d’ontologique, de substantielle. Ce n’est pas simplement une vie plus grande, plus pleine, plus riche, plus belle, que le Christ leur a apportée : c’est une vie différente.

Mais le Christ mourut sur la croix, trahi, rejeté par ceux qui se trouvaient en dehors de ce cercle d’amour, étrangers à ce mystère d’amour divin, présent, incarné, actif, transfigurant. Ce fut là quelque chose d’autrement tragique que la mort d’un maître et d’un ami. Si le Christ, avec tout ce qu’il représentait, avait pu mourir sur une croix, cela voulait dire que la haine des hommes était plus forte que l’amour divin. La haine avait réussi à repousser l’amour, pour le bannir des demeures de l’homme, elle l’avait rejeté et tué. Cette mort, ce rejet de l’amour divin signifiait la perte de la présence de la vie éternelle au milieu des hommes : elle avait été chassée. L’amour avait été offert à l’homme d’une manière qui en faisait à la fois un reproche et une grande espérance; maintenant qu’il était repoussé, que restait-il, aux hommes ? Rien de plus que ce qui leur avait toujours appartenu : ce demi-jour dans lequel il fallait combattre, un demi-jour fait d’un peu d’affection, d’un peu de haine et de beaucoup d’indifférence, une clarté évanescente dans laquelle on est étrangers les uns aux autres, où les relations mutuelles sont fragiles, où elles se défont et se renouent sans cesse, où les attachements s’affaiblissent et meurent.

Qu’advint-il alors de ces hommes qui avaient été unis au Christ, qui avaient expérimenté au milieu d’eux la présence du Dieu vivant ? Il ne leur restait que la possibilité de durer, de continuer à exister, mais non plus de vivre. Depuis qu’ils avaient goûté à la vie éternelle, il n’y avait plus pour eux, dans cette vie temporelle, éphémère, qui se termine par la corruption et la mort, que la perspective d’une défaite qui mettrait fin à tout, un simple délai avant le retour à la poussière, quelque chose qui ne méritait plus le nom de vie mais plutôt celui de mort anticipée.

Ainsi, quand l’Écriture nous fait comprendre, en clair ou en images, que dans la mort du Christ nous sommes tous morts dans la mesure où nous lui sommes profondément identifiés ou unis, et que dans sa Résurrection nous revenons à la vie avec lui, il s’agit là de faits précis et réels. Mais, cela, nous ne pouvons pas le saisir comme le firent les apôtres ; notre âme, en un jour de Vendredi Saint, ne peut pas se remplir de la même poignante tristesse, pour la bonne raison que nous savons très bien qu’avant trois jours nous chanterons la joie de la Résurrection. Celle-ci ne peut pas disparaître de notre souvenir : nous l’avons expérimentée d’année en année; et nous ne saurions nous forcer à l’oublier ; puis, nous sommes les membres du Corps du Christ, nous sommes des chrétiens intégrés au mystère du Christ, et, de ce chef, nous avons en nous la vie éternelle; et celle-ci témoigne que l’obscurité du Vendredi Saint a été vaincue. Vaincue, elle l’est en nous; en nous la lumière est présente; la vie aussi s’y trouve et la victoire est déjà au moins partiellement remportée. Il nous est donc impossible d’oublier la Résurrection même en plein Vendredi Saint.

Il n’en fut pas de même pour les apôtres. Pour eux, le Vendredi Saint fut à la fois le dernier jour de la semaine et le dernier de la vie comme ils l’avaient connue. Le jour suivant, celui qui précéda immédiatement la Résurrection, les ténèbres furent aussi lourdes, aussi obscures, aussi impénétrables que le Vendredi Saint; et si la Résurrection n’était pas survenue, tous les jours de l’année et tous ceux de leur vie auraient été des jours d’obscurité totale, des jours marqués par la mort de Dieu, par la défaite de Dieu, des jours où Dieu aurait été définitivement et radicalement tenu à l’écart de la communauté des hommes. Rappelons-nous seulement l’unité qui s’était graduellement créée entre le Christ et ses disciples. Sa vie était devenue leur vie. C’était en lui et par lui qu’ils se mouvaient, qu’ils voyaient, percevaient, comprenaient. Nous saisissons par là que sa mort ne fut pas seulement pour eux l’obscurité totale, irrémédiable, du Vendredi Saint, de ce jour qui fut à leurs yeux le dernier de l’histoire, mais aussi leur propre mort, car en lui c’était la vie qui leur avait été enlevée. Ils ne pouvaient plus vivre mais simplement exister.

Cependant, la Résurrection survint. On comprendra maintenant pourquoi cet événement fut décisif pour les apôtres, et comment il signifia pour eux un renouveau si complet. Quand le Christ leur apparut, le troisième jour, alors que les portes étaient closes, leur première réaction fut de croire qu’il s’agissait d’une hallucination, d’un spectre. Jésus, cette fois-là comme les suivantes, dut insister sur le fait que sa présence était bien réelle, corporelle, qu’ils n’avaient pas devant eux un esprit et n’étaient pas victimes d’une illusion. Il partagea leur repas. Nous comprenons également pourquoi ses premiers mots furent des mots de paix : il leur rapportait cette paix qui leur avait été enlevée par sa mort. Il les libérait de la confusion désespérée où ils avaient été plongés, de ce demi-jour où la Vie était méconnaissable, de cette vie transitoire d’où l’Éternité avait été chassée. Il leur donne donc cette paix qu’il leur avait promise, cette paix que seul il pouvait donner, cette " paix qui passe tout entendement " : la paix de la réintégration dans la Vie, au-delà du doute, et de l’hésitation : ils étaient vivants; ils ne pouvaient donc douter de la Vie, la vie du monde à venir, et déjà venu dans la Résurrection du Christ et dans le don du Saint-Esprit.

La Croix et la Résurrection et nous.

La joie de la Résurrection est quelque chose que nous devons, nous aussi, apprendre à expérimenter. Mais nous ne pouvons le faire que si nous apprenons d’abord la tragédie de la croix. Pour ressusciter, il nous faut mourir : mourir à cet égoïsme qui nous entrave, mourir à nos craintes, mourir à tout ce qui fait le monde si étroit, si froid, si pauvre, si cruel. Mourir de telle façon que nos âmes puissent vivre, retrouvent la joie, découvrent les sources de la vie. Ainsi la Résurrection du Christ se communiquera à nous. Mais sans la mort sur la croix il n’y a pas de Résurrection, pas de cette Résurrection qui est la joie de la vie recouvrée, la joie d’une vie que nul ne peut nous enlever désormais : la joie d’une vie surabondante, comme un torrent qui dévale les collines, entraîne avec lui le ciel lui-même qui se reflète dans ses eaux brillantes. La Résurrection du Christ est une réalité qui, comme sa mort, a pris place dans l’histoire. C’est parce qu’elle appartient à l’histoire que nous y croyons. Ce n’est pas seulement avec notre cœur, c’est avec la totalité de notre expérience que nous connaissons le Christ ressuscité. Nous le connaissons jour après jour, comme les apôtres eux-mêmes l’ont connu. Non pas le Christ selon la chair, non pas le Christ tel que l’ont vu avec étonnement ceux qui l’entouraient aux jours de sa vie terrestre, mais le Christ vivant à jamais ; ce Christ selon l’esprit dont parle saint Paul, ce Christ ressuscité qui appartient à la fois au temps et à l’éternité, parce qu’il est mort jadis sur une croix mais vit maintenant pour l’éternité.

La Résurrection du Christ est en effet le seul et unique événement qui appartienne en même temps au passé et au présent. Au passé, parce qu’elle s’est produite en un jour, un moment, un endroit bien déterminés, parce qu’elle a été vue et connue comme un fait prenant place dans le temps comme dans la vie de ceux qui avaient connu Jésus. Elle est aussi de tous les jours parce que le Christ, une fois ressuscité, est à jamais vivant et que chacun de nous peut le connaître personnellement ; s’il en était autrement, nous ne saurions pas encore ce que signifie être chrétien.

Revenons maintenant au Vendredi Saint, à ce jour où le Christ est mort sur une croix afin de nous donner la vie. Une hymne russe dit ceci :

Ô Vie éternelle, comment se fait-il
que tu sois portée au tombeau ?
Ô Lumière, comment se fait-il que tu sois éteinte ?

C’est bien, en effet, la Vie éternelle qui semble descendre au tombeau. C’est la Lumière éternelle, la gloire de Dieu révélée en son Fils, qui paraît éteinte, éloignée de nous pour toujours. Pour saisir la signification du Vendredi Saint et le salut par la mort du Christ, il nous faut saisir d’abord le sens de l’Incarnation. Chacun de nous, du non-être est né dans le temps. Nous entrons dans une vie fugace, précaire, pour croître dans la stabilité de la vie éternelle. Appelés hors du néant par la parole créatrice de Dieu, nous entrons dans le temps, mais dans le temps nous pouvons trouver l’éternité, car l’éternité n’est pas un temps qui s’écoulerait sans fin. L’éternité, ce n’est pas quelque chose; c’est Quelqu’un. L’éternité, c’est Dieu lui-même que nous pouvons rencontrer dans le cours éphémère du temps. Dieu nous offre cette communion avec lui dans la grâce et dans l’amour, dans un climat de liberté mutuelle. Ainsi pouvons-nous entrer dans l’éternité, partager la vie de Dieu, devenir, selon le mot hardi de saint Pierre, " participants de la nature divine ".

La naissance du Fils de Dieu n’est pas semblable à la nôtre. Ce n’est pas du néant qu’il vient dans le temps. Sa naissance n’est pas le commencement d’une vie destinée à croître; c’est, au contraire, une limitation de la plénitude qu’il possédait avant que le monde fût. Lui qui possédait la gloire en commun avec le Père avant tous les siècles, il entre dans notre monde, dans le monde créé, où l’homme a apporté le péché, la souffrance, la mort. Sa naissance est pour lui le commencement, non de la vie, mais de la mort. Il accepte alors tout ce qui fait partie de notre condition humaine, et le premier jour de sa vie sur terre est aussi le premier de la montée au Calvaire.

La signification de la mort du Christ.

Sa mort a une qualité, une signification, qui n’appartiennent qu’à elle. Si elle nous sauve, ce n’est pas parce qu’elle fut particulièrement cruelle. Des hommes, des femmes, des enfants innombrables ont souffert, au cours des âges, aussi cruellement. Beaucoup ont brûlé dans les flammes, beaucoup ont gelé dans la glace, d’autres sont morts d’une longue et affreusement pénible maladie ; d’autres ont souffert la torture et l’emprisonnement dans les camps, dans les horreurs de la guerre. La mort du Christ constitue cependant un fait absolument unique, parce que Jésus de Nazareth ne pouvait pas mourir. Ce n’est pas sa Résurrection qui est un miracle incroyable : c’est sa mort. Les écrits de saint Paul, comme d’ailleurs la foi de toute l’Église, nous apprennent que la mort est le résultat du péché, de ce péché qu’il faut comprendre comme la rupture de notre communion avec Dieu. Et le Christ est Dieu lui-même incarné ; unie qu’elle est à la divinité, sa vraie, son authentique humanité transcende la mort. Le Fils de Dieu a rendu sa chair incorruptible, plus forte que la mort. Et pourtant il est mort. Là est le paradoxe, la tragédie sans égale. Un saint de l’Église orthodoxe dit que dans l’Incarnation du Christ, il s’est produit deux événements. D’un côté, Dieu est devenu homme ; mais, ce faisant, il nous a révélé la véritable humanité à laquelle nous sommes appelés : une humanité enracinée dans la vie divine, inséparable de Dieu, inaccessible à la mort. Mais d’un autre côté, voulant devenir l’un de nous, partager en toute vérité nos souffrances et notre solitude, le Christ s’est chargé de tout le poids de la condition humaine ; il a pris toutes les limitations qui, de soi, étaient étrangères à sa glorieuse humanité : la souffrance et la fatigue, la faim et la soif, et jusqu’à la possibilité de mourir. C’est ainsi que quand l’heure vint, il mourut sur la croix d’une mort semblable à la nôtre et qui, pourtant, la dépassait. Si nous mourons, c’est parce que nous sommes à bout de forces. Notre corps est usé et défaille, il se refuse à vivre davantage. Si cependant nous avons appris à connaître Dieu, si nous sommes entrés en communion avec sa vie, la mort n’est plus pour nous une défaite : bien plutôt une nouvelle abondance, une plénitude de vie. C’est ce qu’exprimé saint Paul quand il dit que mourir, pour lui, ce n’est pas perdre la vie, mais s’habiller de neuf, revêtir la vie de l’éternité. La mort est cependant toujours une tragédie, l’âme et le corps se séparent, l’unité de notre être est brisée, et il nous faut attendre la résurrection des corps et la victoire de la Vie éternelle pour devenir vraiment, pleinement, ce que nous sommes appelés à être.

Dans la mort du Christ, quelque chose de différent survient. Il meurt, bien qu’il ne puisse pas mourir, il meurt, bien qu’il soit immortel, dans sa nature humaine inséparablement unie à sa divinité. Son âme, sans être séparée de Dieu, est arrachée à son corps, cependant que son âme et sa chair demeurent unies à la divinité. Il gît dans le tombeau, incorruptible jusqu’au troisième jour, parce que son corps ne peut être atteint par la corruption. Son corps est plein de la présence divine ; il en est pénétré comme un glaive d’acier par le feu de la fournaise, tandis que son âme descend aux enfers, toute resplendissante de la gloire de la divinité. Ainsi la mort du Christ est-elle la séparation violente d’un corps immortel et d’une âme qui l’est également, d’un corps qui ne devrait pas mourir et d’une âme qui est et reste vivante à jamais. Cela fait de la mort du Christ une tragédie qui dépasse l’imagination et va bien au-delà de n’importe quelle souffrance. Cette mort a été l’acte d’un amour qui surpasse tout autre amour. Le Christ avait raison de dire : " Personne ne me prend ma vie ; je la donne librement. " Personne ne pouvait le tuer, lui, l’Immortel ; personne ne pouvait éteindre la lumière qui est l’éclat de la splendeur de Dieu. Jésus a donné sa vie, il a accepté la mort impossible pour partager notre condition humaine dans tout ce qu’elle a de tragique.

Porter la croix à la suite du Ressuscité.

Le Seigneur a donc pris sur ses épaules la première croix, la plus lourde, la plus effrayante; mais, après lui, des milliers et des milliers d’hommes, de femmes, et d’enfants ont pris leur propre croix ; croix moins lourdes, mais combien redoutables pour nous. Des foules innombrables ont marché sur les traces du Christ, avec amour et obéissance. Elles ont parcouru la route longue et pénible qui leur avait été montrée par notre Seigneur ; voie tragique, mais qui conduit de la terre au trône même de Dieu, dans son Royaume.

Ils ont marché, portant leur croix; ils marchent encore, depuis deux mille ans, ceux qui croient au Christ, en une procession continue, où les foules succèdent aux foules ; et sur la route on voit d’innombrables croix, celles sur lesquelles ont été crucifiés les disciples du Christ. Les croix succèdent aux croix, aussi loin que nous pouvons porter le regard. Sur elles, les corps des martyrs, des héros de l’esprit, des moines, des moniales, des prêtres, des pasteurs, mais bien plus encore des gens ordinaires, simples, humbles, qui se sont chargés volontiers de la croix du Christ. C’est une procession sans fin, un défilé qui parcourt les siècles. Tous savent que le Christ leur a prédit qu’ils connaîtraient la tristesse sur cette terre, mais que le Royaume de Dieu leur appartenait. Ils marchent, portant leur lourde croix; ils sont rejetés, haïs, à cause de la vérité, à cause du nom du Christ. Ils marchent, ces pures victimes de Dieu, jeunes et vieux, enfants et adultes.

Mais nous, où nous trouvons-nous ? Sommes-nous là, en badauds, pour voir passer cette longue procession, cette foule de gens aux yeux brillants, à l’espérance inextinguible, à l’amour sans défaillance, à la joie incroyable ? N’allons-nous pas nous joindre à cette foule de victimes qui sont aussi les petits enfants du Royaume ? N’allons-nous pas prendre notre croix pour suivre le Christ ? Le Christ nous a commandé de le suivre. Il nous invite au banquet du Royaume, et il a pris la tête de la procession. Que dis-je ! Il est à côté de chacun de ceux qui en font partie. N’est-ce là qu’un cauchemar ? Comment la chair et le sang peuvent-ils souffrir cette tragédie, supporter la vue de tous ces martyrs, les anciens et les nouveaux ? Parce que le Christ est ressuscité, parce que celui qui marche à leur tête n’est pas ce qu’ont vu en lui ses bourreaux, ses persécuteurs : un prophète galiléen dont la vie s’était terminée par un échec. C’est dans la gloire de la Résurrection que nous le connaissons. Nous savons que toutes ses paroles sont vraies. Nous savons que le royaume de Dieu nous appartient, si seulement nous savons le suivre.

Extrait de : Voyage spirituel.
Méditations sur un thème
(Seuil, 1974).


DE LA GUÉRISON

(Homélie sur Jean 5, 1-15) (9 mai 1971)

 

Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit.

Quelle joie et quels transports d’allégresse s’emparent de notre être, lorsque nous lisons dans l’Évangile les récits sur les miracles du Christ, sur cette force, cet amour divins, sur cette puissante sollicitude personnelle du Seigneur envers nous tous ! En outre, il est possible de retirer un enseignement de chaque récit. Aussi méditons quelque peu sur l’Évangile d’aujourd’hui.

Un homme était malade depuis longtemps ; pendant 38 ans, souffrant d’infirmité, il était resté étendu sur sa couche dans un lieu où autour de lui gisait une multitude d’autres infirmes. Pour les décrire l’Évangile a recours à trois expressions qui, d’une part, désignent leur maladie et, d’autre part, renvoient avec tant de clarté et de netteté à nos propres maux spirituels : il y avait là des aveugles, des boiteux, des impotents... Les aveugles ne voyaient pas ce qui était devant leurs yeux ; les sourds n’entendaient pas la parole de vie ; les impotents n’avaient déjà même plus de vie en eux... Et ils attendaient le bouillonnement de l’eau, ils attendaient quelque chose qui les atteindrait de l’extérieur.

Combien de fois nous aussi ici-bas, nous nous trouvons sous les portiques célestes, tels ces aveugles, ces sourds, ces impotents et nous attendons quelque chose ; nous attendons que l’Ange du Seigneur descende et que l’eau s’agite, et alors, miraculeusement, sous l’effet d’une action venue de l’extérieur, nous recouvrerons la vue, la finesse de l’ouïe, les forces vitales. Il arrive qu’il en soit ainsi : nous voyons soudain à nos côtés surgir des fonts baptismaux un être nouveau, régénéré ; nous voyons telle personne rayonner d’une vie nouvelle après avoir communié aux Saints Mystères ; nous voyons constamment la grâce agir, l’eau revivifier les hommes par son bouillonnement comme à la piscine de Béthesda ou de Siloé. Mais cela concerne peu d’êtres : ceux seulement que, pour des raisons de nous ignorées, la puissance divine vient chercher. Quant aux autres, c’est-à-dire, nous tous, nous continuons à rester étendus, aveugles, impotents, dans l’attente d’un miracle.

Et dans l’Évangile d’aujourd’hui nous entendons cette parole du Christ, nette et limpide. Il s’approcha de cet homme malade, vit qu’il gisait depuis longtemps dans cet état et lui demanda : " Veux-tu guérir ? " Voilà la question que nous devrions tous nous poser à nous-mêmes. Certes, je demande la guérison ; certes, je voudrais qu’un miracle se produise pour moi, mais suis-je disposé à rechercher ce miracle, suis-je prêt à le recevoir ? Rappelez-vous cette confession que fait saint Augustin dans l’ouvrage où il se livre tout entier [Les Confessions]. Conscient de vivre dans le péché, d’aller à sa propre perte, d’être misérable, il priait Dieu longuement en ces termes : " Seigneur, accorde-moi la chasteté, mais seulement pas maintenant ! "

Et nous-mêmes qui supplions Dieu de devenir des hommes vivants, à l’image de l’Évangile, des créatures de Dieu, ne répétons-nous pas constamment une prière semblable : " Seigneur, fais ceci mais laisse-moi encore le temps de vivre un peu selon ma volonté, contre la tienne, selon mes péchés, en faisant abstraction de ta croix et de la Résurrection ?... " Et le Christ pose cette question à chacun de nous : " Veux-tu guérir, toi qui es aveugle, sourd, impotent, veux-tu vivre ? " Et si nous pouvons répondre : " Oui, je le veux ! " le Christ ne nous dit pas : " Alors attends maintenant que les eaux bouillonnent et que descende la force. " Il nous dit : " Dans ce cas, lève-toi et marche. Lève-toi et va là où t’entraîne la grâce. Lève-toi de toi-même, lève-toi avec foi, avec conviction, élan, n’attends pas qu’on te relève ! " Combien de fois nous sentons que nous pourrions agir ainsi, faire ce que nous demandons dans notre prière, mais nous nous récusons : que Dieu le fasse à notre place... Et Dieu ne le fait pas car il nous donne toute la force nécessaire pour parcourir l’itinéraire terrestre de l’existence, mais il ne peut pas vivre à notre place, il a seulement pu mourir...

