Foi orthodoxe

Hommage à Olivier Clément


 

Olivier Clément en 1988

Olivier Clément
(PhotoCavanagh/Ciric)

Olivier Clément (1921-2009)

Théologien laïc et historien, né le 18 novembre 1921 à Aniane (Hérault), Olivier Clément s’est converti au Christ après une longue recherche dans l'athéisme, les philosophies modernes et les spiritualités asiatiques. Il est devenu l'un des témoins les plus estimés et les plus féconds de l'orthodoxie en Occident. Ayant étudié la théologie notamment sous Vladimir Lossky (1903-1958) et Paul Evdokimov (1901-1970), il devient un des pionniers et colonnes du renouveau théologique orthodoxe du XXe siècle. Agrégé d'histoire, il a longtemps enseigné au lycée Louis-le-Grand à Paris. Professeur à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, il est l'un des fondateurs de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale. Pendant plusieurs décennies, il a été secrétaire de rédaction de Contacts, Revue française de théologie et de spiritualité orthodoxe. Il reçut plusieurs distinctions honorifiques, dont : Docteur honoris causa de l'université de Louvain-la-Neuve (Belgique), de la Faculté de théologie orthodoxe de Bucarest (Roumanie) et de l'Université catholique Sacred Heart du Connecticut (États-Unis). Père de famille et grand-père, il est décédé à Paris le 15 janvier 2009.

Auteur fécond et apprécié, Olivier Clément a publié une trentaine d'ouvrages et une centaine d’articles consacrés à l'histoire, la théologie, la spiritualité et la vie de l'Église orthodoxe. Parmi les grands thèmes d’Olivier Clément figurent notamment : l'importance primordiale de la personne dans la théologie et la vie spirituelle ; la Résurrection du Christ et l'eschatologie chrétienne posées comme réponses à l'angoisse face à la mort, au néant et aux philosophies nihilistes ; l'amour et la sexualité dans l'anthropologie chrétienne et le plan de Dieu ; la rencontre de l’Orthodoxie avec les Églises d’Occident ainsi que la rencontre du christianisme avec les traditions spirituelles de l’impersonnelle. La pensée d’Olivier Clément est marquée par une grande ouverture, une grande compréhension des problèmes du modernité et du monde « post-moderne ».

Mémoire éternelle !


Olivier Clément par Henri Tincq (Le Monde, 19 janvier 2009)
Le grand théologien orthodoxe Olivier Clément s’est éteint - Un hommage unanime (Zenit, Rome, 18 janvier 2009)
Olivier Clément, grand penseur orthodoxe du XXe siècle, est mort (La Croix, 16 janvier 2009)
Décès d'Olivier Clément (Service orthodoxe de press, 15 janvier 2009)

Rappel au Seigneur du théologien et historien orthodoxe français Olivier Clément
(Assemblée des évêques orthodoxes de France)
Homélie du père Boris Bobrinskoy aux obsèques d’Olivier Clément le 20 janvier 2009
Message du Patriarche roumain Daniel
Olivier Clément, philosophe de la lumière par Rafaël Mathieu
Orthodoxie : Le mystère de la personne (Entretien « Nouvelles clés » avec Olivier Clément)
L'Orthodoxie en France par Olivier Clément
L'éveil par l'art par Olivier Clément
Olivier Clément aux Pages Orthodoxes La Transfiguration

Bibliographie - livres d'Olivier Clément
Voir aussi la page Olivier Clément : Un théologien des temps modernes (biographie et textes).

Olivier Clément

par Henri Tincq

Le Monde, 19 janvier 2009.

Voilà un homme qui respirait à plein avec les « deux poumons » de la foi chrétienne, l'Orient et l'Occident, Byzance et Rome. Avec lui, on passait des Pères de l'Eglise grecque à l'orthodoxie russe martyrisée sous Staline, des guerres d'un Proche-Orient en proie à tous les intégrismes à celles des Balkans dont il connaissait chaque épisode tragique. Olivier Clément est mort jeudi 15 janvier à Paris, à l'âge de 87 ans.

Historien, théologien, il pouvait être considéré, dans la veine des grands mystiques, comme le maître spirituel de l'orthodoxie en Occident, fils spirituel de Nicolas Berdiaev et Vladimir Lossky, respecté, voire vénéré en France comme à Constantinople, à Damas et au Liban.

Si l'orthodoxie est parfois synonyme de fascination pour le passé et la tradition, de repli sur soi et de méfiance vis-à-vis des « frères » séparés du catholicisme et du protestantisme, Olivier Clément était, au contraire, reconnu et estimé dans toutes les confessions. Toute sa vie, il se sera révélé un passeur, un homme de dialogue entre le monde croyant et l'incroyance, entre la spiritualité intérieure et le monde extérieur, entre l'orthodoxie dans ce qu'elle a de plus vénérable, voire archaïque, et la modernité la plus avancée.

Son histoire est celle, d'abord, d'une conversion. Olivier Clément est né le 17 novembre 1921 à Aniane (Hérault), au coeur des Cévennes, théâtre de tant de blessures religieuses. Ses ancêtres sont à la fois des protestants et des catholiques, mais il grandit dans un milieu déchristianisé, agnostique, anticlérical. Il n'est pas baptisé, ne reçoit aucune instruction religieuse. Son environnement est marqué par le « paganisme et l'athéisme militant socialiste », où la mort n'est que le néant, Dieu une invention des hommes et Jésus un mythe. Converti, Olivier Clément ne méprisera jamais ces origines. Adolescent, il dévore la Bible autant que les poètes, Rilke entre autres. Très tôt, il fait l'expérience de ce que la mystique chrétienne appelle les « ténèbres », l'angoisse de l'homme devant le mystère de Dieu et de l'existence. À l'université de Montpellier, il plonge dans l'histoire des grandes religions et des civilisations. Il a pour professeurs d'illustres maîtres - Henri-Irénée Marrou, Marc Bloch, Alphonse Dupront - repliés dans le Midi à cause de la Seconde Guerre mondiale. Grâce à eux, il découvre les Pères de l'Église et l'anthropologie des religions.

Après avoir passé l'agrégation d'histoire en pleine guerre, il se retrouve dans le maquis, sans cesser de lire Kierkegaard, Newman, Heidegger ou Chestov. Il fait la rencontre de sa vie avec les théologiens et laïcs chrétiens issus de l'émigration russe (Vladimir Lossky, Paul Evokimov), et fait ainsi son entrée dans un autre univers fascinant, celui de la mystique orthodoxe. Dans La Théologie de l'Église d'Orient de Lossky, Olivier Clément découvre le mystère de la sainte Trinité, tout ce qu'il avait jusqu'ici cherché, à la fois la singularité de la personne humaine et la profusion de la grâce et de la transcendance divine.

« Dieu est venu me chercher »

Sa conversion à l'orthodoxie est le fruit de ses lectures répétées de Dostoïevski et de Berdiaev, de sa prière au pied d'une icône trouvée chez un antiquaire à Paris, réunissant dans un triptyque Jésus, Marie et Jean-Baptiste. Un événement qu'il traduit ainsi : « À un moment donné, Dieu est venu me chercher et je l'ai suivi. J'ai mis entre parenthèses tout ce que je savais sur les religions. Je lui ai fait confiance. » Il est baptisé à l'âge de 30 ans. Sa relation avec Vladimir Lossky, disciple du philosophe Étienne Gilson, devient celle du maître et du disciple.

Professeur au lycée Louis-le-Grand à Paris, Olivier Clément enseignera aussi pendant près de quarante ans à l'Institut Saint-Serge. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, à la fois poétiques, spirituels, historiques, écrits dans une langue souvent lyrique.

Olivier Clément s'impose progressivement comme la voix de l'orthodoxie, une voix qui retentira bien au-delà de la France. Jean-François Colosimo, lui aussi professeur à Saint-Serge, le définira comme « l'homme qui a réussi à faire passer l'orthodoxie orientale en France et le message de l Occident dans les Églises d'Orient ».

Les entretiens qu'il publie dans les années 1970 avec Athénagoras (1886-1972), patriarche de Constantinople, l'homme de la réconciliation avec Paul VI et de la fin des anathèmes contre Rome, est un témoignage de cette brève période d'oecuménisme fusionnel qui suivit le concile Vatican II (1962-1965).

Grâce à Olivier Clément, l'orthodoxie trouve une place dans l'intelligentsia française. Il est l'ami des poètes (Pierre Emmanuel entre autres). Dans le séisme qui suit Mai 68, il est de ceux qui deviendront les hérauts d'une sorte de christianisme libre, voire libertaire.

Au Proche-Orient, il est aussi l'ami du patriarche d'Antioche, Ignace Hazim, qui dialogue avec l'islam et les autres Églises, et de tous ces intellectuels orientaux. Il jouit d'un grand prestige aussi dans l'Église roumaine, sous le joug de la dictature, puis libérée, attirée, en raison de sa part de culture latine, par une orthodoxie moderne. Olivier Clément est le porte-parole d'une orthodoxie ouverte au monde et au dialogue oecuménique. Dialogue avec Rome d'abord. Il entretient de bonnes relations avec Paul VI, puis Jean Paul II, ce qui lui vaut de passer pour un dangereux papiste chez les orthodoxes les plus bornés.

On ne trouvera aucun observateur à la fois aussi critique envers les scléroses de l'orthodoxie et aussi émerveillé par les trésors de son patrimoine liturgique, sa tradition ascétique et monastique. Dans un article publié dans Le Monde en 1993 et resté célèbre, il est l'un des premiers à dénoncer la dérive populiste et nationaliste de l'Église orthodoxe de Russie après la dislocation de l'empire soviétique. De même, après le démantèlement de la Yougoslavie, se montre-t-il sévère avec ses coreligionnaires engagés dans les guerres des Balkans - guerre entre la Serbie orthodoxe et la Croatie catholique, guerres de Bosnie, plus tard du Kosovo.

Olivier Clément a présidé l'Association des écrivains croyants d'expression française, qui regroupe des écrivains juifs, chrétiens et musulmans.

Plus qu'aucun autre, il aura eu conscience des dérives nationalistes engendrées par le lien historique et théologique entre religion et nation, en Russie, en Grèce, en Serbie... Il laissera le souvenir d'un homme qui aura plaidé pour une conception libre de l'orthodoxie dans un monde pluriel et libre. Il savait que, dans les volutes d'encens de ses églises, sous l'or de ses coupoles et de ses iconostases, elle risque de devenir une religion de musée. Mais il eut en permanence avec l'orthodoxie une relation de tendresse exigeante, toujours lucide.


Le grand théologien orthodoxe
Olivier Clément s’est éteint - 
Un hommage unanime

ROME, Dimanche 18 janvier 2009 (ZENIT.org) - La nouvelle fait la une du portail ligne de l'Eglise catholique en France : le théologien et historien français Olivier Clément est décédé à Paris le 15 janvier 2009 au soir, à l'âge de 87 ans. Il était membre du Conseil d'Eglises chrétiennes en France (CECEF) et ancien membre du Comité mixte catholique-orthodoxe.

Dans un communiqué diffusé le 16 janvier, l'Assemblée des Evêques Orthodoxes de France (AEOF) rend hommage à une « personnalité marquante et attachante de l'Orthodoxie en France, en Europe et de par le monde », souligne le site de la conférence des évêques français.

Agrégé d'histoire, professeur au lycée Louis-le-Grand à Paris, il a enseigné à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge et publié une trentaine d'ouvrages de théologie.

Un hommage unanime

Frère Alois, prieur de la communauté de Taizé, sur laquelle Olivier Clément a écrit un livre, a déclaré notamment : « La mort d'Olivier Clément nous touche, nous les frères de Taizé, jusqu'au plus profond de nos coeurs. C'était un ami proche. Par ses paroles lors de ses visites à Taizé, ou par ses livres, non seulement il nous a aidés à aimer l'orthodoxie, mais il a nourri notre foi et notre vie intérieure. Il était le témoin d'une communion réalisée entre l'Orient et l'Occident ».

Il a ajouté : « Quand il rencontrait frère Roger, ces deux hommes pourtant si différents se comprenaient presque sans paroles, ils avaient la même vision d'un Dieu qui ne juge pas l'être humain mais qui ne peut qu'aimer ».

A Rome, la communauté catholique de Sant'Egidio évoque un autre livre d'Olivier Clément en rappelant que « de sa proximité avec le patriarche oecuménique Athénagoras est né un monument de la littérature spirituelle du XXe siècle, « Les Dialogues avec Athénagoras », qui constitue encore aujourd'hui une source de grande sagesse spirituelle ».

