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Le père Paul Florensky et Serge Boulgakov en 1917
Peinture de Mikhaïl Nesterov
Silhouette du père Paul Florensky
par N.R. Simonovich-Efimov, 1920.PÈRE PAUL FLORENSKY
face aux communistes
par Paul Ladouceur Le dossier KGB de Pavel Florensky
par Vitali Chentalinski au père Paul Florensky
par le père Serge BoulgakovTextes du père Paul Florensky
: Expériences mystiquesdu père Alexis Metchev du père Paul Florensky
UN TÉMOIN DU CHRIST
FACE AUX COMMUNISTESpar Paul Ladouceur
Le père Paul Florensky était un des plus éminents représentants de la renaissance religieuse en Russie au début du XXe siècle. Il était un de ces rares génies universels, possédant des connaissances dans des domaines aussi diversifiés que les mathématiques, la physique, lélectronique, la philosophie, la théologie, la philologie, lart, la musique, le folklore ; il était polyglotte, connaissant la plupart des langues européennes importantes, ainsi que les langues anciennes, le latin et le grec, et les principales langues du Caucase. Le père Serge Boulgakov écrit de son ami le père Paul Florensky : " De tous mes contemporains quil ma été donnés de rencontrer au cours de ma longue vie, cest lui le plus grand Luvre véritable du père Paul, ce ne sont pas ses livres, ni ses pensées et ses paroles, mais lui-même, et toute sa vie, qui est passée au retour de ce siècle au siècle à venir " (voir le témoignage du père Serge Boulgakov pour son ami le père Paul Florensky
ici-bas).Pavel Alexandrovich Florensky est né le 21 janvier 1882 dans la ville de Yevlakh, en Azerbaïdjan dans le Caucase. Son père était ingénieur de chemin de fer, descendant dune famille de prêtres orthodoxes ; sa mère était de la noblesse arménienne de Géorgie. Mais la famille nétait pas pratiquante, les parents préférant transmettre à leurs sept enfants une conception scientifique du monde. Le jeune Paul passa au bord de la mer Noire une enfance heureuse dont il a fait le récit dans ses Souvenirs dune enfance au Caucase (trad. française, 2007), souvenirs et conseils adressés à ses enfants. La nature était pour lui un lieu privilégié d’expérience et de connaissance, autant par ce qu’elle révèle que par ses mystères.
À lâge de 17 ans, Paul eut des expériences mystiques qui lui laissèrent convaincu que la vérité de la vie puisait sa source dans un " monde supérieur " à celui saisi par la seule conception scientifique du monde (voir les extraits des Souvenirs dune enfance au Caucase, pages 15 à 18).
Cest alors quil se mit à la recherche de cette Vérité " source de vie ". Cette recherche le mena néanmoins dans un premier temps à approfondir ses connaissances scientifiques. Après avoir terminé ses études au lycée de Tiflis, Paul Florensky entra au département de mathématiques de luniversité de Moscou, étudia parallèlement la physique et il sintéressa à la philosophie, la théologie, lart et tout le domaine de la créativité humaine. Après ses études à luniversité (1900-1904), il refusa un poste denseignant à luniversité, choisissant plutôt détudier la théologie à lAcadémie ecclésiastique de Moscou, située au monastère de la Trinité-Saint-Serge à Sergiyev Posad, au nord de Moscou. Pendant ses études à lAcadémie, Florensky a été très marqué par la connaissance dun starets vivant à proximité, lhiéromoine Isidore. Florensky reconnaît avoir une grande dette à légard dIsidore et peu après le décès du starets en 1908, Florensky écrivit sa vie (Le sel de la terre ou la vie du starets abba Isidore, trad. française, 2002 ; voir un extrait de ce livre pages 18 à 21). En 1908 Florensky commença à enseigner lhistoire de la philosophie à lAcadémie ecclésiastique et en 1910 il se maria avec Anna Mikhailovna (1883-1973). Les Florensky ont eu cinq enfants et la vie familiale de Paul Florensky fut particulièrement riche. En 1911, il fut ordonné prêtre et en 1914 il publia son uvre majeure, La colonne et le fondement de la Vérité : un Essai sur la théodicée orthodoxe (voir un extrait de ce livre, pages 32 à 34). Proche ami du philosophe et théologien Serge Boulgakov, le père Paul Florensky était aussi le guide spirituel dun écrivain russe controversé, Vassili Rozanov.
La colonne et le fondement de la Vérité signalait un nouveau départ dans la théologie russe. La thèse principale était que la vérité dogmatique ne peut être appréhendée que par lexpérience religieuse vécue. Il liait cette affirmation à sa conception fondamentale que toutes les personnes sont consubstantielles entre elles, étant les créations de la Sainte Trinité, dont elles reflètent la lumière divine. Il sest affranchi du genre de théologie que les Russes avaient empruntée à lOccident au XVIIIe siècle. Par son utilisation des icônes et du folklore et de lart religieux russes comme manifestations de lenseignement orthodoxe, il a rétabli le contact avec la Russie davant loccidentalisation initié par Pierre le Grand et ses successeurs. Il faisait appel aussi aux données contemporaines de la pensée et de la science en les incorporant comme matériaux pour la construction de sa présentation inhabituelle mais orthodoxe de la foi chrétienne. Ses réflexions théologiques étaient accompagnées par des commentaires lyriques, des allusions personnelles et des descriptions poétiques de paysages russes. Laspect le plus contesté de Colonne et fondement est sans doute sa présentation de la divine Sophie, sorte de personnification de lidée divine sur le monde.
Pendant cette période davant la Première Guerre mondiale, Florensky publia des travaux en philosophie, théologie, théorie de lart, mathématiques, électrodynamique, ainsi que les lettres dAlexandre Boukharev, théologien du milieu du XIXe siècle. Il enseigna la philosophie à lAcadémie théologique et desservit léglise de Saint-Serge. Entre 1912 et 1917, il fut le rédacteur en chef de la revue théologique de lAcadémie de Moscou, Bogoslovskii vestnik (Le Messager théologique).
Après la révolution bolchevique doctobre 1917, Florensky formula sa position comme suit : " Jadhère à une vision philosophique et scientifique du monde que jai développée, qui contredit linterprétation vulgaire du communisme... mais cela ne mempêche pas de travailler honnêtement au service de létat ". Après la fermeture du monastère, de lAcadémie théologique et de léglise Saint-Serge par les Bolcheviques, Florensky travailla à Moscou pour le Plan dÉtat pour lélectrification de la Russie, avec le soutien de Léon Trotski, qui croyait fortement dans la capacité de Florensky à aider le gouvernement à électrifier les zones rurales de Russie. Selon le témoignage de contemporains, la vision de Florensky en soutane de prêtre, travaillant au département gouvernemental ou faisant des conférences scientifiques devant des scientifiques et des ingénieurs, était remarquable.
En 1922, il publia une monographie sur le diélectrique. Il agit aussi comme secrétaire scientifique de la Commission historique de la Trinité Saint-Serge et publia des travaux sur les icônes et liconostase. Plusieurs de ses écrits sur les icônes et sur lart furent publiés en français sous le titre La perspective inversée. L'iconostase et autres écrits sur l'art (1992 ; voir un extrait de ce livre, pages 27 à 31). Au milieu des années 1920, il travailla principalement sur la physique et lélectrodynamique, publiant son principal travail de science pure, Les nombres imaginaires en géométrie (1924) consacré à linterprétation géométrique de la théorie de la relativité dAlbert Einstein. Il déclara que la géométrie des nombres imaginaires prévue par la théorie de la relativité pour un corps se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière est la géométrie du Royaume de Dieu.
En 1928, Florensky fut arrêté par lOGPOu (prédécesseur du NKVD et du KGB), interrogé à la Loubianka, la prison centrale de Moscou, il fut classé dans la catégorie des " éléments socialement nuisibles " et exilé à Nizhni-Novgorod. Après lintervention de Ekaterina Peshkova, ancienne épouse de lécrivain Maxime Gorky, Florensky fut autorisé à revenir à Moscou. En février 1933, il fut de nouveau arrêté et condamné à dix ans dans les goulags en vertu de larticle 58 du code pénal stalinien (clauses 10 et 11 : " agitation contre le système soviétique " et " publication de matériel dagitation contre le système soviétique " ; le " matériel dagitation " en question était la monographie sur la théorie de la relativité. Envoyé dans la région de lAmour en Extrême-Orient, il faisait des recherches sur le pergélisol. En octobre 1934, il fut envoyé au camp de concentration établi par les communistes à lancien monastère de Solovki, situé en Arctique, sur une île dans la mer Blanche. Là, il continuait ses recherches, entre autres, sur l'extraction de liode et lagar des algues ; il établit même une usine de production.