Et voilà que s’avance l’homme qui a cru à la parole du Christ : " Il ne suffit pas d’implorer, il faut soi-même revenir à la vie " ; et l’on voit la foule reprocher à cet homme sa présence importune... Or, souvent, hélas, il en va ainsi dans notre vie d’Église : " Tu n’es pas venu au bon moment, tu n’as pas agi comme il le fallait. " Nous ne voyons pas que Dieu dans sa puissance a relevé un être ; nous voyons seulement que cet homme s’est conduit de manière insolite à une heure indue.

Essayons de méditer sur ce récit et de l’appliquer à nous-mêmes ; supplions le Seigneur de nous donner force, aide, grâce, et souvenons-nous qu’il nous les accorde ; mais c’est nous-mêmes qui devons vivre.

Dieu est mort pour nous ; maintenant nous pouvons vivre de sa vie, de la vie du Christ ressuscité. Rassemblons donc nos forces pour commencer à vivre au Nom du Seigneur, car, selon l’apôtre, affermis par Dieu nous pouvons tout dans le Seigneur Jésus Christ. Amen.


HOMÉLIE SUR LA SAINTE CÈNE

Homélie prononcée au culte d’ouverture du Comité central
du Conseil œcuménique des Églises, Berlin, août 1974.

Dans l’une des plus anciennes liturgies de l’Église, écrite avant que celle-ci ne fût divisée, l’introduction à la Sainte Cène est la suivante :

" Saint, très saint es-tu, dans ta glorieuse majesté, toi qui a tant aimé le monde que tu as donné ton Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle : lui qui, étant venu et ayant accompli pour nous tout ce qui était prédit, dans la nuit où il fut livré, ou plutôt où il se livra lui-même pour la vie du monde, prit du pain en ses mains pures, saintes et immaculées, et après avoir rendu grâces, et l’avoir béni et consacré, le prit et le donna à ses saints disciples, disant : Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est rompu pour vous, pour la rémission des péchés. De même il prit la coupe, après le souper, et dit : Buvez-en tous, ceci est mon sang, le sang de la Nouvelle Alliance, qui est répandu pour vous et pour beaucoup, pour la rémission des péchés. Faites ceci en mémoire de moi, car chaque fois que vous prenez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez ma mort et vous témoignez de ma résurrection. "

Ici aussi, nous sommes réunis pour la Sainte Cène, pour obéir au commandement du Christ, pour faire sa volonté en mémoire de lui.

Il s’est fait homme par amour pour nous. Il a lutté victorieusement dans le Jardin de Gethsémani, a connu l’abandon sur la Croix, a souffert la mort d’un brigand et est descendu au royaume des morts pour nous sauver. Sa joie, c’est le salut du pécheur.

Ce commandement de Notre Seigneur s’adresse à ses disciples et à travers eux, à chacun de nous. Et pourtant, c’est précisément sur le point de notre rencontre la plus intime avec notre Seigneur que nous sommes séparés, par notre péché et en même temps par notre engagement vis-à-vis de nos diverses traditions. Nous ne pouvons pas les abandonner purement et simplement sans renier notre spécificité. Nous nous présentons séparément devant la table de notre Seigneur. Il nous invite, mais nous n’osons pas venir ensemble à sa table car ce ne serait pas sincère. Cela reviendrait à prétendre à une unité qui doit d’abord être retrouvée, mais que nous n’avons pas encore atteinte. Cette unité ne saurait nous être donnée que comme un don de Dieu lorsque nous serons devenus de véritables chrétiens non seulement dans notre foi, mais dans tous les domaines de notre vie.

Ne pouvons-nous donc rien faire pour obéir ensemble aux commandements du Christ ? Sommes-nous irrémédiablement et définitivement séparés à la table du Seigneur ? Le Christ a-t-il institué la Sainte Cène pour nous afin que nous ne célébrions que sa Résurrection, la victoire de la vie sur la mort ? La communion avec notre Seigneur n’est-elle qu’une préfiguration de l’avenir ?

Deux de ses disciples qui avaient entendu parler de sa Résurrection demandèrent aussitôt à leur maître qu’il leur accordât des places d’honneur dans le royaume de Dieu à sa droite et à sa gauche. Jésus leur répondit ceci : Pouvez-vous prendre sur vous ma souffrance ? " Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire ? " Cette réponse renferme ce qui doit caractériser notre appartenance au Christ : la disponibilité nécessaire pour participer au destin de Jésus. Ce n’est qu’à cette condition que nous pouvons espérer avoir part à sa gloire éternelle. Si l’éternité pénètre dans notre vie, nous recevons alors la vraie vie avec ce saint repas. Nous devenons véritablement les membres du Corps de Jésus Christ, brisé pour le salut du monde.

C’est de cela qu’il s’agit : si nous rompons le pain avec lui, si nous buvons sa coupe, nous devenons ses compagnons. Nous sommes invités à la table du Seigneur comme des amis ayant les mêmes droits que lui. Par les signes de sa souveraineté, nous sommes appelés à partager avec lui toutes ses souffrances. Parce que nous, les sarments, faisons corps avec lui, parce que nous sommes uns avec le cep, nous sommes si étroitement et si pleinement liés qu’il peut nous dire comme il a dit à ses disciples après sa Résurrection : " Comme mon père m’a envoyé, je vous envoie. " Ne nous dit-il pas à tous : Allez dans le monde des hommes de par votre propre volonté et sans y être contraints, comme je l’ai fait. Prenez sur vous toutes les limitations d’un monde déchu. Prenez part à toute souffrance, à toute famine, à toute solitude, à toute misère de l’humanité. Mais partagez également tout ce qui est amour, beauté, magnificence et joie. Vivez parmi les hommes, mais demeurez des hommes libres, sans crainte, ni cupidité, ni ambition, ni haine.

Vivre avec eux et pour eux, toute votre vie. C’est à juste titre que l’apôtre Paul a affirmé : " Car Christ est ma vie, et la mort m’est un gain. " Ce qui signifie : il est parfois plus facile de connaître une mort prématurée que d’endurer un long combat pour faire prévaloir la miséricorde et la compassion, la justice et l’amour.

Jésus veut dire par là : Descendez s’il le faut dans les recoins les plus sombres de l’enfer, comme je l’ai moi-même fait. Avec les prisonniers de la mort, j’ai pénétré dans la vallée de la mort. Allez donc vous aussi dans cet enfer humain. Pour beaucoup, celui-ci peut revêtir de nos jours la forme de maisons de vieillards, d’établissements psychiatriques, de cellules de prisons, de camps clôturés par des fils de fer barbelés. Pénétrez jusque dans les ténèbres de la solitude et du désespoir, de la crainte et des tourments de la conscience, de l’amertume et de la haine. Descendez dans cet enfer et demeurez-y vivants, comme je l’ai fait. Cette vie, personne ne peut vous la ravir. Permettez aux morts de participer à cette merveilleuse vie. Laissez-vous inonder d’une paix que le monde ne peut ni donner ni ôter, parce que c’est la paix de Dieu. Laissez-vous remplir de la joie qui résiste à l’enfer et au martyre. Jésus nous dit : Je suis né comme un homme insignifiant en Palestine, petit pays occupé, humilié, mis à mal, à qui les Romains avaient dérobés l’indépendance et la liberté. J’ai été condamné à mort comme un criminel de droit commun, abandonné des hommes, même de mes amis, rejeté par ceux qui m’avaient loué et soutenu. C’était ma destinée de mourir hors des remparts de la ville – la ville des hommes – parce qu’elle n’avait pas de place pour moi. C’était ma destinée de mourir solitaire, abandonné de Dieu lui-même, parce que je voulais vivre jusqu’au bout ma solidarité avec les hommes que je suis venu libérer. Je voulais leur révéler l’amour qui ne connaît pas de frontières, l’amour qui est plus fort que la mort. Rien n’était trop insignifiant, trop humble, pour que je ne le fisse pas pour un homme. N’ai-je pas lavé les pieds de mes disciples ? N’ai-je pas traité Judas d’ami ? N’ai-je pas simplement demandé à Pierre : M’aimes-tu encore ? Je ne lui ai pas demandé, après qu’il m’eut renié trois fois, s’il avait honte, s’il était prêt à se repentir ! Alors que j’étais abandonné et que je luttais dans la prière, je n’ai pas fait de remontrances à mes disciples endormis, trop fatigués pour veiller avec moi. Lorsqu’un serviteur du souverain sacrificateur m’a frappé au visage, ai-je protesté ? Lorsque j’ai été soumis à la torture, n’ai-je pas prié : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

Aujourd’hui Jésus nous pose cette question : Tout cela est-il autre chose qu’amour, compassion et solidarité totale envers tous les hommes, les hommes de bonne volonté qui me réjouissaient et les hommes de mauvaise volonté pour lesquels je suis mort. Ne vous ai-je pas avertis : Je ne reconnaîtrai pas comme mes disciples tous ceux qui me disent Seigneur, Seigneur. Ne vous ai-je pas prévenus : Beaucoup viendront et diront : N’avons-nous pas séjourné dans la maison du Seigneur ? Et je leur répondrai : Je ne vous connais point.

Le pain rompu et le sang versé de la Sainte Cène impliquent tout cela et encore bien davantage. Et tant que nous ne suivons pas Jésus ainsi de façon absolue et que nous ne faisons pas ces choses en mémoire de lui, nous ne pouvons pas célébrer la Sainte Cène ensemble, ce repas dans lequel est proclamée sa Résurrection comme préfiguration du Royaume de Dieu.

Accomplissons ce que nous pouvons déjà faire ensemble aujourd’hui dans la fidélité et l’obéissance. Vivons et, s’il le faut, donnons notre vie comme l’a fait le Christ. Agissons ainsi, chacun d’entre nous en tant qu’individu et en tant que membre de la grande communauté des disciples du Christ. Nous découvrirons alors que les barrières qui nous séparaient sont tombées. Nous nous retrouverons à la table du Seigneur comme l’ont fait ses disciples. Il nous lavera les pieds, oindra nos têtes ; il nous réservera des places d’honneur et se fera le serviteur de chacun de nous avec tendresse et humilité. Ce n’est qu’à la fin de nos jours et à la fin du monde que les filles et les fils de Dieu seront révélés. Notre monde ne sera pas toujours le théâtre d’événements tragiques et effroyables. Il deviendra domaine de la souveraineté de notre Dieu et nous pouvons travailler à l’avènement de ce règne. Ce ne seront plus alors la puissance de l’argent, l’oppression de l’homme par l’homme et la menace de l’anéantissement de toute vie par les armements qui seront au centre des événements mondiaux, mais le trône de Dieu et la table de la Sainte Cène de notre Seigneur. Amen !


QUATRE SERMONS

SUR LA CONFESSION

I. Comment se confesser.

On me demande souvent comment il faut se confesser. Et la réponse la plus directe et la plus décisive peut être formulée ainsi : confesse-toi comme si ta dernière heure était venue ; confesse-toi comme si c’était la dernière fois que tu peux apporter sur terre le repentir pour ta vie tout entière avant d’entrer dans l’éternité et de te mettre face au jugement de Dieu, comme si c’était le dernier instant où tu peux encore rejeter de tes épaules le fardeau d’une longue vie d’injustice et de péché, pour entrer, libre, dans le Royaume de Dieu.

Si nous concevions la confession ainsi, si nous y venions en sachant, pas simplement en imaginant, mais en sachant vraiment que nous pouvons mourir à n’importe quelle heure, n’importe quel instant, alors nous ne nous poserions pas tant de questions inutiles ; notre confession serait impitoyablement sincère et véridique ; elle serait directe, nous ne chercherions pas à éviter les paroles pénibles, offensantes et humiliantes pour nous-mêmes ; nous les prononcerions avec un ton de vérité cassant. Nous ne chercherions pas à savoir ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, nous dirions tout ce qu’en notre conscience nous pensons être un mensonge ou un péché ; tout ce qui nous rend indigne, moi le premier, de mon titre d’être humain. Il n’y aurait pas dans notre cœur de sentiment tel que : il faut se protéger de tels ou tels mots brutaux ou impitoyables ; nous ne nous poserions pas la question de savoir s’il faut dire telle ou telle chose parce que nous saurions ce que l’on peut apporter avec soi pour entrer dans l’éternité et ce que l’on ne peut emporter. Voilà comment il faut se confesser ; et c’est très simple, c’est effroyablement simple ; mais nous ne le faisons pas parce que nous avons peur de cette impitoyable et simple rectitude devant Dieu et devant les hommes.

Nous allons maintenant nous préparer à la naissance du Christ, bientôt commence l’Avent ; cette période nous rappelle que le Christ arrive, qu’il sera bientôt parmi nous. Jadis, il y a près de deux mille ans, il est venu sur terre. Il a vécu parmi nous. Il était l’un d’entre nous. Il était le Sauveur. Il est venu nous chercher, nous donner l’espoir, nous assurer de l’amour divin, nous convaincre que tout était possible, si seulement nous nous mettions à croire en lui et en nous-mêmes.

Mais actuellement le moment est venu où il va se mettre debout – face à nous, soit au moment de notre mort, soit à l’heure du jugement dernier. Et alors il sera devant nous, le Christ en Croix, avec les mains et les pieds percés de clous, le front ceint d’épines, nous le regarderons et nous verrons qu’il est crucifié parce que nous avons péché ; il est mort parce que nous avons mérité d’être condamnés à mort, parce que nous méritions ce jugement éternel de Dieu. Il est venu à nous, il est devenu l’un de nous, il a vécu parmi nous et il est mort à cause de nous.

Que dire alors ? Le jugement – ce ne sera pas le fait qu’il nous juge ; le jugement ce sera que nous verrons celui que nous avons tué par nos péchés et qui se tient devant nous avec tout son amour... C’est ça. Et c’est pour éviter cette horreur-là que nous devons venir à chaque confession, comme si c’était notre dernière heure, le dernier instant d’espoir, avant de voir cela.

II. Comment se préparer à la confession.

J’ai parlé du fait que notre confession devait être comme si c’était la dernière de notre vie, que cette confession doit établir le dernier bilan, car toute rencontre avec notre Seigneur, notre Dieu vivant, est une annonce du jugement dernier, définitif et décisif pour notre destin. Il n’est pas possible de se mettre devant la face de Dieu et d’en revenir sans être soit acquitté soit condamné. C’est alors que surgit la question : comment se préparer à la confession ? Quels péchés apporter à Dieu ?

Tout d’abord chaque confession doit être suprêmement personnelle, la mienne et non commune, parce que ce qui est en jeu c’est mon propre destin. Voilà pourquoi, si imparfait que soit mon propre jugement de moi-même, c’est par lui qu’il faut commencer ; il faut commencer par se poser la question : de quoi ai-je honte dans ma vie ? Qu’est-ce que c’est que je voudrais cacher devant la face de Dieu et que je veux soustraire à mon propre jugement, de quoi ai-je peur ?

Ce problème n’est pas toujours facile à résoudre, parce que nous avons tellement pris l’habitude de nous soustraire à notre propre jugement juste et équitable, que lorsque nous regardons au fond de nous-mêmes avec l’espoir et l’intention d’y découvrir la vérité sur nous-mêmes, cela nous est très difficile. Pourtant, c’est par là qu’il faut commencer. Et si à la confession, nous ne pouvions rien apporter d’autre, cela déjà serait une confession sincère, la mienne propre.

Mais il y a encore beaucoup d’autres choses. Il nous suffit de jeter un regard alentour et de nous rappeler ce que pensent de nous les gens, comment ils réagissent devant nous, ce qui arrive quand nous sommes avec eux – et nous trouverons encore un nouveau champ, une nouvelle base de jugement de nous-mêmes. Nous savons que nous n’apportons pas toujours joie et paix, vérité et bien dans le destin des autres gens ; il suffit de jeter un regard sur nos amis, sur nos proches, ceux qui nous fréquentent d’une façon ou d’une autre et l’on voit clairement comment est notre vie, combien de gens j’ai blessés, combien j’en ai évité, combien j’en ai offensé et induit en tentation d’une façon ou d’une autre.

Et voici que nous devons faire face à un nouveau jugement, car le Seigneur nous avertit : ce que nous avons fait au plus petit d’entre eux, c’est à dire à l’une des personnes, la plus inférieure de sa fraternité, nous l’avons fait à lui-même.

Ensuite rappelons-nous comment les gens nous jugent : souvent leur jugement est acerbe et juste ; souvent nous préférons ignorer ce que les gens pensent de nous, parce que c’est vrai et que cela nous condamne. Mais parfois il se passe autre chose : les gens nous haïssent ou nous aiment injustement. Ils nous haïssent injustement parce que nous agissons selon la vérité divine, et que cette vérité ne trouve pas sa place dans leur être profond. Quant à leur amour pour nous, il est injuste aussi, parce qu’ils nous aiment à cause de la facilité avec laquelle nous acceptons l’injustice de la vie : ils ne nous aiment pas pour des vertus, mais pour notre façon de trahir la vérité divine.

Là, il faut à nouveau prononcer un jugement sur soi et il faut savoir aussi que parfois on soit obligé de se repentir du fait que les gens sont gentils avec nous, qu’ils nous font des éloges. Le Christ nous en a avertis pourtant : Malheur à vous lorsque les gens dirons tous du bien de vous....

Enfin nous pouvons nous tourner vers le jugement évangélique et nous demander comment le Sauveur nous jugerait-il s’il voyait un peu notre vie, d’ailleurs il la voit très bien !

Posez-vous toutes ces questions et vous verrez que votre confession sera devenue sérieuse et réfléchie et vous ne serez plus obligés d’apporter en confession tout ce vide, ces enfantillages, alors que nous ne sommes plus des enfants depuis longtemps, que l’on entend si souvent en confession.

Et n’entraînez pas d’autres personnes avec vous : vous êtes venu pour confesser vos péchés et non ceux des autres. Les circonstances de votre péché n’ont de sens que si elles nuancent votre propre péché et votre responsabilité, tandis que le récit de ce qui est arrivé, pourquoi et comment n’a aucun rapport avec la confession ; il ne fait qu’affaiblir votre conscience de votre faute et l’esprit de votre repentir.

Nous approchons de la période où vous allez tous bientôt vous confesser et communier : commencez à vous préparer maintenant à apporter votre confession d’adulte réfléchi et responsable pour vous purifier.

III. Évangile et confession.

J’ai parlé la dernière fois de la façon dont on peut mettre sa conscience à l’épreuve en commençant par se demander ce qu’elle nous reproche et ensuite à voir comment les gens se comportent avec nous. A présent faisons encore un dernier pas dans cette mise à l’épreuve de notre conscience.

Le dernier jugement de notre conscience n’appartient ni à nous, ni au gens, il appartient à Dieu. Sa parole et son jugement sont bien clairs dans l’Évangile, seulement il est rare que nous sachions le voir simplement et de façon réfléchie. Si nous lisons attentivement les pages des Évangiles dans toute la simplicité de notre cœur, sans chercher à en tirer plus que ce que nous sommes capables d’absorber, et encore moins ce que nous pouvons réaliser dans la vie, si nous examinons honnêtement et simplement ce que nous y lisons, nous constatons qu’ils énoncent trois catégories de choses.

Il y a des choses dont la justesse nous paraît évidente et qui n’émeuvent pas du tout notre âme, avec celles-ci nous sommes d’accord. Nous comprenons avec notre intelligence que c’est comme ça, notre cœur ne proteste pas, mais notre vie n’est pas vraiment concernée par ces images. Elles sont évidentes, ce sont des vérités simples qui n’entrent pas dans notre vie. Ces passages de l’Évangile signifient que notre intelligence, notre aptitude à comprendre les choses sont à la limite de quelque chose que nous ne pouvons encore percevoir ni avec notre volonté ni avec notre cœur. Ces passages condamnent en nous les habitudes ancestrales et l’inertie, ces passages exigent que sans attendre un réchauffement de notre froideur de cœur, nous nous décidions à accomplir la volonté de Dieu, pour la bonne raison que nous sommes des serviteurs du Seigneur.

Il y a d’autres passages : si nous les examinons consciencieusement, si nous jetons un regard sincère au fond de notre âme, nous constaterons que nous nous en détournons, que nous ne sommes pas d’accord avec le jugement et la volonté de Dieu, que si nous avions le triste courage et le pouvoir de nous révolter, alors notre révolte serait comparable à celle d’autrefois ou présente, de siècle en siècle, nous qui avons peur du commandement du Seigneur sur l’amour qui demande de nous un esprit de sacrifice, d’un complet renoncement à notre amour-propre profond, à notre égocentrisme et souvent nous préférerions que ce commandement n’existe pas.

C’est ainsi qu’il y avait sans doute autour du Christ beaucoup de gens qui désiraient qu’il fit un miracle pour être convaincus de la vérité de son commandement, pour pouvoir le suivre sans danger pour sa propre personne et sa vie ; il y en avait sans doute qui étaient venus voir la terrible crucifixion du Christ avec l’idée que si le Christ ne descendait pas de la Croix, si le miracle ne se produisait pas, alors il n’avait pas dit la vérité, alors il n’était pas le Dieu-Homme et que l’on pouvait oublier cette parole terrible selon laquelle l’homme devait attendre de mourir pour lui-même, afin de ne vivre que pour Dieu et les autres.

Et si souvent nous entourons la table du Seigneur, nous allons à l’église avec une certaine prudence de peur que la vérité du Seigneur ne nous blesse à mort et ne nous contraigne à un ultime sacrifice – celui de notre propre moi. Lorsque face au commandement d’amour ou d’un autre commandement concret, par lequel Dieu nous explique l’infinie variété de formes de l’amour conscient et créateur, nous retrouvons ce sentiment en nous, alors nous pouvons réellement mesurer à quel point nous sommes encore loin de l’esprit divin, de la volonté du Seigneur, alors nous pouvons prononcer sur nous-même une condamnation.

