Foi orthodoxe

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Paul Evdokimov
Paul Evdokimov (1900-1970)

LA RÉPONSE DE JOB

Mes yeux sont fermés par
Sa main mais elle est percée
avant que le monde fût
et je vois au travers...
Brusquement tout éclate en jets de Lumière
Dans ma larme tremble et dance
la Source de Vie.

Paul Evdokimov, Contacts, 1971.

PAUL EVDOKIMOV (1900-1970) : À LA LUMIÈRE D’ALIOCHA par Olivier Clément
QUELQUES JALONS SUR UN CHEMIN DE VIE [récits autobiographiques]
ÉCRITS DE PAUL EVDOKIMOV
La vocation sacrée du laïc
Le monachisme intériorisé
L’amour et le sacrement de l’amour
La prière, gage de la santé spirituelle
L’icône de la Transfiguration du Seigneur
BIBLIOGRAPHIE DE PAUL EVDOKIMOV
Livres
Textes sur internet (autres sites)
Études de Paul Evdokimov

PAUL EVDOKIMOV (1900-1970) : À LA LUMIÈRE D’ALIOCHA

par Olivier Clément

Paul Nicolaievitch Evdokimov est né le 2 août 1900 à Saint-Pétersbourg, la ville la plus européenne de Russie. Son père, officier, appartenait à la noblesse de service, sa mère était de plus ancienne aristocratie. En 1907, un drame bouleverse la vie de l’enfant : son père est assassiné. Le colonel Evdokimov vivait au plain-pied de ses hommes. Plus d’une fois, dans ces années troubles qui suivent la révolution de 1905, il avait, par la seule persuasion, se présentant à eux les mains nues, apaisé des soldats qui s’insurgeaient. C’était donc l’homme à abattre. Il fut tué presque à bout portant, pendant les manoeuvres, par un soldat gagné au terrorisme.

La foi reçue de sa mère - et de la Mère-Église - il ne semble pas que Paul Evdokimov l’ait jamais mise en cause. " Il croyait comme on respire " , devait dire au lendemain de sa mort sa compagne des années les plus créatrices. On dirait qu’il a toujours eu la perception de l’invisible, et que rien n’existe réellement que par cet enracinement dans l’invisible. Il appartenait à cette race spirituelle pour laquelle Dieu est bien plus réel que le monde, ou plutôt pour laquelle le monde n’a d’autre réalité que théophanique.

Paul Evdokimov, comme c’était l’habitude dans son milieu, fit ses études à l’École des Cadets. Pendant les vacances, sa mère l’emmenait dans les monastères pour de longues retraites. Il fut ainsi formé par les deux disciplines du soldat et du moine. Il devait en garder jusqu’au bout le sens de la maîtrise de soi et des disciplines libératrices - celles notamment de la nourriture et du sommeil.

Au moment des troubles révolutionnaires, la famille de Paul Evdokimov se replie à Kiev. Il est frappant que la première réaction du jeune homme, malgré sa formation militaire, soit de dépassement spirituel : en 1918, il commence des études de théologie à l’Académie de Kiev. Malgré l’exemple récent de quelques philosophes religieux, les étudiants en théologie étaient presque toujours des fils de prêtres. Les jeunes gens du milieu social de Paul Evdokimov n’étudiaient pas la théologie.

Au bout de quelques mois cependant, Paul Evdokimov fut mobilisé dans l’armée blanche. Il combattit près de deux ans, mais, sur l’intervention de sa famille, fut rendu à la vie civile avant la débâcle finale. Paul Evdokimov, en effet, avait, pour employer sa propre expression, " définitivement tourné la page " . Ni la mort de son père, ni là guerre perdue, ni l’exil forcé n’avaient laissé en lui d’amertume. Il avait rencontré là-bas, pendant ces années terribles, des spirituels qui partageaient l’attitude du starets Alexis Metchev, considérant que la révolution, dans ses racines, constituait un phénomène d’ordre spirituel, et qu’elle ne pourrait être surmontée (et d’une certaine manière assumée) que par une renaissance spirituelle.

L’exil. Constantinople au temps de l’occupation alliée, rendue plus encore cosmopolite par l’afflux des réfugiés russes. Paul Evdokimov est chauffeur de taxi, pur comme une épée quand il doit conduire des matelots dans les bas quartiers. Paul Evdokimov sert dans un restaurant et comme le patron sommeille, il lui faut aussi cuisiner, ce qu’il fera du reste volontiers, non sans talent, jusqu’à la fin de sa vie.

De plus en plus, l’émigration russe, d’abord établie à Berlin, Prague, Belgrade et Istanbul, glisse vers la France, vers Paris. En septembre 1923, Paul Evdokimov arrive à son tour dans cette ville. La rencontre de l’Europe occidentale l’émeut. D’emblée il pressent les racines - les églises médiévales -, et le destin - l’insatiable intelligence constructrice puis destructrice de l’humain, désormais vrillant les abîmes. Il s’inscrit à la Sorbonne, passe une licence de philosophie. Longtemps, il lui faut, pour subsister, travailler la nuit, chez Citroën, ou dans les gares à nettoyer les wagons. Puis il obtient une bourse de l’Entraide universitaire et devient le premier secrétaire de l’Action chrétienne des étudiants russes en France. En 1924, une pléiade de théologiens et de penseurs religieux russes fondent à Paris l’Institut Saint-Serge, dont le premier recteur est le père Serge Boulgakov. Paul Evdokimov s’inscrit aussitôt et termine en 1928 sa licence de théologie.

Ce sont les années des rencontres décisives, celles surtout de Nicolas Berdiaev et du père Serge Boulgakov. " L’un philosophe libre, l’autre prêtre et professeur de théologie dogmatique, chacun à sa manière parlait de la liberté orthodoxe, de la mission prophétique de l’Orthodoxie, chacun mettait le plus grand accent sur l’Esprit-Saint " ( citations de " Quelques jalons sur un chemin de vie ", Le Buisson ardent, Lethielleux, 1981). Le père Serge développa en lui " l’instinct d’Orthodoxie " : " Il fallait... se plonger dans la pensée des Pères, vivre la liturgie, ‘consommer le feu eucharistique’, découvrir l’icône. " Mais c’est surtout Nicolas Berdiaev qui semble avoir éveillé en lui les intuitions décisives : la faiblesse de Dieu devant la tragique liberté de l’homme, la réponse de l’homme comme amour créateur où souffle l’Esprit, l’antinomie de l’abîme et de la croix, une pénétration renouvelée du mystère trinitaire où se dévoile le Dieu " pathétique " , pathôn théos, une anthropologie apophatique aboutissant à l’homme comme microcosme et microthéos.