De tous les grands théologiens davant la révolution de 1917, il est le seul à être resté volontairement en Russie. Il aurait pu facilement séchapper en Occident, mais il préférait rester dans sa terre natale pour témoigner du Christ vivant face aux athées. En 1937, il fut traîné devant une " troïka " du NKVD à Leningrad ; on le condamna à mort et peu après, le 8 décembre 1937, il fut fusillé, devenant un des milliers, voire des millions de martyrs pour la foi.
Pendant longtemps les soviétiques gardèrent secret son exécution, propageant une rumeur quil serait décédé et 1943. Ce nest quaprès louverture des archives du KGB suite à leffondrement de lUnion soviétique quon a su le lieu et la date de son exécution (voir ici-bas " Un Leonardo russe : Le dossier KGB de Pavel Florensky ").
Il y a un intérêt croissant pour la vie et les uvres du père Paul Florensky depuis une vingtaine dannées. Les traductions de son uvre majeure, La colonne et le fondement de la Vérité, sont parues en français en 1975 et en anglais en 1997. On a réédité ses uvres en Russie et on a publié plusieurs grandes études sur lui : trois en russe, deux en italien, une en français, une en anglais et une en allemand (voir la Bibliographie). On continue à traduire ses uvres en français ; la dernière publiée était Souvenirs dune enfance au Caucase et la publication de ses lettres du camp de Solovki est prévue prochainement.
Martyrisé pour sa foi, le père Paul Florensky na pas encore été formellement canonisé par le Patriarcat de Moscou ou par lÉglise russe hors-frontières - cette dernière a cependant canonisé tous les martyrs du joug communiste et c'est à ce titre que beaucoup considèrent Paul Florensky comme saint. Ainsi il figure sur une icône de nouveaux martyrs du régime communiste de l’Église russe hors-frontières et sur la liste de saints de plusieurs paroisses orthodoxes aux États-Unis.
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E DOSSIER KGB DE PAVEL FLORENSKYpar Vitali Chentalinski
Les archives de la Loubianka
Je tiens entre mes mains lépais volume dun dossier dinstruction. Je louvre pour le refermer aussitôt Des visages, jeunes et vieux, dhommes et de femmes plusieurs pages entièrement couvertes de photos, et je sais déjà : tous ces gens ont été condamnés. De quelque manière, à un moment ou un autre, ils ont été tués
Je lai refermé, puis, en prenant mon courage à deux mains, je lai ouvert une deuxième fois. Quatre-vingt personnes : théologiens, prêtres, moines, chercheurs, artisans, marchands, infirmières, paysans, tous unis par la poigne des organes de sécurité et par une seule " faute " commune : la Foi. Voilà la seule chose quon leur reprochait, car toutes les autres accusations étaient fausses et inventées. Jai lu attentivement mandats darrêt, protocoles, certificats et reçus, et jai tenté de discerner les destins de ces gens dans labîme qui les a engloutis.
Il y a un grand nom parmi eux : Pavel Alexandrovitch Florensky. Le " Léonard de Vinci " russe, comme on le surnomme aujourdhui. Cétait un grand penseur, un théologien dont luvre principale, La Colonne et le fondement de la vérité, fut lun des événements culturels majeurs du " siècle dargent ", et le rendit célèbre alors quil était encore jeune.
Serge Boulgakov, philosophe et ami de Florensky, écrivait à propos de ce dernier : " La culture et lÉglise, Athènes et Jérusalem se rencontrent en la personne du père Pavel " Florensky était également un savant universel : mathématicien, physicien, inventeur, ingénieur. Il menait conjointement des recherches théoriques et un énorme travail pratique : enseignement, écriture darticles, expérimentations en laboratoire II était aussi écrivain, poète, philologue, historien de lart, archiviste
Mais il plaçait la prêtrise par-dessus tout et tenait à ses ouailles des sermons sur lAmour et le Bien. Avant tout, il était homme dÉglise et, par son expérience, un pont vivant entre lÉglise et lintelligentsia. Le cercle social qui se forma autour de lui joua un rôle prépondérant dans la formation de latmosphère spirituelle de son temps. Et aujourdhui son nom est tenu dans une telle estime par lÉglise orthodoxe quelle a lintention de le canoniser en tant que martyr du XXe siècle.
En plus de la diversité de ses talents, ce qui frappait le plus ses contemporains, cétait la pureté de cet homme et son absolue probité que Serge Boulgakov compare à une véritable uvre dart. Les intérêts scientifiques de Florensky étaient aussi nombreux que profonds : biosphère et pneumatosphère (" partie spéciale de la matière entraînée dans le tourbillon de lesprit "), analyse de lespace et du temps, théorie de la relativité, problèmes de la langue et de la vie populaire, muséologie, symboles grecs, électrotechnique, géologie. Une énumération sommaire de ses travaux ne manque pas dêtre surprenante : Près des lignes de partage de la pensée (essais sur lart), Diélectriques, Le nombre en tant que forme, Philosophie du culte, Noms russes anciens et pierres précieuses et Composés liquides pour les manchons de câbles
Dans tous les domaines de son activité, il manifesta son talent novateur, inventant de nouvelles directions et courants de la science et de la culture. Pour notre plus grand malheur, nombre de ces travaux nont pas été publiés de son vivant et ne nous parviennent quaujourdhui pour donner au nom de Florensky, si longtemps rayé de lHistoire, limportance et la grandeur quil mérite.
La raison de ce gâchis est vieille comme le monde : il était trop en avance sur son temps. Et il ne se berçait pas dillusions : dans lune de ses dernières lettres, il analysait parfaitement sa tragédie :
En regardant derrière moi, je constate que je nai jamais eu de conditions de travail vraiment favorables. Cest dû en partie à mon incapacité darranger mes affaires personnelles, et en partie à létat de la société avec laquelle jai un écart de cinquante ans au moins : je lai trop devancée. Pour avoir du succès, il est admissible davoir deux ou trois ans davance. Pas plus.
Un tel homme aurait pu être la gloire de la Russie encore de son vivant, mais il est dit que nul nest prophète en son pays. Et lancien usage de lapider les prophètes est toujours en vigueur. Pourtant, Florensky nétait pas un adversaire avoué de la révolution. Il ne luttait pas contre le régime soviétique. Il considérait ceux-ci comme inévitables, comme des circonstances extérieures qui ne primaient pas sur des affaires plus importantes. Pour lui, la voix de léternité sonnait plus fort que celle de lactualité. Et ce fut précisément pour cela que lactualité sen prit à lui.
Alors que lon profanait le sacré, il défendait les valeurs chrétiennes. " Otage de léternité, prisonnier du temps ", écrivit de lui Boris Pasternak. À lère du morcellement de la conscience et de la spécialisation étroite des sciences, il cherchait la synthèse entre la religion, la science et lart et ouvrait la voie vers une nouvelle conception du monde. Alors que lathéisme était la seule foi autorisée, il brandit bien haut la sainte Croix, même sous menace de mort. Au milieu de gens transformés en animaux sociaux, il défendait le droit à la libre création.
Le régime soviétique pouvait-il supporter un tel homme ? Aujourdhui, nous voyons le vrai visage de Florensky, mais son dossier dinstruction le présente comme un criminel dangereux pour la société, comme un obscurantiste placé jusquà sa mort sous une surveillance permanente et stricte.
La dernière période de sa vie était ignorée de tous, enfouie dans les archives secrètes, auréolée de légendes et de rumeurs. Même la date exacte, le lieu et les circonstances de sa mort restaient inconnus jusquau jour où les collaborateurs actuels de la Loubianka sortirent de leurs coffres une pyramide de cartons et de chemises et la placèrent devant moi : les trois dossiers dinstruction de Pavel Florensky. Le rideau de ténèbres se leva et, entre mes mains, la dernière décennie de sa vie souvrit à la lumière de la glasnost.