Amoureux de la beauté divine

« Olivier Clément était par excellence un être « philocalique », un véritable amoureux de la beauté divine qu'il recherchait et décryptait dans le monde et dans toute personne et qu'il retraduisait par une pensée théologique puissante et abondante, s'exprimant dans une parole poétique pleinement enracinée dans la vie et la tradition de l'Eglise », relève le site dans le communiqué orthodoxe.

Cette « philocalie » et cette poésie ont traversé ses méditations pour le traditionnel Chemin de croix du Vendredi Saint au Colisée à Rome, que Jean-Paul II lui avait confiées.

Voir en Dieu tout visage d'homme

Ce 10 avril 1998, le théologien orthodoxe avait proposé des méditations sur le « visage » et sur la place donnée aux Saintes Femmes par les Evangiles : elles ont « le rôle majeur », écrivait-il, à part Jean, étant « les seules fidèles, à la fois les plus exposées et les plus aimantes ».

Olivier Clément associait la présence des femmes et le geste de compassion de Véronique, reproduit par les chemins de croix de tradition franciscaine. Il avait choisi cette expression franciscaine pour se « couler dans la sensibilité catholique ». « Pour un orthodoxe, expliquait-il, entrer dans la spiritualité franciscaine de la Via Crucis, c'était tenter d'en souligner la profondeur non seulement humaine mais divino-humaine ».

Il s'arrêtait donc, lors de la VIe station, à ce geste de Véronique « essuyant le visage du Christ d'un voile où il s'imprime et se transmet à nos églises: tant de Saintes Faces où se montre en pleine pâte humaine le visage de Dieu, afin que désormais nous puissions voir en Dieu tout visage d'homme ».

L'ouverture sans limite de l'amour

Dans la méditation sur le visage du Christ, il écrivait: « On disait alors d'un esclave qu'il est « sans visage », et voici que le plus beau des fils des hommes n'est plus que cet esclave torturé qu'on voit d'autant moins qu'on le torture. Ainsi il est identifié à tous les « sans-visages » du monde, ceux qu'on frappe pour les défigurer et voler leur âme, ceux qui n'ont en face d'eux, pendant des heures, que les écrans des ordinateurs, ceux qu'on désire sans aimer et les riches de fausse jeunesse fardée ».

Et à propos du geste de Véronique et du « visage de Dieu », il continuait: « Seule une femme, un être de tendresse et de compassion, d'un geste de mère ou d'amante, a libéré ton visage du masque de sueur, de sang, de crachats. Et voici que la sainte-Face imprimée sur le voile de Véronique ou celui que reçut un roi d'Edesse ou le suaire brûlé du feu de l'Esprit, se multiplie dans nos églises pour nous apprendre à déceler, sous tant de masques, le visage de l'homme, sous tant de masques, le visage de Dieu ».

Pour le théologien, lors de la Passion du Christ, « Dieu descend volontairement dans le mal, dans la mort - un mal, une mort dont il n'est nullement responsable, dont peut-être il n'a même pas l'idée, a dit un théologien contemporain -, pour s'interposer à jamais entre le néant et nous, pour nous faire sentir, nous faire vivre, qu'au fond des choses, il n'y a pas le néant mais l'amour ».

Il continuait: « Dieu se révèle ici non comme une plénitude écrasante, qui juge et qui condamne, mais comme l'ouverture sans limite de l'amour dans le respect sans limite de notre liberté ».

L'amitié et la prière

Enfin, commentant la dimension oecuménique de cette méditation, confiée depuis plusieurs années par le pape à des personnalités spirituelles non-catholiques, il disait: « sur la route du Golgotha, il ne peut plus y avoir de séparation ». Et si les tensions persistent au niveau du dialogue officiel, confiait-il alors à Radio Vatican, avec de « fortes réactions identitaires », il affirmait qu'il y a toujours une place, pour le rapprochement entre les chrétiens, pour « l'amitié » et la « prière ».

Un message actuel, que le départ d'Olivier Clément pour l'autre rive rappelle avec vigueur, au moment où commence la grande Semaine de prière pour l'Unité des chrétiens.

Anita S. Bourdin


Olivier Clément, grand penseur orthodoxe du XXe siècle, est mort

(La Croix, 16 janvier 2009)

Né dans une famille athée du Midi, converti à l’orthodoxie, ce disciple d’Alphonse Dupront et de Vladimir Lossky était devenu l’un des plus grands théologiens français

Avec la mort d’Olivier Clément, survenue jeudi 15 janvier au soir à l'âge de 87 ans, c’est un des grands noms de la pensée orthodoxe qui vient de s’éteindre. Disciple de Vladimir Lossky, ce théologien français aura en effet été l’une des figures majeures de cette " École de Paris ", qui s’était épanouie autour de l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, dans la lignée du grand courant spirituel et théologique né en Russie à la fin du XIXe siècle et replié en France après la Révolution russe.

Rien, pourtant, ne prédisposait Olivier Clément, né en 1921 dans une famille athée des Cévennes, à devenir l’un des plus grands théologiens chrétiens du XXe siècle. " J’ai grandi dans un milieu déchristianisé, racontait-il en 2001 à La Croix. Je n’ai pas été baptisé et je n’ai pas reçu d’instruction religieuse. " Ce n’est qu’au moment des lectures d’adolescent que se posent pour lui les premières questions spirituelles.

" La poésie me touchait beaucoup, en particulier Rilke. Et puis la Bible. " Mais si l’Évangile le fascine, il paraît alors " insupportable " à cet athée convaincu. Après le bac, ses études d’histoire lui feront découvrir à quel point les civilisations sont marquées par le spirituel. Il faut dire qu’il reçoit alors, à Montpellier, l’enseignement de grands professeurs que la guerre y avait déplacés. Notamment Henri-Irénée Marrou, Marc Bloch et, surtout, Alphonse Dupront, figure de l’anthropologie religieuse, qui deviendra son maître et qu’il suivra dans la Résistance.

"La Trinité m’est apparue comme la solution à mon impasse"

L’agrégation en poche, Olivier Clément prend en effet le maquis. L’occasion pour lui d’approfondir la dimension spirituelle de la vie. Kierkegaard, Newman, Chestov se bousculent alors dans ses lectures. Puis vient la rencontre avec l’Inde. " Pendant dix ans, j’ai cherché dans le vaste monde des religions et des mythes. Tout m’attirait. Mais je me suis retrouvé coincé entre l’Inde, où tout est sacré, divin, englouti dans l’océan de la divinité, et d’autre part le sens du caractère unique de la personne. " Sa rencontre avec l’orthodoxie se fera avec La Théologie mystique de l’Église d’Orient, de Vladimir Lossky.

Le chapitre sur " La Trinité et l’homme à son image " l’enthousiasme. " La Trinité m’est alors apparue comme la solution à mon impasse : une unité totale, plus grande encore que celle dont parlait l’Inde, tout en étant la différence absolue ! " À la même époque, il se jette à corps perdu dans les grands écrivains russes comme Dostoïevski ou Berdiaev. " Je découvrais le christianisme et je me demandais ce que je devais en faire. "

Le jeune homme trouve encore les paroles du Christ trop " exclusivistes ". " Il "est" le chemin : cela me heurtait ", expliquait-il. C’est dans la prière face à une icône achetée à un antiquaire parisien, une déisis, que se fera sa conversion. " À un moment, le Christ est venu me chercher et je l’ai suivi. J’ai mis entre parenthèses tout ce que je savais sur les religions. Je lui ai fait confiance. " Avec Vladimir Lossky, il se met à la théologie, et notamment aux Pères de l’Église qui sont pour lui " un éblouissement ".

Au fil de ses études, cet homme nourri aux maîtres du soupçon que furent Nietzsche, Freud ou Marx saura être le digne continuateur de Vladimir Lossky, devenant à son tour un maître de " l’École de Paris " et l’une des figures majeures de l’Institut Saint-Serge. Il acquerra rapidement une dimension internationale qui faisait de lui une figure respectée à travers toute l’orthodoxie.

Un rayonnement dépassant les frontières de son Eglise

Le rayonnement de ce Cévenol devenu orthodoxe de tout son être, mais qui ne sera jamais tenté par les outrances des convertis, dépassera d’ailleurs largement les frontières de son Église. Au point que, en 1998, c’est à lui que Jean-Paul II demandera de rédiger les méditations du Chemin de croix du Vendredi saint, au Colisée. Dans la lignée du patriarche Athénagoras, qu’il avait interviewé en 1968 pour un livre, Olivier Clément aura toujours été un ardent défenseur de l’unité de l’Église.

" L’œcuménisme d’Olivier Clément a ses racines dans cette attitude qui met le Christ au centre de toute sa vie ", déclarait en 2001 le P. Marko Rupnik, directeur du Centre Aletti, à Rome, au moment de lui remettre, à la veille de ses 80 ans, le prix Logos-Eikon. Car pour Olivier Clément, l’unité de l’Église était " une obligation trinitaire ", comme il l’expliquait en 2003 dans un livre d’entretiens avec le journaliste Jean-Claude Noyer (1).

Il y dessinait alors les contours d’une Église qui " serait sacramentelle, mais sans oublier que l’Écriture elle-même est un sacrement. Elle aurait le sens de l’universalité, mais aussi de la diversité. Enfin, elle aurait une vraie capacité de comprendre l’homme d’aujourd’hui et de répondre à ses requêtes ".

"Je ne vois pas pourquoi il y aurait une seule religion"

Attentif aux questions anthropologiques, le théologien n’oubliait pas les grandes questions que le monde pose aux Églises : l’amour et la relation au corps, la place de la femme, celle des jeunes dans une société tentée par le nihilisme, l’écologie… "Parmi les théologiens orthodoxes contemporains, il a été celui qui, sans doute, a su se montrer le plus attentif aux interrogations de la modernité auxquelles il a cherché à répondre à travers une réflexion puissante et poétique, à la fois enracinée dans la Tradition de l'Eglise, mais en même temps créatrice et rénovatrice", résume Antoine Nivière, rédacteur en chef du Service orthodoxe de presse.

Olivier Clément s’attachait aussi à rappeler les principes d’un dialogue interreligieux ouvert, " où ne prévalent ni l’indifférence ni la domination ". Aux yeux de celui qui avait été tenté par l’Inde avant de découvrir la richesse du christianisme, ce dialogue ne signifiait pas syncrétisme, mais discernement des éléments évangéliques des différentes traditions religieuses. " Je ne vois pas pourquoi il y aurait une seule religion. Même et surtout dans le Christ ", affirmait-il.

Dans un entretien accordé en 2004 à l’hebdomadaire France catholique, ce grand spirituel reconnaissait que " l’âge permet d’approfondir pas mal de choses. Et surtout de renoncer à la polémique ". " J’ai renoncé à penser contre, reconnaissait-il. Et c’est le patriarche Athénagoras qui m’a libéré de la peur, de la peur de l’autre, qui m’a donné la capacité d’aimer, et, quand il s’agit d’un chrétien, de le ressentir comme un frère. C’est venu avec l’âge, et ça s’est creusé avec l’âge, avec la rencontre de Jean-Paul II aussi. "

Malade et fatigué, Olivier Clément ne quittait plus que rarement son appartement du 20e arrondissement de Paris, où il continuait à recevoir les quelques étudiants dont il suivait encore les recherches. Cela ne l’empêchait toutefois pas de travailler énormément. Notamment pour participer aux nombreux débats internes à l’orthodoxie sur lesquels cette figure respectée et écoutée de tous était constamment sollicitée.

Nicolas SENÈZE

(1) Mémoires d’espérance, DDB, 234 p., 21 €.

http://www.la-croix.com/article/index.jsp?docId=2362505&rubId=10981


Décès d'Olivier Clément

(Service orthodoxe de press, 15 janvier 2009)

Le théologien et historien orthodoxe français Olivier CLÉMENT est mort à Paris, dans la soirée du 15 janvier 2009, à l'âge de 87 ans. Né en 1921 dans les Cévennes, Olivier CLÉMENT a été l'un des témoins les plus marquants de l'orthodoxie en Occident dans la deuxième moitié du 20e siècle. Parmi les théologiens orthodoxes contemporains, il a été celui qui, sans doute, a su se montrer le plus attentif aux interrogations de la modernité auxquelles il a cherché à répondre à travers une réflexion puissante et poétique, à la fois enracinée dans la Tradition de l'Eglise, mais en même temps créatrice et rénovatrice. Olivier CLÉMENT a été l'interlocuteur de plusieurs grands spirituels de son temps — le patriarche ATHÉNAGORAS, le pape JEAN-PAUL II, le prêtre et théologien roumain Dumitru STANILOAË, l'archimandrite SOPHRONY du monastère de Maldon (Grande-Bretagne), frère ROGER de Taizé, Andrea RICCARDI, fondateur de la communauté Sant'Egidio —, avec lesquels il nouera des relations de confiance et d'amitié. Ainsi, en 1998, il s'était vu confier par JEAN-PAUL II la rédaction des méditations que le pape devait lire cette année lors de la célébration du chemin de croix du vendredi saint au Colisée. Olivier CLÉMENT laisse une vaste oeuvre comprenant une trentaine d'ouvrages de théologie, d'histoire de l'Église et de spiritualité ainsi que de très nombreux articles, parus notamment dans la revue Contacts, dont il dirigeait la rédaction depuis 1959 (SOP 263.14). Un livre a été consacré récemment à son parcours spirituel et à son oeuvre par un jeune intellectuel français, Franck DAMOUR, sous le titre Olivier Clément, un passeur (éd. Anne Sigier, 2003). La revue Nunc lui avait également consacré un important dossier (n° 7, avril 2005).