Alors aussi se précise la vocation, ce que Massignon nomme le " vœu " où s’engage un destin : " Tout me disait que l’émigration représentait un fait providentiel, qu’il fallait en voir le sens spirituel profond, le déchiffrer. Par la présence active d’une élite brillante de penseurs religieux russes, l’Orthodoxie était brusquement sortie de son isolement séculaire et se manifestait dans tous les pays du monde. La confrontation de l’Orient et de l’Occident chrétiens se posait comme un fait irréversible de l’histoire. Un appel se faisait entendre, une vocation passionnante se dessinait, bientôt s’imposait clairement "

Théologien, mais tout autant philosophe, Paul Evdokimov reste laïc. C’est dans la ferme assurance de son sacerdoce de laïc qu’il servira l’Église sa vie durant. En 1927, il s’est marié. Il a épousé une nîmoise, Natacha Brun. Française du Midi par son père, Russe et Caucasienne par sa mère. Le nordique réservé, distant, a rencontré une femme solaire. Le couple s’établit à Menton, où la jeune femme enseigne l’italien. Deux enfants naissent, Nina en 1928, Michel en 1930, qui deviendront tous deux fidèles serviteurs de l’Église. Tout en gardant quelques activités œcuméniques, et de solides amitiés protestantes, Paul Evdokimov se replie sur sa vie familiale. Sa mère, qui l’a rejoint en France, s’établit aussi Menton. En 1936, Natacha est atteinte d’un cancer. Elle guérit, et Paul Evdokimov a la certitude que son amour et sa prière sont parvenus concentrer l’intercession puissante de l’Église. En 1940, les troupes italiennes occupent Menton, Paul Evdokimov connaît à nouveau la condition du réfugié. Après un bref séjour à Prades, la famille se fixe Valence, où elle passera les années de guerre.

Tout en donnant des leçons et en partageant avec sa femme, maintenant affaiblie, les soins du ménage et des enfants, Paul Evdokimov a préparé, non une thèse de théologie, mais une thèse de philosophie pour l’Université française. Il la soutient en 1942 à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence. Le sujet : " Dostoïevski et le problème du mal ". L’ouvrage tente de répondre à la question qui tenaille Paul Evdokimov devant les crises apocalyptiques du XXe siècle : si le monde est une théophanie (certitude montée de l’enfance et que structure maintenant la sophiologie du père Serge), quelle est la signification du mal, celle de l’histoire ? La réponse est dans la kénose de Dieu pour que s’affirme la liberté de l’homme, pour que se précise le choix ultime entre le Dieu-homme et l’autodéification. À travers l’ouvrage se filigrane aussi l’ " image conductrice " du destin d’Evdokimov : celle d’Aliocha Karamazov envoyé dans le monde par son starets, témoin d’un " monachisme intériorisé " qui ne refuse pas la vie mais la transfigure, qui ne refuse pas la femme mais fait de sa rencontre, au-delà de tout moralisme,le " sacrement de l’amour " .

Cette dernière expérience, celle de la nuptialité de l’homme et de la femme, du Christ et de l’Église, de Dieu et de toute la chair de la terre, Paul Evdokimov l’exprime dans son second livre, paru en 1944 et intitulé justement, selon l’expression de saint Jean Chrysostome, Le Mariage, sacrement de l’amour.

À partir de 1942, le temps du repliement s’achève dans le destin de Paul Evdokimov. Il va s’affirmer et s’engager. 1942, c’est l’année où il soutient sa thèse, où sa mère meurt, où les Allemands occupent la " zone libre " . La mort de sa femme, en 1945, d’un cancer cette incurable, le rend entièrement disponible pour l’action.

Sous l’Occupation, il s’engage dans la Résistance avec ses amis protestants de la Cimade (Comité inter-mouvements pour l’accueil des évacués), dont il devient un animateur. Résistance pour lui, non violente, et dont le but est de sauver des vies, juives surtout. Paul Evdokimov est arrêté, détenu quelques semaines, libéré par l’intervention d’un de ses frères, magistrat à Orange. Au lendemain du conflit, la Cimade , fondée pour l’accueil des évacués, se consacre à celui des réfugiés, et Paul Evdokimov se donne sans retour à ce service où son propre destin d’exilé achève de se décrypter.

À Bièvres, en 1946 et 1947, il dirige la Maison d’accueil de la Cimade , où affluent les " personnes déplacées " : " J’étais profondément mis en cause ; les âmes, leur souffrance m’interrogeaient, faisaient de moi un témoin, un confident, un intercesseur. Et dans ma prière, je puisais consciemment dans le sacerdoce du laïcat, dans son charisme, pour mettre dans ma réponse autre chose que de l’humain pur. Le moment était venu... de reconnaître en tout visage humain l’icône vivante du Christ, de saluer en tout homme l’image de Dieu, d’y vénérer sa présence. " Paul Evdokimov dirigea ensuite - et jusqu’en 1968 - le Foyer d’étudiants fondé par la Cimade à Sèvres, puis transporté en octobre 1962 à Massy.

Pendant ces années d’intense " diaconie " , Paul Evdokimov participe au travail du Conseil œcuménique des Églises : depuis l’Assemblée d’Amsterdam en 1948, qui fonda le Conseil, et jusqu’en 1961, il est membre du comité qui dirige l’Institut œcuménique de Bossey, où il donne plusieurs séries de cours et se lie d’une profonde amitié avec Nikos Nissiotis, qui devait devenir directeur de cet Institut. Il s’engage de plus en plus aussi dans les activités proprement orthodoxes, participe à la fondation, au printemps 1953, de Syndesmos, le " lien " , qui s’efforce de mettre en relation, à l’échelle mondiale, les mouvements de jeunesse de l’Orthodoxie, et il devient en octobre de la même année professeur à l’Institut Saint-Serge. Il y enseigne l’histoire du christianisme occidental et surtout la théologie morale, dont il fait une véritable anthropologie orthodoxe.

Pourtant, il n’écrit pas, sinon quelques articles. Ce n’est pas seulement que le temps lui manque, et que l’organisation matérielle du Foyer d’étudiants l’accapare, sans qu’il arrive toujours à lui correspondre. Ses deux premiers livres, il les a écrits dans le rayonnement d’une présence féminine. Et sans doute lui faut-il une médiation renouvelée pour que l’oeuvre qu’il sent mûrir en lui voit jour. En 1954 il épouse Tomoko Sakaï. Elle a vingt-cinq ans, c’est fille d’un diplomate japonais (sa mère est anglaise). Elle va libérer en lui les forces de la création.