Enfin, il y a dans les Évangiles des passages dont nous pouvons dire, comme les pèlerins d’Emmaüs, tandis que le Christ devisait avec eux en chemin : Est-ce que nos cœurs ne brûlaient pas en nous, tandis qu’il nous parlait en chemin ?

Ces passages-là, si peu nombreux soient-ils, doivent nous être précieux, car ils nous disent qu’il y a quelque chose en nous qui fait que le Christ et nous – nous sommes du même esprit et du même cœur, d’une seule volonté, d’une seule pensée, que nous sommes déjà devenus ses proches, sa famille. Ces endroits-là nous devons les conserver dans notre mémoire comme choses précieuses, parce que nous pouvons vivre en suivant ce chemin-là, sans passer notre temps à lutter contre ce qu’il y a de mal en nous, mais au contraire en donnant toute liberté à notre vie et victoire à ce qu’il y a déjà en nous de divin, de vivant, de prêt à être transfiguré et à devenir pure vie éternelle.

Si nous prenons attentivement note de chacune de ces catégories d’événements, de commandements, de paroles du Christ, alors nous verrons très vite notre propre image, nous verrons clairement comment nous sommes et venant à la confession, nous comprendrons très simplement non seulement le jugement de notre propre conscience mais celui des hommes et aussi celui de Dieu. Ce ne sera plus la terreur, la condamnation, mais aussi la vision de tout un parcours avec toutes les possibilités qu’il y a en nous : la possibilité de devenir à chaque instant éclairé et de continuer à vivre avec un esprit lumineux, joyeux, comme nous le sommes parfois ; la possibilité de vaincre en nous, pour notre propre salut ce qui en nous est étranger à Dieu, ce qui est mort, ce qui n’aura pas sa place au Royaume des Cieux. Amen.

Sermons 1 à 3 : La vie chrétienne (Klin, Russie, 1999).

IV. La Descente aux enfers (9 mai 1982).

L’une des icônes qui s’appelle en russe " descente aux enfers ", porte en anglais celui de " victoire sur l’enfer ". Nous y voyons ceux qui se trouvent loin de leurs proches au plus profond de la terre, éloignés de l’amour humain et des contacts, ceux qui sont morts devenus prisonniers de cet éloignement des uns aux autres et de Dieu. Et au milieu d’eux nous voyons Notre Seigneur Jésus Christ lui-même tirant par le bras Adam et Ève et en leur personne – toute l’humanité, les extrayant de cet éloignement, de cette solitude, des ténèbres vers la lumière, dans le royaume de l’amour éternel, le royaume que Dieu a conquis pour nous par la Croix.

En un certain sens, c’est une image tragique et merveilleuse de ce qui se passe en confession : le prêtre étant en confession l’image de Dieu lui-même, appelé à descendre avec le pénitent dans les coins les plus cachés de souffrance, de ténèbres, descend vraiment dans l’enfer représenté sur l’icône. Et il y voit quelque chose de merveilleux et d’extraordinaire : ce n’est pas seulement un rayon de lumière, ce n’est pas seulement une lueur d’espoir qui entre dans ces ténèbres épaisses, c’est le Seigneur Jésus Christ lui-même qui guérit, sauve, apporte la consolation, donne une force nouvelle et la joie du salut... Quelle merveille que d’être là devant le Dieu vivant et tout comme ceux qui étaient morts et qui ont accueilli notre Seigneur Jésus Christ, de se trouver devant sa face, de revenir de la mort à la vie. Quelle merveille que cela nous soit donné !

Lazare est mort. Lazare est passé par les portes étroites de la mort, son corps a commencé à se décomposer, son âme est descendue dans le domaine du jugement de Dieu. Et soudain il a entendu la voix du Sauveur, voix du Créateur sans lequel rien ne peut arriver de ce qui est arrivé à Lazare. Et il a entendu : " Lazare, sors ! Sors de la mort, sors de la décomposition, sors de la tombe et entre de nouveau dans la vie ! " Dans la vie temporelle éphémère, terrestre comme témoin d’une résurrection plus significative, plus essentielle que la résurrection du corps : résurrection de l’âme qui a connu les ténèbres de la mort et les a traversées.

Nous sommes tous placés à certains moments de notre vie devant le jugement de Dieu, parfois nous sentons qu’il n’y a pas de vie éternelle en nous, que nous vivons une vie éphémère et fugitive et la seule façon que nous ayons de reprendre vie, c’est de vivre la vie de Dieu lui-même qui se déverse en nous et jaillit de nous comme une source. Il suffit de nous tourner vers lui, de lui révéler les abîmes de notre enfer avec ces coins sombres qui nous font peur et nous terrifient, alors vient Dieu lui-même, la vie fait irruption dans la mort elle-même et nous revivons d’une vie nouvelle – autre, la vie du Christ ressuscité qui a vaincu la mort afin que nous vivions.

Soyons donc attentifs à notre propre vie. Nous fermons souvent les yeux sur ce qui est sombre, laid et désagréable : si seulement nous avions le courage d’ouvrir tout grand cette laideur devant le regard de Dieu et de dire : Seigneur, viens, remporte une victoire sur cet enfer ! – alors notre enfer deviendra un lieu de lumière, la pénitence deviendra une joie, la contrition du cœur nous unira à Dieu.

Que le Seigneur nous donne du courage, que le Seigneur nous donne la conscience de notre dignité, la conscience de notre grandeur et aussi la conscience de la grandeur et de la sainteté divines, auxquelles nous sommes appelés à participer. Amen.


IL FAUT TOUJOURS PRIER

La vie doit être prière.

Je voudrais vous proposer un certain nombre de points sur le thème qui m’a été donné : " Il faut toujours prier. " J’espère que vous serez d’accord, dans une certaine mesure, et dans un désaccord suffisant pour pouvoir enchaîner une discussion.

D’abord, en disant cette phrase " Il faut toujours prier, " il importe de souligner ce qu’elle signifie et ce qu’elle ne signifie pas. De toute évidence, elle ne signifie pas une obligation universelle d’être constamment à l’église, ni d’utiliser une prière vocale ou manifestée de façon extérieure. Ce n’est que dans des circonstances définies, particulières, que ceci est possible.

Nous pourrions trouver une première approximation à ce propos dans une phrase d’un ascète du VIe siècle, un homme qui vivait dans le désert de Syrie, un ascète qui s’appelait : Éphraïm, Éphrem. Dans un de ses écrits, il dit : " N’emprisonne pas ta prière seulement dans des mots, fais de ta vie tout entière un opus Dei, un service de Dieu, une offrande à Dieu. " (Je traduis d’une façon approximative un texte qui, originellement, est arrivé jusqu’à nous en grec.) Cela, c’est un des aspects sur lequel nous aurons à revenir car, à l’époque actuelle, il y a une forte tendance à souligner le fait que la prière n’est pas seulement vocale, liturgique, pas seulement dans la pensée et dans le cœur, mais qu’elle peut également se trouver dans les mains, dans l’œuvre corporelle que nous accomplissons.

La faim de Dieu.

Un autre aspect de la prière me semble important : c’est la soif, la faim, l’amour de Dieu perçus avec la même acuité, la même permanence, la même constance que l’on perçoit la faim, la soif, ou la tendresse. Nous savons tous, par exemple, quelle que soit notre expérience de la vie, qu’il est des moments de grande peine et de grande joie qui colorent une journée tout entière. Quelle que soit notre occupation, qu’elle soit intellectuelle ou physique, nous sommes dans la lumière de cette joie ou dans l’ombre de cette douleur. Et il ne faut aucun effort pour en être conscient. Nous trouvons dans l’Écriture sainte une multitude d’images : la fiancée de l’Agneau, l’ami de l’Époux. Nous voyons que le lien qui unit la fiancée, l’ami à l’Époux, c’est la tendresse, c’est l’amour et, aux instants de distancement, d’absence, c’est le désir de se retrouver ensemble, ce que les Anglais appellent longing, les Allemands Sehnsucht, cette façon de soupirer après l’absent. Cela aussi n’est pas un exercice prémédité, qui demande un effort, c’est quelque chose qui est en nous, que nous ne pouvons pas éviter, comme la douleur, la souffrance, la joie. Et cet aspect de la prière qui est un cri vers Dieu, un cri de celui qui en perçoit l’absence et qui ne peut pas la supporter d’un cœur léger, est cependant complètement conscient. Il faut beaucoup, lorsque nous avons eu un deuil, ou qu’une joie éclatante nous est venue, pour que ce sentiment d’être endeuillé ou d’être éclairé par la joie, soit déplacé par les vicissitudes de la vie. La raison pour laquelle la prière se trouve déplacée ne réside pas dans le fait qu’elle devrait être un exercice, mais dans celui qu’elle n’est pas suffisamment fondé dans une relation à Dieu et que nous avons très peu le temps de perdre ce contact : nous pouvons être à une distance presque infinie sans nous en apercevoir. Et c’est là qu’est le problème, et non pas dans les exercices de prière.

La rencontre de Dieu.

Un second point : à l’origine à la fois de la prière, de la connaissance de Dieu et de l’ensemble des choses qui sont notre vie spirituelle, il y a une première rencontre, une première expérience. En dehors d’une expérience vécue, d’une rencontre réelle, nous ne pouvons pas avoir un désir de prière, nous ne pouvons pas être tendus vers Dieu comme vers celui vers lequel nous allons et sans lequel nous ne pouvons pas vivre, parce qu’on ne tend pas vers une notion, vers une personne dont on ne sait rien que par le récit des autres. Par conséquent, il doit y avoir à la base une expérience vécue. S’il n’y en a pas, la prière doit être utilisée ou recherchée selon un mode différent : nous ne pouvons pas parler d’une prière constante ou permanente adressée à un absent dont nous ne savons rien, qui d’aucune façon ne touche notre cœur.

Et puis, après cette première rencontre, il y a un retour, on pourrait dire " une retombée " à un niveau qui est celui de la foi. Saint Macaire d’Égypte a un passage tout à fait remarquable où il nous dit que lorsqu’un homme rencontre Dieu face à face dans un instant d’extase ou d’approfondissement, il est tout entier absorbé par cette rencontre, et cette rencontre lui suffirait complètement ; il n’a que faire d’avoir autre chose que cette présence divine. Mais Dieu, dit saint Macaire, a souci non seulement du saint qui a pu le rencontrer, mais des pécheurs qui ont besoin d’un témoignage. Il se retire de lui, comme la mer se retire de la plage, la laissant à sec. À cet instant-là, il se trouve exactement dans la situation que le onzième chapitre de l’Épître aux Hébreux définit comme étant la foi : la certitude de quelque chose d’infini. C’est une certitude parce que l’instant auparavant il a vécu cette rencontre et il sait qu’il a rencontré celui qui est le Dieu vivant. Mais d’un autre côté, ce Dieu vivant s’est retiré, il est devenu l’invisible et non la Présence souveraine.

Il y a donc là un double élément : d’une part, une certitude, d’autre part, une perte de vue. De là, ce cri de l’âme, ce cri d’une âme qui se sent dépossédée de la seule chose qui remplissait sa profondeur insondable, un cri fondé sur la certitude qu’il sera entendu et qui exprime l’angoisse complexe, celle de l’orphelin resté seul, mais aussi une angoisse profonde de soi... Dans les moments où nous rencontrons Dieu, soit dans l’émerveillement, soit dans l’angoisse qui suit la rencontre et est déterminée par elle, la prière est facile...

C’est dans les intervalles, là où l’intensité de l’émotion ou plutôt de la réalité vécue s’estompe, que la prière devient une ascèse, un effort constaté, un exercice systématique... Mais à quoi tend-il ? Eh bien, cet effort systématique tend à une éducation, une éducation dans la découverte de Dieu d’une part, et dans la perception de l’autre. Recherche et découverte de Dieu, de la foi, de la prière. Nous pouvons utiliser la prière pour cette recherche, car chaque science, chaque démarche humaine a ses méthodes et la prière est une des méthodes qui nous permet de chercher et de trouver Dieu.

Des aspects très différents de la prière se présentent alors. L’un des fondateurs du Mouvement des étudiants chrétiens en Russie, en 1905, avait été athée. Et pourtant, il sentait en lui ce " vide à forme divine " dont parle l’archevêque de Cantorbéry. Et il sentait que rien ne pourrait le combler, sauf la présence de Dieu. Il s’est retiré en Finlande, pendant un an encore, et il nous raconta qu’il parcourait les bois en criant : " Seigneur, si tu existes, révèle-toi ! " À un moment donné, soudainement, il a eu le sens de la Présence de Dieu. Voilà une des façons dont la prière peut être une recherche et une découverte de Dieu. Il y a plus souvent encore, je crois, des tâtonnements, une espèce de démarche du cœur, de notre intelligence, et de tout notre être, à l’aveuglette, qui fait que nous cherchons comme on cherche dans l’obscurité, les mains tendues, dans l’espoir que ces mains rencontreront ce qu’elles désirent trouver. Ce tâtonnement, cette recherche, cette marche à l’aveuglette, où doit-elle nous conduire ?

D’abord, dans nos propres profondeurs. Je veux ici insister sur un fait : il ne s’agit pas ici des profondeurs psychologiques, mais de celles dépassant toute profondeur humaine et qui nous permettent de trouver, au tréfonds de nous-mêmes non un fond, mais une porte ouverte sur Dieu lui-même.

Prière spontanée et prière formelle.

Autre élément : l’éducation de la perception, revitalisation de la flamme qui s’était un instant réveillée au moment de cette rencontre avec Dieu. Et d’abord la prière spontanée qui doit jaillir au moment même où cette flamme s’éveille en nous et nourrir d’heure en heure, de jour en jour, tant qu’elle peut être vivante et spontanée, cette expérience naturelle spontanée de la réponse de l’âme à la présence et à la rencontre de Dieu. Prière spontanée, enracinée dans l’émerveillement qui nous a saisis à l’instant de la rencontre, ou bien le sens du tragique qui nous reste au moment où ce n’est plus la rencontre, mais la certitude, le souvenir sans aucun doute que cette rencontre a eu lieu mais a cessé. Tant que dure cette prière spontanée, tant que demeure assez d’émerveillement dans notre cœur ou assez d’angoisse dans notre âme, cette prière spontanée se poursuit vivante, vigoureuse ; à un certain moment, rapide ou non, nous arrivons à une période où nous perdons cette intensité intérieure. Alors cette prière spontanée devra se transformer en ce que je voudrais appeler, faute d’expression meilleure, une prière de conviction. Une prière de conviction c’est la certitude intellectuelle qui nous reste, alors que le feu qui nous embrasait à l’origine semble s’être éteint en nous.

Très souvent, nous savons que nous avons la foi, nous savons que nous avons en nous quelque part une expérience, mais elle semble descendre trop profondément en nous pour que nous puissions l’atteindre. Alors, il faut prier... une prière de volonté, une prière de conviction. Il faut aussi aviver cette flamme par la méditation, et par une double méditation : d’une part un souvenir sobre et précis de ce qui a eu lieu, parce que trop facilement nous oublions même les biens les plus précieux qui se sont déposés quelque part dans notre âme, qui sont et qui pourtant cessent d’être l’expérience vécue ; et d’autre part, la méditation des prières mêmes que nous utilisons. Trop souvent, en effet, ces prières n’ont plus d’emprise sur nous, n’ont pas une force d’impact sur notre âme, parce que les mots que nous employons sont pauvres, non pauvres de nature, mais par rapport à nous-mêmes. Ce sont des mots auxquels nous n’avons jamais réfléchi, dont nous n’avons jamais exprimé pour nous-mêmes la substance, dont le sens intellectuel se réduit à l’usage que nous en faisons de jour en jour dans la rue, alors qu’ils ont quelquefois une ampleur, une richesse, une texture profondes que nous laissons échapper faute d’y prêter attention. Il en est ainsi également parce que les mots que nous employons, qui souvent pourraient avoir des résonances émotionnelles extrêmement riches, qui nous permettraient de réunir en faisceau tout un monde d’expériences vécues, ne le font pas parce que nous ne remarquons pas cette richesse de cristallisation qu’ils possèdent. Il y a donc là une nécessité vivante.

Prière et vie.

Et enfin, dernier élément important, c’est que la prière que nous adressons à Dieu sera toujours morte si elle n’est prouvée, soutenue par l’évidence de la vie. Si, aux deux bouts de la journée, nous faisons à Dieu des discours sentimentaux que contredisent toutes nos actions dans l’intervalle, peu à peu, plus nous prions, plus ces mots s’usent, deviennent morts, parce que ce n’est que l’application, l’intégration à la vie qui peut leur donner substance et intensité.

Prier autant que l’on vit.

Un problème pratique se pose alors : Combien de temps donner à la prière ? J’y répondrai très vite. Si vraiment la prière est une des formes majeures de notre conscience de Dieu, de notre vie en Dieu, si elle est la faim, et la soif, et l’ardeur, et l’amour, il faut prier autant que l’on vit, autant que l’on aime, autant que l’on a un souci actif du destin, du sien, de celui des autres, du monde et de Dieu.

Pour pouvoir le faire deux choses sont importantes. Il faut d’abord savoir trouver le temps de prier et, pour cela, rédimer le temps. Rédimer le temps consiste d’abord à faire usage du temps perdu. Il y en a tellement dans une journée que si, simplement, nous ne donnions à Dieu que le temps que nous jetons au vent, nous aurions bien plus de temps pour prier que nous ne sommes capables d’en employer, étant donné l’état spirituel où nous sommes. Il faut aussi rédimer le temps vécu, c’est-à-dire intégrer la vie et la prière l’une à l’autre de telle façon que les deux, la vie et la prière, veux-je dire, se trouvent être deux fils perpendiculaires d’une même trame, enrichis l’un par l’autre. D’un autre côté, nous devons apprendre quelque chose qui est une science rare, me semble-t-il, à en juger par les réactions que je trouve : c’est maîtriser le temps. Le temps semble fuir : il faut apprendre à l’en empêcher, à le tenir en mains, à le posséder et à faire que ce temps contienne l’éternité.

Prière et action.

Un dernier mot : j’ai signalé au début de ma causerie cette phrase d’Éphrem le Syrien qui pose le thème de la prière, de l’action. Il y a des problèmes qui se lèvent là. La trame de la vie est faite de contemplation et d’action, de prière et d’action : c’est l’envers et l’endroit d’une même réalité intérieure. Elles sont liées par la charité et unes dans la charité. Si notre prière n’est pas fondée dans la charité, notre action est également vide de charité. Si l’une et l’autre sont l’expression d’un état unique, qui est notre charité et notre capacité de chérir Dieu et notre prochain, alors les deux coïncident de nécessité, parce que la vie est faite d’angoisse, du sens du tragique et de l’émerveillement de la Présence de Dieu.

Mais alors se pose la question de la primauté de l’action. L’intentionnalité profonde ne suffit-elle pas à elle-même ? Elle peut suffire ou non. Mais, quelle que soit la réponse que nous donnons, – et je vais en dire un mot dans un instant – quelle que soit la réalité de la chose, il n’en reste pas moins vrai que nous avons tous une nécessité de ressourcement. Nous ne pouvons pas simplement, pour avoir fait un acte de foi ou une expérience de Dieu une fois dans notre vie, vivre tout le reste de nos jours dans une action séparée de Dieu, sans revenir à lui sans cesse, sans renouveler notre conscience, notre soif, notre foi et notre amour de Dieu. Et il est nécessaire, pour que l’on puisse parler de prière, que ce soit une conscience active, faute de quoi nous pouvons aboutir à une dimension sociale sans Dieu au nom de Dieu même, des actions qui, en elles-mêmes, sont neutres, parce que donner du pain c’est un acte de soi neutre, qui n’implique pas une charité surnaturelle ni une relation avec Dieu et toutes les œuvres sociales que nous pouvons accomplir sont sur le même plan : elles contiennent Dieu non du fait qu’elles sont accomplies, mais par le fait que nous sommes en Dieu, ou hors de Dieu ; que Dieu obtient de nous un droit de cité dans notre action, ou qu’il est simplement superflu, mais qu’il nous a donné une espèce d’impulsion d’origine.

Obstacles à la prière.

Pour finir, je voudrais citer un certain nombre de choses qui, selon moi, empêchent de prier. Ce n’est ni le travail, ni le tumulte, ni la tentation qui empêchent de prier : c’est la superficialité de notre vie. On ne peut prier qu’en profondeur, que lorsqu’on est ouvert à cet élément de profondeur. Si notre vie est à fleur de peau, à fleur de terre, il ne peut pas y avoir de prière. Aussi il n’y a pas de prière dans la facilité. Lorsque la vie est trop facile et ne présente aucun problème, il n’y a pas à quoi s’accrocher. La prière essaie de se saisir des aspérités de la vie, et il n’y en a pas. Il n’y a pas de quoi formuler une prière de pétition, il n’y a pas de quoi intercéder, il n’y a même pas de quoi remercier Dieu et il n’y a aucun point de contact avec lui.