Venu d'un milieu déchristianisé du Sud de la France, c'est à la fin des années 1940, après une longue recherche dans l'athéisme et les spiritualités asiatiques, que sous l'influence de la lecture de Nicolas Berdiaiev et de Vladimir Lossky, dont il deviendra l'élève et l'ami, Olivier CLÉMENT découvre la pensée des Pères chrétiens d'Orient et reçoit le baptême dans l'Église orthodoxe. Agrégé d'histoire, il enseigne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Parallèlement, pendant plus de trente-cinq ans, il assure l'enseignement de la théologie comparée et de la théologie morale à l'Institut de théologie Saint-Serge. Docteur honoris causa de l'université de Louvain-la-Neuve (Belgique), de la faculté de théologie orthodoxe de Bucarest (Roumanie) et de l'université du Sacré-Coeur du Connecticut (États-Unis), il donnera également des cours à l'Institut supérieur d'études oecuméniques, à l'École cathédrale de Paris et au Centre Sèvres.
 
En marge de son activité d'enseignement, Olivier CLÉMENT a été particulièrement engagé dans la vie et le témoignage de l'Église orthodoxe en France. Consulteur du Comité interépiscopal orthodoxe de France de 1967 à 1997, il a été membre du comité mixte de dialogue théologique catholique-orthodoxe et des rencontres bilatérales orthodoxes-protestants. Il a aussi inspiré les travaux de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale depuis sa fondation au début des années 1960 et a participé activement aux différents congrès orthodoxes d'Europe occidentale qui, depuis 1971, permettent tous les trois ans à des orthodoxes venus des quatre coins du continent de se rencontrer pour prier et réfléchir ensemble. Son rôle a été souvent capital dans le parcours de nombreux jeunes et moins jeunes, orthodoxes ou non, qui ont retrouvé un sens à leur vie grâce aux paroles d'Olivier CLÉMENT, lors des conférences qu'il donnait au cours de ces rassemblements, ou ailleurs dans le cadre de rencontres oecuméniques, de colloques internationaux, d'interviews, etc..

Démontrant qu'il était possible d'être orthodoxe tout en assumant pleinement son identité française, Olivier CLÉMENT a mis la langue française au service de la théologie dans une oeuvre remarquable, tant du point de vue du style que de la pensée — il avait été pendant plusieurs années le président de l'association des écrivains croyants d'expression française. Parmi ses ouvrages, on retiendra L'Église orthodoxe ("Que sais-je ?", PUF, 1961, 6e éd. 1998), Byzance et le christianisme (PUF, 1964), L'Essor du christianisme oriental (PUF, 1964), Dialogues avec le patriarche Athénagoras (Fayard, 2e éd. 1976), Questions sur l'homme (Stock, 1972), L'Esprit de Soljenitsyne (Stock, 1974), Le Christ, Terre des vivants (Bellefontaine, 1975), L'autre Soleil (Stock, 1975), Le Visageintérieur (Stock, 1978), La Révolte de l'Esprit (Stock, 1979), Sources (Stock, 1982), Le chant des larmes (DDB, 1982), Corps de mort et de gloire (DDB, 1995), La Vérité vous rendra libre (J.-C. Lattès - DDB, 1996), Rome autrement (DDB, 1997), Le Christ est ressuscité : propos sur les fêtes chrétiennes (DDB, 2000), Espace infini de liberté. Le Saint-Esprit et Marie "Théotokos". (éd. Anne Siglier, 2005), ainsi qu'un recueil de poèmes, Déracine-toi et plante-toi dans la mer (éd. Anne Siglier, 1998), et de très nombreux articles, parus notamment dans la revue Contacts et dans le Service orthodoxe de presse, mais aussi dans de nombreux journaux et périodiques français et italiens. Il a aussi été le maître d'oeuvre, avec Jacques TOURAILLE, de la traduction française de la Philocalie (DDB, 2 vol., 1995-1996).


Rappel au Seigneur du théologien et historien orthodoxe français Olivier Clément

(Assemblée des évêques orthodoxes de France : Communiqué, Paris le 16 janvier 2009)

L’Eglise orthodoxe en France est en deuil aujourd’hui! C’est avec une grande peine que les évêques orthodoxes de France ont appris la naissance au Ciel du théologien et historien orthodoxe français Olivier Clément qui s’est éteint à Paris hier après une longue lutte difficile, mais courageuse et sereine, contre la maladie. Il est difficile de dire Olivier Clément tellement est abondante et puissante son oeuvre dans et pour l’Eglise orthodoxe. Personnalité marquante et attachante de l’Orthodoxie en France, en Europe et de par le monde, Olivier Clément était par excellence un être " philocalique ", un véritable amoureux de la beauté divine qu’il recherchait et décryptait dans le monde et dans toute personne et qu’il retraduisait par une pensée théologique puissante et abondante, s’exprimant dans une parole poétique pleinement enracinée dans la vie et la tradition de l’Eglise. Les évêques orthodoxes de France tiennent à rendre un hommage appuyé à celui qui a tant donné, sans limite, à l’Eglise orthodoxe et qui, inspiré et inspirant, a été un des piliers de l’Orthodoxie dans notre pays. Ils saluent en lui aussi celui qui a accompagné, dans une fidélité et une loyauté extrêmes, pendant de longues années les travaux du Comité inter épiscopal orthodoxe en France et puis l’Assemblée des Evêques Orthodoxes de France. Le rayonnement d’Olivier Clément ne s’est pas limité à la France. Il a été un témoin actif et irénique du Christ ressuscité dans tout le monde orthodoxe, dans le monde chrétien et bien au-delà. Tous les chrétiens se reconnaissent dans sa paternité aimante. Les évêques orthodoxes de France partagent la peine de son épouse et de toute sa famille et leur adressent, ainsi qu’à tous les fidèles orthodoxes, les plus fraternelles condoléances. Véritable témoin du Christ et de Son Eglise tout au long du XXème siècle, entièrement tourné et tendu vers la Résurrection du Seigneur, la parole est à lui : " Est-il vrai que le Christ est ressuscité ? Ou sommes nous des menteurs qui se contentent de bien chanter ? Si le Christ est vraiment ressuscité, un peu en nous aussi, si peu que ce soit, alors soyons assurés que quelles que soient les difficultés, l’amour et l’intelligence vaincront. ". (Olivier Clément, Ière Journée de l’Orthodoxie en France, le 24 mai 2001) Que sa mémoire soit éternelle !

Assemblée des évêques orthodoxes de France (AEOF)
Instance de coordination et de représentation de l’épiscopat orthodoxe canonique en France
Siège 7 rue Georges Bizet
75116 Paris.


Homélie du père Boris Bobrinskoy
aux obsèques d’Olivier Clément le 20 janvier 2009

C’est une exaltante mais lourde tâche d’avoir à accompagner Olivier Clément par la parole en ces jours où mon ami d’une vie entière célèbre – et nous tous avec lui – sa Pâque ultime et définitive. La Pâque est toujours un passage de la mort à la vie. Dans la célébration des funérailles chrétiennes, ce dernier des grands sacrements de la vie chrétienne, on devrait comme à Pâques annoncer que le Christ est ressuscité et ainsi en souligner le caractère lumineux et l’espérance qui s’en dégage. J’ai eu le privilège de porter la sainte communion à Olivier peu après la fête de la Nativité du Sauveur. Je le sentais à la fois très présent, paisible, confiant, mais aussi déjà ailleurs, attentif à l’essentiel. Il faut dire que ces dernières années de sa maladie, où Olivier était cloué au lit et où Monique le veillait et l’accompagnait sans relâche, ce temps fut certes une lourde épreuve pour lui et pour tous les siens, mais, j’ose le dire, il fut aussi un temps exceptionnel de grâce, où une véritable marche dans le désert intérieur du cœur signifia pour lui une communion profonde avec le Seigneur. Evoquant cette période éprouvante, un de ses amis a écrit « que son histoire personnelle a fait de lui un ermite dans la ville, cette ville vue d’en haut et présente à son cœur. Après une longue histoire passée au milieu de la vie des gens, au contact des jeunes, dans les débats d’idées, à l’intérieur de la vie de l’Église, il semble s’être comme retiré en ermitage » ( Préface d’Andrea Riccardi à Olivier Clément, Petite boussole spirituelle pour notre temps, Paris, 2008, p.8.)

Je ne peux pas ne pas évoquer cette parole du prophète Osée : « Je l’emmènerai avec Moi au désert et Je lui parlerai de cœur à cœur… et Je te fiancerai à Moi pour toujours et Je te fiancerai dans la justice et dans le jugement, dans la bonté et dans la miséricorde. Et Je te fiancerai à Moi dans la fidélité et tu connaîtras le Seigneur » (II,14,19-20). Il faut rendre grâce au Seigneur pour cette longue vie où Olivier a su consacrer le meilleur de ses talents et de ses forces au témoignage et à la transmission de la foi orthodoxe, ou disons plutôt, du message évangélique enrobé d’une tradition ecclésiale bimillénaire. Fidèle à la tradition de l’Église orthodoxe, reçue et confessée dès son baptême à l’âge adulte, Olivier savait pourtant ne pas s’enfermer dans un rigorisme confessionnel clos et exclusif. Il aimait souligner l’importance du dialogue, à la fois à l’intérieur des familles divisées de la chrétienté, et de façon plus large, avec les familles abrahamiques du judaïsme et de l’islam. Sorti d’un milieu déchristianisé tel que nous le connaissons dans cette France pays de mission où Dieu nous a donné de vivre et que nous aimons, au terme d’une longue quête dans les sagesses orientales, Olivier avait rencontré le Christ et avait sollicité le baptême dans l’Église orthodoxe en novembre 1952.

À la différence de tous ceux d’entre nous qui sommes nés et qui avons grandi dans l’Église et qui avons bu dès notre tendre enfance à la mamelle maternelle de l’Église le lait ecclésial, puis la nourriture solide et consistante de la tradition orthodoxe, c’est à l’âge adulte qu’Olivier vécut un profond retournement, disons le, une naissance spirituelle où les semences de résurrection germèrent et envahirent pour toujours son espace intérieur. « On ne naît pas chrétien, disait déjà un apologète chrétien au 3e siècle, on le devient ». C’est alors, qu’après avoir reçu une formation littéraire et historique solide s’était opérée la rencontre d’Olivier avec le philosophe russe Nicolas Berdiaev et le théologien russe Vladimir Lossky, ce qui impliqua pour Olivier un retournement profond et une adhésion inconditionnelle au mystère chrétien dans ses profondeurs. Ainsi, avant d’enseigner à l’Institut Saint Serge dès les années 60, Olivier fut à l’écoute de l’un des maîtres les plus illustres de la pensée théologique orthodoxe contemporaine, Vladimir Lossky, un des représentants les plus qualifiés de ce qu’on a appelé la néo-patristique orthodoxe. Olivier contribua à faire connaître la pensée de Vladimir Lossky, par la publication posthume de la Vision de Dieu, de son cours de théologie dogmatique, et non moindre, de sa thèse non soutenue en Sorbonne sur Maître Eckhart. Parmi ses maîtres et amis, je citerai certes Paul Evdokimov, Léon Zander et enfin le P. Dumitru Staniloaë dont Olivier prononça l’éloge lors de la remise à celui-ci du titre de docteur en théologie honoris causa à l’Institut Saint-Serge. Précisons ici combien bénéfique et fécond fut l’enseignement prodigué par Olivier à notre Institut qu’il continua jusqu’à ses dernières forces, déjà cloué à son lit de maladie. Son amitié avec le P.Staniloaë est significative des liens d’Olivier avec la grande tradition philocalique roumaine, héritée elle-même des startzy d’Optino, tradition que le P. Staniloaë incarnait et transmettait.