Alors, d’une seule coulée surgit l’œuvre : le premier livre qu’il écrit après son remariage s’intitule significativement La femme et le salut du monde. En 1959, toutes ses recherches antérieures, que l’on peut jalonner par des articles, confluent dans L’Orthodoxie, véritable somme qui amène l’Institut Saint-Serge à lui décerner le doctorat en théologie. Sa pensée s’oriente alors selon deux axes : l’actualisation de la spiritualité traditionnelle et la beauté. Ainsi naissent deux maîtres-livres, Les âges de la vie spirituelle en 1964, et L’art de l’icône, Théologie de la beauté, terminé en 1967 mais publié seulement en 1970 à cause des illustrations indispensables. L’universalité concrète où il déploie son génie amène Paul Evdokimov à approfondir sa " russité " : et c’est son livre sur Gogol et Dostoïevski, en 1961, conçu d’ailleurs comme une réponse à l’athéisme d’aujourd’hui, et surtout ce Christ dans la pensée russe, auquel il travaillait avec acharnement dans l’été 1969, avec le sentiment que " le temps était court " et qu’il lui fallait retrouver et dire, à travers ses origines, l’originel.

Pendant ces dernières années, l’influence discrète de Paul Evdokimov n’a cessé de grandir dans les milieux catholiques - souvent monastiques - qui refusent aussi bien l’intégrisme que l’apostasie, cherchent dans la Tradition les fondements de la liberté, et dans la contemplation la source de toute véritable création de vie. Dès la fondation en 1967 de l’Institut supérieur d’études oecuméniques à l’Institut catholique de Paris, Paul Evdokimov fut appelé à y enseigner. L’un de ses cours donna matière à son livre sur L’Esprit-Saint dans la tradition orthodoxe où il cherche à la controverse du Filioque une solution, non de facilité, mais de synthèse par exaucement mutuel.

Son influence grandissait aussi dans le monde orthodoxe. Depuis 1965, il organisait chaque année, pour les jeunes théologiens grecs qui poursuivaient leurs études en France, des " journées théologiques " où son ami, parfois son inspirateur, le père Lev Gillet, célébrait l’eucharistie et prêchait, où Paul Evdokimov prenait la parole ainsi que Nikos Nissiotis et moi-même (ainsi furent abordés la situation œcuménique de l’Orthodoxie, la sociologie et la cosmologie à la lumière de la tradition orientale, la beauté, l’anthropologie...).

Des messages d’amitié, quelquefois la bénédiction d’un spirituel, parvenaient assez souvent, durant ses dernières années, de Russie et Roumanie. Pourtant il n’avait plus envie de voyager. L’ouverture et retrait allaient de pair. Il aurait aimé seulement, me disait-il, aller puits de la Samaritaine. Là où le Dieu fait homme annonça à femme hérétique, sans tenir compte des canons sur le mariage, l’adoration en esprit et en vérité. Paul Evdokimov meurt subitement, dans son sommeil, le 16 septembre 1970.

Version raccourcie de la notice biographique
dans Olivier Clément, Orient-Occident,
Deux Passeurs, Vladimir Lossky,
Paul Evdokimov,
Labor et Fides, 1985.


QUELQUES JALONS
SUR UN CHEMIN DE VIE
[récits autobiographiques]

Se trouver jeune émigré en Occident, marque un tournant dans une vie, fait une coupure dans les conditions d’existence sans toutefois briser la continuité spirituelle.

Adolescent, j’ai été passionné par le génie de Dostoïevski, et m’en suis nourri. En foulant le sol de France, les pavés des rues de Paris, en m’arrêtant à l’ombre des vieilles églises, je récitais avec vénération les paroles de l’écrivain:

Pour le Russe, l’Europe est aussi précieuse que la Russie; chaque pierre y est douce et chère à mon coeur... Les Russes chérissent ces vieilles pierres étrangères, ces merveilles du vieux monde, ces débris de miracles sacrés; et même tout cela nous est plus cher qu’à eux...

L’exil offrait un pèlerinage aux sanctuaires. J’étais pressé de connaître le christianisme occidental, ses trésors, ses miracles, ses saints. L’esprit s’ouvrait tout naturellement, avec une fraîche naïveté, à un oecuménisme encore très vague. Avant toute confrontation, je pressentais que, dépouillé de tout, je n’étais pas moins dépositaire de ma foi orthodoxe; toutefois, s’il y avait lieu de rendre témoignage, il fallait avant tout comprendre, pénétrer le mystère des formes étrangères qui m’entouraient, qui m’interrogeaient déjà.

L’action des étudiants chrétiens russes en France; dont je fus le premier secrétaire, me donna l’occasion unique de tant de rencontres que j’en ai été marqué d’une impulsion définitive. Tout me disait que l’émigration russe représentait un fait providentiel, qu’il fallait en voir le sens spirituel profond, le déchiffrer. Par la présence active d’une élite brillante de penseurs religieux russes, l’Orthodoxie était brusquement sortie de son isolement séculaire, et se manifestait dans tous les pays du monde. La confrontation de l’Orient et de l’Occident chrétiens se posait comme un fait irréversible de l’Histoire. Un appel se faisait entendre, une vocation passionnante se dessinait, bientôt s’imposait clairement.

Les grandes rencontres œcuméniques frappaient par quelque chose d’infiniment simple, d’infiniment grand aussi; elles communiquaient un étonnement indicible. Peut-on "raconter" l’amour, un visage, la couleur ou la lumière, peut-on prouver ou analyser une évidence? Il existe des événements qu’il est impossible de raconter; on les vit, ils bouleversent, ils brûlent, mais ils échappent à toute description. J’ai vu plusieurs évêques, très fermes dans leurs limites dogmatiques et canoniques, qui brusquement devenaient "impatients des limites", réalisant l’illimité de la présence de Dieu, l’illimité d’un coeur rayonnant du Christ vivant.

"Dieu sensible au coeur", cette parole de Pascal traversait souvent mon esprit. Oui, le plus profond, le plus saisissant de l’expérience oecuménique se situe dans la perspective pascalienne. "Le fait oecuménique sensible au coeur", justement et surtout hors de tout sentimentalisme d’émotions psychiques, mais "sensible au coeur" dans le sens biblique. L’esprit de géométrie formulait des impasses, l’esprit de finesse s’ouvrait aux évidences-certitudes, dans le sens du "mémorial" pascalien, posait des transcendances et des dépassements. La fidélité à la vérité orthodoxe qui m’a engendré et, d’autre part, l’attention à la prière sacerdotale du Seigneur, l’attention à l’Histoire et au destin du monde, appelaient impérieusement à découvrir leur Sens ensemble avec toute la chrétienté, pour voir ce qu’on pouvait faire, ce qu’on pouvait devenir ensemble. L’affirmation kierkegaardienne prenait une résonance frappante: ce n’est pas le chemin qui est impossible, c’est l’impossible qui est le chemin, et il fallait s’y engager.

