Foi orthodoxe

Page Père Alexandre Schmemann

Le père Alexandre Schmemann
 

Le père Alexandre Schmemann  : « Quelle joie tout cela ! » par Paul Ladouceur
« Le père Alexandre Schmemann, Docteur de l’Église » par Nikita Struve
« Liturgie et vie » par Juliana Schmemann
Écrits du père Alexandre Schmemann :
« Le Grand Carême, voyage vers Pâques »
« Commentaire liturgique de la Semaine sainte »
(du samedi de Lazare au Mercredi saint)
« Un être eschatologique : le père Serge Boulgakov »

« Ô mort, où est ton aiguillon ? » À la mémoire du père Alexandre Schmemann
« Car à toi appartiennent le règne, la puissance et la gloire »
«  Liturgie et eschatologie »
« Le carême est un don »
« Mon péché principal »
Extrait de L’Eucharistie, Sacrement du Royaume : L'Eucharistie : Le Sacrement de la Joie
Extraits du Grand Carême : Le carême dans nos vies ; La liturgie des Présanctifiés ; La prière de Saint Éphrem
Extraits de D’Eau et d’Esprit : Connaître l’Esprit-Saint
Reflets d’une vie chrétienne : Extraits du Journal du père Alexandre Schmemann
« Merci, Seigneur » Dernière homélie du père Alexandre Schmemann

Pour aller plus loin –  Bibliographie du père Alexandre Schmemann

textes à incorporer « Assimilés à la Mort et à la Résurrection du Christ » ; « Le Saint-Esprit » in : Bulletin Lumière du Thabor No 7, novembre 2002 ; Bulletin Lumière du Thabor No 15, janvier 2004. 


LE PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN :
« QUELLE JOIE TOUT CELA ! »

par Paul Ladouceur

Le père Alexandre Schmemann est un des témoins-phares de l’orthodoxie au XXe siècle. Théologien, enseignant, prédicateur, pasteur, il est connu surtout pour sa contribution dans le domaine de la théologie liturgique, discipline qu’il a presque « inventé » lui-même.

Le père Alexandre Schmemann est issu de l’immigration russe qui a quitté la Russie après la victoire des bolcheviks pendant la guerre civile au début des années 1920. Son père, Dimitri Schmemann, était le fils du sénateur Nicolas Schmemann, haut fonctionnaire du gouvernement impérial russe et membre du Conseil d’état. En 1914 Dimitri Schmemann quitte l’université pour s’inscrire à l’armée ; il est sérieusement blessé lors d’une bataille mais il survie. En septembre 1918, il épouse Anna Shihkova. La Russie est déjà en proie à la guerre civile et Dimitri rejoint l’Armée blanche. Suite à la défaite des « Blancs », son unité est démobilisée en Estonie. Pendant ce temps, Anna, restée d’abord à Saint-Petersbourg, donne naissance à une fille, Éléna. Elle déménage ensuite avec la famille Schmemann à Tallin. C’est là que Dimitri rejoint sa femme et sa fille, qui moura à l’âge de sept ans. Le 13 mai 1921 Anna met au monde des jumeaux, Andrei et Alexandre. Dès son jeune âge, Alexandre apprend les éléments de la foi orthodoxe de sa mère et il assiste fidèlement aux offices ; la vie quotidienne suit le calendrier liturgique. (suite page 2)

La famille Schmemann rejoint la famille Shihkova quelque temps à Belgrade, où ces derniers s’étaient réfugiés. En 1930 les Schmemann s’installent à Paris, devenu le centre intellectuel, culturel et religieux des exilés russes. Après un début d’études dans les écoles françaises, les deux garçons suivirent les études au Corps des Cadets, école militaire russe près de Versailles. Mais le niveau d’études était inférieur à celui des écoles françaises et à l’âge de 14 ans Alexandre demande à ses parents de l’inscrire au prestigieux lycée Carnot à Paris. Alexandre passe quatre ans au lycée, puis il termine son baccalauréat au gymnase russe et s’inscrit à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge en 1940. C’est là qu’il rencontre Juliana Ossorguine le 8 octobre 1940, et le même jour il déclare avec assurance à un ami qu’il avait rencontré sa future femme.

Les parents de Juliana, Serge et Sophie Ossorguine, se sont mariés à Yalta en Crimée en 1918, où deux de leurs quatre enfants sont nés. La Crimée était devenue un des principaux théâtres de la guerre civile, avec tantôt les Blancs tenant la main haute, tantôt les Rouges. En 1920 il était devenu évident que les bolcheviks allaient gagner la guerre civile et la famille Ossorguine s’enfuit d’abord à Istanbul, où se trouvaient beaucoup de réfugiés russes, mais peu de travail, de là en Italie, puis en Allemagne, où s’était installée la famille de Sophie, avant de gagner la France. C’est en Allemagne que leur naquit une fille, qui fut nommée Juliana en honneur d’une ancêtre de la famille, sainte Juliana Lazarevskaïa (Ossorguine) (XVIe siècle, fêtée le 2 janvier). Juliana fréquenta le collège privé Sainte-Marie à Neuilly, où elle termina d’abord son baccalauréat, puis elle entreprit des études universitaires de lettres au collège Sainte-Marie et à la Sorbonne.

Alexandre et Juliana se sont mariés le 31 janvier 1943, en la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski à Paris. Leurs trois enfants, Serge, Anya et Masha, sont nés en 1944, 1945 et 1948. Alexandre est ordonné prêtre le 30 novembre 1945. Il enseigne l’histoire de l’Église à l’Institut Saint-Serge, mais le salaire est maigre et le couple est obligé de trouver d’autres revenus pour subvenir aux besoins la famille. Le père Alexandre est dans le milieu académique qu’il aime, cependant il trouve l’atmosphère de Saint-Serge limitée. Le père Alexandre accueille donc comme une bénédiction l’invitation du père Georges Florovsky à venir se joindre au personnel enseignant du petit séminaire Saint-Vladimir à New York.

Les Schmemann arrivent à New York en juin 1951. Là aussi, les conditions matérielles sont difficiles, mais le père Alexandre trouve la liberté et l’ouverture d’esprit qu’il cherchait. Le couple s’épanouit : le père Alexandre en tant que professeur de théologie puis, en 1962, doyen du séminaire Saint-Vladimir, auteur d’une quinzaine de livres, dont certains deviennent rapidement des classiques de théologie liturgie et pastorale, conférencier, pasteur, homme d’Église, prédicateur, animateur à la radio… (3 000 émissions en russe sur les ondes de Radio Liberty dirigées vers l’URSS) ; Juliana comme professeur de français dans différents collèges privés pour jeunes filles, puis directrice de la prestigieuse Spence School de New York. Le père Alexandre est une autorité reconnue dans le domaine de la théologie liturgique, discipline qui puise dans la tradition liturgique de l’Église comme signe et expression de la foi chrétienne. L’enseignement du père Alexandre est fondé d’abord sur la liturgie : la liturgie en tant qu’actualisation du Royaume de Dieu dès maintenant et simultanément attente dans la certitude et la joie de la foi de l’accomplissement de la plénitude du Royaume à la fin des temps.

Professeur et doyen de Saint-Vladimir, il influence toute une génération de prêtres orthodoxes et sous sa direction inspirée, le séminaire devient un centre d’excellence en études théologiques. Le père Alexandre enseigne aussi à l’université Columbia, l’université de New-York, le « Union Seminary » et le « General Theological Seminary ». Les Schmemann passent les étés dans leur chalet sur les bords du lac Labelle dans les Laurentides au nord de Montréal, endroit idyllique où le père Alexandre rédige la plupart de ses livres et où se côtoient les Schmemann, les Meyendorff, les Troubetskoï (parenté de Juliana), les Vinogradov, leurs enfants et leurs conjoints, les petits-enfants, les amis. Le père Alexandre garde des liens personnels avec la France ; il visite régulièrement sa mère et son frère Andrei et il reste en contact avec les milieux orthodoxes parisiens. En juillet 1959, il termine un doctorat en théologie à l’Institut Saint-Serge avec une thèse sur « L’ordo de l’Église : Introduction à la théologie liturgique » (en russe, publié en anglais).

Le père Alexandre participe activement à la préparation de l’autocéphalie des diocèses de l’Église orthodoxe russe en Amérique du Nord, projet réalisé avec succès en 1970, avec la création de l’Église orthodoxe en Amérique. Le père Alexandre travaille sans relâche pour l’unité des juridictions orthodoxes en Amérique du Nord, mais là, les résistances des différentes Églises nationales à toute forme d’unification sont grandes. Il est aussi actif dans les milieux œcuméniques et des institutions catholiques et protestantes l’invitent souvent à donner des conférences et de prêcher des retraites.

Dans les années 1970 le père Alexandre, dans la cinquantaine, est au sommet de ses capacités, respecté par tous, contesté dans certains quartiers pour sa franchise, sa grande ouverture et son dévouement en faveur d’une Église orthodoxe américaine… Puis en septembre 1982, la nouvelle : le père Alexandre est atteint d’un cancer aux poumons, avec des métastases au cerveau. Suivent tests, radiothérapie, chimiothérapie : aucune possibilité de guérison. Juliana Schmemann écrit dans ses mémoires : « Alexandre a toujours prié pour avoir un temps de maladie avant son décès. Je pense que sa vie aurait été incomplète d’une certaine façon s’il était décédé subitement » (p. 97). Le père Alexandre a vécu sa dernière année dans l’attente de la plénitude du Royaume, auquel d’ailleurs il participait déjà, dans l’humilité, la joie, l’action de grâces. Dans sa dernière homélie, le 24 novembre 1983, il disait : « Merci, Seigneur, pour tous et pour tout. Tu es grand, Seigneur, et grandes sont tes œuvres ; nos paroles ne suffisent pas à raconter tes miracles. Seigneur, qu’il est bon d’être ici ! » Et les derniers mots, écrits le 1er juin 1983, de son journal intime, trouvé dans son bureau après son décès : « Quel joie tout cela ! ». Le père Alexandre Schmemann est décédé le 13 décembre 1983. Il avait 62 ans. Mémoire éternelle !


LE PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN,
DOCTEUR DE L’ÉGLISE

par Nikita Struve

Allocution prononcée à la réunion commémorative organisée par l’ACER en décembre 1986 à l’occasion de la troisième anniversaire de la mort du père Alexandre Schmemann.

Mon intervention doit servir de conclusion, aussi vais-je m’écarter du thème qui m’a été proposé " le père Schmemann et la Russie ", d’autant que le prof. D. Pospelovsky vient d’en parler de façon presque exhaustive.

Indubitablement, le père Alexandre Schmemann était russe par son sang, sa famille, son éducation et même, partiellement, par ses études. Il a assimilé l’orthodoxie dans son expression russe, élargie, il est vrai, à la dimension universelle par les théologiens de l’émigration. Mais ici-bas, sur cette terre, le père Alexandre possédait trois patries : au premier chef, la Russie que, né après la Révolution, il n’avait jamais vue de ses yeux ; jusqu’à la fin de sa vie il avait systématiquement refusé de s’y rendre, car il comprenait qu’un tel voyage, étant donné son rang dans l’Église et son rôle dans la culture russe, serait interprété comme une reddition, une approbation du régime soviétique ; en second lieu la France, où il avait passé son adolescence et sa jeunesse, où il s’était marié, où naquirent ses trois enfants. Il aimait Paris plus que toute autre ville au monde, il y revenait comme chez lui pour humer l’air multicentenaire de la capitale de l’intelligence et du goût. Il connaissait la littérature française aussi bien que la littérature russe, quoique différemment. Chez les Russes, il aimait les classiques, de Pouchkine à Soljenitsyne ; chez les Français il préférait les modernes, les écrivains du XXe siècle, Proust, Mauriac, Julien Green, Paul Léautaud, dont il avait dévoré toutes les œuvres, y compris l’immense Journal. Enfin, les États-Unis : il en était un citoyen loyal, il en connaissait les plus lointains recoins, il y avait déployé son zèle apostolique. Il aimait l’Amérique d’un amour profond et sincère, il s’y était intégré par ses petits-enfants, il souffrait du mépris injuste dans lequel les Européens ingrats tenaient le Nouveau continent, et je doute qu’il aurait souscrit à la condamnation trop radicale de la civilisation américaine que vous venez d’entendre dans l’exposé de M. Pospelovsky.

De temps à autre, las du provincialisme et de l’anti-intellectualisme américain, il sentait le besoin impérieux de venir se ressourcer à Paris ; flâner dans les ruelles du Quartier latin, feuilleter les nouveautés dans les librairies, en particulier dans la fameuse Boutique des cahiers, s’attabler chez Balzar, où l’on voisine avec des célébrités du monde des lettres ou des arts, lui procuraient un repos tonique, lui redonnaient forces et courage.

Si l’Amérique offrait un vaste champ à son activité, si la douce France comblait et consolait, la Russie, elle, constituait une permanente et douloureuse interrogation : qu’était-elle devenue ? où allait-elle ? avait-elle encore un avenir ? Il abordait le problème russe avec sa lucidité habituelle, sans sentimentalisme, sans engouement irraisonné, sans fausses espérances.

Les trois patries cœxistaient paisiblement dans son cœur, car en fait il avait pour patrie véritable, comme tous les chrétiens, le Royaume de Dieu, dépourvu de centre géographique, toujours en attente, toujours en devenir dans ce lieu et ce temps sécularisé qui s’appelle l’Église. Sa vraie patrie était l’Église, le Royaume qui n’est pas de ce monde. Comme souvent l’avons-nous entendu répéter cette parole de Julien Green : " Tout est ailleurs " !

Avant toutes choses, le père Alexandre a été un homme de foi. Cette affirmation sonne comme un truisme. Comment cela ? Un théologien, un prêtre pourrait-il ne pas être un homme de foi ? Mais la foi a ses degrés et ses nuances. Chez les uns elle se conquiert de haute lutte, passe par le creuset du doute, connaît des éclipses dramatiques. " Vingt-quatre heures de doute pour une minute de certitude ", disait Bernanos au R.P. Bruckberger. Pour autant que l’on puisse juger, la foi du père Alexandre se trouvait à l’opposé de celle de Bernanos. Foi calme, pleine, assurée, voisine de la certitude. Le père Alexandre n’a cessé de confesser la foi inébranlable dans la vérité de l’orthodoxie.

" ... Je suis de plus en plus convaincu, m’écrivait-il dans une lettre, que seule l’orthodoxie en tant que vérité sur Dieu, l’homme et le monde, en tant que vision globale du cosmos, de l’histoire, de l’eschatologie et de la culture, peut être aujourd’hui valablement opposée à la décomposition et à l’agonie d’un monde qui dans sa folie refuse le christianisme auquel il doit son existence. Mais pour que cette opposition soit valable, il faut que l’orthodoxie redevienne simplicité divine, Bonne Nouvelle à l’état pur, joie, paix et vérité dans l’Esprit Saint. "

La certitude du père Alexandre était une foi active abrahamique, réponse à l’appel d’en haut, une foi en mouvement, en perpétuel renouvellement. Il était étranger à la nostalgie du passé, ne comprenait pas le regard de la femme de Lot, repoussait les restaurations, qu’elles soient byzantines ou moscovites et qui nécessairement pétrifient. Ne pas regarder en arrière, ne pas se satisfaire de l’héritage reçu, mais tendre de tout son être en avant, vers le Royaume à venir et, à la lumière de ce Royaume, examiner le passé et le présent en le rapportant à l’essentiel, à l’unique nécessaire.

À cette foi inébranlable, le père Alexandre associait un sens aigu de la liberté. Il avait lutté toute sa vie contre les pesanteurs historiques qui avaient défiguré la vie de l’Église, contre l’immobilisme servile et mortifié.

Beaucoup d’entre nous, ici présents, se souviennent d’une remarquable conférence qu’il avait faite à Bièvres au congrès de l’ACER sur le thème " Autorité et liberté ". Avec quelle véhémence, avec quelle fougue, avec quelle conviction il avait évoqué le souffle libérateur du Saint Esprit qui vient disperser les paperasses et purifier l’air confiné des administrations ecclésiales !

Toute sa vie il avait combattu les diverses réductions du christianisme : celle qui ramène les sacrements à des actes privés visant à assurer à son bénéficiaire un peu de " confort spirituel "; celle qui limite le christianisme à une période historique donnée, Byzance ou Moscou ou à tel de ses aspects : la spiritualité philocalique en laquelle il voyait pour le commun des fidèles davantage une utopie ou un alibi qu’un moyen de salut ; ou encore la synthèse néopatristique qui semble devoir rester une simple vue de l’esprit.

Bien sûr, il ne niait pas la valeur des Pères, ni la beauté de la sainteté russe ni la nécessité d’un monachisme authentique, signe presque obligé de l’Église, mais il cherchait à faire comprendre que le christianisme se trouve toujours au-delà de ses manifestations particulières si achevées fussent-elles, jamais en arrière, toujours en avant, dans la tension eschatologique de toute l’Église vers son accomplissement dans le Royaume.

L’Eucharistie, Sacrement du Royaume, ce livre de toute son existence, de toute son expérience (auquel il a mis le point final, sous nos yeux, à peine plus d’un mois avant sa mort) restitue le visage vrai de la liturgie, si souvent défiguré par de mauvaises pratiques que vient souvent légitimer une théologie déficiente. Le père Schmemann a fait pour la liturgie le travail de rénovation que font les artistes restaurateurs pour les icônes : il l’a dégagée des scories pour lui rendre son vrai visage. Mais au-delà de cette restauration, à regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il s’agit, en fait, d’un livre sur la foi. L’Eucharistie doit être célébrée correctement, tous doivent y participer pleinement, et, cependant, rien ne changera visiblement, tant que la vie du chrétien ne deviendra pas elle-même eucharistie, c’est-à-dire perpétuelle action de grâce pour le don de vie accordé par le Père, pour le don de salut réalisé par le Fils, pour le don de la joie dispensé par le Saint Esprit.

Une vision à la fois aussi radieuse et exigeante du christianisme devait inéluctablement se heurter aux pesanteurs et à l’inertie de l’existence empirique. Le père Alexandre s’était beaucoup dépensé pour sortir l’Église orthodoxe d’Amérique de son provincialisme et la placer sur la voie royale de l’orthodoxie universelle. Il y avait du reste, avec ses collaborateurs, largement réussi. Or, dans les dernières années de sa vie, il voyait avec tristesse l’Église non pas retourner à ses anciennes erreurs, mais se charger de nouvelles chaînes, perdre son dynamisme, s’enliser dans la médiocrité. " Souffrir pour l’Église n’est rien, disait Bernanos, souffrir par l’Église, voilà qui est quelque chose ". Au soir de sa vie, malgré le succès de sa prédication et de son œuvre, le père Alexandre allait être amené à souffrir par l’Église, à souffrir des intrigues mesquines dirigées contre lui, mais au-delà d’elles, à souffrir de la distorsion entre sa vision de ce que devait être l’Église et la désespérante médiocrité dans laquelle elle retombait. Cette souffrance ne fut sans doute pas étrangère à l’éclosion de la maladie qui devait l’emporter en l’espace d’une année et qu’il a si vaillamment, si sereinement supportée.

" Dans les temps anciens, ainsi concluait Iou Samarine son introduction aux œuvres de Khomiakov, ceux qui avaient rendu au monde orthodoxe un service analogue à celui qu’avait rendu Khomiakov, c’est-à-dire ceux qui avaient éclairé au moyen de la logique tel aspect de la doctrine et avaient réussi à faire triompher l’Église sur telle et telle erreur, ceux- là étaient appelés docteurs de l’Église... Comment ! Ce Khomiakov qui habitait à Moscou place aux Chiens, notre ami commun, vêtu à la russe, cet interlocuteur si plein d’esprit que nous blaguions et avec lequel nous avons tant discuté [suit une longue énumération des particularités de Khomiakov, N.S.], cet officier en retraite, un docteur de l’Église ? Lui-même ! ".

Nous sommes en droit de paraphraser ces paroles de Samarine et de les appliquer au père Alexandre.

Nous sommes nombreux dans cette salle à avoir connu le père Schmemann, les uns superficiellement, d’autres plus intimement. Nous nous souvenons de l’interlocuteur plein d’esprit, à l’occasion mondain, volontiers blagueur, caustique parfois, épinglant d’un mot féroce tel travers ou telle personne, fumant cigarette sur cigarette, regardant à ses rares heures de loisir le base-ball à la télévision, aimant la vie dans sa diversité et sa richesse, et cependant d’ores et déjà nous pouvons dire que ce contemporain, notre contemporain sera considéré, à l’instar de Khomiakov, comme un authentique docteur de l’Église.

Le Messager orthodoxe, No 105, 1987.


LITURGIE ET VIE

par Juliana Schmemann

Une calme liturgie tôt le matin. Comme je m’en souviens maintenant, Alexandre n’était jamais aussi heureux, simplement heureux, que lorsqu’il se préparait pour une liturgie matinale en semaine. Il avait l’habitude d’aller au séminaire, d’entrer dans l’église vide, de goûter les premiers rayons du soleil d’hiver qui passaient par la fenêtre et de se réjouir de la rencontre silencieuse avec l’autel, ajustant les nappes, allumant quelques bougies, tout en se préparant pour servir la liturgie. Il savait que les gens arriveraient bientôt, des diacres anxieux, des membres de la chorale, des étudiants endormis, mais il était prêt. Il racontait souvent combien il aimait ces matins silencieux. Toute la journée, il était submergé par d’innombrables appels téléphoniques, des visites, des crises inattendues. Une liturgie matinale était un moment béni passée dans le Royaume. Pour lui, cela représentait tout – la joie de la nature, l’occasion d’oublier les soucis quotidiens, de se trouver au pied de la Croix, la joie ultime de la Communion à l’autel, car c’était là où il voulait être depuis sa tendre jeunesse, où il annonça le Royaume, où il souffrit le plus et était le plus heureux. Pourquoi souffrit-il ? Parce que là, il éprouva vivement ce sentiment de ne pas être à la hauteur dans sa vie, de ne pas pouvoir répondre à ce qu’il essayait de faire, d’enseigner, de prêcher, il se sentait insuffisant parce que le Royaume était là où il était pendant la liturgie et le Royaume est amour, paix et action de grâces.