Présentant Vladimir Lossky et Paul Evdokimov comme « deux passeurs », Olivier avait revêtu lui-même ce charisme de passeur, de batelier d’une rive à l’autre. Passeur avant tout de la Tradition de l’Église indivise en notre fin de millénaire. Passeur entre l’Orient et l’Occident, Olivier s’efforça de réaliser en sa personne et en sa pensée la synthèse de l’Orient syro-byzantin, de la tradition religieuse russe (allant de Berdiaev à Soljénitsyne) et de l’Occident contemporain dont il émanait et qu’il représentait. « Sa pensée est originale parce que lui-même est le fruit d’une greffe complexe et bien réussie » (Op.cit. p.10.) Olivier fut présent dans les grands bouleversements et questionnements de notre temps : mai 68, la chute du mur de Berlin et l’ouverture des pays de l’Est, le millénaire du baptême de la Russie, le drame de la Bosnie et la justice rendue aux souffrances du peuple serbe. Dialoguant avec le marxisme, il rappelait sans cesse la dignité infinie de la personne humaine, dialoguant avec la modernité sans crainte ni complaisance, mais avec la certitude que l’Évangile du Christ est ce qu’il y a de plus actuel et vivant. Olivier était particulièrement sensible aux problèmes douloureux de l’éthique médicale, de la sexualité, ou plutôt de l’amour, ou même de l’éros humain répondant à l’Eros de Dieu lui-même. Enfin Olivier a su écouter et transmettre au monde d’aujourd’hui le message spirituel de deux grands patriarches œcuméniques, le patriarche Athénagoras de bienheureuse mémoire et l’actuel patriarche Bartholomée. Il a également introduit la pensée de l’ancien élève de notre Institut, le patriarche d’Antioche Ignace IV. Permettez-moi encore avant de finir d’évoquer quelques aspects de la pensée créatrice d’Olivier. Je parlerai en premier lieu d’une vision plénière de la foi chrétienne chez Olivier, d’une orthodoxie certes, mais d’une orthodoxie ouverte et accueillante de tout ce qu’il y a de vrai et d’authentique, même au-delà des frontières dogmatiques et canoniques de l’orthodoxie historique. Vision de plénitude et d’unité qui n’est pas uniformité ni exclusivité.

Ce centre d’unité dans la diversité légitime trouve évidemment son foyer dans le mystère du Christ et dans sa centralité. Sa conviction profonde était que le Christ est partout présent et que par son Incarnation le Verbe a assumé l’humanité entière du début de l’histoire jusqu’à son achèvement. Toute l’histoire humaine, disait Olivier, a tendu vers le Christ qui est venu et tend vers le Christ qui vient. Je parlerais volontiers de sa théologie comme d’une théologie pascale, comme d’un hymne à la résurrection du Christ et donc d’espérance en notre propre résurrection. Cette dimension pascale traverse la totalité de son œuvre, de sa réflexion sur la crise de la modernité, sur l’essence même de l’orthodoxie. Je le cite : « C’est parce que le Fils éternel est solidaire non seulement de notre humanité créée à son image, mais solidaire aussi de notre condition de mort, de notre condition athée, de l’athéisme le plus total, c’est pour cela que tout se retourne devant l’amour fou de Dieu, que l’abîme de l’enfer et de la mort se volatilise comme une dérisoire goutte de haine dans le gouffre de feu de la divinité. Le Verbe revient vers son Père, emmenant avec lui l’humanité à qui se rouvre désormais la plénitude de la vie, le chemin de la déification. » Mais cette dynamique christique de l’histoire – et de toute histoire – est à situer dans l’espace et le souffle embrasé de l’Esprit Saint. Le mystère de l’Esprit...

Je me souviens des premières ébauches d’Olivier sur la question controversée du Filioque et sa manière, nouvelle et éclairante pour moi, d’en dégager la portée existentielle, concernant la divinisation de l’homme par le même Esprit qui repose sur le Christ et sur son Corps qu’est l’Église. Mais au-delà de cette réflexion théologique, Olivier savait bien montrer que parler de l’Esprit dans l’Église, ou parler de l’Église dans l’Esprit, c’est le même mystère, la même expérience de l’Église, cette divino-humanité christique où souffle l’Esprit. Je le cite : « Le temps de l’Esprit est celui d’une "synergie", d’une collaboration, d’une créativité divino-humaines : dans le Nom du Christ, c’est-à-dire dans sa présence la plus intense, dans sa présence eucharistique, ecclésiale, un champ infini s’ouvre à la liberté humaine rendue créatrice par l’Esprit, afin que le Dieu-homme, comme disait Vladimir Soloviev, devienne " Dieu-humanité" et " Dieu-univers". »

Le mystère de l’Église enfin, c’est aussi celui de son organisation, de l’exercice de la collégialité ou "sobornost" à tous les niveaux de la vie ecclésiale, de son devenir donc en Occident, au sein de notre diaspora. Olivier a su rappeler avec force l’importance de la préparation du futur concile panorthodoxe pour lequel le défunt patriarche Athénagoras avait tant œuvré et il aimait souligner combien la préparation collégiale du concile n’était pas moins essentielle que la teneur même du concile et que donc l’Église était selon sa nature même un concile permanent à l’image du concile éternel de la bienheureuse Trinité. Là aussi, Olivier rappelait les véritables exigences de l’ecclésiologie orthodoxe, de l’unité sacramentelle et canonique sur un seul territoire. L’Église, c’est aussi l’actualité des Pères de l’Église pour notre temps, et là Olivier avait su leur donner la parole en s’effaçant au maximum pour cela dans le magnifique recueil Sources qui est une mine précieuse pour s’abreuver à l’eau vive de l’Esprit.

Je terminerai en soulignant combien pour Olivier la vie humaine sous toutes ses facettes, corporelle, sentimentale, intellectuelle, sociale n’avait de sens que dans le mystère de la Résurrection. « Depuis la Résurrection du Christ, disait-il, un espace de non-mort s’ouvre dans l’opacité du monde, un espace où tout peut basculer dans la lumière ». Entrant toi-même désormais dans la Lumière pascale sans déclin du Royaume, et cela précisément au jour de la fête de saint Séraphin de Sarov, c’est à nous tous rassemblés aujourd’hui autour de toi que tu t’adresses avec cette salutation de saint Séraphin : « Ma joie, le Christ est ressuscité ».

 


Message du Patriarche roumain Daniel

Message du Patriarche roumain Daniel lu par le métropolite Joseph (Pop) (Métropole orthodoxe roumaine d’Europe occidentale et méridionale) aux funérailles d’Olivier Clément, en Église Saint-Serge-de-Radonège, Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge, Paris, le 20 janvier 2009 :

Le départ de ce monde du grand théologien orthodoxe et français Olivier Clément est une immense perte pour l’Église. Théologien renommé, historien et homme de lettres, il s’est fait connaître par des charismes particuliers. Tout d’abord, Olivier Clément reste dans la conscience de l’Église comme un grand confesseur de la foi chrétienne en général, et de la foi chrétienne orthodoxe en particulier, dans un temps sécularisé confronté à bon nombre d’idéologies athées et nihilistes. Porteur d’une vaste culture laïque et d’une profonde réflexion théologique, Olivier Clément a mis toutes ses connaissances au service du témoignage des valeurs et des beautés de l’orthodoxie.

Fortement ancré dans la foi des Pères de l’Église, Olivier Clément a su, en conjuguant un talent raffiné et une intelligence aiguë, présenter l’orthodoxie à l’homme d’aujourd’hui comme étant la foi chrétienne la plus mystique et la plus riche du point de vue spirituel, d’une actualité existentielle fascinante. En même temps, Olivier Clément était un théologien inspiré, qui a su bien articuler la foi et la culture, le sacré et le social. Théologien laïque, il aimait profondément la liturgie de l’Église, en s’approchant avec humilité du mystère de la présence du Christ dans la sainte eucharistie. Orateur captivant et écrivain remarquable, Olivier Clément reste dans la conscience de ceux qui l’ont écouté ou lu, un théologien du mystère de la personne en communion divino-humaine et de la lumière pascale. Reconnaître le mystère de la personne humaine c’était pour lui accorder à l’homme une valeur et une dignité éternelles, enracinées dans le grand mystère des personnes divines de la Très Sainte Trinité.

Dans un monde nihiliste, marqué par le scepticisme et le doute, Olivier Clément a confessé aussi le Christ crucifié et ressuscité comme étant le sens ultime de l’existence de la personne humaine, de l’histoire et de l’univers, car le Christ seul est vainqueur du pêché, de l’enfer et de la mort. Reconnaissant à Dieu pour le don qu’il a fait à son Église dans la personne d’Olivier Clément, nous prions le Christ ressuscité Notre Seigneur, de compter son âme parmi les justes et de lui accorder le repos dans la lumière et l’amour de la Très Sainte Trinité.

Que sa mémoire soit éternelle !

+ Daniel, patriarche de l’Église orthodoxe roumaine.


Olivier Clément, philosophe de la lumière

 par Rafaël Mathieu

Ce portrait d’Olivier Clément est extrait d’un recueil d’une trentaine de textes réunis par Rafaël Mathieu sous le titre Les identités remarquables, qui vient de paraître aux éditions du Moulin de l’Étoile (1). On le sait : l’art du portrait est tout entier dans l’alchimie d’une rencontre, qui suppose, de la part du chroniqueur, autant d’humilité que de psychologie et d’intelligence des situations — outre une parfaite connaissance de l’œuvre de la personnalité qui lui ouvre sa porte. Journaliste aux talents multiples, Rafaël Mathieu se fait ici tour à tour peintre, écrivain, romancier, photographe, architecte, hermétiste ou métaphysicien pour mieux nous donner à découvrir et comprendre l’itinéraire et l’œuvre d’une trentaine d’artistes, au sens premier du terme. Tous sont très éloignés des circuits balisés d’une certaine notoriété frelatée, mais tous, ou presque, sont auteurs d’une œuvre forte et originale, faite "de main d’ouvrier" — et, chacun dans son domaine, une voix libre parmi lesquels plusieurs sont de proches collaborateurs de Symbole, de Frédérick Tristan à Gérard de Sorval et de Jean Biès à Michel Random… (Jean-Marie Beaume)

"J’aime écouter les autres parler d’eux. Je n’aime pas parler de moi", écrivait Olivier Clément il y a trente ans dans l’un de ses maîtres livres, L’Autre soleil. Alors que paraissent ses Mémoires d’espérance, l’homme n’a pas tellement changé. Il a vieilli, bien sûr, les jambes ne le portent plus guère, mais l’esprit a conservé sa fraîcheur. Tellement moins préoccupé par ses propres rides "que de celles qui marquent le visage du christianisme". Le visage, le christianisme, ces deux mots résument d’ailleurs, pour ses lecteurs, l’oeuvre de ce personnage à part dont la seule autobiographie possible semble être spirituelle. Sa vie est pourtant exemplaire. De tous les penseurs chrétiens de son temps, Olivier Clément est l’un des rares à avoir vécu le christianisme comme une nouveauté. À avoir éprouvé aussi toutes les angoisses et les contradictions du siècle, à être passé par "le grand creuset du doute". Pour paraphraser Chesterton, l’immense avantage d’Olivier Clément sur les autres théologiens, c’est que lui a un jour été athée…

Un christianisme "libérateur"

Il est né en 1921 en pays combiste, le Languedoc, "dans une famille qui ne parlait jamais de Dieu". Son enfance telle qu’il l’a évoquée dans L’autre soleil est celle d’un "païen méditerranéen", bercé par une culture oublieuse de ses racines chrétiennes mais vivace. "Les êtres dit-il, étaient portés, ils vivaient, sans le savoir, sur une ancienne et savoureuse cuisson des choses de la terre au feu de l’Évangile."

Même le socialisme de son grand-père, "n’était pas une haine de classe, mais une exigence morale. Il ignorait le ressentiment. Mon grand-père était socialiste à l’intérieur d’une civilisation." Par certains côtés, son parcours fait écho à celui des chrétiens convertis des premiers siècles : la Méditerranée, une culture laïque ou plutôt publique, des hommes enracinés dans leur terre, et puis ici et là, la marque du christianisme, autrefois naissant, désormais disparaissant, malgré les églises romanes de Saint-Guilhem-le-Désert ou de Maguelone. Lui revient un lointain souvenir, une immense croix vert-de-grisée. Sur la croix, un homme mort. Au-dessus de sa tête, une inscription : I.N.R.I. "Je pensais que c’était le nom de l’homme." Pourtant c’est aussi ce monde qui l’éveille au premier stade de sa vie spirituelle, la découverte de la beauté : "Comme j’ai pu haïr la trop verte Île-de-France, où tout est végétal, mouillé, même la roche, même le ciel – une chair opaque, omnipotente. Tandis qu’en pays méditerranéen, dès qu’on accède aux plateaux solitaires, c’est le feu qui se cristallise. La chair elle-même est céleste."