Nicolas Berdiaev, le P. Serge Boulgakov, l’un philosophe libre, l’autre prêtre et professeur de théologie dogmatique, chacun à sa manière parlait de la liberté orthodoxe, de la mission prophétique de l’Orthodoxie en des termes différents, chacun approfondissait l’"institution" par l’"événement", chacun mettait le plus grand accent sur l’Esprit-Saint.

À l’école du P. Serge il fallait cultiver I’"instinct de l’Orthodoxie" qui mettait le pas dans les pas de la Tradition, allait à la source, redécouvrait l’immédiat de la Bible ; mais il fallait aussi se plonger dans la pensée des Pères, vivre la liturgie, "consommer le feu" eucharistique, découvrir l’icône, l’eschatologie, la méta-histoire.

Plus on se trouvait dans l’élan œcuménique et plus on devenait conscient de sa propre source. L’œcuménisme, paradoxalement, conduisait vers le coeur rayonnant de l’Orthodoxie, Le besoin, éprouvé au début, d’approfondir les éléments de sa foi afin de se trouver au niveau d’un dialogue oecuménique était rapidement dépassé par l’évidence intuitive: plus on est orthodoxe et plus on est oecuménique, parce qu’orthodoxe.

Avec le P. Serge la Tradition se révélait comme une voie essentiellement créatrice. La pensée des Pères formait une "image conductrice", permettait de dépasser tout esprit provincial. Au carrefour oecuménique soufflait l’esprit de la capitale, battait le coeur de la chrétienté, se levait la catholicité orthodoxe.

Les dimensions du texte m’obligent à choisir. Je vais m’arrêter presque au hasard à deux ou trois souvenirs tirés de mon dossier oecuménique.

À la fin de la seconde guerre mondiale je me suis occupé d’un centre d’accueil. Il abritait des éléments hétéroclites, victimes des événements récents et dans l’attente d’une difficile solution. Filles mères, officier prussien, clown communiste, et tant d’autres, "déchets", candidats au suicide, âmes crispées, en tout une quarantaine de personnes de toutes les nationalités, formaient un ensemble très bariolé. Je suggérai des entretiens dans le but de consolider chrétiennement au moins quelques éléments dans ces âmes ravagées que la souffrance mettait à nu: contacts bouleversants, ces échanges restent inoubliables, uniques.

Comment définir ma tâche qui touchait au pastoral? Je sentais qu’elle constituait un ministère et s’adressait exactement à mon sacerdoce universel. J’étais profondément mis en cause; les âmes, leur souffrance m’interrogeait, faisait de moi un témoin, un confident, un intercesseur. Et dans ma prière, je puisais consciemment dans le sacerdoce du laïcat, dans son charisme, pour mettre dans Ma réponse autre chose que de l’humain pur. Le moment était venu d’expérimenter les formules qui jadis m’avaient frappé, de mettre en pratique certaines expressions comme par exemple:"Après Dieu, vois Dieu en tout homme", de reconnaître en tout visage humain l’icône vivante du Christ, de saluer dans tout homme l’image de Dieu, d’y vénérer sa présence. Cette reconnaissance fulgurante s’avérait bouleversante de vérité surnaturelle. La secousse apocalyptique des camps et de la guerre faisait revivre quelque chose de l’ambiance des "Actes".

Après une série de causeries et d’études bibliques le groupe allemand me déclara qu’ils avaient besoin de prier et d’avoir un "culte". Ils me demandèrent de le faire. Je précisai que j’étais orthodoxe et je les convoquai à se réunir. Il fallait donner des éléments familiers, connus, habituels à ces âmes. Je choisis des lectures bibliques et des prières tirées du livre de culte protestant. J’ai profondément ressenti qu’ainsi s’exerçait le sacerdoce universel orthodoxe en ma modeste personne, en tant que "prêtre, roi et prophète" selon la définition des Pères. Dans ces circonstances toutes particulières, où la voix œcuménique se faisait entendre, j’avais été appelé à mettre ces âmes en présence du Seigneur, dans un état de prière, sous la grâce de Dieu...

Un tout autre type d’expérience m’a été donné dans les temples protestants pendant l’office célébré par un pasteur. Toute réaction négative, somme toute trop facile, gâchait immédiatement l’occasion offerte en ce moment précis d’être présent en tant qu’orthodoxe, ce qui veut dire non en tant qu’individu mais en tant que témoin conscient de ce qu’il porte en lui, dépositaire de toute l’histoire de l’Église ininterrompue depuis la communauté apostolique. Une pareille attitude d’ouverture, de présence active, orante, s’accompagnait d’une évidence intuitive étonnante. Je sentais que ma présence dépassait le personnel et le contingent, ajoutait quelque chose à l’ensemble de ce culte, l’intégrait en quelque sorte à travers mon orthodoxie à l’histoire sacrée de l’Église par-dessus la rupture et la séparation. Une pareille intégration reste mystérieuse, informulable théologiquement, encore moins canoniquement, mais elle n’en est pas moins réelle mystiquement pour ceux qui la vivent. En un sens elle se trouvait grandement facilitée, elle était même appelée, puisque ce sont les protestants qui, les premiers, ont formulé l’appel à l’unité. La "protestation" laissant place à la " testation ", au désir irrévocable de transcender toute rupture, un élément explosif, à portée universelle, se faisait jour, embrassant toute la chrétienté jusqu’à Rome...

Il y a quelques années, pendant les mois d’été, il me fut donné d’assister tous les dimanches à la messe célébrée par un ami très proche, prêtre catholique et moine bénédictin, grande autorité dans la science biblique et connaissant aussi l’icône orthodoxe et la liturgie orientale. Il officiait dans une très ancienne chapelle, par lui restaurée, rayonnante et respirant l’ambiance des grands siècles du Haut Moyen Age. Sa messe prenait très naturellement le rythme orientai avec la participation très active de toute l’assemblée. Il cuisait lui-même une grande hostie, qu’il rompait pendant le canon eucharistique. Sa parole, lente, était compréhensible à tous; son geste plein, vraiment liturgique, débordant d’un contenu ouranien. La puissance de ce témoignage par la liturgie avait attiré une foule auparavant déchristianisée. On assistait au miracle du christianisme occidental, on touchait à la réalité nue, pure, transmise à travers les siècles, dépouillée du poids pesant d’un catholicisme moyen. Mais l’orthodoxie moyenne n’a-t-elle pas aussi sa propre indigence?