Printemps 1928 : " Affaire du centre contre-révolutionnaire du monastère de la Trinité-Saint-Serge "
Le son des cloches vole par-dessus les jardins en fleurs et les coupoles de temples anciens pour monter vers le ciel, accompagné par les chants et les prières qui séchappent des églises. La Trinité-Saint-Serge est la forteresse spirituelle de lorthodoxie russe. Quel cur ne frissonne pas en pénétrant sous ses voûtes ?
Pendant six siècles, elle a récolté sur notre sol les grains de la sagesse et du bien pour les semer et les multiplier. Pour Pavel Florensky, elle était " le cur de la Russie ", le centre de gravitation de milliers et de milliers de pèlerins qui se réunissaient là pour se purifier, vivifier leur âme, trouver du courage et sassocier à la sagesse divine. Cest là que se faisait notre histoire, dans ce centre sempiternel du renouveau étatique et culturel de la Russie. Cest là que le chef spirituel de la nation, saint Serge de Radonège, bénit le grand prince Dmitri Donskoï qui partait délivrer la Russie du joug haï des Tartares et des Mongols. Cest de là que se répandait la culture : des chefs-duvre darchitecture et de musique y furent créés, des manuscrits et des livres anciens conservés, des métiers dartisanat développés. Cest là que les pèlerins pouvaient contempler la Trinité dAndreï Roublev, la plus belle de nos icônes.
Dans lagitation de lépoque, au milieu des discordes, des querelles intestines, du retour généralisé vers la sauvagerie et des incursions tartares, au milieu de cette absence de paix profonde qui corrompait la Russie, un monde infini, impassible et inaltérable souvrait au regard spirituel
Cest ainsi que Florensky parlait dAndreï Roublev. Mais, à cinq siècles de distance et en remplaçant le joug étranger par celui des bolcheviks, cette phrase aurait pu sappliquer à lui-même.
Toute la vie de Pavel Florensky fut liée à la Trinité-Saint-Serge. Il y fit ses études au grand séminaire et y enseigna, plus tard. Il y fut ordonné prêtre et y exerça son sacerdoce. Il y vécut avec sa famille, grande et unie, sa femme et ses enfants, dans un petit pavillon en bois, près du monastère. Et il nimaginait pas meilleur endroit. Dailleurs, il nen cherchait pas.
Jimagine le monastère dans lavenir comme un Athènes russe, rêvait-il, un musée vivant de la Russie où la recherche et la création sépanouiront, et où, grâce à la coopération paisible et à lémulation bienveillante dinstitutions et de personnes, de hautes destinées pourront être envisagées : la création dune culture intègre, lapparition dune nouvelle Hellas
La réalité détruisit brutalement ces songes. Le pouvoir soviétique déclara au monastère une guerre sans merci. [ ]
1928 : Première arrestation et exil
Dans les dix derniers jours de mai 1928, lOGPOu fit une incursion massive à la Trinité-Saint-Serge. Un grand groupe de croyants, hommes dÉglise et laïcs, fut arrêté et transféré à la prison des Boutyrki. Lopération avait deux objectifs : porter un nouveau coup au clergé, déjà saigné à blanc, et réduire à merci les restes de la noblesse qui avaient trouvé refuge à la Trinité-Saint-Serge, lieu dasile comme les temples lont été partout et en tout temps.
Florensky fut arrêté le 21 mai à laube. Le mandat était signé par Guenrikh Iagoda, le chef de lOGPOu en personne. Lordre fut exécuté par Jiline, " commissaire de la section daction ", qui dirigea également la perquisition. Dieu merci, il ne toucha pas aux manuscrits. Un agent opérationnel à demi illettré (ses rapports sont émaillés de fautes grossières) ne pouvait rien y comprendre. En revanche, une médaille de la Croix-Rouge et une photo du tsar lui parurent autrement compromettants et furent confisqués comme pièces à conviction. Un rapport mentionnant l" enlèvement " réussi de Florensky fut transmis à Moscou à 10 heures du matin.
À la Loubianka, au siège de lOGPOu, on donna au prisonnier un questionnaire à remplir. Cétait la procédure habituelle : Florensky, Pavel Alexandrovitch, russe, quarante-six ans, origine noble, fils dun ingénieur, né au village dEvlakh, en Azerbaïdjan, études à luniversité de Moscou et au grand séminaire. Famille : sa femme, trois fils et deux filles. Profession : chercheur. Poste occupé : chef de la section détude des matériaux à lInstitut électrotechnique détat, rédacteur de lEncyclopédie technique. Ancien professeur au grand séminaire.
Déjà poursuivi en justice ? Florensky écrivit de son écriture fine et rapide, peu lisible : " Oui, en 1906, pour un sermon contre la condamnation à mort du lieutenant Schmidt. "
Cette affaire était le seul cas où Florensky sétait permis une intervention politique. À la Loubianka, il aurait pu se targuer de cette intervention contre lexécution dun révolutionnaire opposé au tsar, mais il ne le fit pas. Son sermon en faveur de Schmidt était un acte purement moral et il ne voulait pas que lon se méprenne sur sa portée. Il ne défendait pas une doctrine politique mais simplement un être humain. [ ]
Aucune inculpation ne fut prononcée. Un interrogatoire unique eut lieu le 25 mai. Florensky écrivit de sa propre main ses réponses aux questions du juge dinstruction. [ ]
Florensky et ses compagnons dinfortune, indépendamment de ce quils purent déclarer aux organes, furent tous classés dans la catégorie des " éléments socialement nuisibles ". [ ]
Laffaire de la Trinité-Saint-Serge fut menée de la manière la plus sommaire. Le 29 mai, lacte daccusation était déjà prêt :
Daprès les données de ses agents, la section secrète de lOGPOu savait que, dans le contexte de lactivation des forces antisoviétiques, les citoyens énumérés ci-dessous (des ex-princesses, ex-princes, ex-comtes, etc.) ont commencé à représenter une certaine menace pour le pouvoir soviétique, pouvant créer des problèmes à la mise en uvre de nombre dactions entreprises par les autorités. Les données dagents dont disposait lOGPOu ont été confirmées par la presse périodique.
Voilà donc quelles étaient les pièces à conviction : des rapports dagents, cest-à-dire des dénonciations, et des attaques dans la presse. Cela suffisait à asseoir une condamnation. En fin de compte, les autorités se devaient dêtre conséquentes : tous ces gens, ces déchets du socialisme définis comme des " ex " nont quà devenir des " ex " pour de bon, et comme de toute façon ils dérangent et quil faudra bien sen débarrasser tôt ou tard, le plus tôt sera le mieux.
Lofficier instructeur Polianski proposa de ne pas faire de cérémonies et de transmettre directement le dossier à la troïka (le tribunal révolutionnaire) de la section secrète de lOGPOu. On sait ce que cela signifiait : une lourde peine de camp ou même la peine capitale. Mais la direction, prudente, décida quil ne fallait pas aller trop vite en besogne. Il ne fallait pas provoquer des effets indésirables. Surtout ne pas effrayer les masses. Lexil suffisait et permettait de faire dune pierre deux coups : les punir tout en faisant preuve dhumanisme.