Pour passer de cette lumière de l’enfance, à celle, incréée, des Pères de l’Église, il devra pourtant encore se libérer des "maîtres du soupçon" (Marx, Nietzsche, Freud), vaincre son nihilisme, surmonter la tentation du suicide. Si certains doutent encore qu’un livre peut changer une vie, il faut l’entendre parler de sa découverte, pendant la guerre, d’Esprit et Liberté du philosophe russe Nicolas Berdiaev. Le jeune homme s’apprêtait à rejoindre la Résistance. Le germe de sa re-naissance était planté même si toutes les digues de son éducation "laïciste" n’étaient pas encore rompues à commencer par cette "répugnance instinctive et qui s’enracinait dans (s)on enfance".

"Le catholicisme, on me l’avait présenté comme une énorme et sournoise puissance terrestre, répressive, castratrice. La lecture de Nicolas Berdiaev a été pour moi déterminante car elle m’a permis d’entrevoir un christianisme non pas moralisateur – tel que mes parents et tant d’autres l’imaginaient –, mais profondément libérateur". Ce n’est donc pas vers le catholicisme qu’il se tournera, ni vers le protestantisme de ses ancêtres cévenols, mais vers cette église orthodoxe et ses grands penseurs (Berdiaev, Lossky, Boulgakov…) exilés par la révolution d’Octobre, dont il est devenu – ironie du destin – l’un des principaux continuateurs.

Une relation charnelle avec le divin

Olivier Clément reçoit le baptême à trente ans ("désormais la lumière était en dedans"); l’agrégé d’histoire – il enseignera longtemps au lycée Louis-le-Grand – se révèle un philosophe religieux de premier plan, affranchi des scléroses et des tabous du christianisme occidental. Le sien passe par le mystère des visages, une relation presque charnelle avec le divin comme dans ses traditions de l’Inde au sein desquelles il dit s’être un temps "dilaté". Car Olivier Clément n’a rien du penseur en chambre, rien d’éthéré. Chez lui la révélation chrétienne est d’abord une révélation de l’humain, l’avènement de la personne, "un accomplissement de l’humain dans le divin". Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’au sein même du monde orthodoxe, ses audaces aient toujours été jugées très canoniques à commencer par son rejet du confessionnalisme… Peu importe d’ailleurs, c’est à travers lui que toute une tradition théologique négligée a été diffusée en France. De même que la découverte de ses livres et d’un christianisme débarrassé des scories de l’histoire ou des pesanteurs sociologiques a été pour beaucoup une décisive révélation. Mais Olivier Clément est plus qu’un passeur. Son œuvre est une invitation à revenir à la source, souvent ignorée des chrétiens eux-mêmes, du message évangélique. Dans une perspective de sursaut créateur.

Ses contemporains se tournent-ils vers les philosophies orientales, qu’il y puise une nouvelle espérance : "On peut imaginer un christianisme renouvelé par cette connaissance des Orients, comme les Pères de l’Église ont été irrigués par la pensée antique…" Dans les dernières pages des Mémoires d’espérance il évoque Plotin. "Âgé, malade, il parlait de la beauté d’une telle manière que les disciples affluaient."

Olivier Clément n’est peut-être pas Plotin mais de la beauté, ce vieil homme irradié du dedans en parle comme personne. Témoin ce jour en Grèce, où, dit-il, "baigné par une lumière encore plus intense que celle de mon enfance, je suis entré dans la fraîcheur d’une église : la coupole reprenait la ronde bénédiction du ciel, mais un visage s’y inscrivait. Entrer dans cette église avait résumé mon chemin : de l’azur vide à l’azur plein, de l’azur fermé sur sa propre beauté, mais au-delà tout est ténèbres, à l’azur rayonnant autour du Visage des visages. De la lumière à l’autre Lumière."

http://signes-et-symboles.org/dossiers-symbole/index.php/


Orthodoxie : Le mystère de la personne

(Entretien « Nouvelles clés » avec Olivier Clément)

Olivier Clément au Congrès
de la Fraternité orthodoxe, 1982

Nous avons voulu le rencontrer, après une série de conférences remarquables données à la communauté de Saint Gervais, à Paris, d’où se dégageait notamment une question : qu’est ce qu’une personne humaine ?

En ces temps où le mot " spiritualité " vacille un peu dans tous les sens, tous ceux qui cherchent un retour aux sources pour enraciner leur pratique se sentiront littéralement transfusés en lisant ou en écoutant Olivier Clément.

Attaché à la rencontre en profondeur de l’Orient et de l’Occident chrétiens, ainsi que du christianisme et de la modernité, ce penseur parle de la réconciliation entre l’intelligence et le cœur et de la transfiguration de la chair et du cosmos, avec une ardeur contagieuse.

Un livre peut changer la vie d’un homme. Ce fut le cas pour Olivier Clément qui, au cours de sa jeunesse, découvrit par hasard l’œuvre du philosophe russe Nicolas Berdiaev. À la suite de cette lecture, alors qu’il était athée et hanté par l’idée du suicide, Clément devint chrétien orthodoxe. Il raconte cette métamorphose avec une simplicité et une sincérité bouleversantes dans son autobiographie spirituelle intitulée L’Autre Soleil (éd. Stock, 1986)

Nous avons voulu le rencontrer, après une série de conférences remarquables données à la communauté de Saint Gervais, à Paris, d’où se dégageait notamment une question : qu’est ce qu’une personne humaine ?

Nouvelles Clés : Résoudre le mystère de la personne semble parfois trop ambitieux pour l’humanité, bien que chacun en ait des intuitions. Le retour de notions anciennes, comme celle de réincarnation, vous apparaît-il comme une illusion d’optique ?

Olivier Clément : Il n’y a qu’une vie. Mais comme nous ne sommes séparés de personne, nous pouvons avoir un lien privilégié avec tel ou tel défunt avec qui nous sommes " un ". Alors, nous pouvons nous " rappeler " ce qui est arrivé à cette personne. " Ce n’est pas à moi et c’est à moi que c’est arrivé puisque nous sommes en communion. " Je connais un moine du mont Athos dont le père spirituel est Saint Isaac le Syrien, qui vivait pourtant au viie siècle.

N. C. : Et avec qui il se sent en résonance forte ?

O. C. : Absolument. On en voit un exemple dans Les Récits du pèlerin russe. Après la mort de son starets, le héros continue à communiquer avec lui. Une nuit, alors qu’il est tourmenté par une question, le starets lui apparaît en songe. Il lui dit : " Ouvre ta Philocalie " et, toujours dans le rêve, il marque un passage en marge avec un charbon. Quand le héros se réveille, la Philocalie est là, ouverte, avec la trace du charbon en marge. Et pourquoi pas ? Je crois que nous sommes reliés aux morts par une lignée spirituelle ou charnelle que nous portons en nous : nos ancêtres, nos pères spirituels. Ce n’est pas exactement une réincarnation. Il y a résurrection et possibilité d’une communion et d’une mémoire, mais d’une mémoire vivante avec tel ou tel être du passé qui m’est proche et que je porte d’une certaine façon en moi. Je pense qu’à l’origine, même en Inde, le mot réincarnation ne voulait pas dire ce qu’il signifie maintenant. Pour une raison simple : dans l’Inde ancienne, on estimait que la condition humaine assumait toute la réalité cosmique sensible et que par conséquent on ne risquait pas de se réincarner dans un crapaud ou dans une étoile, puisque l’homme est déjà crapaud et étoile. Donc l’Inde ancienne pensait que le Soi pouvait, après la mort, pour un homme n’ayant pas atteint l’absolu, glisser dans d’autres états de l’existence universelle. Des états démoniaques ou angéliques, pouvant se refléter sur la terre dans telle ou telle créature hideuse ou sublime. De là, il y a eu déformation et matérialisation de cette notion de réincarnation. Au lieu de penser que l’âme de ce mort est entrée dans ce domaine de l’existence universelle qui est un domaine angélique et qui se symbolise par exemple dans la beauté du col d’un cygne, on dira qu’il est devenu un cygne. Je crois qu’il y a eu ce glissement de sens.

N. C. : Pourtant il est parfois dit que certains anciens chrétiens enseignaient la réincarnation ?

O. C. : Non, il enseignaient la métempsycose, le fait que l’âme passe après la mort par des états spirituels multiples. Ce qui rejoint la vision de l’Inde ancienne. Pour plusieurs Pères de l’Église, c’est très net : il y a un exode de l’âme à travers des états angéliques ou infernaux. On trouve à ce propos des histoires très jolies, un peu ridicules dans leur expression mais significatives. Elles racontent que chaque fois que l’on passe d’un état à un autre dans l’invisible, on rencontre une frontière gardée par des douaniers-démons, qui se jettent sur la malheureuse âme et lui arrachent tout ce qui les concerne. On pourrait croire qu’ils vont l’anéantir, en fait ils la purifient. Elle continue donc son chemin. Elle traverse des lignes de douanes et finalement, totalement purifiée, elle peut entrer dans la lumière éternelle.

N. C. : Ce sont les thèmes du Livre des morts tibétain ou de la légende de Guésar de Ling !

O. C. : Nous avons besoin de toutes ces expressions. Nous devons regarder tout cela. La vérité est inclusive et non pas exclusive. Le théologien Boulgakov disait : " Quand on parle des religions, il y a un pan-christianisme. " Il faut l’élargir pour qu’il devienne " pan " ! Je crois que les conceptions romaines sur la condition de l’âme après la mort ont tout gâché, avec cette idée que, automatiquement et sans qu’on n’y puisse plus rien, l’âme entre dans la vision béatifique, ou glisse en enfer, ou encore va au purgatoire.

N. C. : Le Cheikh Ben Tounès nous disait récemment sur la pluralité : " Aujourd’hui, on découvre la nécessaire bio-diversité et la diversité culturelle nous est toujours apparue comme une richesse. Pourquoi la diversité des approches métaphysiques ne serait-elle pas une richesse, elle aussi ? "

O. C. : Tout à fait d’accord. Il faut commencer par les écouter pour les connaître et non pas les rejeter d’un revers de main.

N. C. : À ce propos, qu’en est-il du dialogue inter-religieux pour les orthodoxes ?

O. C. : Ce dialogue avait été bien engagé en Russie avant la révolution. L’archimandrite Spiridon, extraordinaire personnage dont on a traduit les Missions en Sibérie, disait qu’il estimait tellement les sages bouddhistes qu’il n’osait même pas leur parler de baptême !

N. C. : Cette ouverture s’adressait-elle aussi aux traditions primordiales, aux chamans qui parlent des rapports de l’homme avec le cosmos ?

O. C. : Le père Serge Boulgakov, peut-être le plus grand théologien orthodoxe du XXe siècle, tenait à ce sujet des propos admirables. Théoricien marxiste avant la révolution, converti, ordonné prêtre, chassé par Lénine en 1922, il a créé l’Institut Saint-Serge à Paris, où il est mort en 1944. Selon sa doctrine, appelée sophiologie, toute la terre cherche à s’exprimer, à rencontrer la sagesse divine. Serge Boulgakov ajoute qu’il faut réintégrer les vieux mythes et symboles païens dans le christianisme. Pour moi, c’est tout à fait essentiel.

N. C. : Voyez-vous cela comme une invitation à des retrouvailles ?

O. C. : Nous portons en nous les fondements archaïques de la vie, le sens cosmique du spirituel. À cette nuance près que cela ne s’organise pas dans un but fusionnel, mais communionel. Cela devient une poétique de la communion des personnes et de la communion avec le Dieu vivant, lequel doit être pensé en termes négatifs : Il est au-delà de tout ce que nous pouvons dire.

N. C. : Et qu’en est-il du dialogue inter-religieux actuel ?

O. C. : Un dialogue méritant notre attention se produit avec l’Islam à Antioche, au Liban et en Syrie, où l’on essaye de traduire les catégories chrétiennes dans le langage du Coran.

Ceci dit, actuellement l’Église orthodoxe est bloquée et il est certain que les milieux intégristes ne sont pas très tentés par le dialogue inter-religieux. En Californie, un Américain devenu orthodoxe fanatique, Séraphim Rose, écrit des livres incendiaires où il traite les bouddhistes, les hindouistes et tout ce qui n’est pas l’orthodoxie selon Séraphim Rose, de démons et de damnés. Ce genre de discours ne va pas très loin !

N. C. : L’intégrisme affecte-t-il toute l’Église orthodoxe ?

O. C. : Ce sont des Églises divisées. En Russie, la discorde cristallise autour du problème de la langue liturgique, le slavon, une langue très belle, créée à la fin du premier millénaire par les missionnaires byzantins. Elle a joué un rôle matriciel pour le russe, mais les gens ne la comprennent plus. Les réformateurs voudraient simplement des changements liturgiques simples : russifier discrètement le slavon, faire participer le peuple à la célébration, alléger l’iconostase, cette cloison couverte d’icônes qui sépare la nef du sanctuaire. Ils garderaient les textes traditionnels, cette si belle liturgie, et ces pratiques para-liturgiques souvent extrêmement touchantes, comme la bénédiction des aliments. Mais on essayerait de rendre tout cela plus intelligible.