Je me sentais à mon aise, transporté dans l’état d’un pèlerin oriental rendant visite à l’Occident chrétien d’avant la séparation. Face à l’avènement eucharistique du Christ, rien ne m’empêchait d’être un avec ce prêtre, sa paroisse, sa messe. L’anticipation de l’unité possible, une des plus marquantes de ma vie, demeure vivante. Certes je ne pouvais pas communier. Mais cette souffrance au coeur de la joie semblait fertile d’une promesse, d’une espérance ardente, épiclétique.

Le dernier souvenir que je choisis se rattache à la seconde vague d’émigrés politiques, à la suite de la dernière guerre. Un foyer réunissait les étudiants réfugiés. Si le monde semblait sourd au cri de leur âme, ils n’en éprouvaient que plus fortement le désir de synthétiser, de matérialiser dans un acte, un geste, leur épreuve encore récente. Comme une pierre mémoriale marquait, au temps de l’Ancienne Alliance, un événement théophanique, ici des étudiants catholiques, protestants, orthodoxes, posèrent ensemble la pierre angulaire d’une chapelle, oratoire oecuménique qu’ils élevèrent ensuite. Plus tard, l’un de ces étudiants, pour nous confier le sentiment de grandeur indicible éprouvé par tous nous dit sous forme de parabole:

Nous étions après la guerre comme parachutés dans un pays inconnu et qui nous restait fermé. Nous nous sommes mis ensemble pour poser les briques de l’oratoire, et nous nous sommes vus en réalité les " pierres vivantes " de cette chapelle. Chose étrange: en y entrant par la porte posée par nous-mêmes, nous avons compris qu’alors seulement nous entrions en France.

Cette porte, symbole du Christ-Porte, s’ouvrait pour eux sur la chrétienté universelle. Les murs de la chapelle reculaient brusquement jusqu’aux confins du monde et gardaient les traces de feu de la prière une.

*  *  *  *  *

Bien que très personnel, ce chemin parcouru garde un sens plus ample; une réflexion de nature universelle peut s’en dégager.

La dislocation de l’unité chrétienne, en tant que fait, a été rapide; la ré-union est longue. Mais, à l’action qui a brisé l’unité, Dieu a manifesté une contre-action. Car nous nous trouvons devant une évidence: face au mystère de l’union, existe le mystère de la désunion. La séparation qui touchait gravement la nature même de l’Église s’est trouvée corrigée par la présence éclatante de Dieu dans les parties désunies de la chrétienté. Dieu transcende ce que l’homme brise et sépare.

Nous savons où se trouve l’Église; qui peut dire où elle ne se trouve pas? L’acceptation réciproque du sacrement du baptême confirme tacitement l’action de l’Esprit-Saint hors de la juridiction sacramentelle de l’Église.

Pour se retrouver " l’un vers l’autre " – esse ad alterum –- pour amorcer le dialogue vivifiant vers lequel tout le passé chrétien tend, il faut d’abord se taire ensemble, s’unir dans le silence du repentir réciproque. C’est de ce silence orant où l’Esprit se reçoit, que jailliront comme d’une source limpide les paroles essentielles.

La coexistence paradoxale des Églises, au pluriel, s’explique par le "conflit des fidélités". La fidélité à la foi des Pères inspire le plus profond respect, sauf quand elle est exclusive ou virulente, à la manière des sectes. Justement le mystère de la désunion, la reconnaissance de la présence réelle donc salvatrice du Christ dans nos vis-à-vis, conditionne toute vraie rencontre oecuménique et démontre que nos rapports avec les hétérodoxes ne se placent pas sur le plan du salut. C’est pourquoi toute attitude prosélyte, cherchant la conversion d’autrui, apparaît comme déplacée, dissonante, dans un dialogue oecuménique. Car elle empêche de reconnaître dans sa positivité ecclésiale la valeur de l’autre. Les rapports entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie se situent sur le plan du plérôme de l’Incarnation, de la croissance à la stature du Christ, de la plénification des vérités de la foi, comme le dit la prière liturgique:

Afin que tous atteignent la pleine connaissance de la vérité.

C’est une dialectique interne de la foi, un problème intérieur de la chrétienté, dont la solution ne se trouve pas au terme d’un combat, mais au coeur d’un témoignage charismatique plein et libre et de l’exercice réciproque de la charité. L’utilité des hérésies, selon saint Paul, c’est de stimuler chacun à manifester avant tout la sainteté, car ce sont les saints qui dépassent toute limite, se dépassent et dévoilent la présence de Dieu.

Qu’ils soient un... pour que le monde croie est l’exemple d’une parole " essentielle ". Elle juge toute l’Église " attablée ", jouissant d’un banquet mystique, et oubliant que, bibliquement, ce banquet ne peut être que messianique. Le " un en Christ ", par un éclatement de la charité, se trouve subordonné au but apostolique du salut du monde, à la mission de l’Église dans le monde. C’est du monde en perdition, de son gémissement, de son aspect infernal, que vient l’appel le plus urgent à l’unité. Il est remarquable que ce soient les saints qui se sentent coupables de l’état durci du monde fermé sur lui-même. Crucifiés, ils entendent cette autre parole essentielle :

Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas. [Saint Silouane l’Athonite]

Un christocentrisme excessif rétrécit les dimensions du dialogue. Seul l’"Esprit souffle où il veut", aère les limites, révèle dans une assemblée oecuménique non pas une Église, mais la nature ecclésiale de cette assemblée où chacun porte la présence de son Église. Personne ne peut se défaire de son propre charisme, il faut être attentif à cette communion très particulière des charismatiques. Or c’est en remontant à la source abyssale de l’" unité trisolaire ", que l’on peut dépasser les systèmes théologiques viciés par leur centrisme ou leur unilatéralité.

Une théologie correcte de l’Esprit-Saint conduit des lieux de naufrage à la haute mer de la "philanthropie" du Père. Mais prier avec l’Esprit-Saint, c’est conférer par exemple aux paroles habituelles de la prière dominicale son souffle eschatologique. En "puisant en arrière" il porte "en avant" et c’est la sanctification du Nom qui requiert l’attitude des confesseurs martyrs; c’est l’attente active du Royaume-Esprit-Saint, c’est l’épiclèse eschatologique qui, de ce monde, fait déjà une "nouvelle terre"; c’est l’accord final des volontés et donc des libertés du Père et des hommes; sur la terre comme au ciel; c’est la demande du pain vraiment substantiel parce qu’eucharistique, seul soutien dans l’aridité des temps derniers; c’est le pressentiment de la tentation ultime redoutable même pour les saints, et enfin la doxologie dont l’ampleur remplit les cieux et anticipe déjà le Royaume...