Le 8 juin, la décision était prise. Dans le compte rendu de la chambre de délibération spéciale du Collège de lOGPOu, la décision concernant Florensky figure sous le numéro 25 : " Lélargir et le priver du droit dhabiter à Moscou, Leningrad, Kharkov, Kiev, Odessa, Rostov-sur-le-Don, ainsi que les régions et les districts qui dépendent de ces villes, avec lobligation de choisir un domicile fixe et de sy faire enregistrer pour un délai de trois ans. "
Le 14 juillet, Florensky, après avoir fait ses adieux à sa famille et à ses amis, partit pour Nijni-Novgorod quil avait choisi comme lieu de résidence, " à la disposition de lOGPOu " local. (Plus dun demi-siècle plus tard, un autre chercheur, lacadémicien Andrei Sakharov, lun des grands fils de la Russie, sera exilé dans cette même ville). [ ]
Heureusement, lexil de Florensky ne dura pas longtemps, quelques mois seulement. Dans ces années-là, des survivances du passé comme la compassion pour les victimes des persécutions politiques navaient pas encore entièrement disparu. Des gens pouvaient encore intervenir en faveur de Florensky. Grâce à la directrice de la Croix-Rouge politique, lancienne femme de Gorki, Ekaterina Pavlovna Pechkova, la peine de Florensky fut annulée. Une nouvelle décision de la Chambre des délibérations spéciales sensuivit : " Le libérer avant terme et lui permettre de séjourner librement sur lensemble du territoire de lURSS. "
Florensky rentra chez lui. Les organes le laissèrent momentanément tranquille et lui donnèrent quelques années de répit. À son retour à Moscou, Florensky dit : " Jétais en exil. Je suis revenu au bagne "
En apparence, une vie de travail, remplie et passionnée, reprit comme sil ny avait pas eu la Loubianka ni la prison. Cet homme universel ne changea rien dans sa manière dêtre : il se trouvait à nouveau au cur intellectuel de Moscou, entièrement plongé dans létude du monde. Il se remit à analyser, faire des expériences, écrire, donner des conférences, travailler à lInstitut électrotechnique et officier à léglise
Mais son allure inhabituelle attirait de plus en plus lattention et devenait le sujet privilégié des fables et ragots du voisinage. Il était trop visible au milieu de la marche gaillarde des foules socialistes vers le nivellement égalitaire. Son aspect extérieur était déjà marquant : il portait soutane et kamilavka. De plus, il marchait les yeux baissés, voûté, plongé dans des pensées inconnues, sa voix était calme et tendre, et il avait les traits dun sage de lancienne Egypte. Dans le meilleur des cas, on le prenait pour un timbré incorrigible. Mais, dans lesprit conflictuel engendré par le pouvoir, il était évident que cet homme nétait pas " des nôtres "
Un jour, bien avant sa disgrâce (et aussi avant le début des persécutions contre la Trinité-Saint-Serge), Léon Trotski aperçut avec étonnement la soutane blanche de Florensky. " Qui est-ce ? " demanda-t-il. Le guide de la révolution mondiale, qui pensait être aussi sage que le roi Salomon, occupait alors une multitude de postes. Il dirigeait aussi le Glavelektro [Direction centrale de lélectricité], et visitait à ce titre lInstitut où travaillait le prêtre. " Cest le professeur Florensky, lui répondit-on. Ah, oui. Je sais " Trotski sapprocha de lui et linvita à participer à un congrès dingénieurs. " Naturellement, lui dit-il, vous ne viendrez pas habillé comme cela " " Je nai pas renoncé à mes vux et ne puis porter dautres vêtements ", répliqua Florensky. " Ah, vous ne pouvez pas Alors venez dans ce costume "
Lorsque, au moment dintervenir devant ce congrès, Florensky monta à la tribune, un murmure détonnement parcourut la salle : un pope à la chaire ! Et, plus que par sa brillante communication, lassistance fut frappée par lénigme quil représentait : un religieux, et donc un obscurantiste, qui possédait de telles connaissances dans les sciences exactes !
Une soutane blanche, une tête claire, une âme pure : un véritable merle blanc.
1933 : Deuxième arrestation et exil
Mais les temps nétaient pas favorables à ce genre de volatiles, et, peu de temps après son retour dexil, on recommença à lui jeter des pierres. Les premiers chasseurs furent ses propres collègues chercheurs. Après la publication de son livre De limaginaire en géométrie, où il donnait son interprétation de la théorie de la relativité, et dun article " La physique au service des mathématiques ", qui contenait la description du prototype dune machine à calculer analogique moderne, un flot dinjures se déversa sur lui. Ses critiques ne réfutaient dailleurs pas tellement ses travaux scientifiques. Ils le dépeignaient surtout sous les traits dun ennemi juré. Lapproche de classe simposait partout et les discussions scientifiques sachevaient non dans la lumière, mais dans les prisons.
Des nuées dorage saccumulant sur sa tête, une nouvelle arrestation, le 26 février 1933, ne surprit pas Florensky. " Pope-professeur aux convictions monarchistes dextrême droite " : voilà comment le qualifiait le mandat de dépôt. Cette fois, les organes se comportèrent de manière plus efficace dans lappartement de fonction de Florensky à Moscou, ils saisirent les manuscrits, les livres et même des souvenirs caucasiens qui lui venaient de la famille de sa mère : des lames, un sabre, un sabre-briquet. " Armes blanches ", dit le rapport de perquisition. [ ]
Laffaire fut jugée par la troïka spéciale de 1OGPOu de la région de Moscou. Un mois plus tard, ce tribunal condamna Florensky à dix ans de camp de travail selon larticle 58 alinéas 10 et 11 du code pénal de la RSFSR (" propagande antisoviétique et participation à une organisation contre-révolutionnaire "). [ ]
Et tout sécroula [les accusations portées contre le père Paul Florensky], en effet, mais un quart de siècle plus tard, comme lexplique larrêté de réhabilitation du tribunal en 1958 :
Larrestation de Florensky (comme celle des autres personnes jugées pour la même affaire) nest fondée sur aucun document du dossier. Les témoins nont pas été interrogés, les personnes qui ont pris part à linstruction du dossier ont été condamnées ultérieurement pour faux et usage de faux. Florensky (et les autres personnes) furent condamnés injustement, en absence de preuves de leur culpabilité. [ ]
En août 1933, après six mois passés en prison, Florensky fut convoyé en Extrême-Orient. Dans le train, il voyagea enfermé avec des criminels de droit commun, de sorte quil arriva volé, affamé et exténué dans un camp portant par dérision le nom de " Libre ". Là, une autre épreuve lattendait : une lettre de chez lui qui lui annonçait la perte de sa bibliothèque.
Toute ma vie, écrivait-il dans une lettre, a été consacrée à la science et à la philosophie, et je nai jamais connu de repos, ni de loisirs, ni de plaisirs. Non seulement tout mon temps et mes forces sont allés au service de lhumanité, mais aussi une grande partie de mon modeste salaire : achat de livres, etc. Ma bibliothèque nétait pas une simple collection de livres, mais des sélections pour des sujets précis et établis. On peut dire que plusieurs uvres que javais lintention décrire étaient déjà à moitié prêtes sous forme de notes dans des livres dont la disposition sur les étagères, la clé intellectuelle, était connue de moi seul Le travail de toute ma vie est aujourdhui détruit Cest pour moi bien pire que la mort physique.
À cinquante-deux ans, il lui fallait recommencer à vivre en captivité. Sa foi, cette dernière possession que nul ne pouvait lui enlever, lui redonna des forces. Il croyait toujours que les malheurs et les souffrances sont inévitables et nous sont donnés pour notre bien, comme autant dépreuves qui nous permettent de devenir des êtres humains.
Même dans un camp, Florensky sut revenir à son travail scientifique interrompu. La direction décida dutiliser au maximum les capacités dun tel savant et le fit muter dans une station expérimentale détudes sur la congélation, dans la ville de Skorovodino, région de lAmour. Là, son talent se déploya avec son envergure habituelle. Il organisa et effectua une série dexpériences originales, conçut un livre, envoya plusieurs articles à lAcadémie des sciences. Il écrivit aussi Oro, un poème lyrique, rassembla du matériel pour un dictionnaire de la langue des Orotchis, et apprit le latin à ses codétenus.
1934 : Solovetski
Mais le sort, implacable, lui réservait un nouveau coup. Inopinément, on plaça Florensky en isolateur avant de lenvoyer, sous escorte spéciale, dans un autre lieu de détention. Nouvelle délation ou ordre spécial, les archives de la Loubianka gardent le silence sur la raison de ce brusque changement. Elles indiquent seulement quun an après le départ de Florensky pour lExtrême-Orient, un wagon carcéral le ramène, à travers la Sibérie et lOural, vers la mer Blanche où un archipel dîles abrite le camp à destination spéciale des Solovetski, le tristement célèbre SLON.