Je me souviens d’une de ces matinées où nous discutions et je lui posais des tas de questions au sujet de ce qui se passe après la mort : Que se passe-t-il après trois jours ? Pourquoi le neuvième jour est important ? Qu’est-ce que le purgatoire ? Et le jugement dernier ? etc. J’étais de plus en plus agacée par l’impasse où me conduisaient toutes ces questions lorsque Alexandre se tourna vers moi pour me dire sérieusement : « Liana, ne regarde pas », et il poursuivit avec un passage de la lettre de saint Paul aux Corinthiens : « Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qu’il aime » (1 Co 2, 9). Que de fois ne l’ai-je pas entendu citer ce passage avec une foi et une confiance totale. Bien qu’il était un intellectuel, je sais combien simple et directe était sa foi. Ces paroles : « Ne regarde pas », expriment combien un simple bond de foi et de confiance dans la miséricorde imméritée du Seigneur nous permettra d’atteindre le Royaume : « Seigneur, il est bon d’être ici ».

Servir, enseigner, tout spécialement écrire, étaient ce qu’Alexandre aimait le plus. Mais son temps était tellement compté. Il faisait le plus souvent son travail sous la contrainte, travaillant en essayant de respecter les délais. Il passait également plus d’une demi-journée à son bureau pendant nos vacances d’été au lac Labelle dans les montagnes des Laurentides au Québec. Sa joie consistait à célébrer à l’autel. Il la communiquait à tous ceux et celles autour de lui, les étudiants, ses collègues, ses amis. David Drillock [professeur de musique et chef de chœur au séminaire Saint-Vladimir] apprit avec lui à connaître, à aimer, à apprécier le déroulement des offices avec une joie toujours nouvelle. Nous partageons tous sa joie. Vingt années après sa mort, David avait l’habitude de venir me rendre visite après les offices d’une Semaine Sainte épuisante et vivifiante après avoir chanté le mercredi saint le canon spécial et très beau de l’office de matines. Il me disait alors : « Matushka, je sais que Père était avec nous ce soir ». Ou bien après le kondakion de la fête de l’Ascension, il avait l’habitude de dire : « Te souviens-tu combien Père aimait cette hymne ? ». Lorsque j’essaie maintenant de me rappeler ce qui était le point central de la vie d’Alexandre, je peux dire sans la moindre hésitation que c’était la Divine Liturgie célébrée à l’autel du Seigneur.

Il voyageait souvent pour rendre visite à ses anciens étudiants. Il aimait ces visites et consacrait toute son attention à ces prêtres qui essayaient de se frayer un chemin. Il concélébra un jour la Divine Liturgie avec un jeune prêtre antiochien du séminaire. Ce prêtre fit tellement d’erreurs ! Tout en enlevant les habits liturgiques, en sueur, décoiffé, se promenant au milieu de ses paroissiens, ce jeune prêtre leur dit : « J’ai appris tout ce que je sais de mon cher père Alexandre ». Alexandre avait envie de rentrer sous terre et se demandait si le séminaire lui avait appris quelque chose. Mais il réalisa vite que malgré des erreurs et de la maladresse pendant le service, le jeune homme savait « la seule chose nécessaire » : il aimait le Seigneur.

Alexandre était souvent l’invité de catholiques ou d’épiscopaliens dans leurs églises pour prêcher ou animer des retraites. L’aspect universel de la vie chrétienne en Amérique, la tolérance, la grande diversité et le dévouement de tellement de gens remplissaient Alexandre d’une infinie gratitude. Il était souvent fatigué avant de prêcher une nouvelle retraite, mais il était chaque fois rempli d’énergie nouvelle et d’inspiration : « Lorsque deux ou trois sont rassemblés en mon Nom… ». Ces paroles lui inspiraient la Présence.

Il a lu énormément pendant sa vie. Il lisait une grande variété de livres, mais ses lectures préférées étaient des biographies, des mémoires, des autobiographies. Il était fasciné par la profondeur et la diversité des vies humaines. Il lisait aussi beaucoup de vies d’athées, jamais en critiquant mais en se demandant comment et pourquoi c’est possible. Il lisait sur les homosexuels, les politiciens, les théologiens, les juifs, les musulmans. Il ne jugeait jamais. Il se posait des questions sur les fausses notes, les points de vue qui ne le convainquaient pas, tout en ne filtrant pas leurs idées à travers ses propres critères de compréhension. La poésie ne le tenait pas seulement à cœur, c’était une partie de lui-même. Il jouissait d’une mémoire exceptionnelle et il pouvait réciter par cœur Verlaine, Pushkin, Tchutchef, Robert Frost, E.E. Cummings, Rimbaud, pour n’en citer que quelques uns.

Alexandre s’intéressait aussi à la politique. Il était fasciné par le côté humain des politiciens, il s’enthousiasmait habituellement pour les élections (oui ? non ?) sans jamais s’impliquer dans des passions partisanes. Vraiment, il était le démocrate parfait, respectueux des capacités du peuple américain d’élire et d’accepter les résultats du vote. Il se tenait aussi au courant de la politique française et prenait plaisir à lire les revues hebdomadaires françaises comme l’Express, le Point et d’autres.

Lorsqu’il projetait un voyage ou des vacances, il choisissait soigneusement ses lectures. Il ne lésinait jamais sur les livres, la maison en était pleine, reflet de tous ses goûts. Grâce à sa mémoire invraisemblable, il pouvait se rappeler les noms, les dates, les événements, etc. : « Oui, c’est lui qui a écrit… ». Lorsqu’il allait à Paris, il flânait dans ses librairies préférées comme la librairie Gallimard. Flâner dans les librairies était son bonheur et jusqu’à ce jour, je me sens un peu coupable de l’avoir bousculé à l’occasion.

Toute sa vie, Alexandre a tenu des journaux intimes. D’abord en tant que jeune homme, ensuite, après une interruption de quelques années, il a commencé à écrire à nouveau en 1973. Il écrivait pour « me découvrir moi-même », disait-il. Ces journaux donnent un véritable compte-rendu intime de sa vie durant ses dix dernières années. Par l’intermédiaire de ces journaux, il observait les autres, il vivait avec eux et était en communion avec le monde. Les journaux n’étaient pas une analyse centrée sur lui-même, mais plutôt un moyen de se voir lui-même au milieu de la création, un moyen de « s’expliquer » à lui-même, de jouir de la joie pascale, ou de s’attrister de son incapacité de disposer davantage de temps pour écrire, penser et être.

Alexandre fut entouré d’amis tout au long de sa vie. Ils venaient de tous les horizons. Pendant longtemps, nous étions submergés par des dissidents de l’Union soviétique qui se sentaient attirés par son hospitalité très libérale, ses convictions claires et la compréhension de leurs expériences en Union soviétique. La nuit pascale, ils affluaient au séminaire et après les offices de minuit, ils s’entassaient dans le bureau d’Alexandre avec leur vodka, kolbasi et tous fumaient jusqu’à ce que toute la chambre fût remplie de fumée. Ces personnes, la plupart non croyantes, ou parfois pas encore croyantes, des juifs, d’anciens marxistes, partageaient pleinement la joie pascale, joie qu’Alexandre, bien qu’épuisé totalement par les rigueurs de la Semaine Sainte, parvenait à communiquer.

J’avais souvent peur que la vie d’Alexandre ne lui soit extorquée mais il avait une énorme facilité de raviver son énergie par ses lectures et des périodes de silence, bien que celles-ci soient limitées. Quelques heures matinales entre les matines et le premier cours, son aller-retour quotidien au séminaire, goûtant la joie de la neige fraîchement tombée, ou bien jetant à ces heures matinales un petit coup d’œil à une lumière allumée derrière une fenêtre, tout ceci renouvelait l’esprit d’Alexandre et il était ainsi prêt à affronter la journée qui commençait.

Extrait de Juliana Schmemann,
My Journey with Father Alexander,
Alexander Press, Montréal, 2006.
Traduction : Valère De Pryck.


LE GRAND CAREME, VOYAGE VERS PÂQUES

par le père Alexandre Schmemann

Lorsqu’un homme part en voyage, il doit savoir où il va. Ainsi on est-il du Grand Carême. Avant tout, le Carême est un voyage spirituel et sa destination est Pâques, la « Fête des fêtes ». C’est la préparation à « l’accomplissement de la Pâque figurative, la vraie Révélation ». Nous devons donc commencer par essayer de comprendre cette relation entre le Carême et Pâques, car elle révèle quelque chose de très essentiel, de crucial, quant à notre foi et à notre vie chrétienne.

Est-il nécessaire d’expliquer que Pâques est beaucoup plus qu’une Fête parmi les fêtes, beaucoup plus qu’une commémoraison annuelle d’un évènement passé ? Quiconque a participé, ne serait-ce qu’une fois, à cette nuit « plus lumineuse que le jour », quiconque a goûté à cette joie unique, le sait bien : mais d’où vient cette joie ? Et pourquoi pouvons-nous chanter, comme nous le faisons à la Liturgie pascale : « De lumière, maintenant, est remplie tout l’univers, au ciel, sur terre et aux enfers » ? En quel sens célébrons-nous, comme nous prétendons le faire, « la mise à mort de la mort, la destruction de l’enfer, le début de la vie éternelle » ? À toutes ces questions la réponse est celle-ci : la vie nouvelle qui, voici près de deux mille ans, a jailli du tombeau, nous a été donnée, à nous tous qui croyons au Christ. Et elle nous a été donnée au jour de notre baptême où, comme le dit saint Paul : « Nous avons été ensevelis avec le Christ dans sa mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Ro 6,4).

Ainsi nous célébrons à Pâques la Résurrection du Christ comme quelque chose qui est arrivé et qui nous arrive encore. Car chacun d’entre nous a reçu le don de cette vie nouvelle et la faculté de l’accueillir et d’en vivre. C’est un don qui change radicalement notre attitude envers toutes choses en ce monde, y compris la mort, et qui nous donne de pouvoir affirmer joyeusement : « La mort n’est plus ! » Certes, la mort est encore là, et nous l’affrontons toujours et un jour elle viendra nous prendre. Mais là réside toute notre foi : par sa propre mort, le Christ a changé la nature même de la mort, il en a fait un passage, une pâque, une « pascha », dans le Royaume de Dieu, transformant la tragédie des tragédies en victoire suprême, « Écrasant la mort par la mort », il nous a rendus participants de sa Résurrection. C’est pourquoi, à la fin des matines de Pâques, nous disons : « Le Christ est ressuscité, et voici que règne la vie ! Le Christ est ressuscité, et il, n’est de mort au tombeau ! »

Telle est la foi de l’Eglise, affirmée et rendue évidente par ses saints innombrables. Et cependant, n’expérimentons-nous pas quotidiennement que cette foi est bien rarement la nôtre, que toujours nous perdons et trahissons la vie nouvelle que nous avons reçue en don et que, en fait, nous vivons comme si le Christ n’était pas ressuscité des morts, comme si cet évènement unique n’avait pas la moindre signification pour nous ? Tout ceci en raison do notre faiblesse, à cause de l’impossibilité où nous sommes de vivre constamment de foi, d’espérance et de charité, au niveau auquel le Christ nous a élevés lorsqu’il a dit : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » (Mt 6, 33).

Nous l’oublions tout simplement, tant que nous sommes occupés, immergés dans nos occupations journalières, et parce que nous oublions, nous succombons. Et par cet oubli, cette chute et ce péché, notre vie redevient « vieille » de nouveau, mesquine, enténébrée et finalement dépourvue de sens, un voyage dépourvu de sens vers un but sans signification. Nous faisons tout pour oublier même la mort, et voici que, tout à coup, au milieu de notre vie si agréable, elle est là, devant nous, horrible, inévitable, absurde. Nous pouvons bien, de temps à autre, reconnaître et confesser nos différents péchés, mais sans pour autant référer notre vie à cette Vie nouvelle que le Christ nous a révélée et nous a donnée. En fait, nous vivons comme s’il n’était jamais venu. Là est le seul vrai péché, le péché de tous les péchés, la tristesse insondable et la tragédie de notre christianisme, qui ne l’est que de nom.

Si nous en prenons conscience, alors nous pouvons comprendre la réalité de Pâques et pourquoi elle nécessite et présuppose le Carême. Car nous pouvons comprendre alors que les traditions liturgiques de l’Église, tous ses cycles et offices, sont faits avant tout pour nous aider à recouvrer la vision et le goût de cette vie nouvelle, que nous perdons et trahissons si facilement, et ainsi nous pourrons nous repentir et revenir à cette vie. Comment pourrions-nous aimer et désirer quelque chose que nous ne connaissons pas ? Comment placer au-dessus de tout, dans notre vie, ce que nous n’avons pas vu et que nous n’avons pas goûté ? Bref, comment pourrions-nous chercher un Royaume dont nous n’aurions aucune idée ?

C’est la liturgie de l’Église qui, dès l’origine et encore maintenant, nous introduit nous fait communier à la vie nouvelle du Royaume. C’est par sa vie liturgique que l’Église nous révèle quelque chose de ce que « l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment » (1 Co 2,9). Et au centre de cette vie liturgique, comme son cœur et son sommet, comme le soleil dont les rayons pénètrent partout, se trouve Pâques. C’est la porte ouverte chaque année sur la splendeur du Royaume du Christ, l’avant-goût de la joie éternelle qui nous attend, la gloire de la victoire qui déjà, bien qu’invisiblement, remplit toute la création : « La mort n’est plus ! » Toute la liturgie de l’Église est ordonnée autour de Pâques, et, ainsi, l’année liturgique, c’est-à-dire la succession des saisons et des fêtes, devient un voyage, un pèlerinage vers la Pâque, vers la « Fin » qui est en même temps le « Commencement » : fin de ce qui est vieux, commencement de la vie nouvelle, un « passage » constant de « ce monde » au Royaume déjà révélé en Christ.

Et cependant, la « vieille » vie, la vie du péché et de mesquinerie, n’est pas facilement vaincue et transformée. L’Évangile attend et demande de l’homme un effort dont il est, dans son état actuel, virtuellement incapable. Nous sommes mis en face d’un but, d’un mode de vie qui est bien au-dessus de nos possibilités. Les apôtres eux-mêmes, lorsqu’ils entendirent l’enseignement de leur Maître, lui demandèrent, désespérés : « Comment cela est-il possible ? » (cf. Jn 3,9 ; Mt 19,25-26). Il n’est pas facile, en effet, de rejeter un idéal mesquin de vie fait de préoccupations quotidiennes, de recherche de biens matériels, de sécurité et de plaisir, pour un idéal de vie dont le but exclut tout ce qui est en deçà de la perfection : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Ce monde dit par tous ses moyens de diffusion : « Soyez heureux, ne vous en faites pas, prenez la voie large. » Or le Christ dit dans l’Évangile : « Choisissez la voie étroite, combattez et souffrez, car c’est le chemin de l’unique vrai Bonheur » (cf. Mt 7,13). Sans le secours de l’Église, comment pouvons-nous faire ce choix terrible, comment pouvons-nous nous repentir, et revenir à la glorieuse promesse qui nous est donnée chaque année à Pâques ? C’est ici qu’intervient le Carême. C’est le secours que nous offre l’Église, l’école de repentance qui, seule, nous rendra possible d’accueillir Pâques non pas comme une simple permission de manger, de boire et de nous détendre, mais vraiment comme la fin de ce qui est « vieux » en nous, comme notre entrée dans le « nouveau ».

Dans l’Église primitive, le but principal du Carême était de préparer au baptême les catéchumènes, c’est-à-dire les chrétiens nouvellement convertie, en un temps où le baptême était administré au cours de la liturgie pascale (1). Cependant, même lorsque l’Église ne baptisa plus des adultes et que l’institution du catéchuménat eut disparu, le sens fondamental du Carême demeura le même. Car, bien que nous soyons baptisés, constamment nous perdons et nous trahissons précisément ce que nous avons reçu au baptême. C’est pourquoi Pâques est notre retour annuel à notre propre baptême ; tandis que le Carême est notre préparation à ce retour, l’effort lent et soutenu pour, finalement, accomplir notre propre « passage » ou « pâque » dans la vie nouvelle en Christ. Et si, comme nous allons le voir, la liturgie de Carême conserve encore aujourd’hui son caractère catéchétique et baptismal, ce n’est pas comme un vestige archéologique du passé, mais comme quelque chose de valable et d’essentiel pour nous. Car, chaque année, le Carême et Pâques nous font redécouvrir une fois de plus et recouvrer ce que le passage baptismal à travers la mort et la résurrection avait opéré en nous.

Un voyage. Un pèlerinage. Et déjà, en l’entreprenant, dès le premier pas dans la « radieuse tristesse » du Carême, nous apercevons au loin, bien loin, la destination : la joie de Pâques, l’entrée dans la gloire du Royaume. Et c’est cette vision, l’avant-goût de Pâques, qui rend radieuse la tristesse du Carême et qui fait de notre effort de Carême un « printemps spirituel ». La nuit peut être sombre et longue ; mais, tout au long du chemin, une aube mystérieuse et lumineuse pointe à l’horizon. « Ne déçois pas notre attente, ô Ami de l’homme ! »

LA PRIERE LITURGIQUE DE CARÊME :
LA RADIEUSE TRISTESSE

Pour beaucoup de chrétiens orthodoxes, peut-être pour la majorité d’entre eux, le Carême consiste en un certain nombre de règles et de prescriptions formelles, surtout négatives : abstention de certaines nourritures, défense de danser, peut-être aussi privation de cinéma. Nous sommes si loin du véritable esprit de l’Église qu’il est presque impossible de comprendre qu’il y a dans le Carême quelque chose d’autre, quelque chose sans quoi toutes ces prescriptions perdraient une grande partie de leur sens. Le mieux qu’on puisse dire de ce « quelque chose d’autre », c’est qu’il est comme une atmosphère, comme un climat dans lequel on entre ; c’est avant tout un état d’esprit, d’âme et de cœur qui, pendant sept semaines, imprègne toute notre vie.

Redisons encore ici que le but du Carême n’est pas de nous imposer quelques obligations extérieures, mais d’attendrir notre cœur pour qu’il puisse s’ouvrir aux réalités de l’esprit et expérimenter une faim et une soif secrètes de communion avec Dieu.

Cette atmosphère, cet état d’esprit unique sont créés principalement au moyen de la prière liturgique, par les différentes variantes introduites dans la vie liturgique de ce temps. Considérées séparément, ces variantes peuvent apparaître comme des « rubriques » incompréhensibles, des prescriptions de pure forme auxquelles il faut se plier ; mais si on les envisage comme un tout, elles révèlent et communiquent l’esprit du Carême, elles nous font voir et expérimenter cette radieuse tristesse qui est le véritable message et la grâce du Carême. On peut dire sans exagération que les Pères spirituels et les auteurs sacrés qui ont composé les hymnes du Triode, qui ont peu à peu agencé la structure générale des offices de Carême, et qui ont doté la Liturgie des Présanctifiés de cette remarquable beauté qui lui est propre, avaient une singulière compréhension de l’âme humaine. Ils connaissaient vraiment l’art du repentir, et chaque année, pendant le Carême, ils rendent cet art accessible à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre et des yeux pour voir.

L’impression générale des offices, ai-je dit, est celle d’une « radieuse tristesse ». Quelqu’un qui, même avec une connaissance réduite de la vie liturgique, entrerait à l’église durant un des offices de Carême, comprendrait presque tout de suite, j’en suis sûr, cette expression assez paradoxale. D’une part, une sorte de calme tristesse imprègne l’office, les vêtements sont de couleur sombre, les offices sont plus longs et plus monotones qu’à l’ordinaire ; il n’y a presque pas de mouvement. Les lectures et les chants alternent, et pourtant rien ne semble « se produire ». À intervalles réguliers, le prêtre sort du sanctuaire pour lire toujours la même courte prière, et toute l’assemblée ponctue chaque demande de cette prière en se prosternant. Ainsi, durant un long moment, nous sommes là, debout, dans cette monotonie, dans cette calme tristesse.

Mais c’est alors que nous commençons à réaliser que cette longueur même et cette monotonie sont nécessaires pour que nous soyons à même d’expérimenter « l’action » secrète, et d’abord imperceptible, que cet office exerce en nous. Peu à peu, nous commençons à comprendre, ou mieux à ressentir, que cette tristesse est, de fait, « radieuse » et qu’une mystérieuse transformation est sur le point de s’accomplir en nous. C’est comme si nous abordions en un lieu où les bruits et l’agitation de la vie, de la rue, et de tout ce qui, habituellement, remplit nos journées et même nos nuits, n’ont aucun accès, aucune emprise. Tout ce qui nous semblait tellement important que nous en avions l’esprit rempli, cet état d’anxiété qui nous est devenu comme une seconde nature, tout cela s’évanouit et nous commençons à nous sentir libres, légers et heureux. Ce n’est pas le bonheur bruyant et superficiel qui apparaît et disparaît vingt fois par jour et qui est si fragile et fugitif ; c’est un bonheur profond, qui n’a pas de motif précis et particulier, mais qui naît de ce que notre âme, selon le mot de Dostoïevski, a touché « un autre monde ». Ce qu’elle a touché est fait de lumière, de paix et de joie, d’une confiance inexprimable.

Nous comprenons alors pourquoi les offices se devaient d’être longs et apparemment monotones. Nous comprenons qu’il est impossible de passer de notre état d’esprit habituel – presque entièrement fait d’agitation, d’activi­té et de souci, à cet état nouveau, sans nous être au préalable apaisés, sans avoir rétabli en nous-mêmes un certain degré de calme intérieur. C’est pourquoi ceux qui regardent les offices de l’Église comme des « obligations » et qui s’enquièrent toujours du minimum requis (Combien de fois devons-nous aller à l’église ? Combien de fois faut-il prier ?) ne pourront jamais comprendre la véritable nature de la prière liturgique, qui est de nous introduire dans un autre monde, celui de la présence de Dieu, mais de le faire lentement, parce que notre nature déchue ne sait plus y accéder naturellement.