Il y a aussi le fait qu’actuellement trop de gens, et les chrétiens aussi, vivent dans un monde qui ressemble à un monde de choses. Même notre prochain peut être une chose, jusqu’à ce que nous ayons découvert en lui la profondeur d’une destinée et la signification éternelle de sa présence. Si nous vivons dans un monde de choses, nous allons chercher Dieu entre les choses... Eh bien, nous ne l’y trouverons pas. Dieu n’est pas situé entre tous les objets qui nous entourent ; il n’est pas situé non plus dans notre prochain à la façon dont sa pensée ou ses émotions coïncident avec sa présence dans l’espace : il est situé à une profondeur qui est métaphysique et spirituelle. Cela, c’est ce que j’appelais tout à l’heure l’absence d’une dimension du tragique, du sens d’un destin.

Enfin, il y a deux qualités qui sont absolument nécessaires, sans lesquelles, je crois, aucune relation à Dieu n’est possible, et qui sont détruites dans un nombre de cas frappant par la pâleur et la sécularisation de deux notions : celle de l’amour et celle de la beauté. Ce sont deux notions profanées, arrachées au monde divin, alors qu’elles se tiennent au seuil de ce monde et de sa découverte. Et je crois qu’une personne qui n’a pas appris à reconnaître la beauté et à savoir ce qu’est l’amour – non pas la charité désincarnée qu’on attribue aux saints, sans savoir ce qu’ils sont en réalité – mais l’amour vivant, l’amour plein de tendresse et de réalité humaine, n’a pas d’espérance d’arriver à un amour surnaturel. Nous devons d’abord être hommes... et ensuite seulement croître à la mesure du divin.

Une question se pose concrètement : Comment chacun de nous se ressource-t-il ? Que faisons-nous ? Quand nous avons un appareil à chauffage par accumulation, nous savons exactement ce qu’on fait : on emmagasine l’électricité pendant le jour pour qu’il rende sa chaleur le soir ! Comment faisons-nous ?

Paroisse Universitaire de l’université
catholique de Louvain, 13 novembre 1968.


PRIÈRE ET VIE

C’est une joie de pouvoir témoigner de ce qui me frappe, de ce qui me va droit au cœur, de ce qui, de façon quelquefois fulgurante, pour un instant ou pour toujours, nous impressionne dans le contexte et les situations dans lesquelles on vit. Ce témoignage de ce que nos yeux ont vu, de ce que nos mains ont touché, de ce que nos oreilles ont saisi, le témoignage de ces choses qui ont éclairé notre entendement, approfondi notre cœur, donné une direction à notre volonté, ont atteint jusqu’à notre corps, le rendant plus obéissant à la grâce.

C’est de la prière et de l’action que je dois parler, mais c’est surtout de la prière que je voudrais vous entretenir ; ou plutôt de l’aspect de cette situation complexe qui est à la fois prière et action, qui se manifeste constamment dans une réflexion efficace, dans une vie sous-tendue par une pensée aussi approfondie que possible et une compréhension aussi lucide que faire se peut des situations dans lesquelles nous vivons.

I. Le lien entre la prière et la vie.

Je voudrais d’abord dire quelques mots de la relation qu’il y a, non pas en termes généraux, mais de façon un peu précise, entre la vie et la prière d’un point de vue qui n’a pas été abordé jusqu’à présent. Trop souvent, la vie que nous menons se dresse en témoignage contre la prière que nous faisons et ce n’est que si nous arrivons à harmoniser les termes de notre prière et la façon dont nous vivons que notre prière acquiert la force, l’éclat et l’efficacité que nous en attendons.

Trop souvent, nous nous adressons au Seigneur espérant que lui fera ce que nous devrions faire en son nom et dans son service. Trop souvent, nos prières sont des discours polis, bien préparés, usés par les siècles aussi, que nous offrons de jour en jour au Seigneur, comme s’il suffisait de lui répéter d’année en année d’un cœur froid, d’une intelligence paresseuse, sans que notre volonté y soit impliquée, des paroles de feu qui sont nées dans les déserts et dans les solitudes, dans les plus grandes souffrances humaines, dans les situations les plus intenses que l’histoire ait jamais connues.

Nous répétons les prières qui portent les noms des grands héros de la spiritualité, et nous croyons que Dieu les écoute, qu’il tient compte de leur teneur, alors que la seule chose qui importe au Seigneur, c’est le cœur de celui qui parle, la volonté tendue à l’accomplissement de sa volonté.

Nous disons : "  Seigneur, ne nous induis pas en tentation ", et ensuite, d’un pas léger, avides, pleins d’espérance, nous allons là où la tentation nous guette. Ou bien nous crions : "   Seigneur, Seigneur, mon cœur est prêt. " Mais à quoi ? Si le Seigneur nous le demandait au soir quand, avant de nous coucher, nous avons prononcé ces paroles, ne devrions-nous pas répondre quelquefois : " à finir le chapitre commencé de ce roman policier " ? C’est la seule chose à laquelle notre cœur est prêt à ce moment-là. Et il y a tant d’occasions où nos prières sont lettres mortes, et, qui plus est, ce sont des lettres qui tuent parce que chaque fois que nous permettons à notre prière d’être morte, de ne pas nous rendre vivants, de ne pas nous rendre l’intensité qu’elles possèdent intrinsèquement, nous devenons de moins en moins sensibles à sa morsure, à son impact, et de moins en moins nous devenons capables de vivre la prière que nous prononçons.

Il y a donc là un problème à résoudre dans la vie de chacun ; nous devons faire de tous les termes de nos prières des règles de vie. Si nous avons dit au Seigneur que nous lui demandons son secours pour échapper à la tentation, nous devons de toute l’énergie de notre âme, de toute la force qui nous est donnée, éviter toute occasion de tentation. Si nous avons dit au Seigneur que notre cœur se brise à la pensée de la faim et de la soif et de l’esseulement de telle ou telle personne, nous devons cependant écouter la voix du Seigneur nous répondre : " Qui enverrai-je ? " et nous dresser devant lui en disant : " Me voici Seigneur ", et nous mettre en mouvement immédiatement. Il ne faut jamais se laisser le temps de permettre à une pensée superflue de se glisser entre notre bonne intention, entre l’injonction de Dieu et l’acte que nous allons poser, parce que la pensée qui se glisse là, telle un serpent, nous dira immédiatement " Plus tard ", ou bien " Le faut-il vraiment ? " " Dieu n’a-t-il pas quelqu’un de plus libre que toi pour accomplir sa volonté ? " Et, pendant que nous tergiversons, l’énergie que nous avaient communiqué la prière et la réponse divine s’amenuisera, mourra en nous.

Il y a donc là quelque chose d’essentiel, un lien que nous devons établir entre la vie et la prière par un acte de volonté, un acte que nous posons nous-mêmes, qui ne se posera jamais de soi-même et qui pourtant peut transformer notre vie d’une façon très profonde. Lisez les prières qui vous sont données dans l’office du matin et du soir. Choisissez une prière quelle qu’elle soit, et faites-en un programme de vie, et vous verrez que cette prière ne deviendra jamais fatigante, qu’elle ne s’usera jamais, parce que de jour en jour elle sera affûtée, aiguisée par la vie elle-même. Quand vous aurez demandé au Seigneur de vous protéger au cours d’une journée entière contre telle ou telle nécessité, telle tentation, tel problème et que vous aurez fait votre devoir de lutter dans la mesure de vos possibilités humaines, de votre faiblesse humaine, l’être rempli comme une voile du souffle et de la puissance divine, le soir quand vous vous présenterez devant Dieu, vous aurez beaucoup de choses à lui dire. Vous aurez à le remercier de l’aide donnée, vous aurez à vous repentir de la façon dont vous en aurez fait usage, vous pourrez chanter la joie de ce qu’il vous a donné de faire, de vos mains faibles et frêles, de vos pauvres mains humaines, sa volonté, d’avoir été son regard qui voit, son oreille qui entend, son pas, sa charité, sa compassion incarnée, vivante, créatrice. Et cela personne ne peut le faire que chacun de nous pour soi-même, et faute de le faire, prière et vie se dissocient. Pour un temps la vie va son chemin et la prière continue son ronronnement de moins en moins clair, de moins en moins inquiétant pour notre conscience, son insistance s’affaiblit. Et comme la vie a des exigences tandis que la prière vient de Dieu, d’un Dieu timide, d’un Dieu aimant, qui nous appelle et qui ne s’impose jamais par la brutale violence, c’est la prière qui meurt. Alors nous disons pour nous consoler que nous avons maintenant incarné notre prière dans l’action, c’est l’œuvre de nos mains seule qui représente notre adoration.

Ce n’est pas là l’attitude que nous avons à l’égard de nos amis, de nos parents, de ceux que nous aimons. Certes quelquefois, peut-être toujours, faisons-nous tout ce que nous devons faire pour eux ; mais cela implique-t-il que nous les oublions de cœur, que jamais notre pensée ne se tourne vers eux ? Certes non ! Dieu seul aurait-il ce privilège d’être servi sans que jamais nous jetions un regard vers lui, sans que jamais notre cœur ne devienne chaud et aimant lorsque nous entendons son Nom ? Dieu seul serait-il servi dans l’indifférence ? Il y a donc là quelque chose à apprendre et quelque chose à faire.

II. L’intégration de la prière dans la vie.

II y a un autre aspect de cette prière liée à la vie. C’est l’intégration de la prière dans la vie même. Il y a à chaque instant des situations qui nous dépassent. Si seulement nous appliquions la prière à ces situations-là, nous aurions de jour en jour et d’heure en heure plus d’occasions que nous n’en souhaitons pour que notre prière devienne et reste continue. Nous rappelons-nous assez que notre vocation humaine dépasse toutes possibilités humaines ? Ne sommes-nous pas appelés à être des membres vivants du Corps du Christ, à être d’une certaine façon ensemble, mais personnellement aussi, une extension de la présence incarnée du Christ dans le temps où nous vivons ? Ne sommes-nous pas appelés à être les temples de l’Esprit Saint ? Notre vocation n’est-elle pas dans le Fils unique d’être le Christ total mais aussi fils de Dieu ? Ne sommes-nous pas appelés à devenir participants de la nature divine ?

Voilà notre vocation humaine, exprimée de la façon la plus centrale, et en plus de cela notre vocation s’étend aussi loin que la volonté et l’action de Dieu. Nous sommes appelés à être la présence du Dieu vivant dans le monde tout entier qu’il a créé. Pouvons-nous faire quelque chose dans cette direction sans que Dieu le fasse en nous et par nous ? Certes non. Comment pourrions-nous devenir un membre vivant du Corps du Christ ? Comment pourrions-nous sans être détruits par le feu divin recevoir l’Esprit Saint à la façon d’un temple qu’il habite ? Comment pourrions-nous devenir vraiment participants à cette nature divine ? Et comment pourrions-nous, pécheurs que nous sommes, faire l’œuvre de charité, l’œuvre d’amour divin auquel nous sommes appelés ? N’y a-t-il pas là une raison permanente de prière, non seulement une progression, une exigence d’accentuer cette prière, mais d’être greffés à la vigne vivifiante. Quelle vie possédons-nous, quel fruit pouvons-nous porter, que pouvons-nous faire ?

Une première chose nous frappe dès l’abord ; si nous voulons que notre prière et notre vie ne se dissocient pas, que notre prière ne se dissolve pas peu à peu, brisée qu’elle sera par les exigences d’une vie dure, cruelle, par l’effort du Prince de ce monde, il faut que nous intégrions notre prière à tout ce qui fait notre vie, que nous la jetions comme une poignée de levain dans cette pâte qui est notre vie dans sa totalité. Si le matin nous nous levions et nous présentions au Seigneur et disions : " Seigneur, bénis-moi et bénis ce jour qui commence ", et si nous nous rendions compte que nous entrons dans un jour nouveau de la création, un jour qui n’a jamais été avant nous, un jour qui se lève comme une possibilité inexplorée et infiniment profonde ! Si nous nous rendions compte sous la bénédiction de Dieu que nous y entrons pour faire office de chrétiens dans la force et dans la gloire que ce mot de chrétien implique, avec quel respect, avec quel sérieux, avec quelle joie contenue et quelle espérance et quelle tendresse ne rencontrerions-nous pas le déploiement progressif de cette journée ! D’heure en heure nous la recevrions comme un don de Dieu ; toute circonstance qui se présente à nous, nous la recevrions comme de la main du Seigneur ; aucune rencontre ne serait fortuite, chaque personne qui croiserait notre route, chaque interpellation qui nous frapperait serait un appel à répondre, non pas à la façon dont quelquefois nous le faisons sur un plan purement humain, mais avec toute la profondeur de notre foi, avec toute la profondeur de ce cœur profond de l’homme au plus profond duquel se trouve le Royaume de Dieu et Dieu lui-même.

Et au cours de cette journée nous cheminerions avec le sens du sacré, avec le sens de faire route avec le Seigneur, à chaque instant nous nous trouverions face à face avec des situations qui demandent la sagesse et nous aurions à la demander ; qui demandent la force et nous prierions le Seigneur de nous l’accorder ; qui demandent le pardon de Dieu parce que nous aurons agi à faux et qui appellent en nous un élan de reconnaissance parce que, malgré notre indignité, notre aveuglement, notre froideur, il nous aura été donné de faire ce que d’aucune façon nous ne pouvons faire de nos propres forces. On pourrait multiplier ainsi les exemples et le sens du problème est clair. Et alors nous nous rendrons compte que la vie ne nous empêchera jamais de prier, jamais, parce que c’est la vie elle-même qui est la substance vivante dans laquelle nous jetons cette poignée vivifiante de levain qu’est notre prière, qu’est notre présence, dans la mesure où nous-mêmes nous sommes en Dieu et Dieu en nous, ou tout au moins tendus vers lui alors qu’il s’incline vers nous.

Souvent nous pourrions le faire, mais deux choses nous retiennent : la première c’est que nous ne sommes pas habitués à un effort de prière. Si nous ne faisons pas cet effort de façon continue sans nous être peu à peu préparés à faire des efforts de plus en plus soutenus, de plus en plus constants, de plus en plus prolongés, au bout de quelques jours notre énergie spirituelle, notre énergie mentale, notre capacité d’attention, la capacité aussi que nous avons de répondre de cœur aux événements qui surgissent et aux personnes qui se présentent meurt en nous. Il faut savoir faire usage, dans cet apprentissage de la prière constante et sous-tendue par la vie, de la sobriété que nous recommandent les Pères : aller pas à pas, se souvenir qu’il y a une ascèse du repos autant qu’il y a une ascèse de l’effort, qu’il y a une sagesse qui s’applique au corps, à l’intellect et à la volonté et que l’on ne peut tendre sans cesse de toutes ses forces vers un but.

Peut-être vous souvenez-vous de ce passage de la vie de saint Jean l’Évangéliste. On rapporte qu’un chasseur, ayant entendu dire que le disciple bien-aimé du Christ habitait dans les montagnes près d’Éphèse, s’est mis en route pour le trouver. Il arrive dans une clairière et voit un vieillard à quatre pattes sur l’herbe verte, jouant avec une pintade. Il s’approche de lui et lui demande s’il n’a jamais entendu parler de Jean et où le trouver. Jean lui répond : " C’est moi ". Le chasseur lui rit au nez : " Jean, toi ! Comment cela peut-il se faire ? lui qui a écrit ces merveilleuses épîtres, se présentant sous l’aspect d’un vieillard qui joue avec une bête ? " Et le vieillard de lui répondre : " Je vois à ton accoutrement que tu es un chasseur. Quand tu es dans les bois, est-ce que tu n’es pas toujours avec l’arc tendu et la flèche prête pour le cas où tu verrais une bête surgir ? ". Et le chasseur rit de nouveau et lui dit : " Je savais bien que tu étais un fou. Qui se promènerait ainsi dans les bois ? Si je tendais mon arc sans cesse, à l’instant où j’en ai besoin la corde se briserait. " " II en est de même pour moi ", lui répond Jean : " Si sans cesse je tendais toutes les forces de mon âme et de mon corps, à l’instant où Dieu s’approche, elles se briseraient dans un effort qu’elles ne pourraient plus soutenir. "

Il faut savoir, avec sobriété, avec sagesse, prendre le repos nécessaire en vue d’agir avec toute l’intensité, toute la force qui non seulement est nôtre, mais qui nous est donnée par la grâce divine. Car la grâce nous est donnée dans la fragilité de nos corps, dans la fragilité de nos intelligences, de nos cœurs, de nos volontés.

III. L’obstacle : le manque de foi.

II est un certain nombre de difficultés qui se présentent : c’est le manque de foi. Quel que soit le vêtement que nous portions, les professions que nous ayons exercées, il y a si souvent en nous un instant d’hésitation, un manque de foi profonde. Souvent nous disons : " La prière d’intercession, la prière de demande est une prière inférieure. La prière du moine, la prière du chrétien qui a atteint une certaine maturité c’est l’action de grâce et la louange. " Certes, en fin de compte, c’est là que nous aboutissons. Au bout d’une longue vie d’ascèse spirituelle et corporelle, quand nous sommes tellement détachés de tout, quand nous sommes prêts à tout recevoir de la main de Dieu comme un don précieux, il ne nous reste plus qu’à le remercier et à le chanter. Mais en sommes-nous là ? N’est-il pas plus facile de remercier le Seigneur de ce qu’il a fait ou de le louer pour ce qu’il est, particulièrement aux instants où notre cœur s’embrase par l’attouchement de la grâce ? N’est-il pas plus facile de le remercier ou de le louer après coup que de lui demander avec foi l’accomplissement de telle ou telle demande ?

Très souvent des gens, qui sont parfaitement en état de louer le Seigneur et de le remercier, ne sont pas capables de faire un acte de foi entier, d’un cœur indivis, d’une intelligence qui ne vacille pas, d’une volonté entièrement tendue vers lui, parce qu’un doute se présente : " Et si jamais il ne répondait pas ? " N’est-il pas plus simple de dire " Que ta volonté soit faite " ? Alors tout est pour le mieux, car la volonté de Dieu sera faite de toute façon, et je serai à l’intérieur de cette volonté divine. Et pourtant, si souvent, si continuellement, l’exigence est différente. Elle l’est justement par rapport à la vie active entendue à la façon dont nous utilisons ce mot en Occident, d’une vie orientée vers des situations qui nous sont extérieures. La maladie frappe quelqu’un qui nous est cher, la faim frappe tel pays. Nous voudrions demander le secours de Dieu et si souvent nous avons la lâcheté de le demander de telle façon que, quoi qu’il arrive, notre prière puisse s’appliquer à la situation donnée. Nous trouvons les termes, nous trouvons les pôles : la volonté de Dieu sera faite en fin de compte et nous serons satisfaits ; mais avons-nous fait un acte de foi ? Il y a là un problème pour tous ceux qui sont engagés dans la vie active et qui croient à l’action efficace de la prière et de la passivité efficace.

Si nous voulons agir avec Dieu, il ne suffit pas de lui laisser le champ libre et de dire : " Seigneur, de toute façon tu ne feras que ce que tu veux ; fais-le donc sans que je te gêne. " Il faut apprendre à discerner la volonté de Dieu, il faut entrer dans le dessein de Dieu, mais il faut savoir aussi que le dessein de Dieu quelquefois se cache.

Rappelez-vous la Cananéenne. L’évidence, qui sautait aux yeux et qui frappait l’oreille, c’était le refus et pourtant l’intensité de sa foi et la finesse de son ouïe spirituelle ont perçu quelque chose d’autre et elle a su insister contre l’apparente volonté de Dieu en faveur de la volonté réelle du Seigneur. Il faut savoir regarder, il faut savoir se mettre à la recherche de la trace invisible du Seigneur. Le Seigneur est comme une brodeuse qui brode une tapisserie ; seulement, comme on l’a dit plus d’une fois, nous en voyons l’envers, l’endroit étant la partie tournée vers Dieu. Et le problème de la vie, de cette vision qui fera que notre prière sera non pas en opposition avec la volonté de Dieu mais en harmonie avec elle, consiste à savoir regarder longuement cet envers pour en percevoir l’endroit, de regarder la façon dont Dieu construit l’histoire, dirige une vie, approfondit une situation, crée un système de relations, et agir non pas contre lui, non pas indépendamment, mais avec lui et le laisser agir, lui permettre d’agir avec nous et en nous. Mais dans ce cas il y a continuité entre faction et contemplation, à moins que nous n’acceptions une action désacralisée, une action dont Dieu est absent, une action qui soit purement à vues humaines, et sous-tendue par les énergies humaines qui sont nôtres. Et cela n’est ni une action chrétienne, ni une prière chrétienne. Au cœur de la situation de l’homme actif qui veut que son action soit la continuation de l’œuvre de Dieu, qui veut que l’action de l’Église et son action propre, en tant que membre vivant de ce Christ total qu’est l’Église, soit l’acte du Christ, l’acte du Dieu vivant, la parole du Dieu vivant, il faut que nous apprenions une forme de contemplation, une manière d’être contemplatif qui nous révèle ce qu’est vraiment la volonté de Dieu. En dehors de cela toute action sera un acte posé au hasard.

IV. Le rôle de la contemplation.

1. Recherche de la vision des choses
telles que Dieu les voit.

Mais en quoi consiste alors cette contemplation ? Elle est la fonction, la situation continue, incessante, du chrétien dans quelque position qu’il se trouve, qu’il soit dans un ordre contemplatif, ou qu’il soit dans aucun ordre, qu’il soit simplement un laïc doublement engagé, engagé par rapport à Dieu et, de ce fait, engagé totalement par rapport à tout le reste du monde créé, hommes et choses. Il y a un premier fait : cette contemplation est un regard posé, un regard attentif, d’une intelligence lucide, qui s’applique aux choses, aux personnes et aux événements, à leurs réalités statiques comme à leur dynamisme. C’est un regard qui s’attache entièrement à l’objet sur lequel il se pose, et tout ensemble une oreille tendue entièrement vers ce qu’elle entendra, ce qui lui viendra du dehors.