La mer Blanche. Les cris des mouettes blanches. Et lancien monastère blanc entouré dune enceinte grise de murs et de tours qui se dresse comme un fantôme surgissant de labîme des eaux. Vastes étendues libres : forêts, lacs, golfes, baies et une prison, lun des plus horribles camps soviétiques, celui où commence lhistoire du Goulag
Pavel Florensky mit le pied sur ces rivages en octobre 1934, au terme dun voyage difficile au cours duquel il fut de nouveau pillé, " menacé de trois haches ", comme il lécrivit à sa femme, " souffrant de faim et de froid bien maigre et affaibli ".
Cinquante ans plus tard, je me rendis à Solovki en emportant avec moi des copies des lettres quil avait écrites là-bas. Je marchai dans les chemins quil avait empruntés, et visitai les cellules du monastère, transformées en cellules du camp, où il vivait. Mais rien navait dissipé la brume des légendes qui couvraient le dernier chapitre de sa vie. Cest à la Loubianka, lorsque jai ouvert le dossier de Florensky et que jy ai découvert le troisième dossier dinstruction, envoyé de Solovki, que jai pu reconstituer la vie de mon héros jusquà ses derniers jours.
Si le désespoir transparaît dans la première lettre envoyée de là-bas, les lettres suivantes sont déjà remplies de force et de résolution. Florensky se mit en quête du moyen de mettre ses capacités au service dautrui, et le trouva : le problème de lextraction de liode et de lagar-agar à partir des algues marines attira son intérêt. Ce travail lenthousiasma : il conçut la technologie, mit au point des appareils, fit plus dune dizaine de découvertes et dinventions brevetées. Une usine, " Iodprom ", fut même créée au camp. Pendant la guerre, alors que Florensky nétait déjà plus de ce monde, liode de Solovki savéra particulièrement utile et sauva la vie de milliers de soldats.
Les lettres quil envoyait chez lui montrent la force nouvelle de lintellect de Florensky. Il ne semble pas y avoir de domaine auquel il nait réfléchi, pas de sujet quil nait touché dans ses dialogues avec ses proches : idées purement scientifiques, réflexions générales sur la nature humaine, maximes philosophiques, conseils pratiques, observations de laurore boréale et des oiseaux, souvenirs denfance, commentaires de livres. Il participe à la vie de chacun des membres de sa famille, trouve des mots appropriés pour sa femme, sa mère, ses enfants, bien que, daprès le règlement du camp, on ne pouvait écrire que rarement et sous contrôle de la censure.
Les lettres révèlent la partie visible de sa vie, dont un autre aspect, caché, est contenu dans les documents rédigés par les surveillants. Après le dossier de sa première arrestation, qui se termina par son court exil à Gorki, puis celui de la deuxième, qui le conduisit à Solovki, le troisième dossier dinstruction est constitué essentiellement de documents portant lestampille " Strictement confidentiel " : ce sont de prétendus " rapports dagents " ou " des résumés de travail ", cest-à-dire des délations de mouchards qui " collaient " à Florensky et rapportaient chacun de ses pas à la direction. Tous ces rapports sont marqués des lettres " AES ", élément antisoviétique, et témoignent de formalités bureaucratiques minutieuses : inscriptions " reçu ", " rendu ", etc. [ ]
Cest donc par leffort des mouchards que nous pouvons connaître les dernières années de la vie de Florensky, entendre sa voix, lire les pensées quil ne pouvait exprimer dans les lettres. Les délations deviennent ainsi des documents historiques. [ ] On peut imaginer quau camp, Florensky dut boire jusquà la lie le calice du despotisme, de la trahison et de la vilenie. Dailleurs, malgré toute son humilité et sa tolérance, il ne parvient pas à toujours cacher sa douleur et son amère déception.
La cause de ma vie est détruite, écrit-il à sa femme, et si lhumanité au nom de laquelle je nai pas connu de vie personnelle croit possible de détruire entièrement tout ce que jai fait pour elle, alors tant pis pour lhumanité Je connais suffisamment lhistoire et le progrès historique du développement de la pensée pour prévoir quune époque viendra où lon cherchera les débris des choses détruites. Cependant, cela ne me réjouit guère, mais jen suis plutôt fâché : je hais la bêtise humaine qui dure depuis le commencement de lhistoire et qui a apparemment lintention daller jusquau bout [ ]
Le 26 décembre, " Evgueniev " rapporte ce que Florensky pense dun certain Ipatiev qui nest pas rentré de létranger.
Je ne condamne pas Ipatiev et je ne lapprouve pas non plus. Chaque homme est maître de son destin. Il a pesé le pour et le contre et décidé quil était mieux pour lui de rester là-bas. On ne peut pas parler de trahison, il ne trahit personne. Il a simplement décidé de vivre en dehors du rayon daction de nos camps [ ]
Chaque homme est maître de son destin. Un certain Ipatiev fit son choix, préféra la vie à létranger à sa patrie des camps. Et Florensky, quaurait-il préféré ? Après la révolution, sachant ce qui le menaçait, il avait la possibilité démigrer, comme le firent nombre de ses amis. Regrettait-il maintenant dêtre resté dans sa malheureuse patrie ? Je ne le crois pas. [ ]
1937 : Le sort de la grandeur
Et encore une dernière délation, sans date. Florensky et un autre détenu se rendent à la bibliothèque en parlant à haute voix avec force gestes. Le mouchard " Camarade " les suit de près et écoute attentivement. Ils parlent de la future guerre. " Les suppositions de Trotski, cet éminent stratège et idéologue du Parti, selon lesquelles la guerre va bientôt éclater me semblent justifiées, dit Florensky. Cest la loi : la guerre éclate périodiquement tous les quinze ou vingt ans " Ce rapport, court et à lapparence innocent, eut des suites fâcheuses. Il servit à établir une attestation spéciale sur la conduite de Florensky : " Fait de la propagande contre-révolutionnaire dans le camp en faisant léloge de lennemi du peuple Trotski. " [ ]
Ce document est très important. Il est attaché au début du dossier dinstruction, ce qui signifie avec certitude que le rapport de " Camarade " servit de prétexte à une nouvelle arrestation du père Pavel, déjà prisonnier. Et il nest pas difficile détablir la date de cet événement : juin ou juillet 1937. Le camp était alors réorganisé dans le sens dun durcissement des conditions de détention. Lusine " Iodprom " fut fermée et le SLON, le camp à destination spéciale, fut transformé en STON, prison à destination spéciale. Une nouvelle direction, en longs manteaux de cuir et portant des casquettes de la sécurité détat, débarqua dans lîle. Des exécutions massives commencèrent. Une partie des détenus fut entassée dans des barges et envoyée vers une destination inconnue. À la mort, selon les rumeurs.
Une lettre, datée du 4 juin, est déjà pleine de pressentiments tragiques :
En fait, tous sont partis. Ces derniers jours, on ma assigné à la surveillance de nuit de la production de lancien " Iodprom " Il fait un froid atroce dans lusine morte, les murs vides et le vent qui hurle et sengouffre par les vitres cassées des fenêtres ne prédisposent pas aux études et tu vois daprès mon écriture combien il est difficile décrire une lettre avec les doigts gelés La vie sest figée, et, à lheure actuelle, nous nous sentons plus que jamais coupés du continent II est déjà six heures du matin. La neige tombe sur un ruisseau gelé et le vent fou la fait tourbillonner. Des lucarnes cassées claquent dans les pièces vides Les mouettes poussent des cris dalarme. Et je ressens dans tout mon être la nullité de lhomme, la futilité de ses actions, de ses efforts
Cest sur ces mots que le lien de Florensky avec les siens se rompit et que commencèrent les légendes. [ ]
Et voilà que je tiens entre mes mains une bande étroite de papier. Dun côté, un nom est dactylographié : " Florensky, Pavel Alexandrovitch ". De lautre, on lit : " Fusiller Florensky, Pavel Alexandrovitch ". Et une grosse marque rouge. Cest un extrait du protocole dune séance dune troïka spéciale de la direction du NKVD de Leningrad, datée du 25 novembre 1937 et signée par le lieutenant du NKVD Sorokine. Dans la liste des condamnés à mort dressée par ce tribunal ambulant envoyé à Solovki pour rendre une " justice " sommaire, le père Pavel figure sous le numéro 190.