De l’autre côté fleurit l’intégrisme, en progression pour des raisons complexes. Les conservateurs et les intégristes ont actuellement l’air de l’emporter. Le patriarcat va dans ce sens. Tous les gens qui travaillaient pour une rénovation de la liturgie et de la pensée ont été excommuniés à tour de bras ces dernières années. À Ekaterinbourg au mois de mai dernier, des livres des meilleurs théologiens orthodoxes du XXe siècle ont été brûlés sur l’ordre d’un jeune évêque qui les jugeait beaucoup trop modernes !

N. C. : Pourquoi cette radicalisation ?

O. C. : Elle vient en partie du fait que l’Occident s’est montré très décevant. Après la perestroïka, la sous-culture américaine est arrivée, avec les fast-food, puis le sexe, le fric, la drogue, les sectes. Cela a provoqué une réaction de rejet et de repli chez certains, avec la nostalgie d’une Église d’État et, dans une certaine extrême-droite née du communisme, d’une Église aussi antisémite que nationaliste. De la part d’un bon nombre de gens d’Église, on devine l’espoir que l’État les protégera s’ils prennent le pouvoir avec lui.

N. C. : Comment tout cela finira-t-il ?

O. C. : À long terme, je suis optimiste, bien que seulement cinquante cinq pour cent des Russes se disent baptisés. Beaucoup l’ont fait au moment de la perestroïka et se sont perdus ensuite dans la nature. Les pratiquants représentent aujourd’hui un et demi pour cent de la population.

N. C. : Ce fut donc un feu de paille ?

O. C. : N’oublions pas que dans le monde orthodoxe, un lien très étroit relie l’Église et la nation, que l’Église a bénie, fortifiée, soutenue, notamment sous le régime tsariste ou dans les pays soumis par l’Empire ottoman. Et l’on ressent dans tout l’ancien bloc de l’Est un besoin de retrouver une continuité nationale, une mémoire et un sentiment d’appartenance, plus encore qu’une foi personnelle. Cela n’a pas donné beaucoup de nouveaux fidèles. Il n’y avait d’ailleurs personne pour les accueillir et les catéchiser. Comme le conservatisme a actuellement le vent en poupe, énormément de jeunes et d’intellectuels ouverts, intelligents, profonds n’ont pas la possibilité de s’exprimer pleinement dans l’Église. Ils le font en marge. Avec eux, toute une grande pensée orthodoxe se reconstitue, mais avant qu’ils puissent entrer dans l’Église et modifier sa politique globale, il faudra beaucoup de temps. Dans l’immédiat, je pense qu’ils vont subir beaucoup d’épreuves. Les temps sont très durs.

N. C. : Un grand concile réformateur comme Vatican II est-il envisageable pour l’Église d’Orient ?

O. C. : Actuellement non. Les tentatives d’adaptation à une certaine modernité ont avorté au début du siècle. Un concile s’était préparé en 1905 en Russie, mais l’empereur Nicolas II, beaucoup trop timide et timoré, n’osa pas le convoquer officiellement. Il se réunit à Moscou en 1917 et 1918, entre la chute du régime tsariste et l’établissement de la dictature communiste.

Il ébaucha toute une réforme intérieure de l’Église, proposant en particulier une plus grande responsabilité des laïques dans la vie paroissiale et l’élection des évêques par le clergé et le peuple, l’évêque étant bien sûr consacré ensuite par ses pairs. Ainsi Benjamin de Petrograd, élu par le peuple au cours de la révolution, fut métropolite jusqu’à ce que Lénine le fasse fusiller en 1922. De même, il y eut des tentatives intéressantes à Constantinople. Puis tout fut écrasé par la politique, la révolution Russe bien sûr, mais aussi la révolution turque qui chassa les Grecs habitant l’Asie Mineure. Le patriarcat fut extrêmement affaibli et ne put pousser à bout ces velléités de réforme. Au contraire, une espèce de crispation intégriste s’installa. En Russie, puis dans les autres pays communistes, il fallait faire face aux persécutions. Pour cela, aujourd’hui on se replie, on se crispe sur ce que l’on a, on y tient. Les évêques les plus remarquables furent déportés et tués. Ceux qui ont été mis en place dans les dernières décennies - au temps de la stagnation - sont toujours aussi stagnants, mais ils tiennent le pouvoir. Réunir un concile aujourd’hui ne serait donc pas forcément une bonne chose. Il faut attendre que de jeunes générations se manifestent dans ces pays et que toute une pensée se reconstitue. Je crois que ce sera le cas. Il faut beaucoup de patience.

N. C. : Sur le fond, on sait que Rome a davantage bâti sa symbolique autour du Vendredi saint et Byzance autour du dimanche de Pâques. Que pensez- vous de cette différence ?

O. C. : L’Occident me paraît avoir été très influencé par la théologie de la Rédemption, développée par Anselme de Canterbury au xie siècle. Il considérait que le péché originel était une offense d’une portée infinie puisqu’elle était faite à Dieu. Il fallait donc les souffrances d’un Dieu incarné pour la réparer. Ces idées ont conduit l’Occident à développer tout un culte des mérites et des souffrances du Christ, qui auraient changé les humeurs du Père et nous L’auraient rendu à nouveau favorable. L’Orient n’a jamais défendu cette thèse. Il a gardé, notamment dans sa liturgie et chez les Pères de l’Église (ceux de l’Église de Rome ne sont pas différents à cet égard), cette vision très simple selon laquelle réparer le péché reste secondaire. Il s’agit pour Dieu de réaliser son plan, qui est de déifier l’homme. Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu. L’Orient n’ignore pas le mystère de la croix, à savoir que Dieu incarné descend dans l’abîme du mal et de l’enfer pour tout remplir de sa lumière. Mais c’est cette lumière qui constitue l’essentiel. Aujourd’hui en Occident, la conception d’Anselme est abandonnée. La sensibilité populaire est cependant restée profondément marquée par toute cette histoire de souffrances nécessaires à la réparation.

Il y a là, je crois, quelque chose de grave et de très important. L’Occident a eu tendance a oublier l’ouverture sur la déification. Cette possibilité existe pourtant. En Christ s’ouvre l’ère du Saint-Esprit. Son but est de transformer l’homme, de le pénétrer totalement par la lumière divine, de le transfigurer et de l’aider à devenir un homme qui va transfigurer le monde.

N. C. : Il y a quelque chose de très émouvant à vous entendre dire : " En tant que croyant orthodoxe, je crois à la résurrection de la chair ".

O. C. : C’est le credo des apôtres. Qu’est-ce qu’une personne, sinon un visage donné à la matière du monde ? Je pense que viendra un moment où l’Esprit soufflera si fort que toutes les haines, les bêtises, les séparations, les cruautés seront balayées et le monde apparaîtra transfiguré. Chacun de nous s’inscrira dans cette matière du monde transfiguré, et ce sera la résurrection de la chair - chaque personne, dans ce qu’elle a d’unique, assumant le monde transfiguré. Nous avons un pressentiment de cela dans ce que disent les Évangiles, d’une manière balbutiante, sur la condition du Christ entre sa résurrection et son ascension. Quand il échappe aux modalités du temps et de l’espace déchus, qui séparent et isolent. Il est, par exemple, présent dans plusieurs endroits à la fois.

N. C. : Ce qui fait entrer en scène " le corps de gloire " ?

O. C. : Le corps de gloire et le corps de résurrection sont une seule et même chose. La " personne " puise dans le monde glorifié un corps de gloire. Et c’est le monde glorifié qui sera son corps de gloire.

N. C. : Dans cette personne, qu’est-ce qui est éternel ? Le corps, l’âme ou l’esprit ?

O. C. : Ils sont tous les trois appelés à l’éternité par la médiation de la personne en Dieu et à travers le cosmos transfiguré. Tout sera transfiguré, notre corps et notre intelligence. Évidemment, on ne peut exprimer cela qu’au travers de petits récits ayant l’air naïf, sinon idiot. Je pense par exemple à un très beau passage de Mereskovski dans un de ses livres. Il parle d’un vieil homme qui dit : " Pour moi, le royaume de Dieu, c’est très simple. J’aimais beaucoup ma femme, alors je pense qu’elle sera là et tout sera comme c’était dans les moments les plus beaux. Et il n’y aura pas de mort, pas de séparation. Voilà. " C’est ce que nous pressentons tous dans certains moments de joie et de plénitude. Mais ils s’effacent et finalement vient la mort. Imaginez que ces instants ne s’effacent pas, qu’il n’y ait plus de mort !

N. C. : Vous pensez à tous ceux qui nous ont quittés ?

O. C. : Ils sont toujours vivants. Je pense que la personne échappe à la mort et qu’en elle tout s’inscrit et tout s’inscrira.

N. C. : Borges disait dans une conférence sur l’immortalité : " Je ne voudrais surtout pas m’appeler Borges dans l’Au-delà " !

O. C. : On s’en doute. Il ne sera pas appelé Borges. Ce n’est pas notre nom de famille qui compte. Quand on communie dans une église orthodoxe, le prêtre vous demande votre prénom et il dit : " Le serviteur Untel communie. "

Alain Valade et Jean Puy

Source de l'article : http://www.nouvellescles.com/article.php3?id_article=439


L'Orthodoxie en France

par Olivier Clément

Extraits de la communication présentée par Olivier CLÉMENT, historien et théologien orthodoxe, lors de la Journée de l'orthodoxie en France, organisée par l'Assemblée des évêques orthodoxes de France, le 24 mai 2001, dans les locaux de l'UNESCO, à Paris {lSOP).

Âgé aujourd'hui de 79 ans, Olivier CLÉMENT est professeur à l'Institut de théologie orthodoxe de Paris {Institut Saint-Serge). Auteur d'une trentaine d'ouvrages sur l'histoire, la théologie et la spiritualité orthodoxes, responsable de la rédaction de la revue Contacts depuis 1959, il est l'un des théologiens les plus marquants de l'Église orthodoxe aujourd'hui.

L'Église orthodoxe n'est plus aujourd'hui en France un ensemble sans unité, de communautés exotiques. Elle s'est largement insérée dans la vie religieuse et culturelle de notre pays. [. ..] Ce sont les grandes émigrations de l'entre-deux-guerres qui ont donné consistance à la présence orthodoxe en France.

Les grandes émigrations

En 1920 et dans les années suivantes, des foules de réfugiés russes, fuyant la révolution finalement victorieuse après la guerre civile, arrivent en France. La plupart des intellectuels parlaient français. Les industriels français, d'autre part, faisaient venir par groupes entiers une main-d'oeuvre populaire. D'après les statistiques de la Société des Nations, on peut dire que sur les 2 100 000 Russes qui ont fui leur pays, 400 000 environ se sont alors établis en France. Paris est ainsi devenue la capitale de l'émigration russe. Les quelques églises construites avant 1920 deviennent des paroisses qui adoptent le statut d'associations cultuelles selon la loi de 1905. Mais surtout se multiplient un peu partout, notamment à Paris dans le 159 arrondissement, de petites communautés, émouvantes de foi et de pauvreté, installées dans des garages ou des ateliers. En province, ce sont souvent des paroisses ouvrières, en Lorraine, au pays de Montbéliard, dans les Alpes du Nord, la région du Creusot, celle de Caen. Les intellectuels se regroupent autour de l'Institut Saint-Serge, créé en 1925. Beaucoup de ces paroisses improvisées sont desservies par des hommes tard venus au sacerdoce, la plupart mariés, presque tous mûris par l'apocalypse intra-historique qu'ils ont traversée. [. ..]

L'autre émigration massive, presque contemporaine, fut celle des Grecs d'Asie Mineure, après le désastre de 1922-1923 et 1"'échange des populations". La France accueillit alors plusieurs dizaines de milliers de réfugiés, venant principalement de Smyrne, d'Aïvala, de Brousse, puis de Cappadoce, du Pont-Euxin, de Constantinople. On peut noter trois principaux centres d'implantation: d'abord la région parisienne, avec ses artisans de la confection, de la fourrure, de la chaussure, que le romancier francQ-grec Clément Lépidis a si bien évoqués; puis la région lyonnaise, avec les ouvriers de Saint-Etienne et des Alpes du Nord; enfin et surtout la région de Marseille, où se sont multipliées les paroisses populaires, jusque dans le delta du Rhône. Dans les années 30, fuyant la domination italienne sur le Dodécanèse, sont aussi arrivés en France de nombreux habitants de ces Îles. [. ..]