C’est ce sens messianique et eschatologique que pose l’épiclèse oecuménique, essence de la prière pour l’unité, et qui précise avant toute autre chose l’attitude de celui qui prie.

Nous sommes tous unis devant une Bible fermée. Dès que nous l’ouvrons, nos lectures divergent. Unis par le fait que " Dieu a parlé", nous somme désunis par le fait que "nous avons parlé"; l’indigence de notre témoignage n’arrive pas à l’évidence éclatante de la vérité qui supprimerait toute controverse. Cette faiblesse s’introduit dans la prière pour l’unité et la déforme par une vision humainement trop courte. Un catholique prierait pour un accord universel sur l’infaillibilité du pape et sur sa juridiction œcuménique ; un orthodoxe, pour la structure conciliaire de l’Église une ; un protestant pour l’examen critique de toute confession de foi par la Bible seule. De pareilles prières, historiquement légitimes, éterniseraient cependant la situation actuelle sans aucune issue possible, car elles préjugent le statu quo justement là où les ecclésiologies actuelles sont irréductibles.

Une suggestion nous vient des circonstances qui précédèrent le Concile de Chalcédoine. À cette époque, Alexandrie présentait une thèse dogmatique, Antioche une antithèse; le conflit ne présageait aucune synthèse possible. C’est exactement la situation confessionnelle d’aujourd’hui. Or, l’invocation de l’Esprit-Saint – l’épiclèse – par les Pères du Concile trouve une réponse éclatante, une solution transcendante, dont l’origine est divine. Chacun retrouve sa vérité épurée de son particularisme et intégrée dans une synthèse toute nouvelle, vraiment "catholique".

Cette leçon invite à s’abandonner à l’Esprit-Saint pour qu’il "puise en arrière" dans la vérité dogmatique sans rien y trahir; mais celle-ci une fois "annoncée en avant", dans la fruition vivifiante du Paraclet offrirait ce don royal d’une unité imprévisible dans le statut actuel.

Si Dieu lui-même "use de patience, ne voulant qu’aucun périsse, mais que tous viennent à la plénitude", l’épiclèse oecuménique exige tout particulièrement la transparence et la pureté du coeur. Une pareille catharsis ascétique s’impose à ceux qui s’engagent dans l’effort oecuménique, qui cesse alors d’être une entreprise de conversion ou une occasion d’attendrissement sentimental.

Dans la liturgie orthodoxe, avant la confession unanime du Credo, chacun est convié à prendre l’attitude liturgique correcte: "Aimons-nous les uns les autres afin de confesser d’une seule âme la Trinité indivisible." C’est donc la charité ouverte qui offre le point d’application de l’épiclèse. Saint Pierre formule cette impérieuse exigence et le caractère très précis de l’attitude l’oblige à invoquer la "sainteté". Quelles ne doivent pas être votre sainteté et votre prière pour hâter le jour du Seigneur.

Il existe une certaine parenté entre les actes spirituels et les sacrements, ces derniers leur servent d’"image conductrice". On peut parler dans ce sens de "baptême oecuménique". Il signifie mourir à tout esprit d’impérialisme, à toute tentative d’imposer à tout prix notre manière de penser, de croire ou de vivre. Il porte à son point avancé l’attente de la Pentecôte œcuménique. Le récit des Actes nous explique pourquoi il s’agit de la Pentecôte. La première manifestation de l’essence même de l’Église s’opérait dans la fraction apostolique du pain, dans le même et unique repas du Seigneur, et alors le Seigneur ajoutait un grand nombre de croyants à l’Église.

La Parousie du Christ porte à la fois le jugement et le salut. Et c’est pour que se réalise la parole: "Je ne suis pas venu pour condamner le monde, mais pour sauver le monde" que la Parousie présuppose la Pentecôte préliminaire de l’unité chrétienne. Si elle se fait, c’est pour que le Seigneur puisse ajouter le plus grand nombre de frères: de ceux qui remontent de l’exploration infernale, de la désespérance, vers la lumière sans déclin de l’unique repas du Seigneur.

On peut paraphraser la parole de l’Évangile et dire: cherchez le salut du monde et l’unité vous sera donnée par surcroît, gratuitement, comme une ultime grâce du ministère du Salut, comme un accord plein de la doxologie universelle.

Une image est peut-être plus claire que des mots: les églises orthodoxes ont une iconostase, mur séparant le sanctuaire de la nef, image de la séparation du Royaume et du monde. C’était au début une légère barrière séparant le peuple de l’autel pour sauvegarder l’ordre nécessaire aux offices. Avec le temps, le sens liturgique a orné cette ligne de séparation d’icônes qui, finalement, recouvrent toute la surface de l’iconostase. Le Christ de la Deisis trône au centre; tout autour se tiennent les saints qui chantent et reflètent sa lumière. Ce qui était un mur de séparation devient un pont; le Christ constitué de ses saints, passage de tous vers le Royaume.

L’approfondissement ultime de la présence du Christ jusqu’au jaillissement des saints, et plus particulière ment ceux de type eschatologique comme ces " fols en Christ " dont le charisme est le dépassement de leur propre nature, peut susciter le miracle, et faire de la séparation un lien, une unité. Orthodoxes, catholiques, protestants allant sur le chemin de la sainteté jusqu’à son terme. – Pentecôte œcuménique –, s’ils se donnent sans arrière-pensée et sans reste à la puissance de l’Esprit-Saint, le Paraclet aura le pouvoir de la solution divine pour en faire des icônes vivantes réunies en iconostase du temple unique, sa porte royale s’ouvre sur l’attente du Père.

Je suis venu apporter le feu sur la terre, et je voudrais qu’il fût déjà allumé. Au moment critique, quand l’effort oecuménique risque d’enterrer l’événement dans l’institution, de noyer la prophétie dans le discours théologique, alors plus que jamais le charisme de la liberté des vrais moines et la foi magnifique des martyrs s’imposent, capables de déplacer les montagnes et de ressusciter les morts.

" Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! " – non plus les prétentions humaines à gouverner ou les paroles sorties de sa minuscule raison, mais la parole essentielle de l’épiclèse montée du coeur liturgique de l’Église, et la réponse venant du Père, son Fiat au Totus Christus.

Extrait de Paul Evdokimov,
Le Buisson ardent, Éd. P. Lethielleux, 1981.