Et pour ce faire il y a toute une ascèse indispensable, car il faut savoir se détacher de soi pour pouvoir voir et entendre. Tant que nous ne sommes centrés que sur nous-mêmes, nous ne pouvons rien voir qu’un reflet de nous-mêmes dans ce qui nous entoure ou un reflet de ce qui nous entoure dans les eaux troubles ou agitées de notre conscience. Il faut savoir se taire pour entendre, il faut savoir regarder longuement avant de croire que l’on a vu. Il faut être à la fois libre de soi et abandonné à Dieu et à l’objet de ses contemplations. Seulement alors, nous pourrons voir les choses dans leur réalité objective. Seulement alors pourrons-nous poser la question essentielle : qu’est-ce que Dieu veut dans cette réalité qui s’est présentée à nous ?

Car le monde irréel où nous évoluons sans cesse, nous le créons d’imagination, par paresse intellectuelle, par égoïsme, parce que nous nous croyons au centre des choses, alors que nous sommes tellement périphériques. Dans ce monde irréel Dieu ne peut rien, simplement parce que ce monde n’existe pas. Il n’y a pas de monde d’irréalités où Dieu puisse agir, mais dans celui de la réalité il est maître. Et la réalité la plus laide, la plus odieuse, la plus infâme, la plus étrangère au Royaume, peut devenir le Royaume, mais à condition que nous lui rendions sa qualité de réalité. Un mirage ne peut pas être transfiguré, un pécheur peut devenir un saint.

Je crois qu’il est essentiel que nous appelions ce genre de contemplation, qui a une signification universelle, qui ne se lie à aucun rôle que nous assumerions dans la vie, et qui est simplement la recherche attentive par la réflexion, par la prière, par le silence, par l’approfondissement de la vision des choses telles que Dieu les voit.

On a dit que la prière commence au moment où c’est Dieu qui parle. Voilà le terme vers lequel nous devons tendre. Cette contemplation n’est pas propre au chrétien, c’est la contemplation universelle. Il n’est pas un esprit humain qui ne soit orienté de cette façon vers les réalités extérieures. La différence entre nous et l’athée – celui qui ne croit qu’aux choses qui l’entourent et ne leur voit aucune profondeur d’éternité, d’immensité, de relation à Dieu – la seule différence, c’est qu’il observe les phénomènes tandis que nous, nous sommes à l’écoute de la parole de Dieu qui nous en donne la clef. C’est peu mais c’est tout. Parce que si, de cette façon, nous acquérons l’intelligence du Christ, si nous sommes guidés à la façon des apôtres (façon que le temps n’a pas révolue), si nous sommes guidés par l’Esprit Saint qui nous commande d’aller et d’agir, de parler et de nous taire, nous sommes dans la situation du chrétien, rien de plus.

2. Problème de l’engagement des ordres contemplatifs.

Il y a évidemment, dans l’expérience chrétienne telle qu’elle est vécue, l’aspect contemplatif dans le sens technique du mot (les ordres contemplatifs). Il y a un grand problème dans ce sens. Les ordres contemplatifs sont attaqués durement, mais sont-ils attaqués avec autant d’injustice que ne le pensent les contemplatifs ? On nous parle de la crédibilité ou de l’incrédibilité du message tel qu’il nous est apporté par la vie chrétienne, par les structures, par la situation historique de l’Église. Il fut un temps où le sens de la contemplation, le sens du sacré, le sens du Dieu vivant, non seulement présent, mais transcendant était vraiment intense et la société chrétienne voyait certains de ses membres ne vivre que de contemplation, de prière contemplative, de silence, de présence divine, comme une partie de la fonction totale de l’Église.

Mais il n’en est plus de même maintenant. Le peuple chrétien, dans son ensemble, ne se sent pas toujours solidaire de cette recherche de contemplation radicale, et nous devons faire face au problème non pas simplement en éduquant le peuple chrétien mais en nous rendant compte du problème que nous lui créons ; problème rendu particulièrement difficile par ce fait que les ordres contemplatifs ne peuvent exister que parce qu’il y a des gens actifs. D’une façon ou d’une autre les contemplatifs vivent de la charité de ceux qui ne contemplent pas. Et lorsque la masse des gens qui triment et qui travaillent ne voit pas du tout que ce groupe particulier est une expression de sa propre vie et non pas de la vie limitée et spécialisée de ce groupe, ils refusent leur sympathie, leur soutien aussi.

Je crois qu’il y a là quelque chose de très important parce que le monde où nous sommes semble accepter très facilement, par exemple, la vie contemplative des ascètes des Indes. Il accepte facilement la vie socialement inutile de l’artiste, il accepte facilement des gens qui se dissocient et qui s’éloignent du groupe essentiel, mais à une condition : c’est que ces gens paient le prix de leur dissociation. Ce qui emporte la conviction, par exemple quand il s’agit des ascètes de l’Inde, c’est qu’ils vivent une vie aussi dure que les circonstances qu’ils se créent. Ce qui n’emporte pas la conviction souvent, par rapport à nos ordres contemplatifs, c’est que nous voulons contempler, mais aussi être nourris et chauffés, avoir un toit et un jardin, et toutes sortes de choses. Et ces choses doivent nous être fournies par ceux qui sont privés de ce confort qu’est la contemplation. Il y a là un vrai problème pour la conscience, non pas des non-chrétiens, mais des chrétiens. Pensons à ces vœux souvent illusoires que nous prononçons. Nous abandonnons la famille, père, mère, parents et nous nous recréons une autre famille qui est beaucoup plus sûre, d’abord parce qu’elle ne meurt pas. Les pères, les mères, les frères, même les enfants peuvent mourir avant vous. Votre ordre ne mourra qu’après vous, à moins que vraiment vous ne l’ayez détruit. Nous faisons vœu de pauvreté ; évidemment nous n’avons pas de ressources personnelles, mais nous manquons d’une chose essentielle : jamais nous ne devons faire face à l’insécurité du prolétaire. Car ce n’est pas le manque d’argent, le manque de vêtement qui est le grand problème, c’est l’insécurité radicale où l’on peut se trouver parce qu’on ne sait pas ce qui arrivera demain. Je pourrais citer nombre de traits de cette vie contemplative qui font que plus de gens que nous nous imaginons quelquefois la recherchent. Ils comprennent la contemplation, souvent ils vivent de contemplation, ils prient d’une façon profonde, ils entendent la voix du Dieu vivant, ils suivent ses commandements, ils vivent non pas de pain mais de toute parole de Dieu, et ils ne parviennent pas à saisir pourquoi ces groupes humains, ces spécialistes ne prennent pas la responsabilité de leur engagement : les uns s’engagent et les autres paient pour eux.

3. Le vrai message de la contemplation
sur Dieu et sur les hommes.

Et je voudrais enfin attirer votre attention sur un autre aspect de ce moment contemplatif : quand nous parlons de contemplation, nous sommes tentés de ne penser qu’aux moines ou bien aux contemplatifs qui appartiennent à des religions non-chrétiennes. Nous ne nous rendons pas suffisamment compte du degré de contemplation qu’il y a dans le monde parmi des gens qui simplement, faisant face à la situation actuelle où se posent des problèmes de base, ne se contentent pas uniquement d’observer la façon dont les choses se déroulent en vue de faire face à ces problèmes, mais se posent des questions.

Voyez les jeunes et les adultes d’aujourd’hui, même ceux qui ne sont pas intégrés à l’Église : avec quelle attention, quelle profondeur, avec parfois quelle fulgurance de l’intelligence, quel regard, ils essaient de comprendre. Ils se posent la question de Dieu, de l’homme, de l’être matériel qui nous entoure. Quelquefois, ils se tournent vers nous dans l’espoir d’obtenir une réponse qui n’est pas un slogan, une réponse qui apporte l’intensité d’une vie au problème devant lequel ils se trouvent ; ils savent regarder, écouter, ils savent dégager des situations où nous sommes les éléments constitutifs, mais ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’est les lier en une gerbe ; ce qu’ils ne sont pas en état de faire, c’est d’avoir la clef et le chiffre, ce qui leur permettrait de lire la folie de l’économie du salut, la volonté active, profonde, complète du Dieu vivant, entièrement engagé dans l’histoire du monde.

Cela nous aurions pu le faire, mais est-ce là la contemplation à laquelle nous nous adonnons ? Dieu se révèle sans cesse dans l’Ancien et le Nouveau Testament, mais sans cesse des aspects nouveaux de cette révélation pourraient nous frapper. Est-ce que nous le voyons suffisamment ? L’expérience russe est instructive. Tant de Russes, avant la Révolution, connaissaient le Dieu des cathédrales et des structures et de l’"Église établie " ! Lorsqu’ils se sont trouvés dépourvus de tout et qu’il ne leur est resté que Dieu seul dans un dénuement absolu – combien ont découvert ce qu’on pourrait appeler le Dieu des bas-fonds, ce Dieu qui a accepté une solidarité entière, illimitée, une solidarité totale et pour toujours, non pas seulement avec ceux qui étaient dépourvus de tout mais avec ceux que l’on aurait rejetés, selon les vues humaines, du Royaume de Dieu.

Ce Dieu vulnérable, sans défense, vaincu apparemment, et de ce fait détestable, ce Dieu qui n’a pas honte de nous parce qu’il s’est fait l’un de nous, et dont nous n’avons pas besoin d’avoir honte parce qu’il est notre semblable dans un acte d’incroyable solidarité, l’avons-nous vraiment découvert ? Nous en parlons certes, nous le prêchons et pourtant, sans cesse, nous essayons d’échapper à ce Dieu pour le réintégrer dans la grandeur humaine d’une foi structurée et d’une religion harmonisée aux notions de grandeur, d’éclat, de beauté terrestre. Certes tout cela a sa place. Mais quel malheur que nous laissions échapper ce Dieu qui est tellement compréhensible à des millions de gens auxquels nos cathédrales et nos liturgies restent opaques. Combien de gens pourraient trouver leur Dieu si nous ne le cachions pas ! Et non seulement les démunis, les affamés et les humiliés de ce monde mais même ceux vers lesquels, nous semble-t-il, Dieu ne se tourne même pas.

Ne pouvons-nous pas saisir cette solidarité incroyable avec celui qui a perdu Dieu même, avec celui qui est dépourvu de Dieu lorsque le Christ sur la croix dit : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? " Y a-t-il un athée au monde et y en a-t-il plus d’un qui ait jamais pu mesurer la perte de Dieu, l’absence de Dieu qui tue à la façon du Fils de l’Homme et du Fils de Dieu sur la croix ? Nous rendons-nous compte, quand nous disons dans le symbole des apôtres : " Il est descendu aux enfers ", que les enfers ne sont pas le lieu de tourment du folklore chrétien, que les enfers de l’Ancien Testament c’est le lieu où Dieu n’est pas et que c’est là qu’il est allé rejoindre ses frères dans un acte de solidarité qui continue cette déréliction de la croix. Ne pensons-nous pas alors, que si nous regardions le Christ d’une part et le monde qui nous entoure, nous aurions un message vibrant, un message éclatant à apporter sur Dieu et sur l’homme, mais aussi sur le monde créé tout entier dans la situation de science, de technologie où nous sommes ?

Avons-nous une théologie de la matière à opposer au matérialisme ? Et pourtant quel droit avons-nous de ne pas avoir une théologie de la matière, quand nous disons, non seulement que le Fils de Dieu est devenu le Fils de l’Homme, c’est-à-dire est entré au cœur de l’histoire, mais également que le Verbe s’est fait chair, que Dieu même s’est uni à la matérialité de ce monde ? N’avons-nous pas dans l’Incarnation cette première indication, et dans la Transfiguration une vision de ce que la matière peut devenir lorsqu’elle est pénétrée de la présence divine ? L’Évangile ne nous dit-il pas que le corps du Christ, les vêtements du Christ, ce qui entourait le Christ, étaient lumineux de l’éclat éternel ? Ne savons-nous pas que dans l’Ascension, c’est le Christ revêtu d’une chair humaine, c’est-à-dire emportant avec lui au cœur de la divinité la matière de ce monde, que le Christ a porté notre monde créé dans les profondeurs du divin ?

Ce ne sont que des indications, et n’y a-t-il pas là de quoi faire une théologie de la matière qui puisse poser ces questions, tenter d’y répondre, qui puisse avoir des exigences sur le plan de l’industrie et de la technologie, et modifier notre attitude mentale et volontaire par rapport à ce que nous faisons de ce monde ? Ne sommes-nous pas appelés à en être à la fois les maîtres et les serviteurs ? Nous devons le maîtriser oui, mais en vue de le mener à la plénitude de l’être en Dieu, et cette contemplation-là se poursuit sans cesse. C’est le problème de l’homme, du technicien, le problème des gens qui exigent de nous des réponses et reçoivent de nous des platitudes. Et là nous pourrions unir l’action et cette contemplation, c’est-à-dire cette vision approfondie, éclairée par la foi, pleine du sens du sacré. Nous pourrions associer l’action et la contemplation dans tous les domaines, non pas simplement dans l’action privée, personnelle, mais dans la grande action qui maintenant a mis en branle l’humanité tout entière. L’homme, maintenant, est au cœur du problème. L’homme est un point de rencontre entre le croyant et l’incroyant, parce que si Marx avait raison de dire que le prolétariat n’a que faire de Dieu, parce que c’est l’homme qui est son Dieu, nous aussi nous disons que l’Homme est notre Dieu, l’Homme Jésus-Christ, avec toutes les implications de son Incarnation et de sa divinité.

Extrait de Lumen Vitae (Bruxelles), 24, 3 (1969).


La spiritualité orthodoxe et les Occidentaux

Vous me demandez dans quelle mesure cette spiritualité, propre à l’Orthodoxie mais sans doute pas " réservée " à elle, peut être assimilée par les Occidentaux et devenir leur.

Je crois que la spiritualité orthodoxe, de ce point de vue, est simplement de la spiritualité chrétienne. Je crois que ce qu’il y a de vrai dans ce que j’ai dit appartient à l’Occident comme à l’Orient, appartient à quiconque est chrétien.

Il y a cependant des barrières qui se sont établies, qui ne viennent pas de Dieu ni de l’Évangile ; elles viennent, je crois, de ce que l’Occident a perdu de vue un certain nombre de choses : l’Occident a perdu de vue l’aspect cosmique de l’Incarnation et de tout ce qui a trait au Verbe incarné. En Occident, l’Incarnation, ainsi que tous les événements de l’œuvre de la Rédemption, qui ont une portée dépassant infiniment notre petit monde humain, se sont trouvés réduits à une histoire du salut des hommes. " Réduits " n’est peut être pas le mot qu’il faudrait dire, parce qu’ils sont essentiels pour nous ; mais tout en étant essentielle pour nous, leur portée est plus grande. Voilà, je crois, un aspect que l’Occident est en train de redécouvrir.

Il y a aussi, en Occident, une sorte de rejet du fait de la Résurrection, comme du fait de la Crucifixion, à un point de l’histoire dans le passé. Je crois que toutes les discussions, vraiment un peu longues, sur le problème du mémorial, sont une erreur d’optique. Quand nous faisons le mémorial de la Passion, ou le mémorial de la Sainte Cène, si nous nous imaginons que nous parlons du passé et que nous nous reportons, en mémoire, à un moment du temps qui nous précède, je crois que nous faisons simplement une erreur lamentable, parce que tous ces événements sont situés dans l’éternité, et pas simplement dans le temps. Et quand nous faisons le mémorial de ces événements, le but, c’est de nous replacer face à face avec un événement qui est présent, et non pas de nous remémorer un événement qui est passé. Si la Croix et la Résurrection appartiennent au passé, bien, c’est fini : le passé, les moutons broutent dessus ! Tandis que si la remémoration consiste à nous rappeler que nous ne voyons pas ce qui est devant nous, alors elle a sa pleine valeur. Mais alors il n’y a plus cette divergence désespérante entre le problème du sacrement et du mémorial ; c’est un événement unique, pas un événement dissocié en deux morceaux : " parce que quelque chose est arrivé il y a deux mille ans, quelque chose peut arriver aujourd’hui sur tel autel ".

Cela veut dire simplement que ce qui est arrivé il y a deux mille ans est une présence continue, et que nous nous trouvons placés face à face avec cette présence continue, nous sommes dans la Chambre haute, nous sommes au Calvaire, nous sommes au Jardin des Oliviers, près de la tombe, et ainsi de suite ....

Je crois qu’il est très important de retrouver ce sens de la présence continue : ce qui est réel et stable, c’est la Croix, c’est la Résurrection, c’est l’Ascension, et l’histoire se profile dessus comme un film transparent qui se déplace, un siècle après l’autre, alors que l’Événement est là, bien au centre de l’histoire, et toujours l’Événement d’aujourd’hui et non d’hier.

Je crois qu’il faudrait, en Occident, repenser beaucoup plus la Résurrection et devenir plus conscient de la façon dont la Résurrection n’affecte pas seulement le Christ : c’est notre Résurrection qui est impliquée dans la Résurrection du Christ, et quand nous disons " le Christ est ressuscité ", ce que nous disons aussi, c’est que " moi, je suis vivant au lieu d’être mort ". C’est cela qui fait la gloire de la nuit de Pâques : nous ne nous réjouissons pas simplement de ce qu’un événement heureux est advenu au Seigneur, – nous nous réjouissons justement de ce que, à l’intérieur de cet événement, nous sommes tous saisis et unis dans l’Éternité, encore que maintenus dans l’histoire, dans le monde, comme présence de l’Éternité.


VIVRE AVEC SOI-MEME

Essai sur la pastorale appliquée

Découvrir la beauté qui est toujours là.

Je voudrais préciser comment moi-même je comprends le sujet. Lorsque j’ai suggéré que cette année notre Congrès diocésain réfléchisse sur la façon dont on peut " vivre avec soi-même, faire face à soi-même ", j’avais en vue deux choses. La première, c’est que la plupart d’entre nous, et la plupart du temps, nous sommes " mal dans notre peau " : nous sommes mécontents de nous-mêmes, nous éprouvons un sentiment d’échec, et lorsque nous ne sommes pas mal à l’aise et abattus, nous tendons à être fiers de nos succès, et c’est peut-être pire encore. Il y a donc cet aspect du problème.

D’autre part, il y a un adage selon lequel nous ne pouvons donner – à Dieu ou aux hommes – que ce que l’on possède. Si nous ne sommes pas en possession de nous-mêmes, nous ne pouvons en aucune manière faire don de nous-mêmes, – pour donner quelque chose, il faut tout d’abord le posséder.

Je voudrais donc passer en revue un certain nombre de façons dont nous pouvons découvrir ce que nous sommes en réalité, et un certain nombre de manières d’agir en conséquence.

Je voudrais commencer par quelque chose qui n’a pas encore été abordé durant notre Congrès : lorsque nous parlons de la connaissance de soi, de la découverte de notre " moi ", beaucoup trop souvent nous entendons par là l’exploration de ce qui en nous ne va pas. Pour moi, l’image d’une telle attitude est quelque chose que j’ai vu – oh, il y a bien des années ! – un beau jour de printemps : l’air était pur, le ciel était bleu, les arbres étaient en fleur, et les oiseaux chantaient, et dans la petite cour devant notre maison paroissiale il y avait une petite vieille, la tête plongée dans la poubelle, et qui y fouillait pour retrouver des petits bouts de lettres, parce qu’elle mourait de curiosité de savoir ce qui entrait et sortait de cette maison. Et pour moi c’est vraiment l’image de la façon dont tant de gens essaient de se connaître eux-mêmes : une tentative de s’immerger totalement dans les détritus malodorants qui se sont accumulés durant toute une vie, tandis que tout autour c’est le printemps, c’est la beauté, c’est la lumière. Et c’est là aussi, je pense, quelque chose qui est encouragé outre mesure par nombre d’écrivains spirituels, par le clergé et par l’attitude générale des chrétiens qui pourchassent continuellement le mal en eux-mêmes et sont en quête de la laideur et du péché dans l’intention de les réparer. Et je ne crois pas que cela puisse porter des fruits ni même d’être utile.

En voici un autre exemple : Si l’on nous donnait une peinture, une icône ancienne qui a été endommagée, soit par les circonstances, soit par la négligence ou la cruauté des hommes, nous pouvons nous comporter de deux manières : nous pouvons passer en revue tout ce qui est abîmé et nous en lamenter – et alors, c’est tout ce que nous pouvons faire. Ou bien alors nous pouvons nous concentrer sur ce qui reste de beauté originale de l’œuvre ; et l’ayant contemplé longuement, attentivement, nous étant identifié avec toute la beauté qu’elle nous communique, si nous sommes capables d’un tel effort, nous pouvons commencer à reconstituer ce qui est détérioré en étendant, en transposant sur les parties endommagées la beauté qui a survécu et qui est toujours là.

Je pense que c’est là une approche très positive au mal qui est en nous : de prendre pour point de départ la beauté qui est toujours là : aucun chrétien ne peut s’imaginer que l’image de Dieu imprimée en nous dans l’acte de la création puisse être totalement détruite : elle est là. Nous sommes des icônes endommagées – mais toujours des icônes : nous sommes toujours précieux pour Dieu, nous lui sommes toujours importants, et c’est en collaborant avec lui que nous pouvons faire quelque chose au sujet de cette beauté.