Depuis 1945, la communauté orthodoxe s'est à la fois diversifiée et largement intégrée dans la société française. L'émigration grecque s'est développée de manière individuelle ou par petits groupes. [...] Depuis la chute du "mur", ceux qu'on appelle les "nouveaux Russes" affluent dans notre pays, renforçant d'une manière inattendue une diaspora qui semblait exténuée. Simultanément, l'immigration orthodoxe s'est diversifiée: avec des Roumains, venus pour des raisons politiques, plus récemment intellectuelles ou économiques, des Serbes très nombreux quittent les convulsions et la pauvreté yougoslaves, des Antiochiens, Libanais et Syriens, fuyant la guerre et l'effondrement économique...

L'insertion dans la société française

Depuis les années 70-80, une mutation s'opère dans les milieux orthodoxes; si l'on met à part l'émigration serbe, on est frappé par leur insertion dans la société française. Beaucoup d'émigrés grecs, très pauvres dans le contexte de la crise économique des années 30, se sont affirmés à force de travail et d'intelligence, certains sont devenus de grands couturiers, des hommes d'affaires ou des commerçants d'envergure. Nombre de leurs enfants et petits-enfants remplissent aujourd'hui des rôles ,de premier plan, médecins, ingénieurs, avocats, grands universitaires. [. ..] Simultanément, l'Eglise grecque, bien épaulée par l'Eglise-mère, qui n'a cessé d'envoyer en France des prêtres et des enseignants, a réussi à garder parmi ses fidèles ouvriers et artisans. Par contre dans les milieux d'origine russe, l'élément prolétarien s'est le plus souvent dissous dans les masses françaises. Pourtant ce sont les orthodoxes d'origine russe et, faut-il ajouter, roumaine, qui jouent le rôle le plus important dans l'intelligentsia orthodoxe française, tandis que quelques milliers de Français de souche sont entrés dans l'orthodoxie. L'institut Saint- Serge s'est ouvert à des étudiants et des professeurs de toutes origines et dispense maintenant son enseignement en français. L'enseignement par correspondance qu'il organise touche environ deux cents personnes, surtout en France.

Devant cette situation, l'Église orthodoxe a réagi de deux manières opposées: la tentation, aujourd'hui avortée, d'organiser systématiquement une "orthodoxie française" ; la lente et prudente évolution vers une coordination des forces traditionnelles, d'abord, mais non uniquement, au niveau épiscopal.

La tentation d'une "orthodoxie française"

De jeunes intellectuels fervents et militants avaient organisé dans l'entre-d,eux-guerres une "Confrérie de Saint-Photius". Face au monolithisme clos et à l'unionisme de l'Eglise catholique d'alors, la Confrérie affirmait l'universalité de l'orthodoxie et sa vocation 1) assumer l'héritage spirituel de la France. La rencontre de la "Confrérie" et d'une "petite Eglise" détachée du catholicisme, et passée par divers milieux "libéraux" et théosophiques, permit la naissance, en 1937, de "l'Eglise catholique orthodoxe de France", ECOF, alors patronnée par le patriarcat de Moscou. Après la seconde guerre mondiale, cette communauté erra de juridiction en juridiction à cause des libertés qu'elle prenait avec l'ecclésiologie et la spiritualité traditionnelles. Elle développa assez vite une idéologie spécifique de type nationaliste et uniate inversée: faire ressurgir la Gaule "orthodoxe" de l'époque mérovingienne, opposer à un catholicisme "romain" un catholicisme orthodoxe proprement français. Elle utilisait une liturgie "gallicane", en fait création hybride, et réunissait presque uniquement des convertis. Elle ouvrait sa communion, d'une manière systématique, aux catholiques et aux protestants, non dans une perspective d'"hospitalité eucharistique" mais comme un moyen de prosélytisme.

Cette communauté, qui compta jusqu'à environ 10 000 membres et bien plus de sympathisants, pénétra assez profondément la société française. [. ..] Pourtant l'ECOF n'allait pas sans dérives sectaires. Elle n'était pas reconnue par les autres évêques orthodoxes établis en France, à cause de son laxisme canonique, de son ecclésiologie nationaliste, de certaines fantaisies de son enseignement. Longtemps protégée par l'Eglise de Roumanie, pour des raisons surtout politiques, elle fut abandonnée par elle en 1993 et depuis s'est peu à peu décomposée.

La lente coordination d'une "orthodoxie traditionnelle"

La voie durablement choisie par l'Église orthodoxe en France est donc celle d'une lente coordination des forces, traditionnelles. Avec la venue des nouvelles immigrations, les "juridictions" s'étaient multipliées. L'Eglise grecque est devenue une métropole en 1963, l'Eglise d'origine russe, restée fidèle à Constantinople malgré diverses vicissitudes, est devenue tout récemment un exarchat autonome du patriarcat oecuménique. En 1969-1974 fut créé un diocèse du patriarcat de Serbie, en 1980 un diocèse du patriarcat de Roumanie, en 1980 ce fut aussi le tour du patriarcat d'Antioche. [...]

Simultanément, pour surmonter cet éparpillement ou plutôt le transformer en une richesse multiple, dans les années 60, peu à peu, un groupe de laïcs secondés par des prêtres de grande valeur comme le père Lev Gillet et le père Boris Bobrinskoy, a créé une Fraternité orthodoxe qui réunissait des jeunes de toutes les juridictions, en leur demandant de mettre en commun leurs patrimoines culturels et spirituels. Ouverte aussi peu à peu aux adultes, la Fraternité cherche à favoriser l'amitié entre orthodoxes et l'approfondissement de leur foi. Depuis 1971, elle organise tous les trois ans des congrès de célébration et de réflexion qui réunissent plus de 700 personnes. Le dernier s'est tenu à Paray-Ie-Monial en 1999. La Fraternité a permis aussi l'apparition de fraternités régionales avec leurs propres rassemblements souvent annuels. Comme l'écrit le père Jean Roberti, ces "réseaux transversaux" ont manifesté l'existence de communautés vivantes en province, "ils ont fait comprendre que des laïcs étaient capables de prendre en main l'organisation matérielle des communautés; ils ont montré à la hiérarchie épiscopale que la francophonie était devenue une réalité" (J.-C. Roberti, Etre orthodoxe en France, Hachette, 1998, p.63).

Dans la plupart des juridictions apparaissent alors des paroisses francophones de rite traditionnel syro-byzantin, une trentaine environ aujourd'hui, à quoi il faut ajouter une dizaine de petites communautés monastiques... Témoignage exemplaire, paisible, de pure prière et accueil. [.. .]

L'épiscopat a tenté de répondre à ces évolutions en se rassemblant d'abord en un Comité inter-épiscopal, ensuite, plus récemment - en 1997 - en une Assemblée d'évêques qui s'est dotée de plusieurs commissions.

Au total, on peut évaluer aujourd'hui le nombre des baptisés orthodoxes en France à environ 300 000, surtout si l'on tient compte des récentes émigrations balkaniques, russes et proche- orientales. A quoi il faudrait ajouter le même nombre d'Arméniens, dont la foi est la même, mais qui restent à part.

Le témoignage orthodoxe en France

L'importance du témoignage orthodoxe en France dépasse de beaucoup l'importance numérique de nos communautés. La première émigration russe, en effet, celle des années 20, a introduit dans ce pays une élite de théologiens et de "philosophes religieux" qui, du reste, parlaient français. La plupart se sont regroupés autour de l'Institut Saint-Serge et de la revue Pout' (le Chemin) dont le responsable était le philosophe Nicolas Berdiaev. Ils ont pu ainsi faire porter fruit à l'étonnant renouveau intellectuel et spirituel qu'avait connu au début du siècle l'intelligentsia chrétienne de Russie, au carrefour de la tradition hésychaste (par les "onomatodoxes", en particulier) et d'une modernité représentée surtout par Dostoïevski et Nietzsche. Un Berdiaev a célébré la personne et la liberté, et marqué le mouvement personnaliste français (le groupe et la revue Esprit, puis Leiris et Moré), un Chestov a fécondé la pensée "existentialiste", notamment celle de Camus. Un Boulgakov a donné au christianisme une dimension cosmique et marqué la théologie d'un père Louis Bouyer et la gnose d'un Henry Corbin.

La génération suivante était née au début du siècle, ses représentants avaient souvent achevé leurs études à la Sorbonne. La plupart ont écrit directement en français. Ils ont réalisé une rencontre décisive entre l'hellénisme chrétien et la théologie russe. Celle-ci a pris pleinement conscience de ses racines patristiques et byzantines. Ainsi s'est élaboré, avec un Lossky, un Florovsky, un Krivochéine, une Myrrha Lot-Borodine, le renouveau néo-patristique et néo-palamite. En même temps, Nicolas Afanassieff formulait son '.ecclésiologie eucharistique", point de départ de l'ecclésiologie de communion qui, aujourd'hui, s'est plus ou moins imposée dans la plupart des confessions chrétiennes. Paul Evdokimov a tenté la synthèse de la grande Tradition ainsi retrouvée et des meilleures intuitions des "philosophes religieux".

La génération suivante, née en France dans les années 1920-1935 a donné une pléiade de grands théologiens néo-patristiques qui ont renouvelé l'approche orthodoxe du dogme et de l'Eglise. [...] Parallèlement, une vocation semblable s'est éveillée dans les milieux grecs, avec surtout la grande oeuvre catéchétique du père Cyrille Argenti. Sont apparus aussi, et c'est très significatif, des penseurs orthodoxes qui étaient ou sont des Français de souche [...]

Après des années d'incertitude liées à l'affaiblissement biologique de l'émigration russe, une relève se précise maintenant avec une pléiade d'hommes jeunes dont -signe des temps -aucun n'est d'origine russe. [...]

Une orthodoxie ouverte

L'avenir reste précaire, comme le souligne la situation en province. Les prêtres manquent, ou sont insuffisamment formés. Parmi les prêtres venus pour un temps de l'étranger, seuls les Roumains et surtout ceux qui poursuivent à Saint-Serge des études de doctorat, sont d'une aide précieuse. Connaissant déjà ou apprenant vite le français, ils s'adaptent de la manière la plus heureuse et peuvent animer, dans la région parisienne, des communautés francophones. Paradoxalement, dans une église qui met si fortement l'accent sur la vie liturgique, beaucoup de paroisses de la province plus lointaine n'ont qu'une liturgie eucharistique par mois, ne parviennent pas à disposer d'un chceur, manquent de toute catéchèse (J.-C. Roberti, op. cit., p. 196). Seuls, le renforcement et l'action vraiment commune de l'Assemblée des évêques pourront remédier à cette situation.

Mais le véritable problème pour les orthodoxes en France est de parvenir à se situer, aussi bien par rapport aux Eglises dont ils sont originellement issus que par rapport aux traditions culturelles et religieuses de la France.

Globalement, en ce qui concerne le premier aspect du problème, on peut dire que ce que l'on a appelé, d'une manière vague et commode, "l'école de Paris" a su unir le se~s de la Tradition et celui d'une libre recherche, a su mettre au service de l'orthodoxie les vertus Intellectuelles de l'Occident. Cette "école" a compris la situation nouvelle des chrétiens dans une société sécularisée et loin d'avoir peur ou de maudire, elle a vu dans cette situation l'appel à une foi plus consciente, plus personnelle, discrètement rayonnante. Pour prendre un exemple précis, les éditions en langue russe YMCA-Press et le témoignage en Russie, où il se rend souvent, de leur directeur, Nikita Struve, ont contribué puissamment à renforcer là-bas le courant, minoritaire certes mais important, d'une orthodoxie ouverte. Plus largement, c'est bien d'un,e telle orthodoxie que nous sommes amenés à porter témoignage, au moment où tant d'Eglises locales accentuent l'autocéphalisme, le ritualisme et la xénophobie.

Une présence respectueuse et discrète

Il importe d'autre part de situer d'une manière juste le témoignage orthodoxe en France. Nous ne devons pas oublier que la France, à la différence des Etats-Unis, est une très vieille terre chrétienne, jusque dans ses divisions: je pense aux trois grands courants de son histoire spirituelle: le courant catholique, celui de la Réforme et l'humanisme républicain et socialiste, souvent évangélique (il suffit de relire Victor Hugo !). De saint Irénée de Lyon au 28 siècle, au Moyen-Âge, avec la théologie cistercienne, les synthèses opposées et complémentaires de saint Thomas d'Aquin et de saint Bonaventure, et la mystique rhénane qu'aimait tant Vladimir Lossky, la France a fait partie de l'Église indivise"qui ignorait l'usage confessionnel des mots "catholique" et "orthodoxe". Plus tard le ferment de l'Eglise une n'a jamais cessé d'agir dans ce pays! Que l'on pense à Agrippa d'Aubigné et à Pascal, à l'école de spiritualité du 178 siècle, nourrie des Pères grecs, ou encore à la floraison moderne de sainteté, de Benoît Labre, ce fol en Christ, à Thérèse de Lisieux; sans oublier la grande littérature chrétienne du 208 siècle, avec Blois, Péguy, Claudel et Bernanos.