 L’ICONE DE LA
TRANSFIGURATION DU SEIGNEUR

« Il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière. Moïse et Élie l’entourent. Une nuée lumineuse les prit sous son ombre, et une voix disait de la nuée : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur ». »

Saint Grégoire de Nazianze et saint Jean Damascène expriment une tradition unanime : la lumière révélée aux apôtres était la manifestation de la splendeur divine, gloire intemporelle et incréée. On voit bien qu’il s’agit de la vision de Dieu, et c’est pourquoi la Transfiguration du Seigneur se place au centre de la théologie contemplative des Pères. Saint Grégoire Palamas cherche des précisions doctrinales et donne une formule incisive et fondamentale pour l’Orient : » Dieu est appelé Lumière non selon son essence, mais selon son énergie ».

L’icône nous fait voir le Christ apparu aux apôtres dans la « forme de Dieu », comme une hypostase de la Trinité et cette apparition constitue une Théophanie trinitaire, avec la voix du Père et l’Esprit saint dans la nuée lumineuse. « Lumière immuable du Père, ô Verbe, dans ta fulgurante lumière qu’est le Père et la lumière qu’est l’Esprit illuminant toute créature » (Matines, exapostilaire). Les événements proches projetant leur lumière par anticipation et c’est le sens de la Parole du Seigneur avant sa Passion : « Maintenant le Fils de l’homme est glorifié et Dieu est glorifié en lui ». (Jn 13,31), « Il vint une voix du ciel qui dit : je l’ai glorifié, et je le glorifierai encore ». (Jn 12,28).

Le kondakion de la fête précise que la gloire se montre aux disciples « autant qu’ils en étaient capables », à la mesure de leur réceptivité. Le Christ s’entretient avec Moïse et Élie de sa future Passion ; pour ne pas induire les apôtres en tentation par la dure épreuve de la croix, Il apparaît dans l’éclat de sa gloire divine. Le Père témoigne de la divine filiation du Christ afin que les apôtres « comprennent que la passion était volontaire », et qu’ils se rendent compte que le Seigneur est en vérité la splendeur du Père » .

L’icône montre les disciples précipités du sommet escarpé, terrassés et terrifiés par la vision fulgurante. Le plus souvent, saint Pierre, à droite, agenouillé, lève la main pour se protéger de la lumière ; Jean, au milieu, tombe en tournant le dos à la lumière ; Jacques, à gauche fuit ou tombe à la renverse.

Le contraste voulu est frappant au plus haut degré. Il oppose le Christ comme immobilisé dans la paix transcendante qui émane de Lui, qui baigne les figures inclinées de Moïse et d’Élie et forme le cercle parfait de l’au-delà, et, en bas, le dynamisme mouvementé des apôtres encore tout humains devant la Révélation qui les bouleverse et les renverse. Cette opposition souligne admirablement, avec ses propres moyens artistiques, le caractère incréé de la lumière de la Transfiguration.

Émerveillé par la vision, saint Pierre voulait « planter des tentes », s’installer dans la Parousie, dans le Royaume, avant la fin de l’histoire. C’est une tentation évidente et saint Grégoire Palamas revient plusieurs fois sur le sens de l’histoire comme une scène immense de l’économie du salut. Le monde tout entier est destiné au Royaume, il doit être transfiguré en « nouvelle terre. « L’homme, dans un certain sens, enseigne-t-il, est supérieur à l’ange parce qu’il est esprit incarné, parce qu’il vit en continuité étroite avec le cosmos, contient toute la création et conditionne son état. La nature gémit et attend d’être libérée, sauvée en l’homme christifié, enfin maître et seigneur de l’univers ». L’homme véritable, lorsque la lumière lui sert de voie, s’élève sur les cimes éternelles, il contemple les réalités méta-cosmiques, sans se séparer de la matière qui l’accompagne dès le début... amenant à Dieu, à travers lui, tout l’ensemble de la création. On voit pourquoi la demande de Pierre n’a pas reçu de réponse, c’est par la Croix que viennent la Résurrection et le Royaume et il faut y amener « tout l’ensemble de la création ». Après la brève interruption du Huitième jour, c’est à sa lumière qu’il faut reprendre la mission apostolique, retrouver le monde et descendre en son enfer.

« N’est-il pas évident, écrit Palamas, qu’il n’y a qu’une seule et même lumière divine : celle que les apôtres virent au Thabor, celle que les âmes purifiées contemplent dès maintenant, et celle qui est la réalité même des biens éternels à venir ? Voilà pourquoi le grand Basile a dit de son côté que la lumière qui jaillit du Thabor, lors de la Transfiguration du Seigneur, était « le prélude de la gloire du Christ lors de sa seconde venue ».

Ainsi l’icône de la Transfiguration apparaît comme le prélude de l’icône de la Parousie, nous pouvons la contempler dans l’attitude des apôtres « terrifiés » et la recevoir « selon notre capacité ». Plus Dieu se révèle mystérieux, et plus Il enveloppe l’homme de sa « proximité brûlante ». Dieu se donne aux hommes selon leur soif, disent les spirituels. À certains, qui ne peuvent boire davantage, il ne donne qu’une goutte. Mais Il aimerait donner des ondes entières, afin que les chrétiens puissent désaltérer le monde à leur tour.

Le Christ se tient au centre d’un diagramme appelé mandorle, formé de cercles concentriques, totalité des sphères de l’univers créé. Selon L’Arc Magna, les trois sphères contiennent tous les mystères de la création divine. Un pentacle, inscrit souvent dans le cercle de la mandorle, représente la « nuée lumineuse », signe de l’Esprit Saint et source transcendante des énergies divines. Moïse et Élie symbolisent la loi et les prophètes, aussi les morts (Moïse) et les vivants (Élie, ravi au ciel sur un char de feu). Plus conforme à l’icône, l’explication (vêpres stichère du ton 1) que tous deux sont des grands visionnaires de l’Ancienne Alliance (vision de Dieu sur le Sinaï et sur le Carmel).

Les Israélites chantaient en gravissant le mont Sion, le psaume Judica me : « Envoie-moi ta lumière et ta vérité : elles me guideront et me conduiront à ta montagne sainte. ». La montagne sainte constitue souvent le Christ debout ou assis au sommet de la montagne d’où naissent les fleuves paradisiaques, où jaillit la fontaine de Vie qui se divise en quatre bras. Nouvel Adam, le Christ restaure la nature conformément à la vision de Dieu : « Celui qui dit : Je suis Celui qui s’est transfiguré aujourd’hui sur le Thabor pour montrer en Lui la nature humaine revêtue de la beauté originelle de son archétype ». La montagne fut recouverte de lumière... les cieux frémissaient et la terre tremblait en contemplant le Seigneur de gloire. Tout jubile aujourd’hui car dans la lumière divine resplendit toute la nature. C’est pourquoi elle s’écrie avec joie : « Christ est transfiguré, Lui, le Sauveur du monde » » (idiomèles de Cosmas et d’Anatole, aux vêpres).