Ainsi, tandis que nous expérimentons cette mystérieuse libération, que nous devenons légers et pacifiés, la monotonie et la tristesse de l’office prennent pour nous une toute autre signification, elles sont transfigurées. Une beauté intérieure les illumine, comme un rayon de soleil matinal qui commence à éclairer la cime de la montagne, alors que la vallée est encore plongée dans l’obscurité. Cette joie secrète et douce nous est communiquée par les longs alléluias et par toute la tonalité des offices de Carême. Ce qui nous paraissait d’abord monotonie s’avère à présent être la paix ; ce qui résonnait comme une tristesse est maintenant expérimenté comme les tout premiers mouvements d’une âme qui retrouve sa profondeur perdue. C’est ce que proclame le premier verset de l’alléluia de Carême chaque matin : « Mon âme t’a désiré la nuit, avant l’aurore, ô Dieu, car tés préceptes sont lumière sur la terre ! »

« Radieuse tristesse » : tristesse de mon exil, tristesse d’avoir gaspillé ma vie ; mais lumière radieuse de la présence de Dieu et de son pardon, joie de ressentir à nouveau la soif de Dieu, paix de se retrouver chez soi. Tel est le climat des offices de Carême, et la première impression générale qu’il produit sur l’âme.

(1) Sur les liens entre le Carême et le catéchuménat, voir P, de PUNIET, art. « Catéchuménat », dans Dictionnaire d’Archéologie chrétienne et de Liturgie, II, 2, col. 2579-2621 ; J. DANIELOU, Bible et Liturgie, Paris, 1950 ; L. BOUMER, « Le Carême, initiation pascale », dans La Maison Dieu, 31, 1952, p. 7-18.

Extrait de : Alexandre Schmemann,
Le Grand Carême : Ascèse et liturgie
dans l’Église orthodoxe
, Bellefontaine, 1999.
 


COMMENTAIRE LITURGIQUE DE LA SEMAINE SAINTE
(du samedi de Lazare au Mercredi saint)

par le père Alexandre Schmemann

I. LE SAMEDI DE LAZARE – PRELUDE DE LA CROIX

« Arrivés au terme des Quarante-jours... nous te demandons de voir aussi la Sainte Semaine de ta Passion. » C’est par ces mots chantés à vêpres du vendredi des Rameaux, que le Grand Carême se termine ; nous marchons vers la commémoration annuelle des souffrances du Christ, de sa mort et de sa Résurrection, commémoration qui commence au samedi de Lazare. La fête de la résurrection de Lazare, doublée de celle de l’Entrée du Seigneur à Jérusalem, est appelée dans les textes liturgiques « Prélude de la Croix ». C’est donc dans le contexte de la grande semaine elle-même que la signification de cette double fête apparaît le mieux. Le tropaire commun à ces jours nous dit : « Tu as ressuscité Lazare, ô Christ notre Dieu, pour affermir avant ta Passion la croyance en la commune résurrection ». Il est très significatif que nous soyons ainsi conduits dans la nuit de la Croix, par une des douze grandes fêtes de l’Église. La lumière et la joie ne brillent pas seulement à la fin de cette grande semaine, mais déjà en son début, elles illuminent les ténèbres mêmes de la nuit pour révéler leur plus haute signification.

Ceux qui sont familiarisés avec la liturgie orthodoxe savent le caractère singulier et paradoxal des offices de ce samedi de Lazare. Ce samedi est célébré comme un dimanche, c’est-à-dire qu’on y fait l’office de la Résurrection, alors que normalement le samedi est consacré à la commémoration des défunts. La joie qui résonne dans l’office souligne le thème principal : la victoire prochaine du Christ sur l’Hadès. Dans la Bible, l’Hadès signifie la mort et son pouvoir universel, l’inévitable nuit et la destruction qui engloutit toute vie, empoisonnant de son ombre dévastatrice le monde entier. Mais voici que par la résurrection de Lazare, « la mort commence à trembler » ; c’est le début d’un duel décisif entre la vie et la mort, un duel qui nous donne la clé de tout le mystère liturgique de Pâques. Pour l’Église primitive, le samedi de Lazare était « l’annonce de Pâques » ; en effet, ce samedi proclame et fait déjà apparaître la merveilleuse lumière et la paix du samedi suivant, le grand et saint Samedi – le jour du tombeau vivifiant qui donne la vie.

Comprenons bien d’abord que Lazare, l’ami de Jésus, personnifie chacun de nous et toute l’humanité, et que Béthanie, la maison de l’homme Lazare, est le symbole de tout l’univers, habitat de l’homme. Tout homme a été créé ami de Dieu, appelé à l’amitié divine dans la connaissance, la communion avec lui, pour partager la même vie.

« En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1,4).

Et pourtant, cet ami bien-aimé de Dieu, créé par amour, le voilà détruit, annihilé par un pouvoir que Dieu n’a pas créé : la mort. Dieu est affronté en son œuvre même à une puissance qui la détruit et rend nul son dessein. La création n’est que tristesse, lamentation, larmes et finalement, mort. Comment est-ce possible ? Que s’est-il passé ? Ces questions se trouvent latentes dans le récit détaillé que Jean nous fait de la venue de Jésus à la tombe de son ami.

« Et une fois arrivé à la tombe..., dit l’Évangéliste, il pleura... » (Jn 11,35).

Pourquoi pleure-t-il puisqu’il sait que dans un instant il ressuscitera Lazare à la vie ? Les hymnographes byzantins n’ont pas toujours su comprendre le vrai sens de ces larmes, les attribuant à sa nature humaine, alors que de sa nature divine il tiendrait le pouvoir de ressusciter les morts. Et pourtant l’Église orthodoxe enseigne clairement que toutes les actions du Christ sont « théandriques », c’est-à-dire, à la fois divines et humaines, étant les actions du seul et même Dieu-Homme, le Fils de Dieu incarné. C’est l’Homme-Dieu que nous voyons pleurer, c’est l’Homme-Dieu qui fera sortir Lazare de son tombeau. Il pleure... et ce sont des larmes divines ; il pleure parce qu’il contemple le triomphe de la mort et la destruction de la création sortie des mains de Dieu. « Il sent déjà... », disent les juifs, comme pour empêcher Jésus de s’approcher du corps ; terrible avertissement qui vaut pour tout l’univers, pour toute vie. Dieu est vie et donateur de vie ; il a appelé l’homme à cette divine réalité de la vie, et voici « qu’il sent... ». Le monde a été créé pour refléter et proclamer la gloire de Dieu, et voici « qu’il sent... ». Au tombeau de Lazare, Dieu rencontre la mort, cette réalité destructrice-de-vie et spectre-de-désespoir. Il se trouve face à face avec l’ennemi qui lui a ravi la Création, son bien propre, pour en devenir le Prince. Nous qui suivons Jésus qui s’approche de la tombe, nous entrons avec lui, dans « son heure », celle qu’il a annoncée si souvent comme l’apogée et l’accomplissement de toute son œuvre. Dans ce court verset de l’Évangile : « et Jésus pleura... », c’est la Croix qui est annoncée, sa nécessité et sa signification universelle. Nous comprenons maintenant que c’est parce que Jésus a pleuré, parce qu’il aimait son ami Lazare, qu’il a le pouvoir de le rappeler à la vie. La résurrection n’est pas la simple manifestation d’un pouvoir divin, mais bien plutôt la puissance d’un amour, l’amour devenu puissance. Dieu est amour et l’amour est vie, il est créateur de vie... C’est l’amour qui pleure sur la tombe et c’est l’amour aussi qui rend la vie : là est le sens des larmes divines de Jésus. Elles nous montrent l’amour de nouveau à l’œuvre – recréant, rachetant et restaurant la vie humaine devenue la proie des ténèbres. « Lazare, sors dehors !... »

Voilà pourquoi ce samedi de Lazare inaugure à la fois la Croix, comme suprême sacrifice de l’amour, et la Résurrection, comme son ultime triomphe :

« Le Christ, l’universelle joie, la vérité, la lumière et la vie du monde, son éveil, est apparu sur notre terre dans sa bonté, devenant le signe de la Résurrection, pour accorder à tous la divine rémission. » (Kondakion du samedi de Lazare).

II. HOSANNA : LE DIMANCHE DES PALMES

Du point de vue liturgique, le samedi de Lazare se présente comme l’avant-fête du dimanche des Rameaux, jour où l’on célèbre l’Entrée du Seigneur à Jérusalem. Ces deux fêtes ont un thème commun : le triomphe et la victoire. Le samedi a révélé l’ennemi qui est la mort, le dimanche annoncera la victoire, le triomphe du Royaume de Dieu et l’acceptation par le monde de son seul Roi, Jésus Christ. L’entrée solennelle dans la sainte cité fut dans la vie de Jésus son seul triomphe visible ; jusque-là, il avait volontairement repoussé toute tentative d’être glorifié et ce n’est que six jours avant la Pâque qu’il provoqua même l’événement. En accomplissant à la lettre ce qu’avait dit le prophète Zacharie : « Voici ton roi vient à toi, monté sur un ânon... » (Za 9,9).

Il a montré clairement qu’il voulait être reconnu et acclamé comme Messie, Roi et Sauveur d’Israël. Le récit de l’Évangile souligne en effet les signes messianiques : les palmes, le chant de l’hosanna, l’acclamation de Jésus comme Fils de David et Roi d’Israël. Tel est le sens de cet événement : l’histoire d’Israël touche à sa fin – son sens étant d’annoncer et de préparer le Royaume de Dieu, la venue du Messie. C’est aujourd’hui l’accomplissement de cette venue de Dieu, car voici que le Roi entre dans sa cité sainte et de ce fait, en lui, toute prophétie et toute attente trouvent leur plénitude : Il inaugure son Royaume.

La liturgie de ce jour commémore cet événement ; avec des palmes à la main, nous nous identifions au peuple de Jérusalem pour saluer l’humble Roi, lui redisant notre hosanna ; mais quel en est le sens pour nous, aujourd’hui ?

Nous proclamons tout d’abord le Christ comme notre Roi et notre Seigneur. Si souvent nous oublions que le Royaume de Dieu a déjà été inauguré, qu’au jour de notre baptême nous en avons été faits citoyens et que nous avons promis de placer notre fidélité à ce Royaume au-dessus de tout autre. N’oublions pas que pendant quelques heures, le Christ a vraiment été Roi, Roi en ce monde qui est nôtre... quelques heures, et dans une seule ville. De même qu’en Lazare, nous avons reconnu l’image de tout homme, de même pouvons-nous voir dans cette ville, le centre mystique du monde et de tout l’univers. C’est le sens biblique de Jérusalem, la cité, le point focal de toute l’histoire du salut et de la rédemption, la sainte cité de l’avènement de Dieu. Le Royaume inauguré à Jérusalem est donc un Royaume universel, embrassant tous les hommes et la création tout entière.

Quelques heures – et pourtant décisives, « l’heure de Jésus », l’heure de l’accomplissement par Dieu de toutes ses promesses, de toutes ses volontés. Elles sont le terme de cette longue préparation révélée par la Bible et l’achèvement de tout ce que Dieu a voulu faire pour l’homme. Et ainsi ce court moment de triomphe terrestre du Christ acquiert une signification éternelle. Par cet événement, la réalité du Royaume pénètre le temps, l’orientant vers son ultime finalité. À partir de cette heure, le Royaume est révélé au monde et sa présence juge et transforme l’histoire humaine... Lorsqu’au moment le plus solennel de la célébration liturgique, nous recevons la palme des mains du prêtre, nous renouvelons notre serment à notre Roi et nous confessons que son Royaume est l’unique but et consistance de notre vie. Nous confessons aussi que tout dans notre vie et dans le monde appartient au Christ, que rien ne peut être dérobé au seul et unique Maître et qu’aucun domaine de notre existence n’échappe à son empire et à son action rédemptrice. Enfin nous proclamons l’universelle et totale responsabilité de l’Église dans l’histoire de l’humanité et nous affirmons sa mission universelle.

Pourtant le Roi que les juifs acclament aujourd’hui, et nous avec eux, c’est vers le Golgotha qu’il s’achemine, vers la Croix et le tombeau. Ce court triomphe n’est que le prologue de son sacrifice. Les palmes dans nos mains signifient notre empressement à le suivre sur le chemin du sacrifice et cette acceptation du sacrifice et ce renoncement à soi-même sont l’unique voie royale qui mène au Royaume. Les palmes sont aussi l’annonce de la victoire finale du Christ et notre foi en cette victoire. Son Royaume est encore caché et le monde l’ignore, c’est-à-dire qu’il vit comme si l’événement décisif n’avait jamais eu lieu, comme si Dieu n’était pas mort sur la Croix et comme si en lui, l’homme n’était pas ressuscité. Mais nous chrétiens, nous croyons en la venue de ce Royaume où Dieu sera tout en tous et le Christ le seul Roi.

Les célébrations liturgiques placent sous nos yeux des événements qui sont du passé, mais tout le sens et le pouvoir de la liturgie consiste précisément à transformer le souvenir en réalité. En ce dimanche des Rameaux, c’est de notre responsabilité dont il s’agit, c’est de l’enjeu de notre personne dans le Royaume de Dieu dont il est question. Le Christ n’entre plus à Jérusalem et ce qu’il a fait, il l’a fait une fois pour toutes. Il n’a cure de « symboles » et ce n’est certes pas pour que nous puissions perpétuellement « symboliser » sa vie, qu’il est mort sur la croix ! Ce qu’il attend de nous, c’est un réel accueil du Royaume qu’il nous a apporté et si nous ne sommes pas prêts à adhérer totalement au serment que nous renouvelons chaque année le dimanche des Rameaux, si vraiment nous ne sommes pas décidés à faire du Royaume la charte de toute notre vie, alors, oui, vaine est notre célébration, vaines et sans signification, les branches de palmes que nous rapportons de l’église.

III. LUNDI, MARDI ET MERCREDI SAINTS : LA FIN

Ces trois jours, que l’Église appelle grands et saints, ont à l’intérieur du déroulement liturgique de la sainte Semaine un but bien défini : orienter les offices dans la perspective de la fin et nous rappeler le sens eschatologique de Pâques. Bien souvent la sainte Semaine est considérée comme une « belle tradition», une « coutume », une date saillante du calendrier. C’est l’événe­ment annuel attendu et aimé, la fête « observée » depuis l’enfance, pendant laquelle on s’enchante de la beauté des offices, du faste des rites et où l’on s’affaire autour de la table pascale (qui n’est pas de moindre importance...) Puis, une fois tout ceci accompli, nous reprenons la vie normale. Mais avons-nous bien conscience que la « vie normale » n’est plus possible depuis que le monde rejeta son Sauveur, que « Jésus commença à être triste et abattu... son âme infiniment triste jusqu’à la mort... » (cf. Mt 26,37-38), et qu’il mourut sur la croix. Oui, c’étaient bien des hommes « normaux » qui criaient : « Crucifiez-le ! », des hommes « normaux » qui ont craché sur lui et l’ont cloué à la Croix. S’ils l’ont haï et tué, c’est précisément parce qu’il est venu bouleverser et troubler leur vie normale. Jésus a renversé l’équilibre de ce monde « normal » qui préféra l’obscurité à la Lumière, la mort à la Vie... Comme le note saint Jean : « C’est maintenant le jugement du monde » (Jn 12,31), du fait même de sa mort, Jésus a révélé la vraie nature foncièrement « anormale » d’un monde totalement incapable de recevoir la Lumière à cause du terrible pouvoir du mal qui domine sur lui. La Pâque de Jésus indique la fin de « ce monde » et depuis lors il est « à sa fin ». Cette fin peut s’étaler sur des centaines de siècles, mais cela n’altère en rien la nature du temps, « le dernier temps », dans lequel nous vivons – « car elle passe, la figure de ce monde » (1 Co 7,31).

Pâques signifie « pâque, passage » ; pour les juifs, la fête de la Pâque était la commémoration annuelle de l’histoire de leur salut, de leur délivrance que fut le passage de l’esclavage d’Égypte à la liberté, de l’exil à la terre promise. La Pâque était aussi la préfiguration de l’ultime passage – au Royaume de Dieu. Le Christ, lui, est l’accomplissement de la Pâque ; il a accompli l’ultime passage : de la mort à la vie, de ce « vieux monde » au monde nouveau, au temps nouveau du Royaume. Il a rendu possible pour nous ce passage ; vivant dans « ce monde », nous pouvons déjà être « hors de ce monde », c’est-à-dire, libres de l’esclavage de la mort et du péché et participants du « monde à venir ». Il nous faut pour cela effectuer notre propre passage, condamner le vieil Adam en nous-mêmes pour revêtir le Christ dans la mort baptismale ; notre vraie vie est cachée en Dieu avec le Christ, dans le « monde à venir »...

Pâques n’est donc plus une commémoration – belle et solennelle – d’un événement passé ; il est l’événement lui-même, révélé, donné à nous et toujours opérant qui fait que notre monde, notre temps et notre vie sont à leur fin et qui annonce le commencement de la vie nouvelle... Le rôle des trois premiers jours de la Semaine sainte est précisément de nous mettre en face du sens ultime de la Pâque, de nous préparer à la comprendre dans toute son amplitude.

1. Cette injonction eschatologique – c’est-à-dire ultime, décisive et finale –, ressort bien dans le tropaire commun à ces trois jours : « Voici l’Époux, il arrive au milieu de la nuit ; bienheureux le serviteur qu’il trouvera vigilant, malheureux au contraire celui qu’il trouvera dans l’indolence. Veille donc, ô mon âme, à ne pas tomber dans le sommeil, pour qu’à la mort tu soit livrée et que les portes du Royaume ne se ferment devant toi, mais redouble de vigilance pour chanter : Saint, saint, saint, es-tu, Seigneur notre Dieu, par les prières de la Mère de Dieu aie pitié de nous ! »

Minuit, l’heure où le jour s’achève pour laisser place à un jour nouveau, est pour le chrétien le symbole du temps dans lequel il vit. D’une part l’Église est encore dans ce monde, partageant ses faiblesses et ses tragédies, et d’autre part, son être véritable n’est pas de ce monde, car elle est l’Épouse du Christ et sa mission est d’annoncer et de révéler la venue du Royaume et du jour nouveau. Sa vie est une veille perpétuelle et une attente, une vigile orientée vers l’aurore de ce nouveau jour... Mais notre attachement au « vieux jour », au monde avec ses passions et péchés, reste encore bien tenace en nous nous savons combien profondément nous appartenons encore à « ce monde ». Nous avons vu la lumière, nous connaissons le Christ, nous avons entendu parler de la paix et de la joie de la vie nouvelle en lui, et pourtant, le monde nous tient encore en esclavage. Notre faiblesse, notre constante trahison du Christ et notre incapacité à donner la totalité de notre amour à l’unique véritable objet d’amour, sont magnifiquement exprimés dans l’exapostilaire de ces trois jours : « Ta chambre, je la vois toute illuminée, ô mon Sauveur, et je n’ai pas l’habit nuptial pour y entrer et jouir de ta clarté : illumine le vêtement de mon âme et sauve-moi, Seigneur, sauve-moi ! »

2. Le même thème est développé plus loin dans les lectures d’Évangile de ces jours. C’est d’abord le texte entier des quatre Évangiles (jusqu’à Jean 13, 31) lu aux heures (prime, tierce, sexte, none) qui montre que la Croix est l’apogée de toute la vie de Jésus et de son ministère, la clé pour les comprendre vraiment. Tout dans l’Évangile conduit à cette ultime « heure de Jésus » et tout doit être vu à la lumière de cette heure. Ensuite, chaque office a sa propre péricope d’Évangile :

Lundi : À matines : Matthieu 21, 18-43 – l’anecdote du figuier stérile : symbole du monde créé pour porter des fruits spirituels et faisant défaut dans sa réponse à Dieu ;

À la liturgie des Présanctifiés : Matthieu 24, 3-35 – le grand discours eschatologique de Jésus, les signes et l’annonce de la fin ; « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ».

Mardi : À matines : Matthieu, 22, 15, 23-39 – condamnation du pharisaïsme, c’est-à-dire de la religion aveugle et hypocrite de ceux qui pensent qu’ils sont les meneurs des hommes et la lumière du monde, mais qui en fait « ferment le royaume des cieux aux hommes... »

À la liturgie des Présanctifiés : Matthieu 24, 36 à 26, 2 – la fin, les paraboles de la fin : les cinq vierges qui ont assez d’huile dans leur lampe et les cinq folles qui ne sont pas admises au banquet des noces ; la parabole des dix talents (« Soyez prêts car c’est ainsi que le Fils de l’Homme viendra à l’heure où vous ne le pensez pas. » Et finalement le Jugement dernier.

Mercredi : À matines : Jean 12, 17-50 – le rejet du Christ, le resserrement du conflit, l’ultime avertissement : « C’est maintenant le jugement de ce monde... Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j’ai fait entendre, voilà qui le jugera au dernier jour. »

À la Liturgie des Présanctifiés : Matthieu 26, 6-16 – la femme qui versa le nard précieux sur Jésus, image de l’amour et du repentir qui seul nous unissent au Christ.

3. Ces péricopes d’Évangile sont expliquées et commentées dans l’hymnographie de ces jours : les stichères, les « triodiques » (courts canons de trois odes chantés à matines) au cours desquels retentit cette exhortation : « la fin et le jugement approchent, préparons-nous »...

« Marchant librement vers sa Passion, le Seigneur disait aux apôtres en chemin : “Voici, nous montons vers Jérusalem et le Fils de l’homme sera livré.” Venez, purifions nos pensées pour marcher avec lui, laissons-nous crucifier comme lui, en lui nous mourons aux plaisirs de la vie afin de vivre avec lui et de l’entendre nous crier : “Ce n’est plus vers la Jérusalem terrestre que je monte pour souffrir, mais je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ; avec moi vous monterez vers la Jérusalem céleste, dans le Royaume des cieux.” » (Lundi à matines).