Notre présence ici doit donc être respectueuse et discrète, pour un approfondissement commun. L'icône, la "prière de Jésus", certains aspects de la liturgie syro-byzantine, se sont répandus spontanément, et nous aidons à les faire mieux comprendre, tout en nous ouvrant de notre côté à l'héritage et aux recherches d'une spiritualité vivante et de tant d'interrogations concernant l'engagement des chrétiens dans la société contemporaine. Si nous pouvons aider les chrétiens d'Occident à retrouver pleinement leurs racines, ils nous aideront, de leur côté, à comprendre que tout n'a pas été dit, qu'on ne peut se contenter de répéter les Pères, que l'Esprit souffle toujours pour que la Tradition, si nous voulons qu'elle reste vivante, soit créatrice. ..Certes, on nous traitera, ici ou là de "modernistes", mais c'est le risque même de la vie. L'Assemblée des évêques orthodoxes de France évoluera sans doute dans un sens quelque peu synodal. Si l'avenir est sans doute dans l'organisation d'une Église locale, ce ne pourra être que d'une manière originale. Originale parce que nous re sommes pas ici, je viens de le dire, en pays de mission, et parce que ce n'est pas une seule Eglise autocéphale que nous devons représenter, mais toute l'orthodoxie, dans sa riche diversité, et compte tenu de la "sollicitude" de Constantinople pour les communautés de la diaspora. Je sais que ces derniers mots irriteront certains. Qu'ils considèrent plutôt l'assaut multiple actuellement livré au christianisme, et nos petites querelles intérieures leur sembleront dérisoires. Est-il vrai que le Christ est ressuscité ? Ou sommes-nous des menteurs qui se contentent de bien chanter ? Si le Christ est vraiment ressuscité, un peu en nous aussi, si peu que ce soit, alors soyons assurés que quelles que soient les difficultés, l'amour et l'intelligence vaincront.

(Le titre et les intertitres sont de la rédaction du SOP)


 L'éveil par l'art

par Olivier Clément

Dans la démarche de l’artiste, dans la démarche de tout homme qui s’arrache au somnambulisme, il y a ébranlement, interrogation sur le sens, creusement. Ou, plus simplement, et d’un mot qui résume tout, éveil. Les vieux ascètes disaient que le plus grand des péchés est l’oubli : devenir opaque, insensible, tantôt fiévreusement affairé, tantôt lourdement sensuel, incapable de faire un instant de silence, de s’étonner, de chanceler devant l’abîme, qu’il soit d’horreur ou de jubilation. Incapable d’admirer et d’aimer. Incapable d’accueillir les êtres et les choses. Insensible aux sollicitations secrètes, constantes pourtant, de Dieu.

L’art, ici, nous éveille. Il nous approfondit dans l’existence. Il fait de nous des hommes et non des machines – ou des " animaux dénaturés ". Il nous rend nos joies solaires et nos blessures saignantes. Il nous ouvre à l’angoisse et à l’émerveillement. L’art de l’icône est un support de contemplation, la possibilité de connaître Dieu par une certaine beauté, celle, dit Denys l’Aréopagite, " qui suscite toute communion ". J’inverserai volontiers la formule en disant : la beauté que suscite toute communion. Dans cet art, comme le montrent les images ici reproduites, il est moins question du " sacré " que du " saint " (Dieu n’est pas trois fois sacré, il est trois fois saint). Le " saint " se répand, il veut embraser " l’uni-totalité ". Le " profane ", en réalité est profané : il faut le libérer du mensonge, de ce que Berdiaev appelle l’ " objectivation ", pour qu’il s’illumine au grand soleil de la Transfiguration. La sainteté relie, s’exprime dans la flamme des choses et l’icône du visage. Le Christ enfant a un visage grave et profond, l’Ancien des jours un regard adolescent. " En ce jour, dit le prophète Zacharie (14, 20-1), il y aura sur les clochettes des chevaux : Sainte propriété du Seigneur, les marmites seront comme des coupes d’aspersion devant l’autel. Et toute marmite (…) deviendra une sainte propriété du Seigneur Sabaoth… "

L’artiste, ici, assume une diaconie ecclésiale. Il ne peut être qu’un être de foi qui fait sien le Credo par la prière, l’ascèse, l’ouverture au grand fleuve de vie de la vraie Tradition. Laquelle est l’Evangile et l’Eucharistie rendus sans cesse actuels par le Saint Esprit. L’icône n’est-elle pas une écriture de l’Ecriture, une écriture de Lumière ?

L’iconographe essaie de se dégager de sa subjectivité close : des règles, des modèles guident sa contemplation que sa création va traduire. De sorte que l’image qu’il peint rejoint et réveille en lui l’image qu’il est, l’image de Dieu. Et la réveiller en ceux qui la regarderont avec amour ou plutôt se laisseront regarder par elle.

Alors, dira souvent l’homme d’aujourd’hui, le peintre d’icône n’est pas libre. Mais qu’entendons-nous lorsque nous disons : liberté ?

Sans doute répondra-t-on : être libre c’est faire ce qu’on veut.

Mais qui veut ? Est-ce l’homme déchiré, contradictoire – " je ne fais pas le bien que j’aime mais je fais le mal que je hais ", dit s.Paul – l’homme livré aux pulsions de son inconscient, aux modes, aux grandes forces de la société et du cosmos. La beauté créée par un tel homme ne risque-t-elle pas d’être la projection d’un ego tourmenté, une beauté magique, de " possession " ?

N’est-il pas plus libre, vraiment libre peut-être, l’homme libéré par une lumière d'en haut, pacifié, délivré de l’angoisse par la résurrection, du narcissisme par la prière, simultanément ouvert et unifié par cette autre lumière ? L’homme qui ne peut créer qu‘en s’acceptant comme créature...

C’est pourquoi les règles, les " canons " de l’art liturgique constituent comme une ascèse de libération. Une ascèse de communion aussi car tous doivent pouvoir reconnaître les scènes représentées, l’individualité des personnages. La perspective inversée, la frontalité, le rôle essentiel du visage, partie de corps la plus transparente à la personne, une certaine retenue dans l’expressivité, autant d’indications qui qualifient une beauté de célébration et de communion.

Cette ascèse, tout en donnant une humble et sûre valeur au travail répétitif de l’artiste, permet au créateur d’être vraiment libre de cette liberté que permet la transcendance enfin atteinte de la personne.

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Olivier Clément aux Pages Orthodoxes La Transfiguration

Préface du livre Mère Marie (Sainte Marie de Paris), Le Sacrement du frère
L'Église orthodoxe et la sexualité
Paul Evdokimov (1900-1970) : À la lumière d'Aliocha
La prière au Saint Esprit


Bibliographie - livres d'Olivier Clément

Olivier Clément laisse une vaste œuvre comprenant une trentaine de livres de théologie, d’histoire de l’Église, de spiritualité et de poésie, ainsi que de très nombreux articles, parus notamment dans la revue Contacts, dont il dirigeait la rédaction pendant presque 50 ans, et au Service orthodoxe de presse, et des dizaines de préfaces et d’introductions de livres. Parmi ces derniers, signalons en particulier son « Introduction à la spiritualité philocalique » dans La Philocalie des Pères neptiques, Desclée de Brouwer/J.-C. Lattès, 1955, pp. 7-33. Olivier Clément a été le maître d’œuvre, avec Jacques Touraille, de la traduction française de la Philocalie..

Livres d'Olivier Clément :

Transfigurer le temps. Notes sur le temps à la lumière de la tradition orthodoxe, Delachaux et Niestlé, Paris-Neuchâtel, 1959. 224 p.
Qu’est-ce que l’Église orthodoxe, Centre œcuménique Enotikon, 1961. 40 p.
L’Église orthodoxe, Coll. " Que sais-je ? ", PUF, 1961 ; 7e éd. 2002. 127 p.
Byzance et le christianisme, PUF, 1964. 124 p.
L’Essor du christianisme oriental, PUF, 1964 ; Desclée de Brouwer, 2009. 124 p.
Collaboration : " Dionysos et le Ressuscité ", dans Évangile et révolution au cœur de notre crise spirituelle, Centurion, 1968. 128 p.
Dialogues avec le Patriarche Athenagoras, Fayard, 1969 ; 1976. 600 p.
Questions sur l’homme, Stock, 1972 ; Anne Sigier, Sillery, QC, 1986. 221 p. (A)
L’Autre Soleil. Essai d’autobiographie spirituelle, Stock, 1972 ; 1975 ; 1986. 176 p.
L’Esprit de Soljenitsyne, Stock, 1974. 384 p. (A)
La Liberté du Christ (avec Guy Riobé), Stock-Cerf, 1974. 204 p.
La Douloureuse Joie. Aperçu sur la prière personnelle de l’Orient chrétien (avec Boris Bobrinskoy et Élisabeth Behr-Sigel), Abbaye de Bellefontaine, 1974 ; 1993. 179 p.
Le Christ, Terre des vivants, Essais théologiques, Abbaye de Bellefontaine, 1975. 171 p.
Le Mystère pascal. Commentaires liturgiques (avec Alexandre Schmemann), Abbaye de Bellefontaine, 1975. 91 p.
La Prière du cœur (avec Jacques Serr), Abbaye de Bellefontaine, 1977 ; 2001. 121 p.
Le Visage intérieur, Stock, 1978. 275 p.
La Révolte de l’Esprit, (avec Stanislas Rougier), Stock, 1979. 439 p.
Sources. Les mystiques chrétiens des origines, Stock, 1982 ; 1984 ; Desclée de Brouwer, 2008. 455 p. (A)
Le Chant des larmes. Essai sur le repentir, Desclée de Brouwer, 1982. 198 p.
Orient-Occident. Deux passeurs, Vladimir Lossky et Paul Evdokimov, Genève, Labor et Fides, 1985 ; 1989. 210 p.
Les Visionnaires. Essai sur le dépassement du nihilisme, Desclée de Brouwer, 1986. 264 p.
Collaboration : La Sainte Russie. Mille ans d’histoire de l’Église orthodoxe russe, Desclée de Brouwer, 1987. 279 p.
Un respect têtu. Islam et christianisme (avec Mohamed Talbi), Nouvelle cité, 1989. 311 p.
Anachroniques, Desclée de Brouwer, 1990. 364 p.
Sillons de Lumière. La Foi et la beauté, Le Cerf, 1990 ; 2002. 140 p.
Berdiaev : un philosophe russe en France, Desclée de Brouwer, 1992. 241 p.
Trois prières. Le Notre Père, la prière au Saint Esprit, la prière de saint Ephrem, Desclée de Brouwer, 1993 ; 1996. 98 p. (A)
« Le Christ du credo », in : Le Fait religieux. Le christianisme (avec Jean Beaubérot et Jean Rogues), Fayard, 1993 ; 2004.
L’œil de feu. Deux visions spirituelles du cosmos, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1994. 104 p.
Corps de mort et corps de gloire. Petite introduction à une théopoétique du corps, Desclée de Brouwer, 1995. 140 p.
La vérité vous rendra libre. Entretiens avec le patriarche œcuménique Bartholomée Ier, J.-C. Lattès – Desclée de Brouwer, 1996 ; 1999. 360 p. (A)
Rome autrement. Une réflexion orthodoxe sur la papauté, Desclée de Brouwer, 1996 ; 1997. 129 p. (A)
Taizé, un sens à la vie, Bayard Centurion, 1997. 110 p. (A)
Les Quatre Évangiles [présentées et annotées par Olivier Clément], Gallimard, 1998. 427 p.
Le Chemin de Croix à Rome. Via crucis, Desclée de Brouwer, 1998. 93 p.
Déracine-toi et plante-toi dans la mer [recueil de poèmes], Sillery, QC, Anne Sigier, 1998 ; 2004. 100 p.
Le Christ est ressuscité. Propos sur les fêtes chrétiennes, Desclée de Brouwer, 2000. 73 p.
Mémoire d’espérances, Entretiens avec Jean-Claude Noyer, Desclée de Brouwer, 2003. 131 p.
Espace infini de liberté. Le Saint Esprit et Marie Théotokos, Sillery, QC, Anne Sigier, 2005. 131 p.
Le Pèlerin immobile [Poésie], Sillery, QC, Anne Sigier, 2006. 66 p.
Collaboration : Le Grand Livre des religions (avec Julien Ries et Lawrence Sullivan), Rodez, Éditions du Rouergue, 2007. 735 p.
Petite Boussole spirituelle pour notre temps, Desclée de Brouwer, 2008. 135 p.

(A) = traduit en anglais.

* = disponible (en librairie/sur internet).

     


     

    Dernière modification: 
    Lundi 18 juillet 2022