Je voudrais ajouter d’autres exemples. Je me rappelle d’une conversation avec un sculpteur qui me disait : Beaucoup de gens s’imaginent que le sculpteur regarde un bloc de pierre ou de marbre, ou une pièce d’ivoire, essaye d’imaginer ce qu’il pourrait y projeter, et ensuite se met à éliminer tout ce qui ne correspond pas à sa vision ; mais ce n’est pas ainsi, me dit-il ; un vrai sculpteur est celui qui regarde son matériau, et, le pénétrant du regard, tout à coup ou progressivement, découvre la beauté qui y est déjà cachée, et ensuite procède à dégager cette beauté de tout ce qui l’empêche – et nous empêche – de la voir. En d’autres mots, la statue est déjà là, à l’intérieur, et le but du travail est de la libérer de tout ce qui nous sépare d’elle. Ceci fait écho à une parole de saint Éphrem le Syrien. Dans un de ses écrits il dit qu’en appelant un être humain à l’existence, Dieu met dans les tréfonds de son être tout le Royaume : et le but de la vie est de creuser, de creuser inlassablement, creuser avec précaution, creuser avec espoir et avec joie jusqu’à ce que nous ayons atteint ce trésor caché et le fassions nôtre.

Tout cela nous appelle à découvrir la beauté en dépit de la laideur qui saute aux yeux. Nous avons tendance à nous arrêter aux apparences, et nous n’allons pas jusqu’à la substance, jusqu’à l’essence. Lorsque nous regardons quelqu’un – ou, en effet, nous-mêmes ! – ce que nous voyons, ce sont les déformations, ou alors ce qu’il y a d’attrayant à un niveau superficiel. Mais il nous faut une grande expérience – je ne parle pas de durée, mais de profondeur d’expérience – afin qu’à travers les couches superficielles de trivialités, de l’ordinaire ou de vraie laideur, nous sachions voir la beauté que Dieu voit en nous. Le père Eugraph Kovalevsky disait un jour : Lorsque Dieu nous regarde, il ne prête pas attention à nos succès ou à nos échecs qui peuvent être là ou non ; ce qu’il voit dans les tréfonds de notre être, c’est sa propre Face, son Image imprimée en nous...

Parfois nous parvenons à percevoir la beauté, mais même alors nous nous ingénions à en déformer soit le sens, soit notre attitude envers elle. Une jeune femme est venue me parler, il y a un certain nombre d’années ; elle s’est assise sur le canapé dans la sacristie, tête penchée, expression renfrognée et amère au visage, et d’une voix d’outre-tombe elle annonça : Je suis une pécheresse... Allègrement, je lui répondis : Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, bien sûr vous êtes pécheresse, nous le sommes tous ! – Oui, dit-elle, mais je suis particulièrement odieuse ! – Ça, c’est de l’orgueil, lui dis-je, mais qu’y a-t-il en vous de si terrible ? – Lorsque je me regarde dans un miroir, je me trouve extrêmement jolie. – Bien, lui répondis-je, cela au moins est vrai ; et comment réagissez-vous à cette découverte ? – Par de la vanité... Alors je lui dis : Si ce n’est que cela, je vous apprendrai comment vous y prendre ! Placez-vous devant le miroir, regardez attentivement chacun de vos traits, et lorsque vous les trouvez jolis, dites : Merci, mon Dieu, d’avoir créé une aussi belle chose que mes yeux, mes sourcils, mon front, mon nez, mes oreilles – etc. Et chaque fois que vous trouvez une chose jolie, belle – remerciez Dieu. Et peu à peu vous découvrirez que la vanité a été remplacée par la reconnaissance. Et finalement, chaque fois que vous vous regarderez dans la glace, vous vous tournerez vers Dieu avec joie exultante et gratitude. Mais ajoutez-y quelque chose : regardez bien votre mine renfrognée et cette expression amère de votre visage, et dites " Pardonne-moi, Seigneur – ma seule contribution à la beauté que tu as créée, c’est cette horrible expression " – c’est vraiment la seule chose qui soit vôtre.

Et bien, je pense que souvent nous pourrions adopter cette attitude envers nous-mêmes ; non pas en nous regardant dans la glace, mais en réfléchissant à ce que nous sommes, et en découvrant ce que je suis lorsque je ne suis pas uniquement préoccupé par mes échecs – et si ce sont des échecs ou pas, c’est encore une autre question – mais lorsque je regarde ce que je suis, en essence.

Découvrir la beauté dans l’Évangile.

Ce qui peut beaucoup nous aider à comprendre avec plus de vérité et de sobriété ce que nous sommes objectivement, c’est la lecture de l’Évangile. Lorsque nous lisons l’Évangile, nous y trouvons des passages qui nous laissent indifférents : bien sûr que c’est vrai – puisque Dieu le dit, il ne peut en être autrement ! – mais cela ne me touche pas... D’autres passages représentent un trop grand défi, ou alors sont trop déconcertants, trop dérangeants à tel point ils sont en contradiction avec les normes de la vie qui nous entoure ; et nous devons être prêts à dire à Dieu : Non, ça n’est pas pour moi. Dans le premier cas comme dans le second, je ne suis pas de ta race, je ne te comprends pas, nous ne coïncidons pas...

Mais il y a aussi des passages, et ils peuvent ne pas être nombreux, mais ils sont absolument décisifs pour la découverte de notre " moi " authentique ; non pas du " moi " social, superficiel que voient les autres ou que je perçois moi-même, mais le vrai " moi ". Des passages, qui, au moment où nous les lisons ou que nous les méditons, nous font nous exclamer : Que c’est beau ! Que c’est vrai ! Oh, toute la beauté et toute la vérité de cela !

Si nous pouvons le dire de quelque parole, de quelque action du Christ, de quelque commandement que nous trouvons dans l’Évangile, cela veut dire qu’en ce point particulier (et cela peut être juste un point ou tout un domaine, c’est à découvrir plus tard), Dieu et moi nous sommes d’une seule et même pensée, d’un seul et même cœur, nous sommes en vraie harmonie l’un avec l’autre : je suis semblable à Dieu, il est semblable à moi, il y a entre nous une parenté réelle ! J’ai donc découvert en moi un fragment de l’image de Dieu, c’est-à-dire un fragment de mon " moi " le plus vrai, du " moi " que Dieu a appelé à l’existence, un fragment encore intact, ou déjà rétabli, guéri.

Ceci nous permettra d’aborder la lutte pour notre intégrité et notre guérison non pas par un effort souvent vain de combattre ou de guérir ce qu’il y a de mauvais en nous, mais en veillant avec joie, avec tendresse, avec un sens de vénération sur quelque chose qui en nous est de Dieu – j’allais dire " qui est déjà Dieu " – tangible, visible ; une lumière qui perce à travers les ténèbres et qui est Dieu lui-même.

Et alors, lorsque nous cherchons à dominer notre " moi " superficiel, le " moi " social, défiguré, nous avons devant nous une tâche concrète : de ne jamais ternir la beauté en nous-mêmes dont nous sommes devenus conscients. Ce peut être une, deux, trois, cinq petites parcelles, mais elles sont sacrées, et nous devons les protéger comme on protège une flamme pour l’empêcher de s’éteindre, et, peu à peu, l’aider à mettre feu à tout ce qui l’entoure, en la protégeant, en agissant en harmonie avec elle, en devenant de plus en plus une personne pour qui c’est sa vraie nature – par opposition aux autres tendances et désirs qui existent en nous.

Nourrir l’image de Dieu en nous.

Lorsque nous avons découvert en nous-même un de ces éléments de l’image de Dieu, nous découvrons simultanément ce qui est en contradiction avec lui, ce qui est incompatible avec lui, les choses qui doivent être éliminées parce que qu’elles défigurent l’image de Dieu, parce qu’elles souillent quelque chose en nous qui est saint et sacré. Mais alors la tâche devient concrète, la tâche devient passionnante parce qu’alors nous recherchons une perfection qui n’est pas imaginaire, mais que nous avons vue de nos propres yeux, qui est là, que nous essayerons de protéger et de faire croître. Vous savez ce qui se passe lorsque vous voulez allumer un feu avec du bois humide : vous essayez de trouver quelques brindilles qui sont déjà sèches, et vous les allumez ; et tant qu’elles brûlent, elles font sécher quelques branches autour d’elles qui à leur tour agissent de même. Et si vous protégez ce feu naissant, alors progressivement tout le tas de bois prendra feu. Dans les termes de l’Écriture sainte, le feu que vous avez commencé juste avec une allumette et une brindille, peut très bien devenir le Buisson Ardent du désert.

Naturellement, nous ne pouvons pas nous limiter à cela ; nous devons aussi prendre conscience des autres traits en nous contre lesquels nous pouvons réagir dans le cadre général de la haute lutte pour l’intégrité, la guérison, le rétablissement de l’image de Dieu en nous. Nous sommes tous conscients d’un certain nombre de défauts en nous, nul ici présent ou de par le monde n’ignore que quelque chose " ne va pas " en lui. En reprenant l’exemple de cette jeune femme dont je parlais plus haut, côte à côte avec sa fausse humilité, il y avait vanité, il y avait orgueil, il y avait peur, il y avait inexpérience dans la vie spirituelle, ainsi que confusion et lutte mentale. Chacun d’entre nous peut se regarder et se poser la question : Qu’est-ce qui ne va pas en moi ? Qu’est-ce que je perçois moi-même comme disharmonie ? Nous le faisons tous périodiquement ; nous apportons tous à la confession l’une ou l’autre de nos caractéristiques que nous trouvons laides. Ces caractéristiques ressortent dans des situations diverses. Elles deviennent apparentes, elles se manifestent dans nos rapports avec les gens qui nous entourent ; elles ressortent dans notre attitude envers nous-mêmes ; elles se manifestent lorsque nous découvrons notre attitude envers Dieu : vienne l’heure de la prière – et nous n’avons aucun désir de le rencontrer ; nous pouvons nous forcer à réciter les prières requises, et nous pouvons le faire à toute allure si nous les connaissons par cœur, présumant que Dieu aime les psaumes et alors il aura du plaisir à entendre encore un psaume ; ou alors, réalisant combien ces prières sont belles – elles ont surgit telle une flamme, ou un flot de sang du cœur de grands saints : si je les récite à Dieu, cela lui fera plaisir, de la façon dont un auditoire aime à entendre une poésie, ou un drame de Shakespeare !

Eh bien, il n’est est rien... Mais lorsque nous l’avons compris, nous pouvons nous tourner vers Dieu et dire : Quelle honte ! En réponse à l’amour réel, personnel, profond que tu m’as manifesté par la vie, l’enseignement, la mort du Seigneur Jésus Christ, – en réponse à tout cela je ne trouve qu’à te dire : " Oh, non, pas aujourd’hui ! J’ai là quelque chose de si passionnant, j’ai ce livre à terminer ", ou : " Il faut tout de même se reposer ! ", ou alors, simplement, je ne me sens pas tellement disposé à te rencontrer – est-ce qu’on ne peut pas le remettre à plus tard, lorsque je serai mieux disposé ? Tu es éternel – Tu peux bien attendre !

Les opinions des autres.

Nous pouvons aussi nous poser des questions sur les gens qui nous entourent – nous le faisons avant la confession : comment traitons-nous les gens autour de nous ?

Parallèlement, en tant qu’exercice supplémentaire, nous pouvons nous poser des questions sur nous-mêmes : quelle est mon attitude envers moi-même ? Comment je traite – ou maltraite – mon intelligence, mon corps, mon cœur, ma volonté dans tout mon comportement et mes actions, et aussi dans mes rapports avec ceux qui m’entourent ? Et ce sera déjà tout un " paquet " ; car si nous sommes honnêtes, cela nous donnera un matériel autant riche que triste sur ce qu’il y a en nous soit de défiguré, soit de mal réglé.

Si toutefois cela n’est pas assez, nous pouvons nous demander : Et que pensent de moi les autres ? C’est une question que nous n’aimons pas nous poser ; mais lorsque nous la posons, nous trouvons d’habitude que s’ils ont de nous une bonne opinion, ce sont des gens profonds et perspicaces ; tandis que si leur opinion est mauvaise, s’ils ne nous aiment pas et nous critiquent, c’est qu’ils ont dû passer à côté de quelque chose d’essentiel : ils sont probablement aveugles, ou carrément méchants : " Heureux les cœurs purs ! " Ainsi il est très utile de regarder autour et de nous demander : Que pensent donc les autres de moi ? Et lorsque vous aurez dressé la liste de leurs opinions (celles que vous connaissez, car vous ignorez la moitié de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils disent derrière votre dos), il faut passer à la question suivante qui est extrêmement importante : lorsque l’opinion des gens est bonne, est-elle justifiée ? Ou alors ils se trompent parce qu’ils m’aiment ? Ou encore, se trompent-ils à mon compte parce que je suis assez hypocrite et malin, et sais leur présenter une image de moi-même qui les induit en erreur ? D’un autre côté, leur bonne opinion peut dans une certaine mesure être pertinente, et alors on peut l’ajouter à la liste de ces étincelles de l’image de Dieu que nous avons découvert en lisant l’Évangile : encore une parcelle de vérité qui appartient à ce qu’il y a en moi de plus authentique.

D’autres me critiquent : ont-ils raison ? Se trompent-ils ? Parfois les gens critiquent les autres par droiture, par amour de la vérité ou parce qu’ils ne mâchent pas leurs mots ; parfois leur critique est due à leur propre hypocrisie et duplicité. Eh bien, posez-vous la question : Quelle opinion les gens ont-ils de moi, que me disent-ils en face, et que disent-ils derrière mon dos ? Et les commérages parviennent jusqu’à nous si facilement ! J’apprends tant d’opinions de gens qui n’avaient aucune intention de me les faire savoir eux-mêmes !

Agir contre le mal en nous.

Ceci apporte des touches complémentaires au tableau de ce que vous êtes. Et lorsque vous aurez fait le bilan de tout ce savoir accumulé, vous pouvez commencer à lutter contre ce qu’il y a en vous de mauvais, et ce qui en vous tient de la vérité. Le renforcement de la vérité commence par le fait de la protéger : comme on érige une haie, comme on protège avec ses mains la petite flamme afin que le vent ne l’éteigne pas. Et ensuite on peut continuer à fortifier ce qu’il y a en nous de vrai à la manière dont le jardinier prend soin de la graine, ou de la petite pousse, en l’arrosant, en ameublissant le sol, en veillant sur elle...

Quant à la lutte contre le mal, elle commence par la question : Combien je peux faire, effectivement, pour le contrecarrer ? Je me souviens de ma première confession auprès de mon père spirituel, le père Athanase : j’allais me confesser chez lui, un moine, un ascète, et je me disais : Je vais me confesser, et alors il me dira ce qu’il faut faire pour devenir un saint – c’est la voie la plus directe et la plus rapide... Et lorsque j’ai fini ma confession, il me dit : Voici, ce qu’il aurait fallu faire : et maintenant, réfléchis un moment, et puis dis-moi ce dont tu te sens effectivement prêt et capable de faire... J’étais déçu. Et plus tard j’ai découvert qu’il avait raison, car je n’aurai pas été capable de venir à bout de la totalité de la tâche, tandis que là, je pouvais comme une souris commencer à me faire les dents sur les bords du problème et de liquider les éléments qui étaient à ma mesure, en attendant d’être suffisamment fort pour m’attaquer à des embûches plus ardues.

De cette façon, en découvrant notre " moi " authentique – ou du moins relativement plus authentique – et ensuite les éléments qui le défigurent et qui nous empêchent d’être ce que nous sommes en essence, nous pouvons peu à peu acquérir la vision et la compréhension de ce que nous sommes à un moment donné pour avancer ensuite dans le moment suivant.

L’une des choses que nous devons éviter, c’est de nous efforcer de découvrir plus que ce qui ne se trouve effectivement sur notre chemin à un moment donné. Il y a un passage remarquable dans les écrits de Jean de Kronstadt où il dit que Dieu ne nous laisse voir le mal en nous que lorsqu’il s’est assuré que nous avons assez de foi et assez d’espérance pour faire face à cette vision ; avant, nous aurions pu être brisés sous son poids. Donc, si aujourd’hui je me vois plus laid qu’hier, je peux être sûr que c’est une nouvelle tâche que Dieu me confie, car maintenant il peut avoir en moi plus de confiance qu’avant ; avant j’étais encore incapable de voir, et trop fragile, tandis que maintenant, il dit : Tu es assez fort – ou forte – pour faire face : fais donc face !

Dieu agit en nous.

Ainsi, tout cela nous dévoile peu à peu le tableau complexe de ce que nous sommes, et nous permet de lutter à deux niveaux : d’une part, en devenant toujours plus le Buisson Ardent, et d’autre part, en éliminant tout ce qui fait obstacle à notre intégrité, au rétablissement de notre entièreté.

Il est évident que tout cela nous ne pouvons le faire qu’à la lumière divine : Dieu seul peut nous révéler notre lien de parenté avec lui, nous révéler que nous sommes à son image, que nous sommes à sa ressemblance en tel ou tel point ; ce n’est qu’à la lumière divine que nous verrons notre propre opacité ou le mal qui est en nous. Et lorsque nous l’aurons découvert, nous pourrons commencer à réfléchir sur la façon de reprendre possession de notre âme, de lutter et de vaincre. Bien entendu, nous ne serons pas toujours victorieux, mais nous serons du côté de Dieu, et avec lui. Et alors, si nous avons compris tout ce qu’il y a en nous de beauté et de laideur, nous pouvons le prendre et, en vrac, le déposer devant Dieu.

Maintenant : donner à Dieu ce qui est beau, ce qui est vrai, ce qui est entier ne pose pas de problème ; mais que faire avec ce qui n’est ni beau, ni juste, ni entier ? Vous vous rappelez sans doute, dans le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, de l’entretien du jeune prêtre avec la comtesse qui est pleine d’amertume, d’orgueil, d’arrogance et de désillusion ; et il lui dit qu’il n’y a qu’une seule issue : d’abandonner tout à Dieu. Et elle dit : Mais je n’ai rien à lui donner, je n’ai qu’orgueil, amertume et ressentiment ! – et alors il lui répond : Donnez à Dieu tout cela s’il n’y a rien d’autre à donner ; jetez tout entre ses mains, et laissez-le en disposer à sa façon...

Nous ne pouvons rien réaliser ni par notre propre volonté, ni par nos propres forces ; le Christ dit clairement : Sans moi, vous ne pouvez rien... Nous n’avons que faire de cette force qui nous permet de venir à bout de situations matérielles de la vie courante, car cette haute lutte est d’un autre domaine. Saint Paul qui se rendait compte du ministère qui l’attendait, priait que Dieu lui donne la force de l’accomplir, et le Seigneur lui répondit : Ma grâce te suffit, ma force s’accomplit dans la faiblesse... Qu’est-ce donc que cette faiblesse ? Ce n’est ni ramollissement, ni paresse, ni nonchalance, – non, mais c’est la souplesse de l’enfant qui se remet avec confiance dans les bras de sa mère, la fragilité de ce qui est transparent, la réceptivité de ce qui est apte à s’ouvrir à la force qui est donnée d’ailleurs : telle la voile qui est remplie par la force du vent et peut porter le lourd navire à travers les mers, la voile qui est pourtant l’élément le plus fragile du bateau ; le gant du chirurgien est tout ce qu’il y a de plus fragile, mais il peut produire des miracles lorsqu’il épouse une main intelligente et expérimentée. Et Dieu peut manifester sa force au travers de cette sorte de faiblesse, et si nous la lui offrons, en effet, les choses peuvent se réaliser : le même Paul, après ces paroles du Christ, ajoute : Ainsi, je ne me glorifierai de rien que de ma faiblesse, afin que tout soit force de Dieu... Et il ajoute ailleurs : Je puis tout en celui qui me fortifie...

Voilà ce que je voulais vous faire saisir ; en effet, il n’y a pas de séparation entre le physique, le psychique et le spirituel ; chacun de ces principes a sa propre fonction et sa propre place, mais ils sont liés, entrelacés. Mais nous avons un pouvoir sur un domaine central : le domaine – que ce soit du corps, de l’intelligence, des sentiments, des émotions, des mouvements de la volonté – que nous parvenons à découvrir et prendre conscience ; et si nous ouvrons ce domaine à l’action de la force divine, alors la grâce et la force de Dieu pourront faire irruption en nous, nous changer, et, en effet, nous transfigurer.

Exposé présenté au Congrès annuel du diocèse
de Souroge du Patriarcat de Moscou, 1989.
Messager de l’Exarchat du Patriarche russe
en Europe occidentale
, No 117, 1989.


De l’intercession

Nous intercédons souvent, nous nous adressons à Dieu, lui demandant d’étendre ses miséricordes, sa charité, son pouvoir vers ceux qui en ont besoin.