« Voici que le Seigneur t’a confié son talent : ô mon âme, reçois ce don avec crainte ; fais-le fructifier pour celui qui te l’a donné, distribue-le aux pauvres et tu auras le Seigneur pour ami, afin d’être à sa droite lorsqu’en gloire il reviendra et d’entendre sa bienheureuse voix de dire : “C’est bien, mon serviteur, entre dans la joie de ton Seigneur.” Malgré mon égarement, Sauveur, rends-moi digne de cet joie ! » (Mardi à matines).

4. Pendant le Carême, on lit à vêpres deux livres de l’Ancien Testament : la Genèse et les Proverbes ; au début de la sainte Semaine, ils sont remplacés par l’Exode et le livre de Job. La lecture du livre de l’Exode est celle du récit de la libération d’Israël de l’esclavage d’Égypte, de sa Pâque ; elle nous dispose à saisir le sens de l’exode du Christ vers son Père et l’accomplissement en lui de toute l’histoire du salut. Job, homme de douleur, est l’icône du Christ de l’Ancien Testament. Cette lecture annonce le grand mystère des souffrances du Christ, de son obéissance, de son sacrifice.

5. La structure liturgique de ces trois jours est encore celle des offices de Carême : elle comprend la prière de saint Éphrem le Syriaque et les métanies qui l’accom­pagnent, la lecture plus longue du Psautier, la liturgie des Présanctifiés et les chants liturgiques de Carême. Nous sommes encore dans le temps du repentir, car seul le repentir peut nous faire participer à la Pâque de notre Seigneur et nous ouvrir les portes du festin pascal.

Le grand et saint Mercredi, lors de la dernière liturgie des Présanctifiés, après avoir enlevé les saints Dons de l’autel, le prêtre lit une dernière fois la prière de saint Éphrem ; c’est alors que toute préparation est achevée : le Seigneur nous convoque maintenant à sa Dernière Cène.

Paru dans Le Messager orthodoxe, No 55-56, 1971.
Traduit par les sœurs du monastère de la Résurrection.
Cette traduction diffère légèrement de celle qui paraît
dans le livre Le Mystère pascal, Bellefontaine, 1975.


UN ÊTRE ESCHATOLOGIQUE :
LE PÈRE SERGE BOULGAKOV

Dans sa magnifique évocation de ses souvenirs du père Serge Boulgakov à l’occasion du centenaire de la naissance du grand théologien, le père Alexandre Schmemann rappelle trois « images » qu’il retient de son ancien professeur à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge. Dans cette deuxième des trois « images », le père Alexandre parle de l’« eschatologisme » du père Serge – mais le portrait qu’il peint est en fait un portrait de lui-même, car l’attente espérante et aimante du Royaume, vécu comme déjà présent, fut une des marques du père Alexandre lui-même.

 Un second souvenir s’est incrusté pour toujours dans ma mémoire et encore une fois, je crois que ce n’est pas par hasard.

Les vigiles du dimanche des Rameaux à [l’Institut] Saint-Serge. Un long et solennel office épiscopal avec de nombreux célébrants, un chant à deux chœurs excellents ; un canonarque annonçant les stichères avant le chant en chœur, de sorte que chaque mot des hymnes admirables de cette fête « parvient » jusqu’au fidèle. Cette vigile dure déjà depuis des heures, elle a atteint ce moment bien connu des fidèles où « le seuil de fatigue » est dépassé, où la notion de temps a disparu et où l’on peut rester là encore des heures sans remarquer la fuite de celles-ci. Voici que commence le chant des psaumes de louange, de cet accord solennel qui couronne tout office de fête à Laudes.

Les portes royales s’ouvrent et les deux chœurs, réunis au milieu de l’Eglise, commencent lentement et avec ferveur l’ultime : « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie et ses disciples lui demandèrent : “Seigneur, où veux-tu que nous préparions la Pâque pour la manger avec toi ?” Et il les envoya en disant : « Allez au village voisin... ” ».

Et voilà que pour toujours, pour toute ma vie, j’ai gardé le souvenir du visage du père Serge que j’avais dû regarder incidemment en cet instant, car je me tenais non loin de lui. Je n’oublierai jamais ses yeux brillant d’un calme enthousiasme, ses larmes et toute sa personne tendue en avant et vers « les lieux très hauts », comme si, effectivement, il allait vers le village voisin où le Christ prépare la dernière Pâque avec ses disciples. Pourquoi ai-je si bien gardé le souvenir de cet instant ? Je crois que c’est parce qu’il revenait, malgré moi, à ma mémoire chaque fois que l’on accusait le père Serge de « panthéisme » et de « gnosticisme », qu’on lui reprochait d’effacer la limite entre Dieu et sa créature, de déifier le monde etc... Je ne sais dans quelle mesure on peut trouver tout cela dans les textes du père Serge, car, je le répète, une analyse vraiment sérieuse de ses œuvres n’a pas encore été entreprise, mais pour lui, il repoussait ces accusations avec indignation.

Cependant, je sais que ce souvenir revenait parce que ces accusations étaient en contradiction si évidente avec ce qui, selon toute vraisemblance, m’avait frappé et me frappa toujours le plus dans le père Serge : son « eschatologisme », le fait qu’il était toujours joyeusement, radieusement tourné vers la fin. De toutes les personnes que j’ai eu l’occasion de rencontrer, seul le père Serge était « eschatologique » au sens propre, concret de ce mot, à la manière des premiers chrétiens pour qui l’eschatologie était non seulement la doctrine des fins dernières, mais aussi l’attente de celles-ci.

Bien sûr, en paroles, nous confessons tous la foi dans la seconde venue du Seigneur, à la fin du monde, nous répétons tous chaque jour : « Que ton Règne arrive ». Mais combien de chrétiens attendent vraiment le Seigneur et vivent de cette attente ? Combien de chrétiens ne se contentent pas d’admettre la mort mais en font le mystère de la rencontre avec le Seigneur, la route où l’on « communie à lui plus intimement dans le jour sans crépuscule de son Royaume » [Liturgie de saint Jean Chrysostome]. Il y a bien sûr, à toutes les époques, et surtout à la nôtre, toutes sortes d’« apocalypticiens » qui annoncent la fin du monde, qui sont en proie à toutes les terreurs possibles, qui cherchent à savoir « la date de ce jour », que d’après les Écritures, ne connaissent « ni les anges des cieux, ni le Fils » (Mt 24,36). Il n’est pas question d’eux car il n’y a rien de commun entre cette sombre panique apocalyptique et la foi lumineuse des premiers chrétiens. Nous connaissons cette foi par des ouvrages sur l’Église primitive mais comme il y en a peu dans « l’ecclésialité » actuelle ! Dans les manuels de théologie, il y a beau temps que l’eschatologie est réduite à une doctrine sur la rétribution – et dans la piété, à des conjectures « sur le sort des défunts dans l’au-delà ».

Tandis que le père Serge, lui, vivait vraiment de l’attente du Seigneur, il était non seulement consciemment mais radieusement et joyeusement tourné vers la mort et pour lui, tout en cette vie brillait déjà de la lumière du Royaume qui vient. Et s’il vivait aussi intensément le dimanche des Rameaux, c’est que pour lui, comme pour toute l’Eglise, c’était une fête eschatologique, une flambée en ce monde du Royaume éternel de Dieu, son affirmation sur la terre... « Cette gloire royale – écrit-il – cesse très vite, de même que s’était éteinte la lumière du Thabor, et aussitôt commence la Semaine de la Passion du Christ. L’Entrée du Seigneur à Jérusalem n’est qu’une anticipation, signe des accomplissements futurs, situés après les souffrances et la Résurrection. Cependant, toute la plénitude de la manifestation de Dieu aux hommes, donnée dans le Christ, n’eût pas été accomplie si, sur la terre, les rayons de sa gloire n’avaient brillé dans la Transfiguration et si son Roy­aume n’avait été manifesté dans sa royale Entrée. Ce dernier acte était une prophétie annonçant ce qui allait venir ». (L’Agneau de Dieu, p. 444 de l’édition russe).

Je ne sais si un tel élan eschatologique est compatible avec le « panthéisme », mais de tout mon être je sens qu’il est impossible sans un amour personnel, total pour le Christ. Car seul l’amour attend et vit d’attente. Seul l’amour domine la peur de la mort. Seul l’amour accomplit la foi, « garantie des biens que l’on espère, preuve des réalités qu’on ne voit pas » (Hé 11,1). Et c’est justement cet amour-là envers le Christ qu’exprimait tout l’être du père Serge en cette vigile des Rameaux et c’était cela qui m’avait tant frappé. Ce n’est pas par hasard que chacun des grands livres de sa dernière trilogie s’achève par cette invocation des premiers chrétiens : « Viens, Seigneur Jésus ».

Je pense qu’il n’est possible ni de comprendre justement, ni d’apprécier comme il convient la pensée théologique du père Serge sans avoir compris et senti l’attente eschatologique qui traverse toute son œuvre.

J’ajouterai à cela que dans la renaissance de l’escha­tologie – non en tant que « thème » considéré isolément – mais d’une eschatologie qui donne ses vraies dimensions et son inspiration à la théologie chrétienne dans son ensemble, à tous ses « thèmes », dans la renaissance d’une telle eschatologie, je vois l’un des plus grands mérites de la pensée religieuse russe. Cette inspiration, je l’ai déjà dit, avait presque entièrement disparu de la théologie orthodoxe à l’époque de sa captivité scholastique, occidentale. Ce qui ne signifie pas que tout dans « l’eschatologisme » russe soit également recevable, que tout y soit exempt d’étroitesse, d’exagérations, même d’équivoque. Cependant, dans ce retour à quelque chose qui remonte aux origines du christianisme – sans quoi il devient fade et superficiel – on ne saurait manquer de voir un phénomène d’une extrême importance pour l’Eglise.

Alexandre Schmemann, « Trois images »
[du père Serge Boulgakov],
Le Messager orthodoxe, No 57, 1972.


« Ô MORT, OÙ EST TON AIGUILLON ? »
Émission radiophonique pascale à la mémoire du père Serge Boulgakov

« Christ est ressuscité ! En vérité il est ressuscité ! »

« C’est la Pâque, la Pâque du Seigneur, la Fête des fêtes, la Solennité des solennités ! »[1]

De quelles autres paroles avons-nous besoin ? Vraiment, « Que nul ne déplore sa pauvreté, car le Royaume est apparu pour nous ». [2]

Cependant, aussitôt que nous entendons ces paroles invraisemblables, que nous nous réjouissons, que nous les croyons, soudain nous prenons conscience que pendant cette nuit festive, en ce jour radieux, en fait des millions de personnes ne les entendent pas et ne les ont jamais entendues. Pour tant de personnes, ces paroles ne signifient rien, n’annoncent rien. Et combien, en entendant ces paroles, ne haussent les épaules en signe d’hostilité, de scepticisme et de cynisme ? Comment pouvons-nous nous réjouir, alors que tant de personnes ne connaissent pas cette joie, s’en détournent, y ferment leurs cœurs ? Comment expliquer ces paroles et changer leurs cœurs ? Encore, comment leur prouver qu’est-ce que ce soit ? C’est de ces personnes que le Christ a dit : « Même si quelqu’un devait revenir des morts, ils ne le croiraient pas » (Lc 16, 31). Que pouvons-nous espérer obtenir avec nos pauvres preuves ? Mais, possiblement, toute la puissance triomphante de Pâques consiste précisément dans le fait qu’il n’y a rien à prouver, que toute la connaissance, toutes les preuves humaines sont complètement impuissantes devant cette réalité.

À la fin du XIXe siècle, en plein cœur de la Russie, dans une famille sacerdotale, nous rencontrons un jeune appelé Sergei, « Seriozha », Boulgakov. Il grandit captivé par la poésie et la beauté des liturgies, avec une foi simple, aveugle, directe. Pas de questions, pas de preuves. « Elles ne me venaient même pas à l’esprit, écrivit-il plus tard, elles ne le pouvaient pas non plus… chez nous enfants, puisque nous étions saturés de cette vie festive, nous aimions intensément le temple et la beauté des liturgies. Combien riche, profonde et pure était notre enfance, combien nos âmes ne baignaient-elles pas dans ces rayons célestes qui les irradiaient en permanence ! ». [3]

Mais alors vint le temps des preuves et des questions. Et sortant de cette enfance naïve et simple, le garçon honnête, sincère et fervent tomba dans l’agnosticisme et l’athéisme, dans le monde des preuves pures et de l’intellectualisme. Seriozha Boulgakov, fils d’un humble prêtre de campagne, devint le professeur Sergei Nikolayevitch Boulgakov, un des meneurs de l’intelli­gentsia révolutionnaire russe progressive, du marxisme scientifique russe. L’Allemagne, l’université, l’amitié avec les dirigeants du marxisme, les premiers travaux scientifiques, l’économie politique, la gloire et l’honneur selon l’expression populaire – devant tout le monde intellectuel russe. Si quelqu’un est passé à travers tout ce processus de questionnement et de preuves, c’est bien lui. Des années de gloire académique, plusieurs livres volumineux, des centaines de disciples.

Mais progressivement, l’une après l’autre, ces preuves commençaient à perdre de la valeur et à tomber en poussière, jusqu’à ce qu’il n’en restait rien de ce qu’elles représentaient auparavant. Qu’est-ce qui lui est arrivé – la maladie, l’aliénation mentale, le chagrin ? Non, rien ne s’est passé dans les circonstances extérieures de sa vie. Ce qui s’est passé est que son âme, le cœur même de sa conscience, a cessé d’accepter ces questions ennuyeuses et ces réponses aussi ennuyeuses. Les questions cessent d’être valables, les réponses d’être de réponses véritables. Tout à coup il lui devient clair que toute cette connaissance échouait à répondre à quoi que ce soit – les marchés, le capital, la survaleur… que savent-ils et que peuvent-ils nous dire sur l’âme humaine, sur sa soif perpétuelle, sur ce désir inextinguible qui, au niveau le plus profond, dans ses recoins les plus éloignés, ne peut jamais être satisfait ?

C’est ainsi que commence un retour aux sources. Non la récupération d’une foi d’enfance simple et naïve, ni un retour à une enfance nostalgique. Non, Sergei Boulgakov restait un intellectuel, un professeur, un philosophe toute sa vie, maintenant seulement ses livres déclaraient quelque chose d’autre, ses paroles inspirées commençaient à proclamer une réalité différente.

Je me souviens de lui pendant la joie pascale d’aujourd’hui, parce qu’il me semble que toute sa vie et son expérience lui donnait plus qu’à beaucoup d’autres la possibilité de répondre à la question : quelle preuve peut-on offrir ? Car soudainement cette question était supprimée, parce que mieux que personne, lui seul comprenait l’impuissance et l’inefficacité de toutes ces preuves. Il était devenu convaincu qu’on ne pouvait pas trouver la fête de Pâques là ni qu’elle tire sa puissance de ces preuves.

Écoutons-le, le jour de Pâques, à l’approche de la fin de sa vie : « Lorsque les portes s’ouvrent et que nous entrerons dans le temple tout illuminé, pendant le chant de ce Canon pascal exaltant, nos cœurs se remplissent d’une joie abondante, car le Christ est ressuscité d’entre les morts. À ce moment nos cœurs connaissent un miracle pascal. Car nous percevons la résurrection du Christ ; nous contemplons le Christ radieux et nous nous approchons de lui, l’Époux, sortant du tombeau. Nous perdons alors conscience de tout ce qui nous entoure, nous semblons transporter de nous-mêmes ; dans le silence du temps qui s’arrête et la lueur de la pure blancheur de Pâques, toutes les couleurs de la terre s’estompent, et notre âme est frappée seulement de la lumière ineffable de la résurrection. « Tout est maintenant inondé de lumière, le ciel et la terre, et les régions en dessous ». Dans la nuit pascale, un avant goût de l’âge à venir est offert à l’humanité, la possibilité d’entrer dans le Royaume de gloire, le Royaume de Dieu. Le langage de notre monde n’a pas de paroles aptes à exprimer cette révélation de la nuit pascale, sa parfaite joie. Pâques est la vie éternelle, qui consiste à être conduits par Dieu, en communion avec lui. C’est la vérité, la paix, la joie dans l’Esprit Saint. C’est la premières parole avec laquelle le Seigneur ressuscité salua les femmes disciples : « Réjouissez-vous (Mt 28, 9) ; et en le saluant, les premières paroles entendues par les apôtres étaient : « La paix soit avec vous » (Lc 24, 36).

J’insiste, ces paroles de Boulgakov ne sont pas les paroles d’un enfant, d’un simple d’esprit qui n’a pas encore atteint le niveau des questions et des preuves. Elles sont les paroles de quelqu’un qui parle après que toutes les questions ont été posées, toutes les preuves données. Ceci n’est pas la preuve de Pâques, ceci est la lumière, la puissance et la victoire de Pâques en l’homme.

C’est la raison pour laquelle il n’y a rien à prouver pour nous en cette nuit radieuse et joyeuse. De la plénitude de cette joie, de cette connaissance, nous ne pouvons qu’annoncer au monde entier, à ceux qui sont proches et à ceux qui sont loin : « Christ est ressuscité ! En vérité il est ressuscité ! »

Extrait de : Alexander Schmemann,
O Death, where is thy sting?
St Vladimir’s Seminary Press, Crestwood NY, 2003.
Traduction : Valère De Pryck.

NOTES

[1] Hirmos du Canon pascal, première et huitième odes.

[2] Homélie pascale de saint Jean Chrysostome.

[3] Père Serge Boulgakov, Ma patrie, sketches autobiographiques, édition posthume, Paris, 1946, p. 16.


« CAR À TOI APPARTIENNENT
LE RÈGNE, LA PUISSANCE ET LA GLOIRE »

La dernière de huit émissions radiophoniques sur le Notre Père.

Le « Notre Père » est plus qu’une prière, c’est une épiphanie et une révélation de ce monde spirituel pour lequel nous sommes créée, cette hiérarchie de valeurs qui nous donne la possibilité de mettre tout en place dans nos vies. Chaque demande ouvre tout un ensemble de degrés de conscience personnelle, toute une découverte de nous-mêmes.

« Notre Père, qui es aux cieux, que ton Nom soit sanctifié. » Ceci signifie que toute ma vie est orientée vers cette plus haute existence, divine, absolue, et c’est seulement dans cette référence qu’elle trouve son sens, sa lumière et sa direction.

« Que ton Règne vienne. » Ceci veut dire que ma vie est prédestinée à être remplie de ce Royaume de bonté, d’amour et de joie ; que ma vie doit être imprégnée et illuminée par la puissance de ce Royaume qui s’ouvre et qui nous est donné par Dieu.

« Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Que je juge et j’apprécie ma vie selon cette volonté, que j’y trouve une loi morale immuable, que devant cette volonté j’humilie ma volonté propre, mon égoïsme, mes passions, mon indifférence.

« Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. » Que je reçoive ma vie entière, toutes ses joies et aussi toutes ses peines, toute sa beauté et également toute sa souffrance, comme un don de la main de Dieu, avec reconnaissance et crainte. Que je vive seulement par les choses les plus satisfaisantes, les choses essentielles et les plus élevées et non par quoi le don inestimable de la vie est gaspillé.

« Et pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Que l’esprit de pardon m’habite toujours pleinement, le désir de construire toute mon existence toute entière sur l’amour ; que tous mes manquements, toutes mes dettes, tous les péchés de ma vie soient couverts par le pardon lumineux de Dieu.

« Et ne nous induis pas en tentation, mais délivre nous du malin. » Qu’en m’offrant moi-même à la volonté mystique et radieuse de Dieu, avec son aide, je puisse vaincre toute tentation, et surtout la plus terrible de toutes – l’aveuglement qui obscurcit et empêche le monde et la vie de voir la présence de Dieu, et qui vole la vie à Dieu, la rendant aveugle et méchante ; que je ne cède pas à la force et au charme d’une personne mal intentionnée, qu’en moi je ne nourrisse point l’ambiguïté et la perversion du mal qui toujours se fait passer pour bien, qui prend toujours la forme d’un ange de lumière.

Et la prière du Seigneur se termine et est couronnée avec cette exclamation solennelle : « Car à Toi appartiennent le Règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles » : trois mots clés et trois sens bibliques, trois symboles primordiaux de la foi chrétienne. Le Règne : « Le Royaume de Dieu est proche » (Mt 4, 17) ; « Le royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17, 21). « Que ton règne vienne » – le Royaume est proche, il est venu, il est révélé – comment ? – dans la vie, les paroles, l’enseignement, la mort, et finalement la résurrection de Jésus Christ ; dans cette vie qui est remplie de tant de lumière et de puissance, dans ces paroles qui nous entraînent si haut, dans cet enseignement qui répond à toutes nos questions, et finalement, dans cette fin avec laquelle tout commence à neuf et qui devient l’inauguration d’une vie nouvelle pour nous.

Lorsque nous parlons du Royaume de Dieu, nous ne parlons pas de quelque chose d’abstrait, ni de la vie après la vie, ni de quelque chose qui se passera après la mort. Avant tout nous parlons de quelque chose qui a été proclamé, promis, donné par le Christ à ceux qui croient en lui et qui l’aiment ; et nous appelons cela le Royaume, parce qu’il n’y a rien eu de meilleur, de plus beau, de plus resplendissant et de plus joyeux qui ait été révélé, promis et donné à l’humanité. C’est cela le sens de « Car à toi appartiennent le Règne… »

Et nous continuons : « …et la puissance ». Quelle possible puissance peut-on attribuer à cette personne qui mourut seule sur la croix, ne se défendant jamais, et n’ayant pas « de place où reposer sa tête » (Mt 8, 2) ? Mais comparez-le à la puissance la plus forte sur terre.