Le tout dernier document de la chemise de Solovki était caché dans une enveloppe jaune et tamponné dun sceau rond : " ACTE. Larrêt de la troïka de la direction du NKVD de la région de Leningrad relatif au condamné à la peine capitale Florensky, Pavel Alexandrovitch, a été exécuté le 8 décembre 1937, ce quatteste le présent acte. Le commandant de la direction du NKVD de la région de Leningrad, lieutenant-chef K. Polikarpov. " La date exacte de la mort et le nom des assassins sont désormais connus
Dans une lettre de Solovki, Florensky écrivait :
La souffrance est le sort de la grandeur, la souffrance à cause du monde extérieur et la souffrance intérieure, à cause de soi-même. Cela a été, est et sera toujours ainsi. Pourquoi ? Cest clair, à cause dun écart de phase : le retard de la société et de soi-même sur la grandeur Il est clair que le monde est ainsi fait que lon ne peut rien lui donner sans payer pour cela en souffrances et persécutions. Et plus le don est désintéressé, plus les persécutions sont dures et les souffrances atroces. Telle est la loi de la vie. Son axiome principal Pour son propre don, sa propre grandeur, on doit payer de son propre sang.
Quest-ce que la grandeur ? Je lignore. Je sais seulement quelle existe. La sainteté existe aussi, bien quelle soit invisible, comme était invisible le nimbe sur la tête du père Pavel.
Extrait de : Vitali Chentalinski,
La parole ressuscitée : Dans les archives
littéraires du KGB, Robert Laffont, 1994.
HOMMAGE AU PÈRE PAUL FLORENSKY
par larchiprêtre Serge Boulgakov
En 1943 la nouvelle courut dans les milieux de l'émigration russe en France que le père Paul Florensky venait de décéder au camp de concentration des îles Solovki. C'était une rumeur propagée par le KGB, qui voulait dissimuler l'exécution du grand savant orthodoxe en 1937. Apprenant le décès de son ami, le père Serge Boulgakov écrivit alors ce beau témoignage. Ce fut un de ses derniers écrits, car le père Serge est décédé en 1944. Ce n'est qu'avec l'ouverture des archives du KGB après la chute du communisme que les circonstances et la date du martyre de Paul Florensky furent connues.
Je viens de recevoir confirmation de la nouvelle de la mort du grand penseur et théologien russe quétait le père Paul Florensky. Il est mort aux îles Solovki, après 10 ans dexil lointain, de la Sibérie orientale à la Mer Blanche.
De tous mes contemporains quil ma été donné de rencontrer au cours de ma longue vie, cest lui le plus grand, et cest le plus grand crime quont commis ceux qui ont levé la main contre lui et qui lont condamné à pire que lexécution : la torture dun long exil et la mort lente. Il sen est allé rayonnant de lauréole du martyr, et plus encore, de confesseur du nom du Christ dans la persécution contre le Christ. Cest pourquoi non seulement cette mort emplit lâme dune bouleversante affliction, car cest lun des événements les plus noirs de la tragédie russe, mais elle est aussi le triomphe spirituel dun de ceux dont le visionnaire de lApocalypse dit : " Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ; dès maintenant oui, dit lEsprit quils se reposent de leurs fatigues, car leurs uvres les accompagnent " (Ap 14, 13).
Et maintenant il méchoit ici, en terre étrangère, de porter témoignage devant ceux qui nont pas connu la grandeur et la beauté de cette figure spirituelle. Mais jamais je nai autant ressenti limpuissance de mes paroles que face à ce devoir. Le père Paul était non seulement pour moi une manifestation du génie, mais aussi une uvre dart, tant sa personne était harmonie et beauté. Il faudrait le verbe, le pinceau ou le ciseau dun grand artiste pour le révéler au monde. Et il était non seulement né tel, mais il était le produit de son propre travail spirituel, doué de toute la finesse du goût spirituel et artistique. Les traits de son visage ont été fixés sur le fameux portrait de [Mikhail] Nesterov : rendu paisible et lumineux par la grâce, il ressemblait à un habitant du ciel, fils de la terre pourtant, dont il avait connu et surmonté toute la pesanteur. Il navait pas lombre dune naïveté et dune primitivité idyllique, et on aurait pu dire de lui aussi : " Néveille pas les tempêtes assoupies sous lesquelles remue le chaos. " Mais il laimait, cette terre natale, comme la Mère de tous les hommes, la Déméter des anciens, et en même temps il la connaissait et la révérait comme la sainte Terre de Dieu, la Très Pure et Toute Bénie, pour qui il avait une si grande vénération (voir sa dédicace dans La Colonne et le fondement de la Vérité : " Au nom tout suave et très pur de la Vierge et de la Mère ").
Dapparence frêle et délicate, il était endurant et avait développé par un entraînement ascétique sévère une prodigieuse puissance de travail. Jai été témoin de cette auto-discipline ascétique et de lexploit spirituel que représentait ce labeur scientifique : il avait coutume de passer les nuits au travail, pour ne se coucher que vers trois ou quatre heures du matin, et nen gardait pas moins toute sa fraîcheur desprit pendant la journée ; il se contentait dune nourriture frugale. Et ce nétait pas seulement la voix de lélément spirituel, mais aussi une volonté de fer et dune puissante maîtrise de soi. Chétif de nature, il ne fut pourtant jamais malade toutes les années où je lai connu (hélas ! nous sommes séparés depuis un quart de siècle), malgré une vie remplie de privations ascétiques.
Partout où il allait, le père Paul attirait naturellement lattention, celle du moins des gens qui savent voir, avant son ordination, et surtout après. Son visage avait des traits orientaux, non-russes (sa mère était arménienne). Spirituellement je verrais plutôt en lui quelque chose dun Hellène antique, dun Égyptien aussi : il tenait de lun comme de lautre et semblait leur vivante révélation. Sa silhouette, son profil, lexpression de son visage, ses lèvres et son nez avaient quelque chose des tableaux de Léonard de Vinci (ce qui était très frappant) mais aussi et en même temps de... Gogol. Nous qui le connaissions et qui étions présents à linauguration du monument de Gogol à Moscou (Vladimir Ern, André Biély et les autres), nous nous écriâmes en le voyant dévoilé : " Oh ! mais cest tout à fait Pavloucha ! " (ses amis, ses camarades du gymnase de Tiflis : Vladimir Ern et le père Alexandre Eltchaninov, aujourdhui disparus, lappelaient tous ainsi). Et cet aspect physique qui se remarquait tant navait rien de provoquant, rien darrogant.
De même pour sa voix et sa manière de parler : on avait envie de lui appliquer le mot de Shakespeare (dans la bouche dHamlet à propos dOphélie) : il avait une voix tendre et douce, un charme puissant (cela sapplique non seulement à une femme mais à un homme également dans ce cas). Pourtant cette voix savait prendre, sil le fallait, la dureté du métal.
Limpression la plus essentielle qui se dégageait de toute sa personne était celle dune force consciente et lésée. Et cette force était celle dune force consciente et maîtrisée. Et cette force était celle dune personnalité géniale dans toute son originalité première, une force autonome, se suffisant à elle-même, dans la plus totale simplicité, le naturel, labsence complète daffectation (intérieure ou extérieure) qui manifeste toujours la prétention dune infirmité intérieure. Nous observons les mêmes traits dans la voie de son développement spirituel, dans la voie quil sest tracée. En un sens, on peut dire que le père Paul sest fait lui-même, par sa propre voie.
Il était né, il avait grandi dans une famille cultivée (son père était un ingénieur, et très instruit), élevé dans latmosphère de Beethoven et de Gthe, mais à lécart de la religion. Aristocrate de lesprit par éducation, il était jusquà un certain point un esthète. Une fois diplômé du gymnase où il avait étonné ses professeurs par ses aptitudes mathématiques déjà tournées vers la recherche il entra à la faculté de mathématiques de luniversité de Moscou où toutes les chaires se larrachaient (et longtemps après, les physiciens et mathématiciens moscovites ne pouvaient oublier cet étudiant si doué). Et pourtant, le père Paul change complètement de voie : il entre comme étudiant à lAcadémie ecclésiastique de Moscou (à la Trinité-Saint-Serge) et prend pour obédience un labeur scientifique et théologique nouveau, un exploit ascétique religieux. Quand et comment sest opérée en lui cette révolution spirituelle, je ne le sais pas au juste, car je ne lai connu que plus tard.