« Il nous est bon d’être ici », s’écrie saint Pierre. Il exprime son ravissement de se trouver dans l’état initial du monde quand Dieu le contemplant « vit que cela était beau » . C’est ainsi que Dieu a créé le monde, bien que sa vérité reste encore cachée. Toutefois, le voile s’est levé au sommet du Thabor et les disciples avant d’être terrifiés ont ressenti la joie parfaite.

L’icône est plus qu’un art. La distance entre ces deux visions est si grande qu’il faut suivre l’appel liturgique : « que toute chair humaine se taise », et alors, c’est dans un recueillement silencieux que les yeux s’ouvrent et que l’icône s’anime et rend sensible à son message secret, comme la lumière de la Transfiguration apparut aux trois apôtres choisis par le Seigneur. Tel un éclair, l’image du monde à venir nous atteint comme une véritable fête de la Beauté. Or, le Christ s’entretient avec Moïse et Élie et leur parle de sa Passion, de la Beauté crucifiée, mais justement, parce qu’elle est crucifiée, elle ne rayonne que davantage. L’Amour, même de Dieu, ne peut être que sacrificiel, donc la Croix et le chemin de la croix que le monde actuel suit sur les pas du Christ ; toutefois la Croix, et c’est le message secret de l’icône, ruisselle déjà de la lumière du matin de Pâques.

Extrait de L’Art de l’Icône, Théologie de la Beauté,
Desclée de Brouwer, 1970.


LIVRES DE PAUL EVDOKIMOV
(l’année indiquée est celle de la dernière édition)

L'Art de l'icône, théologie de la beauté, DDB, 1970, 304 p.
L'Esprit-Saint dans la Tradition orthodoxe, Cerf, 1970. 111 p. (Aussi dans la collection " Foi vivante ", n° 179) ; Cerf, 2011. 15,00€ / c. 32,00$.
L'Amour fou de Dieu, Seuil, 1973. 183 p. (Recul de huit articles).
La Nouveauté de l'Esprit. Études de spiritualité, Bellefontaine (SO n° 20), 1977. 278 p. (Recueil de six articles).
Dostoïevski et le problème du mal, Desclée de Brouwer (DDB), 1979. 427 p.
Le Sacrement de l'amour : Le mystère conjugal à la lumière de la Tradition orthodoxe, DDB, 1980 ; Lethielleux, 2011. 19,00€ / 40,00$. 269 p.
Le Buisson ardent, Lethielleux, 1981, 176 p. (Recueil de neuf articles).
Gogol et Dostoïevski ou la Descente aux enfers, DDB, 1984. 351 p.
La Prière de l’Église d’Orient : La Liturgie de saint Jean Chrysostome, DDB, 1985, 206 p.
Le Christ dans la pensée russe, Cerf, 1986, 2011. 22,00€ / c. 46,00$. 244 p.
La Connaissance de Dieu selon la Tradition orientale, L’enseignement patristique, liturgique et iconographique, DDB, 1988. 158 p.
L'Orthodoxie, DDB, 1990. 351 p.
Les Ages de la vie spirituelle, Des Pères du désert à nos jours, DDB, 1995 ; Lethielleux, 2009. 19,00€ / 40,00$. 236 p.
La Femme et le salut du monde, DDB, 1996; Lethielleux, 2009. 20,00€ / 42,00$
La Vie spirituelle dans la ville, Cerf, 2008. 225 p. 18,00€ / 38,00$ (Recueil de onze textes déjà parus ailleurs.)
Une Vision orthodoxe de la théologie morale : Dieu dans la vie des hommes (Cerf, 2009) 20,00€ / 42,00$ (Recueil d'articles parus ailleurs.)

Une bibliographie complète des œuvres de se trouve dans Jean-François Roussel, Paul Evdokimov, Une foi en exil, Médiaspaul, 1999, pp. 239-249. Pour une liste de contributions à des ouvrages et des principaux articles de revue, voir Olivier Clément, Orient-Occident, Deux Passeurs, Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Labor et Fides, 1985, pp. 193-196.


TEXTES DE PAUL EVDOKIMOV SUR INTERNET

 " La connaissance de Dieu dans la tradition orientale " (quelques courts extraits) :
http://eocf.free.fr/text_antho_spi_ortho.htm

 " L'Art moderne ou la Sophia désaffectée "
http://www.myriobiblos.gr/texts/french/contacts_evdokimov_moderne.html


ÉTUDES SUR PAUL EVDOKIMOV

Clément, Olivier, Orient-Occident, Deux Passeurs, Vladimir Lossky, Paul Evdokimov, Labor et Fides, 1985.
Contacts, numéro spécial, Vol. XXIII, 1973/74. [Témoignages sur Paul Evdokimov, 14 auteurs – orthodoxes, catholiques, protestants].
Klofft, Christopher P., " Gender and the process of moral development in the thought of Paul Evdokimov ",
Theological Studies, Vol. 66, 2005.
Plekon, Michael, " An Offering of Prayer: The Witness of Paul Evdokimov (1900-70) ", Sobornost 17, no. 2, 1995.
Plekon, Michael, " Le visage du Père en la Mère de Dieu : Marie dans les écrits théologiques de Paul Evdokimov ", Contacts, Vol. 47, No 172, 1995. pp. 250–269.
Plekon, Michael, "Paul Evdokimov, A Theologian Within and Beyond the Church and the World," Modern Theology, 12:1, 1996. pp. 85-107.
Plekon, Michael, "Interiorized monasticism : A reconsideration of Paul Evdokimov on the spiritual life," The American Benedictine Review, Vol. 48, No. 3, 1997. pp. 227-253.
Plekon, Michael, "Paul Evdokimov: Worldly Theologian, Man of the Church" dans : Living Icons: Persons of Faith of the Eastern Church, University of Notre Dame Press, 2002. pp. 102-127.
Plekon, Michael, " Le sacrement du frère/de la soeur dans la vie et la pensée de Paul Evdokimov et de Mère Marie Skobtsov ", Contacts No. 205, 2004.
Roussel, Jean-François, " Évidence et indicibilité dans l'apologétique de Paul Evdokimov ", Contacts, Vol. 47, No 172, 1995. pp. 287-307.
Roussel, Jean-François, Paul Evdokimov : Une foi en exil, Montréal-Paris, Médiaspaul, 1999.
Thunberg, Lars, " Paul Evdokimov, théologien œcuménique " Contacts, Vol. 47, No 172, 1995. pp. 270-286.


 

Dernière modification: 
Lundi 27 mars 2023