Quel que soit le pouvoir que l’homme puisse acquérir, quelles que soient les forces dont il s’entoure, quelle que soit la façon dont il se soumet les autres, le moment inévitable arrive où tout cela tourne en poussière et rien ne demeure de ce pouvoir. Mais celui-ci, ce « faible », cet « impuissant », vit et rien, aucune puissance, ne peut effacer sa mémoire de la conscience de l’humanité. Les gens l’abandonnent, ils l’oublient et puis ils reviennent. Ils se laissent séduire par d’autres paroles, par d’autres promesses, mais à la fin, tôt ou tard, il ne reste que ce petit et très simple livre avec ses paroles.

De là rayonne l’image de celui qui dit : « Pour un jugement je suis venu en ce monde, afin que ceux qui ne voient pas voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jn 9, 39). Et aussi : « Je vous donne un commandement nouveau : c’est de vous aimer les uns les autres » (Jn 13, 34). Et finalement : « J’ai vaincu le monde » (Jn 16, 33). C’est pour cela que nous lui disons : « Car à toi appartiennent le règne, la puissance » et enfin : « la gloire ».

Combien illusoire, courte et fragile est toute gloire de ce monde. Il semble que le Christ ne rechercha point la gloire. Mais s’il y a une gloire profonde et indestructible, c’est seulement celle qui embrase et brûle là où il est – la gloire de la bonté, la gloire de la foi, la gloire de l’espérance. Il est avant tout celui qui subitement devient porteur de lumière, qui irradie lui-même une lumière inconnue sur terre. Et en le contemplant nous comprenons l’exclamation du poète : « Il parle avec la gloire des étoiles et avec la beauté du premier jour de la création » !

Nous comprenons, non avec notre intellect, mais avec notre être tout entier ce que l’homme cherche et ce dont il a soif si passionnément parmi tout son désarroi et ses luttes : il aspire à être embrasé de cette lumière, il désire que tout brille de cette beauté céleste, que tout soit rempli de cette gloire divine.

« Car à toi appartiennent le règne, la puissance et la gloire, maintenant et pour toujours ». Ainsi se termine la prière du Seigneur. Et pendant que nous nous souvenons de cette prière, pendant que nous ne cessons de la répéter, notre vie s’ouvre au Royaume, elle est remplie de puissance, elle brille de la gloire, en face desquels les ténèbres, la haine et le mal se trouvent sans force.

Première publication en français.
Extrait de : Alexander Schmemann, Our Father,
St Vladimir’s Seminary Press, Crestwood NY, 2003.
Traduction : Valère De Pryck.


LITURGIE ET ESCHATOLOGIE
Première conférence en mémoire de Nicolas Zernov, Oxford, le 25 mai 1982.

Une ère postchrétienne ?

Lorsque je pense à la théologie contemporaine et que j’essaie d’en comprendre la diversité, celle de toutes les tendances, les idéologies, les accents des différentes confessions qui la caractérisent si profondément, je me rappelle une expression qui est devenue populaire depuis plusieurs années dans certains milieux, l’expression « l’ère postchrétienne ». Quel que soit le sens de cette expression, elle a un certain intérêt pour tous ceux qui cherchent un sens à la théologie contemporaine. L’idée commune de cette théologie (malgré toutes les différences confessionnelles et autres), hypothèse faite consciemment ou pas, est que la théologie est écrite, ou bien élaborée, ou bien cru dans une ère postchrétienne. Ceci est pris pour acquis. Cela ne signifie pas que chaque théologien écrit explicitement au sujet de la période postchrétienne ; au contraire, il y a beaucoup « d’affaires courantes » en théologie. Mais lorsque vous cherchez un principe sous-jacent à la théologie contemporaine, il ressemble à ceci : nous vivons, nous prions et nous « théologisons » dans un monde où notre foi chrétienne vit un divorce ; il y a un profond divorce non seulement dans l’Église mais dans toute la vision du monde d’une part, et la culture et la société dans laquelle nous vivons d’autre part. Ceci est accepté comme une idée évidente par elle-même. Ce n’est pas le thème de la théologie contemporaine, mais une de ses sources. Il est important pour nous d’essayer de comprendre cette expérience de divorce.

La théologie a toujours visé le monde ; elle n’est pas destinée exclusivement à la consommation intérieure de l’Église. Il y a toujours eu un effort de la part des chrétiens d’expliquer l’Évangile en termes d’une culture donnée, d’un contexte particulier. C’est pourquoi la théologie a toujours essayé de parler un langage commun avec le monde dans lequel elle s’exprime. Les Pères de l’Église ont fait exactement cela (non que ceci épuise le sens de la période patristique) ; ils réconciliaient Jérusalem et Athènes, Athènes et Jérusalem, et ils ont créé un langage commun qui serait fidèle à l’Évangile tout en étant intelligible et acceptable cependant dans le monde. Mais que faut-il faire lorsque ce langage commun se décompose et qu’il n’y a plus de langage commun ? Car voilà notre situation aujourd’hui. Une période vient de se terminer, période caractérisée par l’existence de l’Église chrétienne, de la théologie chrétienne, en fait d’un monde chrétien.

Le « oui » radical : la théologie de la libération et la théologie thérapeutique

Face à ce divorce, à cette rupture d’un langage commun, deux attitudes fondamentales ont tendance à se développer en théologie.

Un type de théologie – et à l’intérieur de celle-ci il y a un très large pluralisme – continue encore à chercher un langage commun avec le monde, et elle fait ceci en adoptant ce que l’on peut décrire comme le discours propre au monde d’aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle emprunte un discours que j’associe au père Yves Congar, qui dit que c’est le monde qui détermine les préoccupations de l’Église. Je me souviens très bien, j’étais en train de flâner, il y a trois ans, dans une librairie théologique à Paris, où on trouve toute la théologie moderne en vingt minutes. J’y rencontrai le titre Une lecture marxiste de saint Luc ; quelques minutes après je trouvai Une lecture freudienne de saint Jean. Dans les titres de ces deux livres et d’autres semblables, nous trouvons une théologie à la recherche désespérée d’un langage commun avec le monde, une théologie qui trouve ce langage dans le discours du monde même.

Ce type de théologie comprend différents genres. Lorsqu’elle traite plus spécialement de la justice et de la politique, elle peut prendre la forme de théologie de la libération. Une autre tendance dans le même type de théologie est bien décrite dans le titre du livre Le triomphe de la thérapie. Nous développons une théologie thérapeutique, parce que notre monde est thérapeutique. Nous essayons toujours d’aider les gens. Je ne sais pas comment cela se passe à Londres, mais à New York vous ne pouvez pas lire des réclames pour du dentifrice sans garantie de bonheur. Nous avons la même exigence pour la religion : elle aussi « garantit le bonheur ». Amenez votre famille à l’église ou à la synagogue de votre choix. Cela aide.

Il y a donc deux tendances ici, la première qui concerne la société et l’autre l’individu. La première vient dans une certaine mesure de Hegel avec sa transformation de l’histoire en Histoire avec un « H » majuscule. La seconde adopte le point de vue de l’individu qui prédomine dans le monde aujourd’hui, qui le considère comme un patient dans un hôpital cosmique, constamment en traitement avec néanmoins une promesse de guérison totale et d’immortalité. Ici, comme dans le domaine de la politique, la théologie cherche à prendre une part de plus en plus active : nous voulons montrer que nous ne restons pas à la traîne, que nous rattrapons ce triomphe thérapeutique.

Le « non » radical : « La spiritualité »

Il y a un autre type d’idéologie, qui consiste avant tout dans un rejet de l’approche que nous venons de décrire. Ce second type abandonne toute tentative de réaliser un discours commun entre la théologie et le monde. Son but principal (et je simplifie à outrance : je peux seulement présenter une esquisse) est l’accomplissement spirituel et personnel de soi-même. Ayant exercé la fonction de doyen d’un séminaire pendant plus de vingt ans, je remarque que le mot « spiritualité » est prononcé plus souvent que le nom de Jésus Christ. Et la spiritualité recommandée par ce second type de théologie est une spiritualité d’évasion, une spiritualité hautement personnelle, sans aucune référence au monde. Pour employer un petit paradoxe : saint Antoine le Grand, en fondant le monachisme chrétien, était davantage impliqué dans le monde chrétien naissant de son temps que certains de ces chrétiens d’aujourd’hui, qui, tout en vivant dans le monde, essaient par tous les moyens possibles d’y échapper et d’oublier son existence.

Telles sont les deux approches de la théologie, chacune d’elles comprenant une grande variété d’attitudes. Ensemble elles forment ce que j’appelle « la théologie de l’ère postchrétienne », parce que les deux types, dans toutes leurs variantes, présument qu’il est impossible de faire autre chose que de penser en termes d’être « postchrétien ». Soit nous sommes d’accord de rejoindre le monde dans ses travaux, ses rêves, ses perspectives et ses horizons, soit nous devons chercher une fuite personnelle et individuelle du monde, vers un royaume purement « spirituel » ». Dans ce second cas, la spiritualité devient une sorte de religion en elle-même, et ceci nous aide à comprendre les nombreux rapprochements entre la spiritualité chrétienne et la spiritualité non-chrétienne. Même l’expression « Prière de Jésus », qui se trouve au centre même de l’expérience orthodoxe, est prononcé par certains comme si c’était un seul mot, « prièredejésus », Jesusprayer : Jésus est considéré comme une composante, et pas comme le sujet ou l’objet de la prière. Là où les deux théologies sont d’accord, c’est lorsqu’il s’agit d’admettre que nous sommes à le fin d’une période, la période chrétienne.

Une troisième voie ?

N’y a-t-il pas dans chaque type de théologie quelque chose qui manque radicalement ? Face au monde, une théologie adopte une attitude de capitulation, l’autre de fuite. C’est la tragédie de la théologie contemporaine. Mais n’y a-t-il pas une troisième voie ? Essayons de nous extraire de l’impasse dans laquelle nous entraînent ces deux façons exclusives de regarder le monde, la culture, la vie, le chemin du salut, tout – commençons par identifier et accepter la vérité relative que chacune d’elles contient. Chacune est construite sur ce que quelqu’un en France a appelé les vérités chrétiennes devenues folles. Car il y a une vérité chrétienne en chacune d’elles, comme nous pouvons apprécier si nous gardons à l’esprit l’emploi paradoxal du terme « monde » dans le Nouveau Testament. D’une part, nous ne pouvons pas aimer le monde et tout ce qui s’y trouve (Jn 2, 15) ; nous devons transcender le monde. D’autre part, on dit aussi, « Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son fils unique » (Jn 3, 16). De nos jours il y a des personnes qui mettent l’accent seulement sur la première attitude envers le monde et d’autres qui ne pensent qu’à la seconde. Dans certaines communautés chrétiennes, il y a une haine presque apocalyptique du monde ; on ne pense qu’au retour du Christ et on essaie même d’en prédire la date exacte. À l’autre extrême, il y a l’exemple d’un très respecté séminaire dans l’état de New York, qui dans les glorieuses années 60 vota à l’unanimité, professeurs et étudiants ensemble, de fermer la chapelle et de se lamenter du temps inutile passé dans la prière et la contemplation, alors qu’il fallait aider le monde. Voilà l’antinomie : d’une part un « non » radical et d’autre part un « oui » radical.

La dimension eschatologique

Pourquoi les deux approches se sont elles exclues mutuellement ? Voilà notre problème. Que s’est-il passé dans l’histoire de l’Église, dans l’esprit chrétien, qui nous a conduit aujourd’hui à cette exclusion réciproque, à cette polarisation, non seulement en théologie comme telle mais dans la vision du monde lui-même ? La réponse se trouve dans l’abandon, à un moment très tôt dans l’histoire de la chrétienté, de la dimension et du fondement eschatologiques de la foi chrétienne et par conséquent de la théologie chrétienne.

Il n’est pas possible de s’embarquer ici dans une analyse historique pour savoir quand et pourquoi cela est arrivé. L’eschatologie est cependant un terme qu’on a tellement employé et dont on a tant abusé dans les écrits modernes, théologiques et non théologiques, que j’aimerais le définir brièvement pour montrer dans quel sens je l’emploie. Il s’agit d’indiquer la particularité qui distingue la foi chrétienne, qui est tout d’abord un système de croyances – croyance en Dieu, croyance dans la nature salvifique de certains événements historiques, et finalement croyance dans la victoire ultime de Dieu en Christ et du Royaume de Dieu. Mais en même temps, en tant que chrétiens, nous possédons déjà ce en quoi nous croyons. Le Royaume doit encore venir et cependant le Royaume qui doit venir est déjà au milieu de nous. Le Royaume n’est pas seulement une promesse, il est quelque chose que nous pouvons goûter ici et maintenant. Ainsi donc, dans toute notre prédication, nous portons témoignage, martyria, non seulement de notre foi mais de notre possession de ce en quoi nous croyons.

L’eschatologie n’est pas simplement le dernier et le plus étrange chapitre du traité de théologie que nous avons hérité de la période médiévale, pas seulement un plan d’événements à venir, nous disant exactement ce qui se passera. En limitant l’eschatologie au dernier chapitre de tous, nous avons privé tous les autres chapitres du caractère eschatologique qu’ils devraient avoir. L’escha­tologie a été transposée en un espoir personnel, une attente personnelle. Mais en fait toute la théologie chrétienne est eschatologique, de même que toute l’expérience de la vie. C’est l’essence même de la foi chrétienne que nous vivons dans une sorte de rythme – quitter, abandonner, renoncer au monde et en même temps y retourner, vivre dans le temps ce qui est au-delà du temps, vivre par ce qui n’est pas encore advenu mais que nous connaissons et possédons déjà.

Liturgie et théologie

Une des grandes sources de cet abandon de l’escha­tologie propre, de l’eschatologie qui est fondamentale à l’expérience chrétienne de la foi même, consiste en un autre divorce, le divorce entre la théologie et l’expérience liturgique de l’Église. Les théologiens ont oublié le principe essentiel que la lex orandi constitue la lex credendi ; ils ont oublié la fonction absolument unique du culte chrétien qui englobe toute spéculation théologique. La théologie en est ainsi venu à définir finalement les sacrements comme rien de plus que des « canaux de la grâce », et la théologie sécularisée moderne les a transformés maintenant en des « canaux d’assistance ». Mais dans leur réalité, les sacrements doivent être considérés comme le locus, le centre même de la compréhension et de l’expérience eschatologique de l’Église. Toute la Liturgie doit être considérée comme le sacrement du Royaume de Dieu ; il faut voir l’Église comme la présence et la communication du Royaume à venir. L’unique – je le répète, l’unique – fonction du culte de l’Église et de la théologie est de transmettre un sens de cette réalité eschatologique. L’eschatologie assure la cohésion de choses qui autrement se cassent et sont prises comme des événements séparés qui se passent à des moments différents dans une séquence du temps. Lorsqu’on les traite ainsi, on oublie la véritable fonction de la Liturgie.

Dans ma tradition, la tradition byzantine, ceci a signifié, par exemple, l’apparition d’explications symboliques interminables du culte ; ce faisant, la Liturgie eucharistique, qui est au cœur de l’Église, a de fait été transformée en une série d’aides audio-visuelles. On y perçoit le symbolisme partout. J’ai essayé de rassembler toutes les significations de l’exclamation avant le Credo : « Les portes, les portes ! » ; j’ai trouvé environ seize explications différentes s’excluant mutuellement. Ou bien, les sept différents vêtements épiscopaux furent identifiés aux sept dons du Saint Esprit. Cela ne signifie pas que je refuse à l’épiscopat d’être une source de grâce, mais les sept vêtements épiscopaux n’étaient pas sensés signifier cela aux origines.

En Occident, d’autre part, une fois que la dimension eschatologique des sacrements fut oubliée, il s’y développa un accent permanent sur la notion de Présence réelle. (Mais y a-t-il une Présence qui ne soit pas réelle ? On ne pourrait parler que d’absence dans ce cas). Alors que l’Orient perdit de vue le sens véritable de la Liturgie par une absorption dans un symbolisme imaginaire, l’Occident rendit sa véritable signification obscure en établissant une différence très nette entre le symbole et la réalité et il est devenu devint obsédé par des questions sur la causalité et le moment précis de la consécration.

Si nous devons redécouvrir le véritable sens de la Liturgie, nous devons faire marche arrière, au-delà des commentaires avec leurs explications symboliques, et revenir au texte exact et à la célébration de l’Eucharistie même. Dans la Liturgie, nous devons voir la plénitude de l’Église à la table du Seigneur dans son Royaume. La célébration eucharistique n’est pas une chose célébrée par le clergé pour le bien des laïcs qui « assistent ». C’est plutôt l’ascension de l’Église à la place où elle doit être in statu patriae. C’est aussi son retour ultérieur dans ce monde : son retour avec puissance pour prêcher le Royaume de Dieu à la façon dont il fut prêché par le Christ lui-même.

La même approche eschatologique doit s’appliquer à tous les aspects de la célébration liturgique. Quel est le sens de la nuit pascale ? De Pâques ? Nous n’avons pas de conception historique de la fête : elle commémore des événements qui se sont déroulés dans le passé. Mais pour la théologie chrétienne des premiers temps, ce n’était d’aucune façon une simple commémoration ou un souvenir. Ce fut toujours l’entrée de l’Église dans une réalité permanente que le Christ a créé par sa Mort et sa Résurrection.

Il ne faut pas non plus comprendre le sacrement, comme cela a été le cas pendant des siècles, en termes de contraste entre le naturel et le surnaturel. Nous devons retourner à la dichotomie chrétienne de base, qui se situe entre l’ancien et le nouveau : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Notez que le Christ ne dit pas : « Je crée de nouvelles choses », mais « toutes choses nouvelles ». Telle est la vision eschatologique qui devrait marquer notre célébration eucharistique le Jour du Seigneur. De nos jours, nous considérons le Jour du Seigneur comme le septième jour, le Sabbat. Pour les Pères, c’était le huitième jour, le premier jour de la création nouvelle, le jour où l’Église ne se souvient pas seulement du passé, mais elle se souvient du futur, elle entre véritablement dans le futur, le dernier et grand jour. C’est le jour où l’Église se rassemble, ferme les portes et s’élève à un point tel qu’il devient possible de dire : « Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth, le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ». Dites-moi, quel droit avons-nous de dire cela ? Aujourd’hui, je lis le London Times – un changement heureux qui remplace le New York Times – mais quel que soit celui que nous lisons, nous fait-il dire : « Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire » ? Le monde qu’ils nous montrent n’est certainement pas rempli de la gloire de Dieu. Si nous affirmons cela dans la Liturgie, ce n’est pas simplement l’expression d’un optimisme chrétien (« En avant, soldats chrétiens »), mais simplement et seulement parce que nous nous sommes élevés à un point où pareille déclaration est vraie, de sorte que la seule chose qui nous reste à faire est de rendre grâce à Dieu. Et dans cette action de grâces nous sommes en lui et avec lui dans son Royaume, parce que maintenant il ne reste rien d’autre, parce que c’est là où notre ascension nous a déjà conduits.

Créé, tombé, racheté

C’est ici, dans l’expérience et le témoignage liturgiques qui nous permettent de chanter : « Le ciel et la terre sont replis de ta gloire », c’est ici que nous restaurons – ou nous en avons du moins la possibilité –, la vision chrétienne essentielle du monde et par conséquent un programme pour la théologie. Dans cette vision ou programme, il y a trois éléments, trois acclamations fondamentales de foi que nous devons garder ensemble dans l’unité.

D’abord, Dieu a créé le monde, nous sommes ses créatures. Dire ceci ne signifie pas nous impliquer dans des questions concernant Darwin et les histoires bibliques de la création, controverse encore très vivante dans l’Amérique contemporain. Ceci n’est pas l’essentiel. Affirmer que nous appartenons à la création de Dieu, c’est affirmer que la voix de Dieu parle constamment en nous et nous dit : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici, cela était très bon » (Gn 1, 31). Les Pères déclarent que même le diable est bon de nature et mauvais seulement par le mauvais usage de sa liberté.

Il y a ensuite un deuxième élément, inséparable du premier : ce monde est tombé – tombé dans sa totalité ; il est devenu le royaume du prince de ce monde. La vision puritaine du monde, tellement prédominante dans la société américaine dans laquelle je vis, accepte que le jus de tomate soit bon et que l’alcool soit toujours mauvais ; en effet, le jus de tomate n’appartient donc pas au domaine de la chute. De même, la télévision nous dit que « le lait est naturel » ; en d’autres mots, il n’appartient pas non plus au domaine de la chute. Mais en réalité, le jus de tomate et le lait font également partie du monde de la chute avec tout le reste.

Tout a été créé bon et a succombé ; et finalement – ceci est notre troisième « affirmation fondamentale » – tout est racheté. Racheté par l’incarnation, la croix, la résurrection et l’ascension du Christ et par le don de l’Esprit à la Pentecôte. Telle est la triune intuition que nous recevons de Dieu avec gratitude et joie : notre vision du monde comme créé, tombé et racheté. Voici notre programme théologique, notre clé aux problèmes qui tourmentent le monde aujourd’hui.

La joie du Royaume

Nous ne pouvons pas résoudre les problèmes du monde en adoptant une attitude soit de capitulation soit de fuite. Nous pouvons seulement répondre aux problèmes d’aujourd’hui en les transformant, en les comprenant dans une perspective différente. Nous devons retourner à cette source d’énergie, au sens le plus profond du mot, que l’Église possédait quand elle partait à la conquête du monde. Ce que l’Église a introduit dans le monde n’étaient pas certaines idées applicables simplement aux besoins humains, mais tout d’abord la vérité, la droiture, la joie du Royaume de Dieu.