Sur le plan scientifique, on ne pouvait manquer dêtre frappé par la profonde connaissance de son sujet que manifestait le père Paul, étranger à tout dilettantisme. Quant à létendue de son champ dintérêts scientifiques, elle fait de lui un esprit universel exceptionnel dont, par manque de détails, nous ne pouvons même pas préciser toute lampleur. Il rappelle plutôt les personnalités titanesques de la Renaissance : Léonard de Vinci et dautres, peut-être aussi Pascal, et chez les Russes, surtout V.V. Bolotov. Jai connu en lui le mathématicien, le physicien, le théologien et le philologue, lhistorien des religions, le poète, lamateur dart et le mystique profond.
Les dernières années avant son exil, le père Paul faisait à Moscou des conférences sur lélectricité et la théorie de la perspective. On dit que même durant son exil aux Solovki, avec la curiosité desprit dévorante qui le caractérise, il étudiait les algues marines. Comme je ne peux le vérifier, si même cétait un mythe, il surgit tout naturellement à propos dune personnalité à sa manière mythique elle aussi. Et toute cette richesse de talents, et sûrement aussi de réalisations, est enfouie et peut-être même enterrée par la barbarie, par linvasion spirituelle de Huns sur la terre russe, broyée par la presse dairain du " pouvoir soviétique " avec des millions de vies humaines.
Je ne sais ce qui subsiste de son héritage scientifique et littéraire, mais il y a un quart de siècle, lorsque nous vivions lun près de lautre, je sais quil avait dans ses tiroirs quelques articles tout prêts (sur les noms et les changements de noms, des cours de philosophie et de théologie, des travaux de mathématiques et dautres). Mais il ne sintéressait guère à leur publication. Personnellement, je pense que son livre La colonne et le fondement de la Vérité, qui lui a valu, à bon droit, la célébrité dans le monde des théologiens, est encore une uvre de jeunesse et nullement son dernier mot de tout ce quil a emporté dans sa tombe lointaine. Pourtant dans le monde de la création, rien ne se perd des valeurs spirituelles authentiques, et même pour ceux qui périssent ici sur la terre, " leurs uvres les accompagnent " et leur semence fructifiera en lautre monde.
Mais tout ce quon peut dire sur les dons scientifiques exceptionnels du père Paul et sur son originalité (il avait toujours son mot à dire, qui sonnait comme une révélation, quel que fût le sujet), est secondaire et nullement important au regard de lessentiel. Le centre spirituel de sa personnalité, le soleil qui illuminait tous ses dons, cétait son sacerdoce.
Vassili Rozanov, qui dès quil eut connu le père Paul sattacha à lui indéfectiblement comme à une source de vie (je sais que le père Paul conservait une volumineuse et substantielle correspondance avec Rozanov : ils se plongeaient ensemble dans les profondeurs mystiques de la question juive), mécrivit un jour à propos du père Paul une lettre géniale de force et dexpressivité (je ne sais pas si on la gardée à Moscou). Je me souviens dun seul mot de cette lettre : comme définition la plus essentielle du père Paul, Rozanov y disait : il est hiereus (en grec précisément, le prêtre). Et il en était bien ainsi. Le sacerdoce chez le père Paul, comme tout dans sa vie (excepté ce que lui fit la méchanceté satanique anti-chrétienne) était sa façon de se déterminer, qui extérieurement semblait contredire les circonstances dans lesquelles la vie lavait placé. La soutane, cette folie, personne naurait pu imaginer cela : ni son père, ingénieur, ni ses maîtres au gymnase et à luniversité. Elle ne découlait même pas ipso facto de son entrée à lAcadémie ecclésiastique, mais telle était sa voie intérieure, son élection, sa vocation.
En soi, elle était sans exemple dans lhistoire de lintelligentsia russe. Cette dernière connaît certes des cas isolés dordination après passage au catholicisme, dans laristocratie et chez les convertis mondains, mais dans le tissu grossier de lOrthodoxie des moujiks ! On peut dire que le père Paul a par son exemple ouvert cette voie aujourdhui et justement pour lintelligentsia russe à laquelle il appartenait bien sûr historiquement, même sil était complètement exempt des manies quil combattait de lintelligentsia.
En fait, par son ordination, il lui lançait un défi, nullement délibéré bien sûr. Et après le père Paul, dautres personnalités spirituelles et culturelles empruntèrent la même voie. Elles allaient avec lui et à sa suite consciemment, parfois inconsciemment. Jusqualors le sacerdoce en Russie était héréditaire, était lapanage du sang " lévite ", il allait de pair avec un certain profil psychologique, mais dans le père Paul, la culture et la spiritualité se sont rencontrées et en quelque sorte unies comme Athènes et Jérusalem, et cette union organique est en soi un fait dimportance pour lhistoire de lÉglise.
Que recherchait le père Paul dans le sacerdoce ? Pas lappel à être le pasteur et le maître que bien entendu il ne refusait pas mais surtout et avant tout se tenir devant lautel du Seigneur, dans la célébration de la Liturgie eucharistique. Au début, le père Paul voulait peut-être dans labstrait, ou nétait-ce quune idée être affecté dans une paroisse de campagne près de la Trinité-Saint-Serge, pour pouvoir combiner le sacerdoce avec lenseignement à lAcadémie ecclésiastique, où lui avait été confiée la chaire de philosophie spirituelle (la routine ici lemporta sur lessentiel, le père Paul fut écarté des chaires purement théologiques), mais ensuite il fut affecté à la petite église de la maison de la Croix-Rouge à Sergiev Possad, jusquen 1918 évidemment, où il fut privé de lieu de célébration fixe. Après cela, il a dû être privé tôt ou tard de la possibilité dexercer son sacerdoce. Pourtant la Moscou bolchevique se souvient de lui faisant des conférences en soutane et croix pectorale.
Je ne me souviens plus de lannée où il a été ordonné, cétait vers 1910 je crois. Peu avant, il sétait marié, chose inattendue pour ses proches. Sa voie ascétique lavait mené dans un premier temps vers le monachisme, puis lascèse monastique se mua en ascèse familiale. Il devint chef de famille, un père attentif et tendre pour ses enfants. La séparation davec eux et linquiétude sur leur sort a dû être une croix bien lourde dans son exil.
Dans son ordination, le père Paul avait franchi lobstacle quétait pour nous, en quelque sorte intellectuels revenus à lÉglise, lobstacle du césaro-papisme, de lÉglise dépendante de létat. Extraordinairement attaché à sa terre malgré (ou peut-être à cause de) sa demi-russité par le sang le père Paul était, ou plutôt voulait être, politiquement aussi, un conservateur, quoique cela salliât chez lui avec un sens apocalyptique et eschatologique de la vie " qui na pas ici-bas de cité permanente, mais qui recherche celle de lavenir " (Hé 13, 14). Alors que tout le pays était en plein délire révolutionnaire et que même les milieux ecclésiastiques secrétaient lun après lautre déphémères organisations ecclésiales politiques, le père Paul leur demeurait étranger, soit par indifférence aux institutions de la terre, soit parce que la voix de léternité sonnait plus fort que les appels du temps. Le mouvement " rénovateur " à lintérieur du clergé russe, qui se transforma plus tard en l" Église vivante " na jamais trouvé le moindre écho chez le père Paul, qui pourtant souffrait beaucoup de linertie de notre vie ecclésiale. Son christianisme nétait nullement " social " et pourtant des courants en ce sens bouillonnaient autour de lui. Mais ce nétait certainement pas par instinct de conservation : cette enveloppe extérieure sunissait à la flamme ardente dun esprit tout de feu et pourtant rayonnant dune paisible lumière. Cest pour cela que le bouleversement des relations entre lÉglise et létat survenu après la révolution ne lébranlait pas.
Il demeurait intérieurement libre par rapport à létat dont il navait jamais rien attendu, ni avant la révolution ni après, étranger quil était à toute servilité envers la hiérarchie, par le haut ou par le bas. On peut dire sans craindre le paradoxe, que le père Paul a traversé toute notre époque catastrophique comme sans la remarquer spirituellement, comme sans prêter attention à ses apparences révolutionnaires. Cette indifférence se marquait aussi dans la loyauté de sa " soumission à tout pouvoir ", même en ce quil frappait les prêtres. Mais il ne faudrait pas ignorer pour autant tout son amour de la liberté, capable dobéir autant que de ne pas se soumettre lorsque lessentiel était en jeu.