Mais l’intercession est autre chose : " intercéder", en latin, veut dire " faire un pas qui nous place au cœur d’une situation". C’est le cas de celui qui, voyant deux personnes prêtes à se battre, se place entre les deux ; il se fait solidaire des deux. L’image qui vient à l’esprit, c’est celle du IXe chapitre du livre de Job, ces paroles de l’homme qui a tant souffert et qui dit : " Où donc est l’homme qui se placera entre moi et mon Juge ? " Où est celui qui aura le courage, dans cette contestation entre le Dieu vivant et sa misérable créature, de faire un pas et de se placer entre les deux, pour les séparer et les unir ? Pour les séparer dans l’opposition qui les fait prisonniers l’un de l’autre, et pour les unir dans une liberté qui rétablit l’harmonie. Et cet homme, nous le trouvons dans le Christ. Nous trouvons un homme, qui est Dieu en même temps, le Verbe incarné, qui fait ce pas, qui se place entre l’homme, déchu et condamné, et le Seigneur ; l’égal de Dieu et l’égal de l’homme ; totalement solidaire avec Dieu parce qu’il est Dieu, et avec l’homme parce qu’il est homme et prêt à porter les conséquences de l’amour divin dans sa chair humaine. Voilà l’acte de l’intercession. Voilà ce que veut dire faire un pas qui nous porte au cœur d’une situation pour toujours, pour l’éternité, – parce que le Christ né de la Vierge, le Christ est en même temps celui qui est ressuscité et celui qui a emporté cette chair humaine au cœur du mystère trinitaire dans l’Ascension.

Bulletin orthodoxe, No 83, 1968.

Voir aussi de Mgr Antoine " La prière d’intercession du starets Silouane "
www.pagesorthodoxes.net/saints/silouane/silouane-priere.htm
 


« COMME UN VIVANT

REVENU D’ENTRE LES MORTS »

J’éprouve une certaine hésitation à vous communiquer mon message. Plus que jamais il me semble qu’il vous faudra entendre un primitif, parlant de choses élevées d’une manière fruste. Je tenterais de faire ce qui est à ma mesure, je vais prendre le thème que l’on m’a proposé, cette définition du chrétien si belle, si profonde – " un vivant revenu d’entre les morts " —, et analyser certains de ses aspects.

Au premier abord, cette formule paulinienne semble renvoyer à l’Évangile de saint Jean, comme si le prototype de ce " vivant revenu d’entre les morts " était Lazare. Pourtant, même l’exemple de Lazare, si impressionnant, est en deçà de cette réalité du chrétien. Lazare est vivant à nouveau, mais c’est à une vie mortelle qu’il est revenu pour mourir encore. L’image du " ressuscité d’entre les morts " qui soit vraiment à la mesure chrétienne, c’est le Christ lui-même et le Christ seul.

La mort, mon familier.

Je voudrais d’abord m’arrêter sur le thème de la mort. De quelle mort s’agit-il et donc de quelle résurrection ? Quel est l’être qui émerge de cette expérience de la mort ? Que faire, face à cette mort, pour devenir un ressuscité au sens où le Christ est ressuscité ?

La mort, on peut lui faire face avec courage, avec héroïsme. Pensez à ces vers de Vigny, dans La mort du loup :

" ...malgré ce grand nom d’homme
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux.
C’est vous qui le savez, sublimes animaux... "

Et, plus loin, interprétant le dernier regard que le loup lui a jeté :

" Si tu le peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive,
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier sont également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tache
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler.
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. "

Est-ce là une victoire sur la mort ? Non, c’est une façon héroïque, belle, mais discutable, de faire face au processus du " mourir ". Mais la mort n’est pas vaincue, la mort n’est pas dépassée. Bonhoeffer, dans une de ses lettres de prison écrite à l’occasion de Pâques, disait : " Socrate nous a enseigné à faire face à la mort. Le Christ, lui, a vaincu la mort. " Et c’est de cette victoire que nous devons parler.

L’héroïsme, la discipline intérieure, la grandeur d’âme, peuvent nous permettre de faire face à cet événement, peuvent nous apprendre à parcourir le chemin de la mort pas à pas, sans que notre âme soit brisée; mais la mort reste tout de même victorieuse. Socrate a bu la ciguë, le loup d’Alfred de Vigny est mort d’une manière irrémédiable, et tant de héros qui ont fait face magnifiquement aux dangers et aux terreurs de la mort sont morts d’une mort qu’on pourrait dire définitive. L’héroïsme n’y suffit pas. Il y a une différence radicale entre faire face au processus de la mort et vaincre la mort.

Romano Guardini, dans un petit livre qui s’appelle Les Fins dernières, insiste sur un fait que nous oublions trop souvent : c’est que nous sommes infiniment plus familiers avec la mort que nous ne l’imaginons. La mort et la vie s’entretissent et ne font qu’un. Tout dépassement, tout élan de vie qui nous mène sur un plan supérieur, qui nous fait réellement avancer vers Dieu, s’accompagne toujours d’une mort. L’enfant ne devient pas facilement un jeune homme ou une jeune fille. Il y a des traits enfantins qui doivent véritablement mourir, pour que le jeune homme ou la jeune fille ne soit pas marqué d’infantilisme, de même que l’adulte plus tard, ne doit pas s’enfermer dans une éternelle adolescence mais la dépasser. Et cet adulte, pour atteindre sa vérité dernière, devra renoncer à bien des caractères attrayants, auxquels il voudrait s’attacher, mais qui lui échapperont tout de même parce que la jeunesse est un état précaire. À chaque niveau, à chaque moment de notre développement intérieur ou extérieur, la mort est présente, non pas simplement comme une destruction, un pouvoir délétère, mais comme une puissance qui nous allège, qui nous rend libres de devenir autre chose que ce que nous étions l’instant d’avant.

Il y a donc, dans notre expérience, une familiarité avec la mort qui, si elle était repensée de jour en jour, si elle était vécue de cœur et d’esprit, si nous l’acceptions avec toute 1’intensité que le mot mort revêt en d’autres situations, pourrait nous enseigner à rencontrer la mort avec un cœur paisible, parce que c’est une réalité que nous avons rencontrée de jour en jour au cours d’une vie tantôt longue et tantôt brève, et que, de cet événement familier, a toujours émergé une nouveauté de vie, non pas le terme d’une carrière, mais le début d’un chemin nouveau. Il y a évidemment la mort biologique, mais il y a aussi ce que Romano Guardini nomme " la mort biographique ", cette mort qui est beaucoup plus grave que celle du corps qui, elle, peut être une victoire, une paix, un détachement. La mort biographique a un tout autre caractère et peut durer longtemps; c’est celle des êtres qui se survivent, dont l’intelligence sombre mais dont le corps continue d’être présent parmi nous.

Des hommes qui ont été grands, exemplaires, ne peuvent plus vivre à la mesure de la maturité qu’ils avaient atteinte, avec toute son intensité et sa profondeur. Vient un temps où la mort nous apparaît dans le tragique du vieillissement, dans le déclin impitoyable et la déchéance, dans la certitude – fausse, mais tellement douloureuse – que mourir veut dire se défaire par degrés, tomber peu à peu en poussière, devenir inutile, superflu pour notre entourage, durant une longue période peut-être, avant que la mort véritable vienne nous rendre la liberté, la liberté d’être devant Dieu une âme vivante. Combien d’hommes ou de femmes illustres ont été oubliés bien avant leur mort ! Leur œuvre était accomplie, nul n’avait souci d’eux. Quelle n’est pas notre responsabilité devant cet aspect laid, repoussant, d’une mort progressive : car être superflu, c’est être déclaré tel par le prochain, c’est être ignoré, rejeté par ceux qui auparavant nous entouraient, de sorte que nous avons l’impression que notre vie est finie bien avant que la mort ne soit venue. Il y a là une responsabilité sociale, humaine, chrétienne que nous devons assumer, nous n’avons pas le droit de rejeter quelqu’un du fait de son apparente " inutilité ".

Si vous me permettez de donner un exemple qui n’est pas à la hauteur de mon thème, je vous parlerai de ma grand-mère qui avait atteint l’âge respectable de quatre-vingt-quinze ans. Un jour, après un vain effort pour laver la vaisselle, elle laisse échapper celle-ci. Elle m’appelle, elle me montre les débris et me dit : " Pourquoi Dieu me permet-il de vivre ? Je ne suis plus utile à quoi que ce soit. " Et je me rappelle lui avoir répondu en lui donnant deux raisons que je crois vraiment pertinentes. La première, c’est que le Seigneur a certainement tant de vieilles dames autour de lui qu’une de plus, vraiment, peut attendre ; mais la seconde étant sans doute, d’un point de vue humain, plus importante; je lui dis : " Sais-tu ? II y a quantité de choses que tu n’as pas su faire aussi bien ou mieux que d’autres. Il y a certainement eu, au cours des quatre-vingt-quinze ans que tu as vécus, quantité de personnes qui ont su faire la vaisselle mieux que toi. Mais il y a une chose au monde que personne sauf toi n’a su faire et que toi, tu as réussie. " Elle a dressé l’oreille, pleine d’intérêt, et m’a dit: " Quoi ? " – " Personne, ai-je répondu, n’a jamais pu être ma grand-mère, sauf toi ! " C’est une boutade, quand je vous la raconte sous cette forme. Mais cela a vraiment compté pour cette femme, comme si elle découvrait en elle quelque chose de tellement unique que ni l’âge, ni la décrépitude, ni la vieillesse avec toute sa force d’érosion ne pouvaient l’atteindre.

Ainsi le tragique de la mort n’est pas le fait que nous devions un jour nous trouver devant la mort physique, mais le fait que longtemps auparavant nous soyons déjà des morts au milieu de... J’allais dire de vivants ? non, hélas ! Nous sommes des morts au milieu d’êtres qui n’ont pas encore appris à vivre, à discerner les dimensions vraies de la vie, la flamme de la vie là où elles sont. À la limite, la mort apparaît, même quand nous restons biologiquement vivants, comme une séparation croissante, une faille qui s’élargit et nous rend de plus en plus étrangers les uns aux autres. Et tout aboutit à la vision de l’enfer dans l’Ancien Testament. Cet enfer n’a pas le caractère pittoresque de celui de Dante. Ce n’est pas un lieu de tourments raffinés, où Dieu serait présent avec toute la cruauté de sa divinité insultée – caricature monstrueuse du vrai Dieu. C’est un lieu où Dieu n’est pas. C’est le lieu de l’absence radicale de Dieu, un lieu où rien ne nous unit plus les uns aux autres parce que le fil qui unissait les perles s’est rompu, parce que Dieu n’est pas là et que nous sommes donc séparés les uns des autres. L’enfer, alors, c’est les autres, l’enfer c’est nous-mêmes, c’est cet isolement irrémédiable auquel nous sommes condamnés pour toujours.

Eh bien, c’est cette mort qui, en Christ, n’existe plus, c’est cet enfer qui, en Christ, est vaincu. Dans le tropaire de Pâques, nous chantons que le Christ a vaincu la mort, et beaucoup, non seulement parmi les athées, mais parmi les croyants, pourraient nous dire, et ont le droit de nous dire : " Que signifie cette phrase étrange ? La mort règne toujours, elle retranche au milieu de nous une personne après l’autre, nous sommes tous marqués de son signe, nous mourrons tous ! Que voulez-vous dire lorsque vous chantez la résurrection et la victoire sur la mort ? " La victoire sur la mort consiste précisément en ceci : le Christ, par sa mort et par sa descente aux enfers, a introduit la présence de Dieu au lieu même où régnait son absence radicale. Il n’y a plus nulle part, ni au ciel, ni sur la terre, ni dans la profondeur des abîmes spirituels, un lieu où Dieu ne soit désormais présent. L’enfer s’est ouvert pour engloutir une âme humaine et il a reçu dans son sein le Dieu vivant. Cette âme humaine resplendissait de la divinité et elle a anéanti le schéol, le lieu de l’absence, elle l’a anéanti totalement, afin qu’il n’existe plus. S’il est donc vrai que Socrate nous a appris à affronter la mort, seul le Christ a vaincu celle-ci dans son essence ultime. Et elle est vaincue pour toujours.

Il y a désormais dans le fait et dans la conscience de la mort des éléments extrêmement positifs. La mort est l’instant où tout le devenir, toute la tourmente, et le long tunnel, et l’agitation, et l’affrontement avec le transitoire et l’éphémère, avec tout ce qui va tomber en poudre, se terminent, sont terminés. La mort est le moment où nous pouvons dire : tout est accompli. Et nous pouvons entrer dans ce mystère de la mort avant même que notre corps ne commence à tomber en décrépitude, c’est un mystère où nous pouvons entrer librement, chaque fois que nous comprenons que tout est déjà accompli dans la vie, la mort, la résurrection et l’ascension du Christ, et dans le don de l’Esprit Saint. Alors je comprends ce que m’annonce l’Évangile, c’est-à-dire que je suis déjà à l’intérieur du Royaume de la Vie.

Un auteur anglais a attiré l’attention sur le fait que, dans l’Apocalypse, le mot " fin ", qui devrait être au neutre est toujours au masculin. Et voici l’explication qu’il propose : l’auteur de l’Apocalypse ne pense pas à la fin comme au point terminal d’un temps linéaire, mais comme à la venue d’une personne : c’est une rencontre avec le Christ, avec le Dieu vivant. La fin n’est pas seulement l’instant où tout est terminé, mais aussi l’instant où tout est accompli – au sens d’avoir atteint sa plénitude – dans la personne du Dieu-homme. Le Christ est la fin, à la fois au sens de l’instant ultime et au sens du but et de l’accomplissement. Nous oublions trop souvent que nous vivons déjà dans une temporalité qui a dépassé le temps linéaire, le tâtonnement dans le clair-obscur de l’Ancien Testament comme les cycles des religions non-bibliques. Nous vivons dans une temporalité où tout est déjà accompli : le Royaume vient dans toute sa force, le Christ est au milieu de nous, l’Esprit Saint a déferlé sur les apôtres et, à travers eux, déferle sur nous dans une Pentecôte perpétuée. Certes, et j’y reviendrai, nous attendons la Parousie du Seigneur, son retour glorieux, mais il est déjà venu, et nous sommes déjà dans le Royaume, le Royaume vient avec puissance, il n’est pas seulement l’objet de notre espérance et de notre foi.

La conscience de la mort et de la vie.

Les ascètes d’autrefois pratiquaient et faisaient pratiquer à leurs disciples la " mémoire de la mort " : " Souviens-toi de la mort. " " Porte en toi la pensée de la mort ", nous dit toute la tradition ascétique. Lorsque vous rappelez ces paroles à un homme d’aujourd’hui, il les rejette : " Comment ? Dois-je vivre toute ma vie, ma longue vie d’homme, dans l’horreur de la mort qui vient ? Est-ce que toutes les joies doivent être empoisonnées par la certitude qu’elles auront une fin ? Tout amour doit-il être terrorisé par l’idée de sa perte ? Toute beauté ne fait-elle que manifester l’instant de sa propre corruption ? L’univers se résume-t-il dans La Charogne de Baudelaire ? "

Mais est-ce vraiment cela que voulaient dire les anciens ascètes lorsqu’ils nous appelaient à penser sans cesse à la mort ? Je crois que non. La mort est le seul événement qui puisse nous faire grandir à la mesure de la vie. Sans la mort, comme la vie risquerait d’être médiocre et mesquine ! À l’instant où la mort se dresse devant nous, où elle entre, par exemple, dans notre foyer, tout acquiert une dimension vraiment humaine, c’est-à-dire divino-humaine.

Pensez à ce qui se passe lorsque, dans une famille, une personne découvre qu’elle est atteinte d’une maladie mortelle. La mort maintenant est là, on ne peut plus repousser son image au loin, elle progresse inéluctablement, elle est par degrés victorieuse. Pensez à cette famille où non seulement quelqu’un se sait condamné, mais où son entourage le sait aussi ! La mort peut venir soudain, et désormais la parole que vous prononcez peut être la dernière que le malade aura entendue. Le geste que vous faites sera peut-être celui sur lequel tombera le rideau, celui par lequel, pour le malade, s’achèvera l’étrange " fête de la vie humaine " dont parle saint André de Crète dans son canon pénitentiel. Il n’y aura plus de temps pour réparer, on ne peut plus se dire : je vais faire un brouillon de ma vie, j’en ferai plus tard une copie qui sera parfaite. Il n’y a plus le temps, la mort peut venir se saisir de vous, ou de l’autre. Alors il ne restera plus qu’un regret, un désespoir, qui, certes, peut être surmonté par la foi, l’expérience de Dieu, la communion des saints et l’infinie mansuétude des pécheurs les uns pour les autres lorsqu’ils reconnaissent leur faiblesse respective. Mais pour celui qui n’a pas cette foi, il ne reste que le désespoir, il ne reste que le passé. C’est pourquoi seule la conscience de la mort donne à toute chose et à tout être sa vraie grandeur.

Un de nos prêtres orthodoxes, qui est mort maintenant, a dit dans un de ses sermons : " Ce n’est que l’Esprit Saint, dans sa grandeur divine, qui peut discerner l’infinie valeur des choses trop petites pour être remarquées par les hommes. " Oui, la façon dont vous disposez une tasse de thé sur un plateau, le fait que vous n’oubliez pas de mettre une serviette, une fleur, le geste avec lequel vous présenterez tout cela, la parole que vous direz, le fait que vous prendrez le temps de vous asseoir, quand il est seul, près de celui qui doit mourir, tout, jusqu’au geste le plus humble, peut devenir le symbole et le vecteur de toute la communion humaine, de toute la communion en Dieu qui peut exister entre deux personnes. Et seule la mort peut faire cela. Seule elle peut nous dire : cette parole, ce geste, doit être le sommet, la plénitude de votre relation, doit devenir cette parole dernière, ce geste ultime qui vous accorde à la grandeur de la vie et à la grandeur de la mort. Tant de gens ne savent pas vivre, ne peuvent pas vivre, parce qu’ils n’arrivent pas à cette conscience de la mort : non qu’ils aient peur, mais parce qu’ils rejettent toujours la mort dans un avenir lointain, parce qu’ils croient la laisser hors d’atteinte, de sorte que jamais ils ne réalisent leur mesure d’humanité. Cette pleine mesure, nous ne pouvons l’atteindre que si nous découvrons la grandeur de notre humanité par une mise en question aussi grande, par une mise en question aussi profonde que les profondeurs humaines. Alors on découvre que ces profondeurs ne sont pas seulement à la mesure de l’homme, mais à la mesure de Dieu. " Je suis aussi grand que Dieu, Dieu est aussi petit que moi ", a dit Angélus Silesius dans un de ses distiques. En Christ, il y a conformité des deux. Nous savons par l’Incarnation que l’homme est assez vaste pour contenir la plénitude de Dieu non seulement dans son esprit et dans son âme, mais dans sa chair. C’est là la mesure de l’homme.

Je me permettrai encore un exemple qui vous paraîtra sans doute inférieur à ce dont je parle, mais qui sera probablement à la mesure de ce que je suis. Pendant la guerre, au cours d’un bombardement, je me trouvais avec ma mère dans notre logement au quatrième étage d’une maison. Nous n’avions aucun souci du bombardement, nous préférions tomber du quatrième plutôt que d’être ensevelis sous les voûtes très douteuses de nos caves. À un moment, ma mère a proposé de faire ce qu’on appelait alors du thé ou du café, c’est-à-dire un mélange étrange, et la voilà qui part à la cuisine. J’entends une explosion, et un cri affreux. Je me précipite à la cuisine m’attendant au pire, et je trouve ma mère à quatre pattes sur la table, qui regarde avec des yeux pleins de terreur dans un coin en disant: " C’est là, c’est là qu’elle est ! " Et " là ", en effet, se trouvait l’objet de sa terreur : une souris.

Eh bien, une grande partie de notre vie est faite d’affrontements avec des souris. Nous ne savons pas nous dresser de toute notre grandeur devant ces souris, nous nous faisons aussi petits qu’elles... jusqu’à ce que le chat nous mange.

Il y a donc dans la conscience de la mort un aiguisement de notre sens de la vie, une sensibilité particulière à la dynamique de la vie. Seule la mémoire de la mort nous rend pleinement humains, aussi grands que la mort, donc aussi grands que la vie. En deçà, nous sommes à la mesure des souris, et nous risquons de ne jamais grandir. Au contraire, à travers la mort, à travers la conscience de la mort, nous découvrons que le Christ, fin et achèvement, plénitude et accomplissement, est déjà venu; et que nous sommes dès maintenant à l’intérieur de sa victoire, et non dans l’attente d’une victoire future, incertaine. Et nous pouvons comprendre que cette certitude du Royaume déjà venu dans sa puissance puisse s’exprimer dans certaines situations d’une manière particulièrement concrète. Rappelez-vous ce que saint Paul nous dit au 6e chapitre de l’Épître aux Romains, ce passage que l’Église lit à chaque baptême : notre baptême est une mort avec le Christ d’où nous émergeons renouvelés par sa Résurrection, afin de vivre une vie nouvelle qui n’est plus celle d’avant, mais une vie partagée avec le Christ : nous sommes greffés sur lui, nous recevons la sève vivifiante; bien plus, nous devenons un avec lui avec une telle profondeur, une telle intensité, que saint Irénée de Lyon a pu dire qu’" un avec lui, nous serons un jour le Fils unique " et non plus simplement une collection, une pluralité. Car nous sommes non seulement en relation mais dans une unité ontologique avec le Dieu-homme.

Dans ce sens, le baptême est un germe d’éternité. C’est pourquoi on parle du baptême, de la chrismation qui lui est unie, et de la première communion au Corps et au Sang du Christ à laquelle il permet d’accéder comme d’une " initiation " : c’est le début de notre vie en Christ, en Dieu, c’est-à-dire d’une vie non pas simplement supérieure, mais radicalement nouvelle, dont la qualité et l’être même sont différents. Le repentir, la conversion, constitue ainsi un retournement intégral, une mort vivifiante qui nous fait dire : Je suis maintenant devenu étranger au péché dont je faisais une idole, que j’aimais et voulais servir, auquel je m’étais donné. Je lui suis devenu étranger, je n’en veux plus, je veux être à Dieu seul. C’est une mort vivifiante parce que c’est une mort à la fausse vie du péché, c’est une mort à la mort et un véritable renouveau s’offre à nous. Il en est de même de la profession monastique où nous rejetons les ténèbres, le transitoire, le relatif pour nous attacher à l’absolu seul par une ascèse radicale.