La joie du Royaume : je m’inquiète toujours que dans les immenses tomes de systèmes de théologie dogmatique dont nous avons hérité presque chaque terme est expliqué et soumis à discussion, sauf le seul mot par lequel l’Évangile commence et se termine : « Rassurez-vous, voici je vous annonce une grande joie » (Lc 2, 10) – l’Évangile commence donc avec le message des anges. « Et ils l’adorèrent et revinrent à Jérusalem en grande joie » (Lc 24, 52) – ainsi se termine l’Évangile. De fait, il n’y a pas de définition théologique de la joie. Car nous ne pouvons pas définir ce sens de la joie que personne ne peut nous enlever et ici toutes les définitions se taisent. Ce n’est que si cette expérience de la joie du Royaume dans toute sa plénitude est placée au centre de la théologie qu’il devient possible pour la théologie de s’occuper à nouveau de la création dans sa véritable dimension cosmique, de s’occuper de la réalité historique de la lutte entre le Royaume de Dieu et le royaume du prince de ce monde, et finalement de la rédemption comme la plénitude, la victoire et la présence de Dieu, qui devient tout en toutes choses.

Il ne faut pas davantage de piété liturgique. Au contraire, un des plus grands ennemis de la Liturgie est la piété liturgique. Nous ne pouvons pas considérer la Liturgie comme une expérience esthétique, ni comme un traitement thérapeutique. Sa seule et unique fonction est de nous révéler le Royaume de Dieu. C’est cela que nous commémorons éternellement. Le souvenir, l’anamnèse du Royaume est la source de tout le reste dans l’Église. C’est cela que la théologie s’efforce d’introduire dans le monde. Et cela advient même dans un monde « postchrétien » comme don de guérison, de rédemption et de joie.

Première publication en français.
Extrait de : Alexander Schmemann, Liturgy and Life,
Theological Reflections of Alexander Schmemann

 St Vladimir’s Seminary Press, Crestwood NY, 1990.
Traduction : Valère De Pryck


LE CARÊME EST UN DON

Le Grand Carême est un don, un don que Dieu nous fait, un don admirable et merveilleux, un don que nous désirons. Mais en quoi consiste ce don ? Je dirais que c’est le don de l’essentiel – oui, le don de ce qui essentiel et qui pourtant manque souvent dans notre vie parce que nous menons une vie confuse et dispersée. Cette vie sans cesse nous cache le sens éternel, glorieux, divin de la Vie, et nous enlève ce qui devrait nous motiver, et dès lors devrait corriger notre vie et la combler de joie. Et cet essentiel c’est l’action de grâce : accueillir cette merveilleuse Vie de Dieu, « créée du néant », créée exclusivement par l’amour de Dieu, car il n’y a pas d’autre raison à notre existence. Dieu nous aime avant même notre naissance et il nous emmène en sa merveilleuse Lumière. Quand avons-nous pensé la dernière fois à cela ? À présent nous vivons et nous oublions. Mais nous n’oublions pas bien de petites choses, des préoccupations qui transforment toute notre vie en un vacarme vide, en une sorte de voyage sans but.

Le Carême nous redonne, nous rend cet essentiel – ce fondement essentiel de la Vie. C’est essentiel parce que cela vient de Dieu, parce que cela révèle Dieu. C’est le temps essentiel, parce que le temps est un grand, un très grand champ de péché. Quel est ce temps ? Celui des priorités. Et combien de fois nos priorités ne sont pas ce qu’elles devraient être? Mais pendant le Carême, nous attendons, nous écoutons, nous chantons... Et nous verrons petit à petit que ce temps est brisé, éparpillé ; il nous amène, vide de sens, à la mort et à rien d’autre. Nous verrons que ce temps redevient attente, redevient précieux et que son but est de plaire à Dieu. Nous ne voudrons plus en retirer une seule minute, mais nous accepterons de Dieu sa Vie et nous lui la restituons, accompagnée de notre gratitude, de notre sagesse, de notre joie, de notre achèvement. […]

Comprenons-nous, frères et sœurs, quel pouvoir nous est donné par le Grand Carême ? Le Carême du printemps! Le Carême naissant ! Le Carême de la Résurrection ! Et tout cela nous est donné gratuitement ! Venez, écoutez cette prière, faites-là vôtre ! N’essayez pas d’y réfléchir tout seul, mais unissez-vous les uns aux autres, entrez seulement et réjouissez-vous ! Et cette joie nous débarrassera de ces vieux, douloureux et lassants péchés. Et nous obtiendrons ainsi cette grande joie que les anges ont entendue à Bethlehem, que les disciples ont connue lorsqu’ils sont rentrés à Jérusalem après l’ascension du Christ. C’est cette joie qui leur a été donnée que nous adoptons volontiers. C’est tout d’abord la joie de la certitude, la joie d’avoir en nous ce qui, que nous voulions ou non, commencera à transformer la vie en nous et autour de nous !

Extraits d’une homélie du père Alexandre
prêchée le dimanche du Grand Pardon, le 20 mars 1983,
en la chapelle du séminaire Saint-Vladimir.


MON PÉCHÉ PRINCIPAL

Mon péché principal : Je ne me nie rien. Peut-être, par rapport aux autres, je n’aimerais pas beaucoup de choses (à distinguer des biens moraux et intellectuels que je désire). Mais à « ce que j’aimerais », je ne m’y oppose jamais. Quand j’en deviens conscient, j’ai peur : absence totale de lutte, de cette armure invisible mentionnée si souvent dans toute la littérature spirituelle… Je crains parce que je ressens la force de mon illusion.

Je me convainc que non seulement je désire, que mais je ne désire que ce qui est lumineux, bon, joyeux (selon le principe de : « Où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6,21), ainsi je passe outre au conflit entre « je veux » et « j’aime » – le conflit qui poussa l’apôtre Paul au désespoir : « Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que j’hais… » (cf. Ro 7,14-25).

Journal du père Alexandre Schmemann, 16 mars 1980.


REFLETS D’UNE VIE CHRÉTIENNE :
EXTRAITS DU JOURNAL DU PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN

Samedi, 23 août 1975 : La vieillesse et la mort

Pendant une de nos promenades, je conversais avec L. [Liana – Juliana, la femme du père Alexandre] sur la vieillesse et la mort. Je lui disais qu’il me semblait parfois que j’avais déjà reçu de la vie tout ce que j’en attendais ; j’avais appris tout ce que je voulais apprendre. C’est le commencement de la vieillesse, et je pense, ce devrait être le moment pour commencer à se préparer à la mort. Non pas se concentrer sur la mort, mais au contraire, purifier son raisonnement, sa pensée, son cœur, sa contemplation et se concentrer sur l’essence de la vie ; sur cette mystérieuse joie. À part cette joie, nous n’avons besoin de rien d’autre parce que « des rayons lumineux jaillissent de cette joie ».

La jeunesse ne connaît pas la mort à moins d’être frappée par cette peur névrotique, extrême de la mort. La mort n’a pas de relation avec « moi » (quand on est jeune), et si elle me touche, c’est un scandale et ma vie entière en est assombrie. Mais la connaissance de la mort vient petit à petit – non de l’extérieur, mais de l’intérieur. Il y a alors deux voies ouvertes devant moi : la première consiste à étouffer cette connaissance, à m’accrocher à la vie (« Je peux encore être utile ») et de continuer à vivre comme si la mort ne me concernait pas. La seconde, la seule qui soit juste, je pense, la seule vraiment chrétienne, consiste à transformer la connaissance de la mort en connaissance de la vie, et la connaissance de la vie en connaissance de la mort.

La gérontologie contemporaine se concentre sur la première attitude : faire en sorte que les personnes âgées se sentent nécessaires et utiles. C’est une tricherie (ils ne sont vraiment pas nécessaires) et une déception (ils savent qu’ils ne sont plus nécessaires). Sur un plan différent cependant, ils sont nécessaires, mais pas dans tous les problèmes qui affectent notre vie. Nous avons besoin de leur liberté, de la beauté de la vieillesse, du reflet du rayon de lumière qui émane d’elles, de la mort du cœur et de la naissance de l’esprit. Voilà pourquoi il faut commencer très tôt l’ascétisme de la vieillesse, le mûrissement de la vie éternelle.

Je sens que mon heure est venue. Mais tout de suite se manifeste un ensemble de soucis et de problèmes.

Je désire ajouter ceci : La jeunesse ne connaît pas la mort parce qu’elle ne connaît pas la vie. Cette connaissance se manifeste « après que nous ayons vu la lumière du soir ». « Et le soir et le matin étaient le premier jour » (Gn 1, 5). Les jeunes vivent, ils ne remercient pas. Seulement ceux qui remercient vivent vraiment.

Mardi, 15 mars 1977 : Foi, Église et religion

Dans le New York Times du dimanche il y a un article concernant la baisse de la fréquentation à l’église et le déclin de la foi, le rejet des dogmes, de toute doctrine. Un jeune catholique dit : « Je ne vois pas en quoi l’acceptation d’un quelconque dogme peut changer quoi que ce soit dans la vision de ma vie ». Ceci me fait penser au succès de la religiosité subjective. La foi diminue, la religion en sort plus forte. J’ai bien peur que la foi a commencé à décliner fondamentalement il y a déjà longtemps. Les Églises se sont tenues ensemble les derniers siècles non par la foi, mais par la religion, pour autant que la religion réponde socialement à quelque chose dans la culture, dans la société etc. et aussi pour autant que la liberté et la sécularisation ne pénétraient pas l’épaisseur de la conscience et de la civilisation du monde. C’est maintenant arrivé et la première victime est l’Église. Le protestantisme fut la dé-écclésialisation de l’Église sinon son commencement en tout cas. L’Église [catholique] d’après Vatican [II] penche maintenant vers le protestantisme (déni d’autorité, du concept d’hérésie, d’objectivité). L’orthodoxie tient en s’accrochant à l’Église comme une société naturelle – ethnique, nationale etc.

Le fondement de l’Église est la foi. La foi donne éternellement naissance à l’Église et l’épanouit, et la foi voit l’Église comme « la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas… » (Hé 11, 1). L’Église est nécessaire comme le sacrement du siècle à venir. La religion a besoin d’un temple, l’Église pas. L’origine du temple est la religion. Dans l’Évangile, nous trouvons : « Je détruirai ce temple… ». L’Église a une origine chrétienne. Notre Église s’est identifiée cependant depuis longtemps avec le « temple », s’est dissoute dans le temple, et elle est retournée au temple païen comme sa sanction religieuse. Le protestantisme fut une tentative de sauver la foi, de la purifier de la réduction à la religion. Mais les protestants ont payé un lourd tribut pour avoir renié l’eschatologie et l’avoir remplacée par un salut personnel et individuel ; et à cause de cela, d’avoir essentiellement renié l’Église. Le plus grand anachronisme au plan naturel s’est rencontré dans l’Église catholique. Le catholicisme n’était possible que pour autant qu’on était capable de nier et de limiter la liberté de la personne, le dogme fondamental des temps nouveaux. En essayant de changer son cours, d’émerger avec la liberté, le catholicisme s’est tout simplement effondré et je ne vois pas comment son renouveau serait possible (à moins que le fascisme ne puisse s’approprier la race humaine et rejeter la synthèse explosive de liberté et de la personne).

« Les personnes qui nous écoutent ne comprennent pas ce que nous voulons d’elles ». En fin de compte, « nous » (un petit groupe) voulons l’Église. Mais dans la chrétienté, pendant très longtemps, il n’y a pas eu la moindre expérience de ce qu’est l’Église ; elle était remplacée par l’expérience d’un temple, une religion plus individuelle, privée de l’intérieur de la moindre foi, comme « la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas » [Hé 11, 1]. Espérance de quoi ? Qu’est-ce qu’on n’a pas vu ? Quelque chose de divin en nous, transcendant par soi, après la vie, qui n’appartient pas à ce monde, quelque chose qui aide à vivre. Mais tout cela est finalement une question d’expérience, de choix individuel, d’habitude. Et avec l’expérience, on ne peut pas argumenter.

Je viens de relire ce que j’ai écrit et je voudrais définir la foi avec davantage de précision. L’Église et la liberté. Ils disent : « Liberté pour chacun d’avoir sa propre vérité.. ». Bien. Qu’il en soit ainsi : la coercition religieuse de sa conscience est de fait la pire chose qui puisse arriver. Ils disent : Acceptez la foi de l’Église (l’autorité de l’Église etc.). Non, ce n’est pas cela, pas ainsi. Lorsque je dis que la foi donne naissance à l’Église, je parle de l’ontologie de la foi, parce que la foi et l’Église ne sont pas deux réalités différentes, avec l’une la gardienne de l’autre. Non. La foi consiste à posséder le Royaume, la garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas. Cette possession est l’Église en tant que sacrement, comme unité, vie nouvelle. L’Église est la présence de ce qu’on espère et qu’on ne voit pas encore. Par conséquent, parler d’une certaine liberté de foi à l’intérieur de l’Église est aussi dépourvu de sens que de parler de liberté dans une table de multiplication. L’acceptation du Royaume est le fruit de la liberté, son accomplissement et son couronnement. En ce sens, en tant qu’acceptation constante, continuellement renouvelée, la foi est liberté, la seule vraie liberté et comme telle l’Église doit être l’épanouissement de la foi.

Dimanche, 19 novembre 1978 : Jonestown, histoire chrétienne et eschatologie

Pendant toute cette semaine, sous l’impression de la terrible tragédie à Jonestown : suicide religieux de neuf cents personnes, ordonné par le chef de la secte, Jim Jones [Le 18 novembre 1978, 912 personnes de la secte « People’s Temple » se sont suicidées à la colonie de la secte en Guyane, fondée par l’Américain Jim Jones d’abord en Californie, puis déplacée en Guyane en 1977]. Combien mince, combien fragile et confortable est notre civilisation de la consommation. Je regarde les visages de ceux qui échappèrent à ce massacre volontaire – les mêmes que ceux des hommes dans la rue ; les mêmes chemises propres, blue jeans, le même style. Pourquoi est-ce que neuf cents personnes jettent tout par dessus bord et suivent au milieu de la jungle, un homme qui prétend être l’incarnation de Lénine et du Christ à la fois ! Et lorsqu’il leur donne l’ordre de se mettre en ligne et de boire du poison – ils obéissent et boivent ? Et les gardes armés de fusils tuent ceux qui résistent avant de se tuer eux-mêmes.

Ce qui est horrifiant est que ceci n’est pas un phénomène en dehors de notre civilisation, mais à l’intérieur, bien qu’en protestation contre celle-ci. À l’intérieur, notre civilisation vit dans l’utopie, avec une foi dans des recettes pour un bonheur final, en niant, en négligeant la souffrance, la mort, l’inconfort. De telle sorte qu’à l’intérieur elle engendre la peur, l’insécurité, la soif d’une utopie toujours plus complète. Ce qui s’est passé à Jonestown n’est pas conséquent pas une rupture avec la civilisation, mais le produit final, le résultat du contenu de la civilisation, le contenu de la vie. C’est également le produit de la décadence du christianisme, sa polarisation entre l’utopie sociale et la philanthropie d’une part et sinistre apocalypse d’autre part. En d’autres mots, l’ambiguïté de la religion ; le prix à payer pour la liquidation de la « théologie » au sens le plus profond du mot. Les gens ne demandent plus qui et qu’est Jésus, mais ils appellent « en Jésus » ce que eux croient.

Jeudi, 30 novembre 1978.

Trente-deux ans depuis mon ordination sacerdotale !

En rapport avec le livre de F. Giroud [Françoise Giroud, féministe et écrivain ?] et ce qui a été écrit et l’est encore sur la tragédie de Guyane (des extraits de lettres de quelques membres de la secte de Jim Jones, de même que quelques conclusions tirées par la revue Nouvel Observateur), je me demandais quelle est la faute grave de l’histoire chrétienne ? N’est-ce pas que logiquement, méthodologiquement, on fait découler le christianisme de la religion, comme le « particulier » du « général » ? Ce qui signifie que le christianisme est réduit à la religion, même lorsqu’on affirme qu’il est la réalisation, l’accomplissement de la religion. Alors que le christianisme, dans son essence, n’est pas tant l’accomplisse­ment que la négation et la destruction de la religion, la révélation de sa chute, comme le résultat de l’expression principale du péché originel. Notre époque retourne maintenant à la religion mais pas au christianisme, et la Guyane, Moon etc. sont quelques uns des symboles. On peut se demander : « N’est-ce pas le déni de la religion, c’est-à-dire du caractère sacré et de la méditation, de la quintessence de la Réforme depuis Luther jusque Calvin et Karl Barth ? » Non. Et la preuve de ce « non » est que des sectes radicales (comme Jones) trouvent invariablement leur origine à l’intérieur, aux profondeurs du protestantisme. Pourquoi ? Parce que le protestantisme avec l’intention de purifier le christianisme de la contagion païenne, était en fait l’anéantissement de l’escha­tologie du christianisme.

Le Christ n’a pas supprimé la mort et la souffrance, mais il les a foulés aux pieds, c’est-à-dire, il les a changés radicalement de l’intérieur, il en a fait une victoire à partir de la défaite, il les a « convertis » ce faisant. Il a « converti » la religion, mais il ne l’a pas détruite. Il l’a convertie, pas seulement en lui donnant un contenu eschatologique, mais en révélant la religion, en en faisant le sacrement du Royaume de Dieu. Le péché de la religion – plus exactement, la religion comme péché – ne se rencontre pas dans le sentiment et l’expérience du sacré, mais dans le fait de rendre le sacré immanent, en l’identifiant avec le monde créé. Le monde est créé comme communion avec Dieu, comme ascension vers Dieu ; il est créé pour être spiritualisé, mais il n’est pas « dieu » et par conséquent la spiritualisation est toujours aussi le triomphe sur le monde, la délivrance de celui-ci. Le monde est donc un « sacrement ».

La faute mortelle du protestantisme consiste qu’après s’être rebellé, à juste titre, contre le fait de rendre le christianisme immanent pendant le Moyen Âge du catholicisme, il a rejeté le « sacrement », pas seulement la religion comme péché et chute, mais également la nature religieuse de la création elle-même. L’erreur consiste à dire que l’Église est la totalité de « ceux qui sont sauvés », mais sauvés individuellement (« Je suis sauvé » !), de sorte que chaque salut ne signifie rien pour le monde, n’accomplit rien dans le monde, le salut du monde ne se réalise pas dans le salut de chacun. En d’autres mots, l’Église devient une secte – une secte obsédée par le salut comme tel, sans relation ni au monde ni au Royaume de Dieu. En renonçant à la cosmologie, le protestantisme renonce en fait à l’eschatologie, puisque l’homme n’a pas d’autre symbole, pas d’autre sacrement, c’est-à-dire pas d’autre connaissance du Royaume de Dieu que le monde ; par conséquent le salut de l’homme est toujours aussi la salut du monde, la connaissance de l'Église comme présence de la « nouvelle création ». Cette expérience « d’être sauvé » – puisque de fait elle n’a pas d’autre contenu que celui « d’être sauvé » – est inévitablement remplie de n’im­porte que contenu. Celui qui est sauvé doit « sauver ».

Une secte est toujours active et maximaliste, une secte vit dans l’excitation d’être sauvé et de sauver. Puisque ni être sauvé, ni être un sauveur n’a pas d’horizon cosmique ou eschatologique, ni de profondeur spirituelle, ni de connaissance spirituelle du monde, ni du Royaume de Dieu, le but, l’objet du salut devient le mal ou le péché duquel on doit être sauvé, et dont l’anéantissement entraînera le salut. Ce peut être l’alcool, ou le tabac, ou le capitalisme, ou le communisme ; en fait ce peut être n’importe quoi ! À ce niveau, une secte mène à la moralité, à l’évangile social, à des « déjeuners de prière » pour les banquiers, qui, s’ils sentent qu’ils sont sauvés, seront de meilleurs banquiers, de meilleurs capitalistes etc. « La Cause ! »

En fin de compte, à ce niveau la secte est transformée en agence (églises, synagogues, autres agences) – philanthropique, humanitaire, antiraciste etc. Même à ce niveau, une secte porte en elle les fondements pour le radicalisme. Tout en identifiant le mal avec quelque chose de concret, de tangible et habituellement de très mauvais, en absolutisant ce mal concret, une secte mobilise facilement les gens contre et non pour quelque chose. L’expérience même d’être sauvé, de tracer une ligne claire entre ceux qui sont sauvés, c’est-à-dire, les bons et ceux qui ne sont pas sauvés, c’est-à-dire, les mauvais, rend la vie d’une secte, pour ainsi dire, négative, orientée vers l’accusation et la condamnation. Même un sentiment permanent de culpabilité, caractéristique du protestantisme contemporain, un repentir public continuel offert au tiers monde, ou à des minorités, ou aux pauvres, trouve sa source dans le besoin d’avoir une conscience claire – le signe fondamental d’« être sauvé ». En ne se dénonçant pas soi-même, mais l’Église ou la société blanche ou quelque chose d’autre, celui qui est sauvé se sent bien.

À un niveau inférieur, ce radicalisme se manifeste en public et est la conclusion logique d’une secte. Si le protestantisme individualise le salut et en fait un salut personnel en le vidant de tout contenu cosmique et eschatologique, il rend l’homme infiniment seul, séparé du monde, de l’histoire, du Royaume de Dieu. Donc, paradoxalement, la secte devient un sauvetage de la solitude, mais au prix de diluer sa personnalité dans la secte, dans le culte. Une secte est unie autour d’un sauveur, autour du meneur. Son pouvoir s’enracine dans la faiblesse de la secte. Il détermine la « Cause », il mène le combat, il sait. Essayez de vous opposer à lui ! Ainsi donc, dans un monde totalement sécularisé, c’est-à-dire totalement dé-sacramentalisé, totalement « dé-eschatologé », des sauveurs apparaissent : Moon, Jones etc. et neuf cents personnes s’alignent docilement à côté d’un tonneau d’arsenic pour mourir ! Tout tient ensemble, tout conduit à tout : « Prenez gare, vous marchez dangereusement. »

Mardi, 11 mars 1980 : La vie et la mort

Mon sentiment essentiel et permanent est celui de la vie. Il est très difficile de l’exprimer en paroles. Ce qui est le plus proche de ce sentiment est le mot émerveillement, la perception de chaque moment, de chaque situation comme don (plutôt que manifeste, évident). Tout est chaque fois neuf, tout n’est pas simplement vie, mais rencontre avec la vie, et donc révélation. J’écris ceci tout en réalisant que ce ne sont pas les mots exacts, mais je ne sais pas en trouver d’autres. Je sais seulement que la vie comme don demande de l’attention, une réponse de ma part ; que la vie, en d’autres mots, est une acceptation permanente d’un don. Il se peut que tout le monde la sente ainsi, mais parfois je ne le pense pas. Il semble que beaucoup de personnes, peut-être même la grande majorité, vivent sans faire attention à la vie. D’une certaine façon, pour elles, c’est un cadre neutre, anonyme, leur substance, mais pas une rencontre, un don. Ils ne le voient pas, comme nous ne voyons pas un miroir lorsque nous nous y regardons. Dans un miroir nous nous voyons nous-mêmes et pas le miroir ; il en va ainsi dans la vie, on peut passer très facilement à côté. Ou bien, la vie est un bagage transparent plein de moi-même, de mon travail, de mes problèmes, de mes intérêts etc. et cette plénitude donne une impression de vie – « la vie déborde, bat son plein ». Mais soudain, dans un moment de claire vision survient le désespoir. Je pensais à cela, lorsque je lisais hier soir la biographie de Cummings [poète américain 1894-1962] et ce poème :

lorsque-où lorsque-quand
(filles de si-mais progéniture d’espoir-crainte
fils de sauf-que et enfants de pres-que)
jamais ne devineront la dimension de
celui dont
chaque
pied se plaît à
l’ici de cette terre
dont les deux
yeux
aiment
ceci maintenant du ciel.

Ceci concerne la vie. Tout ceci semble incommensurablement plus près de ce qui concerne la foi et la religion dont parlent les livres de théologie qui encombrent mon bureau. (Je suis en train de préparer un exposé sur les rites de l’ordination…)

Mercredi, 12 mars 1980.

Pour continuer mes réflexions d’hier, cela ne conduit-il pas également à la perception de la mort comme don, rencontre, dernière rencontre décisive avec ce qui a fait la vie vivante, avec ce qui a fait de la vie un don ? « Pour moi vivre c’est le Christ, et mourir m’est un gain », disait saint Paul. (Phil 1, 21). Oui, si la vie devient Christ, si lui est ce don, alors la mort est un gain, le face à face béni avec celui dont nous avons faim. La peur, l’horreur de la mort, se concentre sur une chose : « Tout passera, mais je ne serai plus ici ; le soleil brillera, les gens se dépêcheront vers leurs occupations, et je ne serai pas là ». C’est ce sentiment qui nourrit la peur et l’horreur. « La foi dans la vie éternelle » n’est d’aucune aide. Alors, et c’est ainsi que pense le mourant, il vaut mieux qu’il n’y ait rien. Et cela ne l’aide en rien et ces belles paroles sur « l’état bienheureux des purs esprits » ne l’aident en rien. L’homme veut seulement le bonheur qu’il connaît, et il n’est présent que dans l’expérience de cette vie-ci. Notre éternité ne se rencontre qu’ici. Et le christianisme affirme que nous la trouvons en Christ. Il est venu vers nous, dans cette vie, pour qu’elle soit une rencontre avec lui, la rencontre avec lui dans la mort. La mort devient un gain. Alors, « si vous m’aimez… » devient la condition évidente. On ne peut pas aimer en enseignant des commandements ou des promesses. On ne peut aimer que s’il y a une rencontre, si le Christ devient le don de tout dans la vie.

Semaine sainte 1981 : L’amour et la joie du Royaume

Lundi saint, 20 avril 1981.

La liturgie du samedi de Lazare et du dimanche des Rameaux étaient particulièrement remplis de joie. Le dimanche des palmes, il y eut le baptême du petit Andrew Drillock. Et l’épître la plus belle de toutes : « Réjouissez-vous…je vous le redis, réjouissez-vous ! » [Phil 4, 4]. Vraiment, le Royaume de Dieu est parmi nous. Mais pourquoi donc, à part une joie momentanée, tout cela n’a pas plus d’effet ? Que de colère, de torture réciproque, d’offense. Sans exagération – que de violence cachée. Qu’est ce que l’homme veut vraiment ? De quoi a-t-il soif ? S’il ne l’obtient pas, il devient mauvais, et s’il l’obtient, il veut davantage. Il veut être reconnu, cela signifie, être glorifié par tous. « Être quelqu’un » pour l’autre, pour les autres, « quelque chose » : une autorité, un pouvoir, un objet que l’on envie etc. Je pense qu’ici se trouvent la source principale et l’essence de l’amour-propre. Et cet amour-propre transforme des frères en ennemis ; il tue la joie à laquelle l’épître d’hier nous invite.

Dans l’Église, parce qu’elle est un microcosme et qu’elle est appelée à révéler la Vie nouvelle à ce monde, dans l’Église dont la vie, la source, l’essence n’est pas l’amour-propre, mais l’amour (de vos ennemis) – et tout ceci de façon spécialement visible. En dehors de l’Église, dans « ce monde », l’amour-propre – aussi bien que la mort, le pouvoir, l’envie – sont conformes à la loi. On leur trouve des formes qui les subliment, qui les transforment en un phénomène bien fondé. D’où tout ce remue-ménage au sujet des « droits », la démocratie etc. La principale force qui anime tout aujourd’hui n’est pas « liberté » comme on le pense habituellement, mais égalisation. C’est un déni passionné de la hiérarchie dans la vie, pas du tout la défense du droit de chacun d’être soi-même, mais une affirmation subconsciente qu’au fond tous sont les mêmes, qu’il n’y a pas de « premier », pas d’irremplaçable, pas d’unique, pas d’appelé.

Néanmoins, dans notre monde d’après la chute, les droits et la démocratie se défendent assez bien ; ils sont une régularisation relative de la lutte d’un chacun contre l’autre. Ils sont seulement un mal si leurs caractéristiques relatives disparaissent et sont « déifiées » de sorte qu’ils sont bons dans un gouvernement raciste totalitaire mais deviennent mauvais là où ils sont victorieux et deviennent un but en eux-mêmes, c’est-à-dire une idole. Ils deviennent une idole chaque fois qu’ils arrêtent d’être une défense des faibles et deviennent un instrument d’égalisation et par conséquent de déshumanisation spirituelle ; et finalement de l’amour-propre.

Dans l’Église, les droits, l’égalisation et les luttes ne sont pas d’application puisque l’Église ne connaît pas d’autre loi que celle de l’amour, ou plutôt l’amour même. Si on nie l’amour ou s’il est affaibli, si on se détourne de l’amour, c’est l’orgueil (la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’orgueil de la richesse – 1 Jn 2, 16).

L’Amour, comme la vie de Dieu – dans cette vie il n’y a pas d’amour-propre. Le Père demeure toujours le Père, mais Il donne tout au Fils. Le Fils ne prétend pas être le Père et est éternellement le Fils, et le Saint Esprit est la Vie même, la Liberté même (« Le vent souffle où il veut » Jn 3, 8), l’Amour même du Père pour le Fils, du Fils pour le Père, le don divin de soi et l’obéissance. Dieu donne cet amour, Dieu fait participer l’homme à cet amour et à cette communion dans l’Église. Par conséquent, dans l’Église, il n’y a pas de droits, ni d’affinité avec ces droits, pas d’égalisation. Pas d’égalisation, d’où pas de comparaison – qui est la source principale de l’amour-propre. L’appel à la perfection qui s’adresse à chaque personne est l’appel à se trouver soi-même, non en se comparant, non par l’analyse de soi-même (où sont mes capacités, mon potentiel ?) mais en Dieu. D’où un paradoxe : on ne peut se trouver soi-même qu’en se perdant soi-même, ce qui signifie en s’identifiant soi-même complètement avec l’appel de Dieu, conception de soi qui se révèle non en soi mais en Dieu.

Aimer – soi-même et les autres – avec l’amour de Dieu : comme c’est nécessaire à notre époque où l’amour est presque entièrement mal compris. Comme il serait profitable de réfléchir avec davantage d’attention et plus profondément à la particularité radicale de l’amour de Dieu. Il me semble parfois que sa première particularité est sa cruauté. Ce qui veut dire – mutatis mutandis – l’absence de sentimentalité avec laquelle le monde et le christianisme ont habituellement identifié cet amour. Dans l’amour de Dieu, il n’y a pas de promesse de bonheur humain, il n’y a pas de préoccupation à ce sujet. Cet amour est plutôt entièrement soumis à la promesse et à la préoccupation du Royaume de Dieu, c’est-à-dire, au bonheur absolu pour lequel Dieu a créé l’homme, auquel il appelle l’homme. Voilà donc le premier conflit essentiel entre l’amour de Dieu et l’amour humain déchu. « Coupez votre main », « arrachez votre œil », « abandonnez femme et enfants », « suivez la voie étroite »… – tout ceci est de toute évidence inconciliable avec le bonheur dans la vie. C’est ce qui a détourné ce monde de l’amour total et qui l’a rempli de haine. Mais – et ceci est tellement important – le monde s’est détourné lorsque l’Église elle-même a changé quelque chose, quelque chose « a été détourné ». Mais à ce sujet j’écrirai une autre fois. Je dois aller à l’église et poursuivre la Semaine sainte...

Jeudi saint, 21 avril 1981.

Qu’est-ce que le christianisme a perdu de sorte que le monde, nourri par le christianisme, a reculé du christianisme et a commencé à juger la foi chrétienne ? Le christianisme a perdu la joie – non pas la joie naturelle, ni la joie-optimisme, ni la joie qui vient d’un bonheur terrestre, mais la joie divine dont le Christ nous a dit que « nul ne pourra vous la ravir » (Jn 16, 22). Seulement cette joie sait que l’amour de Dieu pour l’homme et pour le monde n’est pas cruel ; elle sait cela parce que cet amour est une partie du bonheur total pour lequel nous sommes tous créés. Le christianisme (non l’Église dans sa profondeur mystique) a perdu sa dimension eschatologique, s’est tourné vers le monde comme loi, jugement, rédemption, récompense, comme une religion de la vie à venir ; et elle a en fin de compte interdit la joie et condamné le bonheur. Il n’y a pas de différence ici entre Rome et Calvin ; le monde s’est révolté contre le christianisme au nom du « bonheur » terrestre. L’inspiration du monde, tous ses rêves, utopies et idéologies (faut-il vraiment le prouver ?) sont essentiellement une eschatologie terrestre. Le paradoxe de l’histoire du christianisme : en cessant d’être eschatologique lui-même, il a rendu le monde eschatologique.

Le monde a été créé par le bonheur et pour le bonheur et tout dans le monde prophétise ce bonheur ; tout l’appelle, en témoigne par sa fragilité même. Au monde déchu qui a perdu ce bonheur, mais y aspire et – malgré tout – en vit, le christianisme a ouvert et rétabli le bonheur ; il l’a réalisé en Christ comme joie. Puis il l’a rejeté. De sorte que le monde s’est mis à haïr le christianisme (le monde chrétien) et est retourné à son bonheur terrestre. Mais comme il a été empoisonné par la promesse incroyable d’un bonheur absolu, le monde a commencé à le construire, à avancer vers lui, à soumettre le présent à ce bonheur futur.

Le christianisme, pour regagner sa place dans le monde maintenant et dans l’histoire, accepte cette eschatologie terrestre, il commence à s’en convaincre lui-même et les autres qu’il a toujours recherché ce bonheur terrestre, que ni le Christ, ni l’Église n’ont jamais rien enseigné d’autre.

Le christianisme est divisé entre les conservateurs (qui aspirent à une religion de loi et de récompense) et les progressistes (qui sont au service d’un bonheur à venir sur cette terre). Il est intéressant de noter que les deux groupes haïssent, autant l’un que l’autre, un appel à la joie, un rappel d’une grande joie annoncée et donnée au début de l’Évangile, qui est la vie du christianisme, (« Réjouissez-vous dans le Seigneur, je vous le redis réjouissez-vous »), joie à laquelle le christianisme aspire. Certains disent : « Comment se réjouir alors que des millions de personnes souffrent ? On doit être au service du monde ». D’autres disent : « Comment se réjouir dans un monde empêtré dans le péché ? ». Ils ne comprennent pas que si seulement pour une minute (qui demeure en secret et est cachée dans les saints) l’Église a vaincu le monde, cette victoire a été emportée par la Joie et le Bonheur.

Impasse du monde avec ses « progrès ». Impasse de la religion avec ses lois et sa thérapie. Le Christ nous a arrachés à cette double impasse. L’Église la célèbre éternellement et les personnes aussi éternellement la rejettent et y sont sourdes.

Je monte vers mon Père et votre Père,
vers mon Dieu et votre Dieu ;
avec moi vous monterez vers la céleste Jérusalem,
dans le Royaume des Cieux…
(Stichère des vêpres du Lundi saint).

Jeudi saint, le 23 avril 1981.

Le christianisme est beau. Mais justement parce qu’il est merveilleux, parfait, complet, vrai, son acceptation est avant tout l’acceptation de la beauté, c’est-à-dire de sa richesse, de sa perfection divine ; tandis que dans l’histoire, les chrétiens ont morcelé le christianisme, ils ont commencé à le percevoir et à l’offrir à d’autres « en parties » – souvent en parties sans rapport avec l’ensemble. Des enseignements sur certaines choses, certaines doctrines. Mais dans cet état fragmenté, le christianisme perd l’essentiel puisque le sens de chaque partie est de nous rendre participants de l’ensemble.

Samedi saint, 25 avril 1981.

J’écris juste avant de partir pour l’office la plus aimé des offices aimés : la liturgie baptismale, pascale de saint Basile le Grand, lorsque « la Vie dort et que l’Hadès frissonne… ». J’écris simplement pour le redire. C’est le jour de ma conversion – non de l’incroyance à la foi, non de « hors de l’Église » à l’« Église ». Non, mais une conversion interne de la foi, à l’intérieur de l’Église, à ce qui constitue le trésor du cœur – malgré mes péchés, ma paresse, mon indifférence, malgré mon détachement continuel et presque conscient de ce trésor, malgré la négligence au sens littéral du mot. Je ne sais comment, ni pourquoi – vraiment seulement par la grâce de Dieu – mais le Samedi saint demeure le centre, la lumière, le signe, le symbole et le don de toute chose. « Le Christ – Pâque nouvelle … ». Et à cette Pâque nouvelle, quelque chose en moi dit avec joie et foi : « Amen ».

Lundi, 1 février 1982 : Cléricalisme, Église et communion

Tout à coup, tout devint clair dans ma tête. Finalement, profondément il y a une lutte démoniaque dans notre Église avec l’Eucharistie – et ce n’est pas fortuit ! Si nous ne mettons l’Eucharistie au centre, l’église est un « phénomène religieux », mais pas l’Église du Christ, colonne et support de la Vérité (Tm 3, 15). Toute l’histoire de l’Église a été marquée par des tentatives pieuses pour réduire l’Eucharistie, pour la mettre « en sécurité », pour la diluer dans la piété, pour la réduire au jeûne et à la préparation, pour l’arracher à l’Église (ecclésiologie), au monde (cosmologie, histoire), au Royaume (eschatologie). Et il devint évident pour moi que si j’ai une vocation, c’est ici, dans la lutte pour l’Eucharistie, contre cette réduction, contre cette dé-ecclésialisation de l’Église – qui a eu lieu par la cléricalisation d’une part et par le matérialisme d’autre part.

Mardi, 2 février 1982.

Le cléricalisme suffoque ; il fait d’une partie de lui-même tout le caractère sacré de l'Église ; il fait de son pouvoir un pouvoir sacré pour contrôler, pour mener, pour administrer ; un pouvoir pour célébrer les sacrements, et, en général, il fait de tout pouvoir un « pouvoir qui m’est donné » ! Le cléricalisme enlève tout « caractère sacré » aux personnes laïques : l’iconostase, la communion (autorisée seulement avec permission), la théologie. En bref, le cléricalisme est de facto un refus de l’Église en tant que Corps du Christ, car dans le corps, tous les organes sont en relation les uns avec les autres et différents seulement dans leurs fonctions, mais pas dans leur essence. Et plus le cléricalisme « cléricalise » (l’image traditionnelle de l’évêque ou du prêtre – mis en valeur par ses vêtements, sa chevelure – par exemple, l’évêque en grand tra-la-la !), plus l’Église même devient matérialiste ; elle se soumet spirituellement à ce monde. Dans le Nouveau Testament, le prêtre est présenté comme un laïc idéal. Mais presque de suite commence sa séparation de plus en plus radicale avec les laïcs ; et pas seulement séparation mais opposition aux laïcs, en contraste avec eux.

Un fois de plus, la forme la plus claire de cette séparation est l’exclusion des laïcs de la communion comme accomplissement de leur adhésion au Corps du Christ. À la place d’un « modèle » (1 Tm 4, 12), on voit apparaître un « maître de tout ce qui est sacré », séparé des fidèles, distribuant la grâce comme bon lui semble.

C’est la racine de l’opposition à la communion fréquente par certains membres du clergé – la protection de la communion par la confession, par la rémission, par l’« autorité qui m’est donnée » etc. Cette lutte devient maintenant encore plus forte sous l’influence de certains membres du clergé obsédés par leur pouvoir, leur « caractère sacré ». Rien n’est davantage une menace pour leur autorité que le retour de l’Eucharistie à l’Église, son rétablissement comme le « Sacrement de l’Église », et pas comme « un des moyens de sanctification … ».

La tragédie de l’éducation théologique se trouve dans le fait que les jeunes qui demandent le sacerdoce – consciemment ou pas – cherchent cette séparation, ce pouvoir, cette élévation au-dessus les laïcs. Leur soif est fortifiée et engendrée par tout le système de l’éducation théologique et du cléricalisme. Comment peut-on leur faire comprendre, non seulement dans leur tête mais dans tout leur être qu’on doit fuir le pouvoir, tout pouvoir, que c’est toujours une tentation, toujours du diable ? Le Christ nous a libérés de ce pouvoir – « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre… » (Mt 28, 18) – en révélant la Lumière du pouvoir comme puissance d’amour, d’offrande sacrificielle de soi-même. La Christ a donné à l’Église, non du « pouvoir », mais l’Esprit Saint : « Recevez l’Esprit Saint… ». Dans le Christ, le pouvoir est retourné à Dieu, et l’homme a été guéri de gouverner et de commander. Dans ma soixante et unième année de ma vie, je me pose la question : Comment est-ce que tout en est arrivé à être dénaturé à ce point ? Et j’attrape peur !

Vendredi saint, 16 avril 1982 : Un credo-prière

Hier, les Douze Évangiles. Avant cela, la Liturgie de la Cène Mystique – « Je ne révélerai pas ton mystère à tes ennemis ». Aujourd’hui, la Liturgie de l’Ensevelisse­ment et l’immersion dans « Voici le Sabbat béni … ». Combien de fois dans ma vie ? Toujours en cette période, la mémoire rappelle ce temps, ce moment, cette année. Je ne sais pas quand tout cela s’est révélé dans ma vie, quand c’est devenu tellement fort, si « absolument désirable », et même, quoique caché dans mon cœur, un événement tellement décisif : rue Daru, la cathédrale Alexandre Nevski à Paris, le printemps, la maison, la jeunesse, le bonheur. Alors j’ai reçu la clé pour tout. Comme prêtre, comme théologien, comme auteur, comme conférencier. Je rends essentiellement témoignage de « cela ». Je ne prie presque jamais de façon conventionnelle ; ma vie spirituelle, en tant qu’exploit héroïque, règle, guide spirituel – est zéro, et si elle existe, elle l’est comme conscience constante, un sentiment subconscient que tout se trouve ailleurs. D’autre part, tout au fond, je ne vis que par cela ou plutôt cela vit en moi.

Des simples questions :

Qu’est-ce que Dieu attend de nous ?
Que nous l’aimions, que nous l’acceptions comme la source, le sens, le but de la vie :
« Le cœur de mon cœur et mon Roi… »
Comment peut-on en venir à aimer Dieu ?
Où est le lieu de cet amour ?
Dans sa révélation à nous dans le monde et dans la vie.
Le sommet et l’accomplissement de cette révélation sont le Christ.
Tout se rapporte à lui.
L’Incarnation, l’entrée dans le monde de la nature,
du temps, de l’histoire est pour lui.
Il s’en suit que l’amour pour Dieu est le Christ.
Joie en lui.
Amour pour lui.
Référence de tout à lui.
Le rassemblement de tout en lui.
La Vie en lui, par la connaissance de lui en tout dans l’Esprit Saint.
L’Église : la possibilité et le don de son amour et de sa vie.
Amen.

Vendredi, 30 avril 1982 : Église et eschatologie

Hier, je suis allé à N. – une vieille paroisse où les paroissiens (qui ne parlent pas le russe) veulent augmenter les lectures et les chants en slavon ; où on trouve les mêmes racontars, les mêmes contestations insensées avec le prêtre, le même ghetto dont j’ai écrit hier. Un monde kafkaïen ! Un mur que rien ne peut abattre. D’autre part, dans les paroisses où ce mur est tombé, tout semble bien se passer, mais on trouve la même impasse. Ce n’est pas parce qu’en dehors d’un monde orthodoxe intégré, l’Église s’incarnait elle-même – et ne pouvait pas faire autrement – dans une paroisse, c’est-à-dire une organisation avec une affiliation bien déterminée et le besoin de s’occuper de la propriété, avec autorité, des problèmes administratifs ; etc. l’Église est devenue une organisation parmi des organisations, une activité parmi d’autres activités qu’il n’était pas dans les habitudes de l’Église d’assumer. Dans les premiers temps de la chrétienté, à l’époque de son rejet du monde, l’Église était une réalité eschatologique ; elle n’avait pas d’activités spécifiquement matérielles et ne pouvait pas en avoir. Le centre de sa vie était l’Eucharistie, le Sacrement de la transformation pas seulement du pain et du vin en « nourriture céleste » mais du monde, de la vie même en anticipation du Royaume. C’est pourquoi l’Eucharistie était le Sacrement de l’Église – l’Église comme communauté (synaxe), l’Église comme amour (miséricorde, agapé), l’Église comme connaissance (la Parole divine), l’Église comme accomplissement de toutes choses en Christ.