Le Christ et notre mort.

Je me suis étendu longuement sur ce thème de la mort, d’une façon qui, je crois, est hors de proportion avec l’ensemble du sujet qui m’a été proposé. Je l’ai fait parce que c’est un thème dont vous n’entendez jamais parler et qui pourtant est essentiel à votre compréhension de la vie. Je voudrais dire maintenant quelques mots sur une réalité que j’ai constamment évoquée en arrière-plan lorsque j’ai parlé de la mort mais que je voudrais aborder plus directement : la relation du Christ et de la mort. Ce que je vais dire est peut-être trop personnel. C’est quelque chose que je crois avoir vécu, quelque chose qui est au cœur même de mon sens de la vie et que je voudrais partager avec vous – vous êtes libre de le rejeter et de faire mieux.

Ce qui me frappe, et me frappe au cœur lorsque je lis les Évangiles, c’est la solidarité totale, ultime, qui existe entre le Christ et nous. Le Christ est né dans le monde du créé, avec toutes les limitations du créé. Il est né dans un monde déchu, dans son étroitesse et son angoisse. Il a pris sur lui, en lui, toutes les conséquences du péché : la faim, la soif, la fatigue, l’angoisse, la douleur. Il a été rejeté. Il est mort. Et il nous semble presque naturel, puisqu’il est entré dans ce monde de vie et de mort inséparables qui est le nôtre, il nous semble presque naturel qu’il meure lui aussi, puisqu’il est homme. Et pourtant c’est la chose la plus inconcevable. Ce qui est inconcevable, ce n’est pas du tout que le Christ soit ressuscité, mais qu’il soit mort. Comment en effet pouvons-nous concevoir la mort autrement que le résultat – affreux, monstrueux, inacceptable – de notre séparation d’avec Dieu ? Saint Paul le dit, l’Ancien Testament le dit : le thème de la mort est lié à celui du péché qui est séparation d’avec Dieu et, par voie de conséquence, séparation d’avec les hommes. Or le Christ, c’est Dieu devenu homme, il est donc la vie même. Dès l’instant de sa conception il est immortel, puisqu’en lui l’humanité est inséparablement et pour toujours unie à la divinité. Lorsque nous chantons, dans un office de la Semaine sainte : " Ö Vie éternelle, comment se peut-il que tu meurs? Ô Lumière éternelle, comment se peut-il que tu t’éteignes ? ", nous ne faisons pas du lyrisme ecclésiastique ; nous disons quelque chose qui est théologiquement d’une rigueur absolue. Le Christ, dans son humanité même, est l’immortel au milieu de nous. Comment alors peut-il mourir ?

S’il meurt, c’est par un acte de liberté, en acceptant volontairement la mort, non parce qu’elle serait une conséquence naturelle de son Incarnation, mais en imposant librement, par amour pour nous, à son humanité qui est au-delà de la mort, une mort impossible et monstrueuse. Le Christ meurt. Dans ce déchirement de la mort, son corps pénétré de divinité est séparé de son âme, elle aussi pénétrée de Dieu. Son corps est incorruptible dans la tombe parce qu’il est au-delà de la corruption telle que nous la connaissons, parce qu’il est inséparable de la divinité. Et le Christ descend au plus profond de l’enfer dans la splendeur de sa divinité que porte son âme humaine.

Mais comment se peut-il alors que la mort atteigne le Christ ? Parce que par un acte inconcevable, qui dépasse toute imagination et devrait nous réduire au silence et nous jeter aux pieds de Dieu, le Christ veut partager avec nous non seulement notre humanité mais toutes les conséquences du péché qui pèsent sur elle. Or on ne meurt que de la perte de Dieu. On ne meurt pas autrement. On meurt pour être devenu, dans sa nature, a-thée, au sens étymologique du mot. Et donc le Christ meurt de partager notre état d’athéisme, de partager notre perte de Dieu. Il accepte une solidarité entière avec nous, non seulement de toute sa vie mais de toute sa mort. Il se tient devant Dieu avec nous et pas seulement pour nous. II est l’un d’entre nous. Il accepte d’être non seulement l’homme de douleurs mais le maudit, car " maudit est celui qui est suspendu au gibet ", c’est-à-dire à la croix. Il est rejeté par Dieu parce qu’il a voulu être un avec ceux qui, par le péché, ont perdu Dieu. Et il est rejeté par les hommes parce qu’il s’est voulu, et qu’il était, un avec Dieu, le témoin unique, parfait, le témoin de Dieu au milieu d’une génération qui s’était détournée de Dieu et ne reconnaissait d’autre maître que César. Il meurt de notre mort.

C’est pourquoi sa mort peut devenir notre vie. Il met à mort notre mort sur la croix, il prend sur lui le poids de toute la malédiction, de tout l’enfer humain, et c’est parce qu’il a tout partagé qu’il peut tout guérir, c’est parce qu’il a tout vaincu qu’il peut nous donner la pleine liberté des enfants de Dieu. La descente aux enfers que nous trouvons sur les icônes de la Résurrection, la descente aux enfers dont parle le Symbole des apôtres n’est pas seulement une expression littéraire, c’est une réalité. Le Christ meurt d’être séparé de Dieu – " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? " —, et il descend où descendent tous ceux qui meurent d’être séparés de Dieu, au schéol, au lieu de l’éternelle et irrémédiable absence. Mais là justement éclate le resplendissement de sa divinité, car celui qui a voulu être séparé de Dieu était Dieu ! L’enfer est vaincu, il n’y a plus de schéol, il n’y a plus de lieu spirituel où Dieu ne soit pas.

La phrase du psaume : " Où aller loin de ton esprit, où fuir loin de ta face ? Si je monte au ciel, tu est là, si je descends au schéol, t’y voici ! " (Ps 138, 7-8), cette phrase devait être un paradoxe incompréhensible, insoluble avant la venue du Christ, puisque l’enfer était défini par le fait même que Dieu n’y était pas. Maintenant nous savons pourquoi ces paroles ont été dites : Dieu est descendu au plus profond, non seulement de notre misère, mais de notre perte de Dieu et de notre abandon de Dieu, le Christ s’est trouvé là où nous n’irons jamais plus, parce que l’enfer qu’il a goûté n’existe plus.

Mais comment sommes-nous liés à lui, quel est ce lien qui fait que ce qui se rapporte à lui se rapporte aussi à nous ? Cette solidarité ontologique est simplement le fait d’un décret divin selon le mystère de la charité – et charité, je vous le rappelle, a la même racine que chérir et désigne un amour d’une profondeur à la fois joyeuse et sacrificielle. Certains d’entre nous ont certainement perdu une personne qu’ils aimaient entre toutes. Nous savons alors que tant que cette perte, sa douleur, son déchirement, nous brûlent le cœur, nous n’appartenons plus entièrement au monde qui nous entoure. Il y a des choses dont nous nous détournons spontanément. Nous ne voulons plus de ce rire superficiel que nous acceptions auparavant, nous ne voulons plus continuer de vivre en surface, nous voulons vivre en profondeur, dans la conscience de l’immensité de la mort et de la vie. Oui, nous découvrons que nous ne sommes plus entièrement à l’intérieur du monde, que déjà nous participons du siècle à venir. Nous sommes en partie là où est celui que nous aimons. Toutes les raisons concrètes de sa mort, si nous les connaissons, nous deviennent étrangères et nous nous détournons d’elles. Or, si nous pensons au Christ, nous nous rappelons qu’il est mort de notre péché, et si nous savions aimer le Christ, nous deviendrions étrangers au péché qui l’a tué. Nous deviendrions alors vraiment des pèlerins de l’absolu, en route vers cet absolu où, avant nous, est entré celui que nous aimons par dessus tout, le Christ, où sont entrés aussi tous ceux qui nous sont vraiment chers et qui nous ont quittés.

Vous vous souvenez sans doute de ce passage dans le Booz endormi, de Victor Hugo :

" Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à-demi vivante, et moi mort à-demi... "

Voilà la situation où nous place la mort de chaque personne qui nous est chère. Un peu moins d’entre nous devrait être attaché à l’éphémère, finalement à l’irréel, et un peu plus d’entre nous devrait trouver ses racines dans l’éternel et dans le stable. Lorsque la personne aimée s’appelle Jésus de Nazareth, l’Homme de Douleurs, celui qui nous a tant aimés qu’il est mort pour nous et qu’il a voulu, lui le Vivant, mourir de notre mort pour l’emplir de sa vie, peut-être alors comprenons-nous, au moins par une intuition lointaine, que les saints aient pu tout oublier, se détacher de tout, se dégager, se libérer et vivre désormais sur cette terre comme témoins de la Vie éternelle déjà connue d’expérience, avec une plénitude que nous ne soupçonnons pas.

L’amour ne meurt pas.

Certes, le mot amour, nous l’utilisons de mille et une façons, dont la plupart sont malheureuses. Nous disons : " J’aime les fraises à la crème " aussi librement que nous disons " J’aime Dieu ", ou que nous disons " Je t’aime " à celle que nous avons choisie. Pourtant dans ces trois acceptions l’expression " aimer " a des sens bien différents. Laissons les fraises à la crème, et laissons Dieu pour un instant. Pensons aux relations humaines. Combien de fois, lorsque nous disons " Je t’aime ", le " je " est immense, le " t’ " tout petit, et le mot " aime " n’a rien de dynamique. On pourrait dire, malgré les grammairiens, que c’est une simple conjonction, ou plutôt un hameçon qui permet à ce " je " immense d’accrocher et de maintenir prisonnier le très petit " t’ " qui est assez malheureux pour être aimé. Combien de fois dans les familles, dans les relations humaines, si nous étions honnêtes, ou à des moments d’exaspération, nous dirions à quelqu’un : " Aime-moi un peu moins ! Donne-moi la liberté, laisse-moi en paix, laisse-moi être moi-même, je veux respirer, je suis prisonnier de ton amour. "

À partir de ce niveau très pauvre, très humble, nous pouvons grandir, nous pouvons, par une relation qui s’approfondit, s’affine, s’embellit, découvrir peu à peu que le " t’ " a aussi une personnalité ; qu’il a un visage, un regard, une âme, une sensibilité, que, plus profondément que tout ce qui nous a attiré au premier abord, il y a dans ce " t’ " tout le mystère humain, où Dieu vit. Alors, le " je " commence à s’amenuiser et le " t’ " à croître ; une sorte de parité, d’équilibre s’établit entre les deux, une relation vraie : le mot " aimer ", au lieu de signifier une simple mainmise, exprime une réciprocité vivante, un échange dans lequel on donne et on reçoit. Et si cette relation s’approfondit, si notre expérience de l’amour devient plus fine et plus spirituelle, alors peu à peu il se passe quelque chose de merveilleux : celui qui avait commencé par ne penser qu’à lui-même et à saisir l’autre s’oublie de plus en plus. Il s’oublie au point qu’en fin de compte il ne peut même plus se ressouvenir de sa propre existence, parce que seul l’être aimé existe. C’est ce que nous trouvons dans l’attitude de Dieu envers nous, du Christ par rapport à nous. Le Christ s’est fait esclave parmi les esclaves, mort parmi les morts, maudit parmi les maudits. Il s’est oublié totalement, il a donné sa vie, il s’est vidé de sa grandeur et de sa splendeur pour que nous, nous puissions grandir à sa mesure.

Dans toutes nos relations nous essayons de nous affirmer nous-mêmes. Nous insistons pour être reconnus, pour que notre existence soit acceptée, nous voulons une place sous le soleil, et par là même nous sommes rejetés, parce que notre prochain veut aussi sa place, et très souvent la nôtre ! Si bien que la plupart des relations constituent une agression, une affirmation, une insistance: " Je veux que tu me voies, je veux que tu m’entendes, je veux que tu m’acceptes. " Dans la relation d’amour c’est une exigence inutile parce que c’est l’autre qui m’affirme; je n’ai donc pas besoin de m’affirmer. J’existe parce que je suis aimé, et non parce que j’exige d’être reconnu. L’identité du grain de blé, dure, limitée, entourée d’une cuticule, est une entité sans relation. Ce grain doit mourir, perdre toute forme pour devenir apte à une identité nouvelle, celle que le Christ nous décrit tout au long de l’Évangile, par sa parole et son image. Affirmés par Dieu, nous pouvons vivre. Affirmés dans la charité mutuelle, nous sommes certains de l’éternité. Gabriel Marcel n’a-t-il pas écrit : " Dire à quelqu’un : Je t’aime, c’est lui dire : Tu ne mourras jamais " ? C’est cette relation qui, dans le baptême, dans la communion, dans la vie de la communauté, dans la communion des saints et la tragique, douloureuse solidarité des pécheurs conscients de l’être, c’est cette relation qui fait notre unité, exprime notre vie en Christ et nous permet de vivre en lui. Le Christ qui nous a unis à lui nous demande de vivre sa vie. Il nous offre la plénitude de l’éternité mais, en même temps, tant que nous sommes dans cette vie, sur la terre, notre destinée ne peut être que celle du Christ. " Comme mon Père m’a envoyé, c’est ainsi que je vous envoie ", " comme des brebis parmi les loups ". Le Christ est déjà venu, tout est déjà accompli, mais cet accomplissement doit se manifester à travers nous d’une façon dynamique, par une lutte, un mouvement qui ne s’arrêtera qu’avec le retour du Christ. Nous aussi, il nous faut accepter la parole que Jésus adresse à Jean et à Jacques quand ils lui demandent de siéger à sa droite et à sa gauche dans le Royaume : " Êtes-vous prêts à boire la coupe que je vais boire ? " Êtes-vous prêts à plonger dans l’horreur qui va être la mienne, la Passion, la croix, la mort, la descente aux enfers ? Ces questions, il nous les pose à tous : sommes-nous prêts à cela ? Nous ne pouvons pas le faire, à moins d’avoir touché au moins l’extrême bord, la frange de la vie éternelle. Car accepter une mort totale sans avoir le pressentiment de la vie totale nous fait peur, et nous ne saurions pas le faire.

Si nous sommes chrétiens, nous devons savoir d’expérience que la vie a vaincu la mort, que nous sommes des ressuscites, que nous partageons avec le Christ tout ce qu’il est parce qu’il a partagé avec nous tout ce que nous sommes. Chrétiens, nous sommes des hommes et des femmes du Jour sans déclin, du Huitième Jour. Nous appartenons déjà au Royaume à venir. Il y a dans la liturgie une phrase absurde par laquelle nous demandons à Dieu de nous faire participer aujourd’hui à son Royaume à venir. Grammaticalement, c’est de la folie. Mais c’est la folie de la croix, la folie de l’Évangile, la folie de l’expérience chrétienne. Nous savons, nous savons déjà, et si nous ne savions pas nous ne pourrions pas célébrer l’eucharistie, nous ne pourrions pas remercier Dieu de toute l’histoire humaine devant l’horreur et le tragique de celle-ci. Non par un acte de crédulité mais dans le mystère de la foi, nous savons que la victoire est déjà gagnée, que toute souffrance est déjà vaincue, que toute mort a un sens, que toute la tragédie est, non pas dépassée, mais intégrée dans un devenir divino-humain où elle aura un sens éternel. Déjà, avec les martyrs qu’évoque l’Apocalypse, nous pouvons dire : " Seigneur, tu as été juste dans toutes tes voies. "

C’est à cette condition seulement que nous avons en conscience le droit de célébrer l’eucharistie, acte suprême de gratitude. Autrement, prenons garde ! Prenons garde de faire de l’eucharistie un acte par lequel nous remercions Dieu de ce que nous, nous n’avons pas souffert ce que d’autres ont souffert. Prenons garde de ne pouvoir remercier Dieu pour l’histoire humaine qu’à la condition d’oublier l’histoire humaine. Dans l’Évangile, nous voyons souvent le Christ accomplir des miracles un jour de sabbat. Est-ce simplement pour provoquer le scandale, pour créer une situation intolérable ? Est-ce par pédagogie divine ? Je ne le crois pas. Il semble que le septième jour, le sabbat, constitue ce qu’un théologien catholique a appelé " le jour de l’homme ". Au septième jour, Dieu s’est reposé de toutes ses œuvres ; mais il a transmis à l’homme le soin de parfaire son œuvre créatrice, le soin d’amener le monde créé tout entier à la plénitude du Huitième Jour, c’est-à-dire du Royaume à venir.

Et c’est Jésus, l’Homme véritable, qui prend en mains le sabbat et nous appelle à entrer dans ce " jour de l’homme " en hommes du Huitième Jour. Il nous appelle à être ceux qui savent, au milieu de ce temps historique qui est pour beaucoup un temps crépusculaire où l’on cherche à tâtons, il nous appelle à être ceux qui sont, et qui sont non du passé, ni même du présent, mais de l’avenir. Notre œuvre de chrétiens est un accomplissement du sabbat. Et c’est pour cela que le Fils de l’Homme est le maître du sabbat. Cette œuvre, cette vocation qui sont les nôtres comportent des responsabilités sur tous les plans : un accomplissement par rapport à Dieu de notre destinée humaine, personnelle et collective, un accomplissement par rapport au monde des hommes, dont nous sommes responsables – n’est-ce pas Lamennais qui disait : " Le chrétien est un homme à qui Dieu a confié la charge des autres hommes " ? –, un accomplissement par rapport au cosmos terrestre, à toute l’immensité du créé.

Dieu nous a confié son sabbat. C’est dans cette perspective que nous sommes appelés à être des vivants ressuscités d’entre les morts, ces morts que nous étions, que nous sommes encore en partie. Ressuscités, non pas dans ce sens que la mort ne nous toucherait pas, mais que nous sommes déjà au-delà de la séparation d’avec Dieu, au-delà de la séparation d’avec les hommes et que nous sommes ici des témoins eschatologiques en tant que communauté d’amour – des témoins du Royaume qui sera, qui est déjà le mystère de Dieu tout en tous et tout en tout.

Conférence au 2e Congrès de la jeunesse orthodoxe,
Dijon, 1-3 Novembre 1974. Contacts, 89, 1975.
Pour écouter l’enregistrement de cette conférence : http://masarchive.org/Sites/Audio/French/Mort.mp3


Livres de Mgr Antoine (Bloom) en français

La Vie, la maladie, la mort. Précédé de Récit autobiographique (Cerf, 2012). 160 pages. 18,00 €

Entretiens sur la foi et l’Église (Cerf, 2011). 192 pages. 17,00 €

Rencontre avec le Dieu vivant. Lecture spirituelle de l’évangile selon saint Marc (Cerf, 2004). 160 pages. 20,00 €

Le Sacrement de la guérison (Cerf, 2002). 112 pages. 14,00 €

L’École de la prière [School for Prayer] (Seuil, 1972 ; 1995). 157 pages.

Certitude de la foi (Cerf, 1974). 176 pages.

Voyage spirituel. Méditations sur un thème [Meditations on a Theme (A Spiritual Journey)] (Seuil, 1974). 171 pages.

Prière vivante (Cerf, 1972 ; 2008). 146 pages. 14,00 €

Biographie de Mgr Antoine (en anglais) : Gillian Crow, This Holy Man: Impressions of Metropolitan Anthony (St Vladimir’s Seminary Press, 2006).


Site web consacré à Mgr Antoine

Le site web " Masarchive.org " (Metropolitan Anthony of Sourozh Archive), très riche en ressources, est consacré à Mgr Antoine (Bloom) de Souroge (1914-2003). Il est constitué, en majeure partie, des archives personnelles du métropolite Antoine. La plus grande partie du site propose des documents et des enregistrements sonores en anglais ou en russe, mais une partie du site est consacrée aux textes et enregistrements en français. Le site contient aussi, entre autres, des photographies en grand nombre et des vidéos.

Pour accéder aux ressources en français : http://masarchive.org/Sites/Site/French.html.

(Homélies, Discours, Série de conférences, Publications (y compris les textes de certains livres de Mgr Antoine), Entretiens, et Audio – Conférences de Mgr Antoine enregistrées à Genève).


Autres textes de Mgr Antoine
aux Pages orthodoxes la Transfiguration

« La prière du silence » - www.pagesorthodoxes.net/priere/priere-bloom.htm

« Prière vivante » [Sur la prière de Jésus] - www.pagesorthodoxes.net/coeur/vivante.htm

« L'icône endommagée » - www.pagesorthodoxes.net/eikona/icone-irruption-du-royaume.htm

« L’Icône de la Mère de Dieu » - www.pagesorthodoxes.net/mere-de-dieu/md-homelies.htm

« Saint Séraphim, notre contemporain » -
www.pagesorthodoxes.net/saints/seraphim/seraphim-bloom-bobrinskoy.htm

« La prière d’intercession du starets Silouane » - www.pagesorthodoxes.net/saints/silouane/silouane-priere.htm

« Parler de la mort aux mourants » - www.pagesorthodoxes.net/resurrection/bloom-mourants.htm

« Homélie prononcée aux funérailles du père Lev Gillet » -
www.pagesorthodoxes.net/saints/lev-gillet/lev-gillet-bloom-homelie.htm


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Première mise en ligne : 07-09-12.