Ensuite vint une « époque chrétienne ». Dans telle ou telle nation, tout le monde devint chrétien, et la laïcité apparut comme une nouvelle forme de vie chrétienne. Un laïc n’est pas une personne en dehors de l’Église (comme aux débuts de la chrétienté), mais quelqu’un qui, à la différence des clercs (ministres à temps plein dans l’Église) vit la vie du monde, l’illumine avec la foi, la connaissance, la prière etc. ; il sanctifie le monde par une foi dans un monde autre, le temps par l’eschatologie, et la terre par le ciel. L’Église sanctifie le laïc en le faisant communier au Royaume de Dieu et elle sanctifie sa vie dans le monde en lui montrant – ne fut-ce qu’idéalement – le sens de la vie. Oui, l’Église est devenue un Temple, un culte, mais ce temple, ce culte, ce « contact », cette eschatologie, sont en relation avec le monde comme une révélation, un don, comme la possibilité d’une vie nouvelle, une connaissance de la vie même, comme « création nouvelle ».

Ce monde chrétien, le monde relié à la soif du Royaume de Dieu, est tombé sous nos yeux. Mais le paradoxe et la tragédie de cette chute, de cette dégénérescence, se trouve dans le fait qu’elle est tombée dans la même mesure où l’Église a renié sa fonction eschatologique dans le monde, où elle a participé à l’activisme, où elle s’est identifiée avec cet activisme, où elle est devenue littéralement une partie du monde, de son organisation et de son activité.

La sécularisation du monde a commencé comme une délivrance de l’Église, non de la foi ; du cléricalisme, non des laïcs. Mais l’Église est coupable parce que d’une certaine façon elle a aboli la laïcité ; elle l’a fait d’une part en transformant les laïcs en « consommateurs » des clercs et les clercs en prêtres au service de leurs besoins spirituels. D’autre part, l’Église, demandant de l’activisme religieux aux laïcs, a fait d’eux des membres d’une organisation ecclésiale, au service des besoins de l’Église.

Voici donc les deux pôles de la psychologie d’un laïc, spécialement évidents dans la diaspora, où même les ruines d’un monde chrétien organisé sont absentes :

(a) C’est tout d’abord la psychologie d’un consommateur qui décide lui-même de ce dont il a besoin de l’Église et sous quelle forme. Il peut exiger que l’Église soit le lien avec son pays natal, son enfance etc., ou bien, que l’Église soit totalement américaine. Soit il veut une Pâque russe à minuit, soit une carpato-russe avec une Liturgie le matin etc. ad infinitum. Et vu qu’il est consommateur qui paie pour tout et qui soutient tout, les clercs qui sont à son service, avec son argent, toute opposition venant du clergé, toute référence à des règles inexplicables et totalement superflus ou à la discipline lui semblent, en tant que client, tout à fait inutiles, comme de la mauvaise volonté de la part du prêtre, une manifestation de son envie de pouvoir.

(b) Deuxièmement, c’est la psychologie d’un activiste d’Église qui aide l’Église, qui est un membre actif de cette organisation. L’Église lui a dit que l’essence d’un laïc consiste à être au service des besoins de l’Église, qu’il doit aider l’Église. Par conséquent, il aide. Mais vu que son travail est administratif, financier etc. il ne comprend pas pourquoi un ecclésiastique doit le gérer.

Le but de l’Église est devenu l’Église même, son organisation, son bien-être, son succès !

Samedi, 1 mai 1982. Suite du 30 avril...

L’Église occidentale a compris sa participation dans la vie du monde comme un pouvoir clérical sur le monde. Mais lorsque le monde a rejeté ce pouvoir, l’Église a eu recours à une participation directe dans la politique… d’abord à droite, puis à gauche. Mais cette sorte de participation condamne l’Occident à une forme de schizophrénie. La politique à laquelle l’Église participe a nécessairement comme seul horizon ce monde. L’eschatologie est réduite à une utopie, mais l’utopie, d’un point de vue chrétien, n’est pas seulement une faute, mais une hérésie, la véritable hérésie de notre temps. Une hérésie parce que l’accent est transféré d’une personne, de l’être humain, à des « structures » – sociales, idéologiques etc. Ce n’est pas par hasard que ces chrétiens qui se sont entièrement consacrés à l’utopie et se battent pour celle-ci, acceptent le marxisme, en commençant par la lutte des classes, et acceptent entièrement l’essence émotionnel de l’utopisme. La véritable eschatologie chrétienne n’est pas seulement passée sous silence, mais déniée et condamnée comme une tache honteuse de l’Église historique. L’essence et la fonction eschatologique de l’Église (dans ce monde, mais pas de ce monde) sont étouffées et l’Église est graduellement identifiée comme un des moyens dans la lutte pour la liberté, l’égalité et la fraternité, pour la défense du tiers monde, pour toute utopie inscrite sur une quelconque bannière.

Pour les orthodoxes, ce départ dans la lutte et l’utopie demeurent étrangers – non parce qu’ils sont restés fidèles à l’antinomie eschatologique du christianisme, mais à cause d’une graduelle transformation de l’orthodoxie, soit dans un rituel clérical et une religion magique, soit dans une spiritualité qui refuse le monde. Par « cléricalisme » je veux dire ici, non le pouvoir des clercs sur les laïcs (cette sorte de pouvoir est disparue depuis longtemps), mais l’accent mis sur l’Église, l’administration etc. au sujet desquels j’ai écrit hier. Le but de la communauté ecclésiale est elle-même. Ce n’est pas un hasard si c’est la mode aujourd’hui de discuter les « ministères laïcs » ; les laïcs comme une sorte de clergé dilué. Quelles sont les occupations centrales de l’Église, des synodes des évêques, des départements etc. ? Les « affaires » d’Église – la diplomatie, les finances, les nominations et les transferts des prêtres etc. Ainsi la monotonie sans fond et la pauvreté de la presse ecclésiastique, la réduction du contenu de la vie de l’Église à des cérémonies, des jubilés, des réunions etc. ; une sorte de jeu avec des soldats en bois, à commencer par le langage de l’Église – « de toute l’Amérique et du Canada … ». Il semblerait que ces paroles soulèveraient des questions ; à moins de les expliquer, cela semble comique. Mais personne ne rie !

Mon éternelle conclusion : si la théologie, la spiritualité etc. ne reviennent pas à une véritable eschatologie chrétienne (et je n’en vois pas le moindre signe), alors notre destin sera non seulement de rester un ghetto, mais de nous transformer nous-mêmes, l’Église et tout ce qu’elle contient, en un ghetto spirituel. Le retour – et ceci est mon autre éternelle conclusion – part d’une véritable compréhension de l’Eucharistie, le mystère de l’Église, le mystère de la Créature nouvelle, le mystère du Royaume de Dieu. Ce sont l’Alpha et l’Oméga du christianisme.

La guerre entre l’Angleterre et l’Argentine : une vraie guerre avec des centaines de morts. Un majestueux conte de fées – des cuirassés qui coulent ! Tout dans cette guerre semble irréel ; c’est comme un cauchemar.

Les gens me déchirent en pièces. Drames entre N. et NN. Complications en Alaska. Coups de téléphone sans interruption. Demain un voyage en Virginie de l’ouest. Je m’éveille avec un sentiment d’effroi, une lourdeur. Si on regarde notre planète en floraison, on voit du sang et de l’obscurité en Iran, en Afghanistan, au Liban et en Palestine, du terrorisme en Pologne, du bolchevisme en Russie, de la terreur en Amérique centrale. Et des conseils calmes, rationnels à ce sujet dans les éditoriaux du New York Times : « Asseyons-nous et parlons un peu des compromis et tout ira bien … ». Oui, et j’oublie la résistance arménienne qui a décidé de tuer tous les ambassadeurs turcs dans le monde entier !

Qu’est-ce qui est réel ? Tout ce que je viens de citer, ou bien ce moment : Une maison vide remplie de soleil ; des arbres en pleine floraison derrière la fenêtre ; au loin des petits nuages blancs dans le ciel ; la paix de mon bureau ; la présence silencieuse – amicale, joyeuse – des livres sur mes étagères.

Samedi, 3 avril 1982 : Acathiste à la Mère de Dieu

« Le retour à Dieu » – on écrit de plus en plus à ce sujet, un renouveau religieux. Il semblerait qu’il faut se réjouir. Mais je n’en ressens aucune joie. Hier, j’ai écrit à propos de N. (qui a abandonné sa famille pour suivre le Christ). Il n’est pas du tout un cas unique. « Retour », celui que je vois est une sorte de vague émotionnelle, pseudo mystique, fanatique, et en fin de compte de la haine : de la haine à l’égard du monde, de la haine contre ceux qui pensent autrement, du sectarisme et de la pseudo spiritualité. Ceux qui n’appartiennent pas au christianisme s’échappent vers le bouddhisme ou vers un mysticisme ennuyant.

La raison pour ce « retour à Dieu » est, bien sûr, l’écroulement du rationalisme, l’échec d’un optimisme ridicule et des utopies qui résultent du rationalisme, de sorte qu’ils « s’encourent dans les montagnes ». Les gens courent vers n’importe quel credo quia absurdum, vers n’importe quel typicon ou Talmud, vers n’importe quelle « spiritualité ». Ce qui est typique est que plus un homme est cultivé, plus il a goûté au rationalisme et au positivisme, plus il choisit une religiosité idiote. En Amérique, des skites suspects et des mouvements charismatiques plutôt sans sens poussent comme des champignons, dans lesquels tout le monde condamne tout le monde et essaie de surpasser l’autre.

Tout ceci n’est pas seulement dépourvu de joie, mais effrayant – une atmosphère d’apocalypse paniqué dépourvu de joie. Voici ce que toutes ces personnes devenues nouvellement religieuses ne comprennent pas : oui, le rationalisme, le positivisme, l’optimisme se sont effondrés et ils se sont effondrés en servant le diable. Cependant, sans la sagesse, sans la lumière de la sagesse, le christianisme n’est pas le christianisme mais un antichristianisme. Les Pères de l’Église n’ont jamais été contre la sagesse et la raison, et l’Église et le christianisme n’ont rien combattu avec autant de persistance que le faux mysticisme, le pseudo-maximalisme (le docétisme, le manichéisme, le montanisme, le donatisme etc.). Le christianisme – pour le dire simplement et clairement – a combattu la religion, la religiosité per se et a perdu la bataille lorsqu’elle s’est transformée elle-même – au Moyen Âge – en une « religion » (cf. le livre sur le purgatoire de Le Goff [Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, 1981]). Et cet extrême a entraîné son opposé – le rationalisme – et sa progéniture, l’humanisme. Le christianisme n’a pas encore découvert cette vérité sur lui-même, ne l’a pas acceptée. Et maintenant, le christianisme accueille avec joie le « renouveau religieux ».

Avec quelle joie incroyable retentissait l’Acathiste à la Mère de Dieu hier ! « Réjouis-toi, pleine de joie jaillissante… ». Combien peu cette joie luit sur le monde et combien de fois ne la trahissons-nous pas !

Mercredi, 1er juin 1983 : Derniers Mots

Depuis huit mois je n’ai rien écrit dans ce journal. Non parce que je n’avais rien à dire ; au contraire, jamais, je ne pense, je n’ai eu autant de réflexions et de questions et d’impressions ; mais parce que je craignais constamment de chuter depuis les hauteurs où ma maladie m’avait élevé ; je craignais de tomber de là. Les premiers mois, avant Pâques, j’écrivais et je travaillais. J’ai soudainement voulu que mes livres en anglais paraissent en russe, mais, hélas, ils ne sont pas écrits dans une tonalité russe et une traduction transmet à peine ce que je crois qu’il faut dire.

Présence active de L. Sans elle auprès de moi, je ne pense pas que j’aurais eu ces huit mois essentiellement paisibles et profonds.

Andrei est venu trois fois. [Son frère, habitant en France.]

Serge est venu trois fois. [Son fils, alors journaliste à Moscou.]

Masha et le père John sont venus encore et encore… [Sa fille et son genre de Montréal.]

Quelle joie tout cela aura été !

Extraits de : The Journals
of Father Alexander Schmemann 1973-1983
,
St Vladimir's Seminary Press, 2000.
Traduction : Valère De Pryck.
On trouvera d’autres extraits du Journal
du père Alexandre Schmemann dans
 Le Messager orthodoxe, No 144, 2006.


« MERCI, SEIGNEUR » : DERNIÈRE HOMÉLIE

DU PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN

Le père Alexandre Schmemann a célébré la Divine Liturgie pour la dernière fois le jour de « L’action de grâce », le 24 novembre 1983. Le « Thanksgiving Day » est une fête américaine, associée à la fin de la période des moissons, de remerciement à Dieu et qui remonte à l’époque de l’installation des colons anglais au Massachusetts au XVIIe siècle. Cette fête convenait parfaitement au père Alexandre, qui toute sa vie a enseigné, écrit et prêché sur l’Eucharistie, mot dont l’origine grecque signifie justement action de grâce. À la fin de la Liturgie, le père Alexandre sortit de sa poche un petit sermon écrit, sous la forme d’une prière, qu’il a lu. Ce furent les dernières paroles qu’il prononça de l’ambon de l’église. Le père Alexander s’endormit dans le Seigneur le 13 décembre 1983. Mémoire éternelle !

Celui qui peut rendre grâce est apte au salut et à la joie éternelle.

Merci, Seigneur, d’avoir accepté cette Eucharistie, que nous avons offerte à la Sainte Trinité, Père, Fils et Saint Esprit, et qui a rempli nos cœurs de joie, de paix et de vertu dans le Saint Esprit.

Merci, Seigneur, de t’être révélé à nous et nous avoir donné un avant-goût de ton Royaume.

Merci, Seigneur, de nous avoir unis les uns aux autres en te servant, toi et ta sainte Église.

Merci, Seigneur, de nous avoir aidé à surmonter toutes les difficultés, les tensions, les passions, les tentations, et d’avoir restauré la paix, l’amour mutuel et la joie dans le partage de la communion du Saint Esprit.

Merci, Seigneur, pour les souffrances que tu nous a accordées, car elles nous purifient de notre égoïsme et nous rappellent « l’unique nécessaire » : ton Royaume éternel.

Merci, Seigneur, de nous avoir donné ce pays où nous sommes libres de t’adorer.

Merci, Seigneur, pour cette école, où le Nom de Dieu est proclamé.

Merci, Seigneur, pour nos familles, nos époux et épouses, et en particulier, les enfants, qui nous apprennent comment célébrer ton saint Nom dans la joie, le mouvement et un saint vacarme.

Merci, Seigneur, pour tous et pour tout !

Tu es grand, Seigneur, et grandes sont tes œuvres ; nos paroles ne suffisent pas à raconter tes miracles.

Seigneur, qu’il est bon d’être ici !

The Orthodox Church,
Vol. 20, N° 2, Février 1984, p. 1:1.


POUR ALLER PLUS LOIN : BIBLIOGRAPHIE
DU PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN

Une bibliographie complète des œuvres du père Alexandre Schmemann se trouve sur le site du séminaire Saint-Vladimir : 
https://www.svots.edu/content/protopresbyter-alexander-schmemann

Nous nous limitons ici à signaler les livres du père Alexandre, ainsi que des études à son sujet. Bien que les livres les plus importants du père Alexandre sont édités en français, une bonne partie de son œuvre n’existe qu’en anglais. 

LIVRES EN FRANÇAIS

Contribution : La Primauté de Pierre dans l'Église orthodoxe, Neuchatel, Delachaux & Niestle, 1960. (Épuisé)

Pour la vie du monde, Desclée, 1969 ; Presses Saint-Serge, 2007. (Disponible)

Le Grand Carême : Ascèse et liturgie dans l’Église orthodoxe, Bellefontaine, 1974-1999. (Disponible)

Le Mystère pascal (avec Olivier Clément), Bellefontaine, 1975. (Disponible)

D'eau et d'Esprit : Étude liturgique du baptême, Desclée de Brouwer, 1987. 212 p. (Épuisé)

Le chemin historique de l'orthodoxie, YMCA-Press, 1995. 374 p. (Épuisé)

L’Eucharistie, sacrement du Royaume, YMCA-Press/L'Œil, 1985 ; YMCA-Press/F.X. De Guibert, 2005. 277 p. (Disponible)

Vous tous qui avez soif, YMCA-Press/F.X. De Guibert, 2005. 290 p. (Disponible)

LIVRES EN ANGLAIS NON ÉDITÉS EN FRANÇAIS :

Ultimate Questions: An Anthology of Modern Russian Religious Thought, NY : Holt, Rinehart, Winston, 1965-1977.

Introduction to Liturgical Theology, London: Faith Press; Portland ME: American Orthodox Press, 1966-1975.

Russian theology, 1920-1965; a bibliographical survey. Union Theological Seminary, Richmond VA, 1969.

Liturgy and Life: Christian Development Through Liturgical Experience, Orthodox Church in America, 1974. 112 p.

Church, World, Mission: Reflections on Orthodoxy in the West, St. Vladimir's Seminary Press, 1979. 227 p.

The Presence of Mary, Conciliar Press, 1988.

Celebration of Faith: I Believe... St. Vladimir’s Seminary Press, 1991; Celebration of Faith: The Church Year, St. Vladimir’s Seminary Press, 1994; Celebration of Faith: The Virgin Mary, St. Vladimir’s Seminary Press, 1995. (Traductions d’émissions radiophoniques dont plusieurs sont reprises dans Vous tous qui avez soif.)

A Manual of Eastern Orthodox Prayers, Conciliar Press, 1997. 113 p.

Liturgy and Tradition: Theological Reflections of Alexander Schmemann, Sous la direction de Thomas Fisch, St Vladimir’s Seminary Press, 1997. 144 p.

Our Father, trad. Alexis Vinogradov, St Vladimir's Seminary Press, 2002. 96 p.

The Journals of Father Alexander Schmemann 1973-1983, trad. Juliana Schmemann, St Vladimir's Seminary Press, 2000. Extraits en traduction : Le Messager orthodoxe, No 144, 2006.

O Death, Where Is Thy Sting? trad. Alexis Vinogradov, St Vladimir's Seminary Press, 2002. 96 p.

ÉTUDES SUR LE PÈRE ALEXANDRE SCHMEMANN

The world as sacrament : sacramentality of creation from the perspectives of Leonardo Boff, Alexander Schmemann and Saint Ephrem, by Mathai Kadavil, Leuven : Peeters, 2005. 332 p.

« Le pere Alexandre Schmemann (1921-1983), Temoin du Royaume », Joost Van Rossum, Le Messager orthodoxe, No 139, 2004. Extraits SOP 276, mars 2003.

“Alexander Schmemann: Teacher of Freedom and Joy in the World as Sacrement”, in: Michaeil Plekon, Living Icons: Persons of Faith in the Eastern Church, University of Notre Dame Press, Notre Dame IN, 2002. p. 178-202.

“Creation and nuptuality: a reflection on feminism in light of Schmemann's liturgical theology”, Schindler, David L., Communio, 28 no 2 Sum 2001, p 265-295.

“A Journey from East to West : Alexander Schmemann's Contribution to Orthodoxy in the West”, Kadavil, Mathai. Exchange, 28 no 3 Jl 1999, p 224-246.

“The Church, the Eucharist and the Kingdom : Towards an Assessment of Alexander Schmemann's Theological Legacy”, Plekon, Michael. St Vladimir's Theological Quarterly, 40 no 3 1996, p 119-143.

“An Orthodox View of Orthodoxy and Heresy : An Appreciation of Fr Alexander Schmemann”, Guroian, Vigen. Pro Ecclesia, 4 Wint 1995, p 79-91.

“Alexander Schmemann : Father and Teacher of the Church”, Plekon, Michael. Pro Ecclesia, 3, 1994, p 275-288.

“An Orthodox Approach to Liturgical Theology : The Work of Alexander Schmemann”, Grisbrooke, W Jardine. Studia liturgica, 23 no 2 1993, p 140-157.

“Liturgy, justice, and tears”, Wolterstorff, Nicholas. Worship, 62 no 5 S 1988, p 386-403.

« Le père Alexandre Schmemann – Nouvel apôtre de l'Amérique », Dimitri Pospelovsly, Le Messager orthodoxe, No 105, 1987. p. 79-89.

« Le père Alexandre Schmemann – Docteur de l'Église », Nikita Struve, Le Messager orthodoxe, No 105, 1987. p. 90-93.

“The theological legacy of Alexander Schmemann”, Slesinski, Robert. Diakonia, 19 no 1-3 1984-1985, p 87-95.

« Un témoin de l'Orthodoxie contemporaine : le Père Alexandre Schmemann (1921-1983) », Dupuy, Bernard. Istina, 30 no 2 Ap-Je 1985, p 117-130.

Le Messager orthodoxe, Numéro spéciale, 96/1984 : « Le Père Alexandre Schmemann (1921-1983) » (témoignages et textes du père Alexandre).

“Two "no's" and one "yes" : a sermon in memory of Fr Alexander Schmemann”, Hopko, Thomas. Sourozh, no 17, 1984, p 1-5.

“A life worth living”, Meyendorff, John. St Vladimir's Theological Quarterly, 28 no 1 1984, p 3-10.
“Father Alexander Schmemann, Dean, 1962-1983”, Meyendorff, John (Editor). St Vladimir's Theological Quarterly, 28 no 1 1984, p 3-65.

INTERNET

Site Protopresbyter Alexander Schmemann (nombreux textes en anglais) : http://www.schmemann.org/


 

Dernière modification: 
Lundi 27 mars 2023