Devenu prêtre et assumant pleinement la responsabilité de toute la discipline canonique et hiérarchique, le père Paul demeurait libre, étranger à lobéissance aveugle à celle-ci par crainte et non par devoir de conscience, étranger à vouloir en reconnaître une infallibilitas. Il demeurait libre également dans sa théologie, toutefois organiquement imprégnée de son engagement ecclésial et nourrie de lautel. Il na pas vécu jusquà la persécution directe de la sophiologie, venue plus tard, mais il était naturellement prêt à laccepter avec toutes ses conséquences.
Lorsque commença la persécution des vénérateurs du nom Divin (les " onomatodoxes "), le père Paul offrit sa force théologique pour venir au secours de ce mouvement infirme théologiquement mais juste mystiquement. Et je pourrais confirmer son intrépidité spirituelle à laide de données biographiques. On pourrait employer à son propos lexpression allemande nur für schwindelfreie möglich et il est resté schwindelfrei également dans son sacerdoce. Et cela est typique de lui on pouvait le rencontrer aussi bien dans la cellule du starets Isidore, chez les pères du monastère Saint-Zossime (Zossimova Poustyne), chez lévêque Antoine, à la retraite au monastère du Don, que chez les écrivains et poètes qui formaient alors notre " Florence " moscovite, parfois même dans des maisons où on ne sattendait pas à le rencontrer, il était un hôte bienvenu et un interlocuteur nocturne. Profondément attaché à lÉglise et à la liturgie, il était absolument exempt de bigoterie et de " style curé ", il savait sintéresser à fond aux choses. Cest pourquoi il ne pouvait pas véritablement se trouver de place dans le milieu très particulier de lAcadémie.
Complètement éloigné du " modernisme " en théologie, qui nest que du rationalisme, il ne lui était pas étranger dans le sens le meilleur et le plus authentique, il reconnaissait que chaque époque de lhistoire a non seulement le droit dexister, mais aussi sa vie propre, ses exigences pour être reçue dune manière créatrice qui fait que sa fidélité à la tradition ne se transforme pas en un conservatisme de stagnation.
Lorsque les académies de théologie furent fermées par le gouvernement soviétique, le père Paul et moi discutâmes activement dun projet de créer une académie " religieuse et philosophique " avec un programme modifié et élargi, et nous cherchions les moyens matériels pour le mettre en uvre. Mais à sa façon, la vie se chargea cruellement de répondre à ces projets pour le père Paul, ce fut lemprisonnement et la mort en confesseur de la foi ; pour moi, ce fut lexil à vie. Tels furent les voies et les jugements de la Providence divine. Mais dans notre entreprise parisienne actuelle rebâtie sur les ruines de la vie russe, on espère voir, sinon totalement, du moins le faible reflet de nos projets moscovites, et dans ce quil est convenu dappeler la " théologie parisienne ", trouver des principes qui lapparentent aux inspirations du père Paul et de sa participation spirituelle à notre entreprise.
Mais on ne peut pleinement sépanouir et porter du fruit que dans sa terre natale et sous son soleil : arrachée au sol où elle est née, une plante de serre, même si elle pousse, est forcément chétive. Le père Paul avait, chevillé au cur, le sens de la patrie. Natif du Caucase, il avait trouvé sa terre promise à la Trinité Saint Serge, dont il aimait chaque recoin, chaque plante, lété et lhiver, le printemps et lautomne. Je ne peux traduire par des mots ce sentiment de la patrie, de la Russie, grande et puissante dans ses destinées, malgré tous ses péchés, toutes ses chutes, mais aussi dans les épreuves de nation élue, ce sentiment très vif chez le père Paul. Et bien sûr ce nétait pas le fait du hasard sil nest pas parti à létranger où il aurait pu faire une carrière scientifique brillante et conquérir une gloire universelle, qui pour lui semblait dailleurs ne pas exister. Bien sûr, il savait ce qui pouvait lattendre, il ne pouvait pas lignorer, car le destin de la patrie en parlait trop impitoyablement, du haut, en bas, de lassassinat bestial de la famille impériale jusquaux innombrables victimes de la violence du pouvoir. On peut dire que la vie lui a en quelque sorte laissé le choix entre les Solovki et Paris et il a choisi... sa patrie, même si cétait Solovki, il a voulu partager jusquau bout le sort de son peuple. Organiquement le père Paul ne pouvait pas, ne voulait pas devenir un émigré au sens dun arrachement volontaire ou involontaire à sa patrie ; lui-même et son destin, cest la gloire et la grandeur de la Russie en même temps que son très grand crime.
Un quart de siècle a passé depuis notre séparation à Moscou, au sortir de léglise après notre dernière concélébration. Et tout ce que je viens de dire nest que des impressions des deux premières décennies de ce siècle, dès longtemps révolues. Et pourtant je ne me sens pas rester dans lignorance à son propos, car les années vécues ensemble mont permis de garder gravée dans mon cur son image. Mais parler de lui sans le voir, sans ressentir sa présence, dépasse toutes les forces.
Pour parler dun génie qui est en fait un prodige de la nature, il faut être soi-même un génie ou au moins avoir la capacité de se limaginer, dentrer par force dans ses sentiments. Espérons quil se trouvera des gens pour rassembler les précieux fragments de souvenirs sur lui pendant ce quart de siècle, encore quils seront confrontés à la même difficulté insurmontable : luvre véritable du père Paul, ce nest pas ses livres, ni ses pensées et ses paroles, mais lui-même, et toute sa vie qui est passée sans retour de ce siècle au siècle à venir. Et seuls ceux qui croient et qui savent que la vie de la création se prolonge outre-tombe et que de là aussi on peut participer à la vie dici-bas, ceux-là ont lespérance chrétienne de le rencontrer dans la patrie éternelle, dans une Russie accessible par lesprit, dans le siècle à venir où rien des vraies valeurs ne se perd, mais tout croît et les uvres du juste laccompagnent...
Un souvenir, et avec lui la préfiguration des événements et des accomplissements à venir, ne me quittent pas. Cest le portrait de nous deux, peint par notre ami commun Nesterov (lui aussi a quitté cette vie cette année) un soir de mai l917, dans le jardin du père Paul. Pour lartiste, ce nétait pas seulement le portrait de deux amis par un troisième, mais une vision spirituelle de lépoque. Pour le peintre, les deux visages exprimaient la même compréhension, mais pour lun comme vision de lhorreur, pour lautre comme la paix, la joie des épreuves surmontées. Le peintre lui-même a eu des doutes : fallait-il représenter le premier personnage, et il a essayé de refaire le portrait en remplaçant lhorreur par lidylle et la tragédie par la placidité. Mais il na pas manqué de ressentir aussitôt toute la fausseté insupportable de cette substitution et il est revenu à sa première vision. Par contre, il a trouvé tout de suite le visage du père Paul, son évidence artistique et spirituelle quil navait nul besoin de modifier. Cétait la claire vision artistique de deux figures de lapocalypse russe, de lune et de lautre face de lexistence terrestre, la première dans la lutte et le désarroi (et dans mon cur cétait à propos du sort de mon ami), la deuxième dans laccomplissement victorieux que nous contemplons à présent... Il a trouvé son lieu de repos.
Telle est la foi chrétienne, telle est lespérance chrétienne.
Mais il me semble que le monde est vide sans lui pour ceux qui lont connu et aimé, que le monde est devenu triste et ennuyeux et quil appelle celui qui est parti.
" Voici quapparut à mes yeux dit le visionnaire de lApocalypse une foule immense, impossible à dénombrer... debout devant le trône et devant lAgneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main... Ce sont ceux qui sont venus de la grande épreuve... cest pourquoi ils sont devant le trône de Dieu, le servant nuit et jour dans son temple... et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux " (Ap 7, 9-17).
Et nous croyons quil est de leur nombre, le prêtre de Dieu, Paul, martyr et confesseur du Nom du Christ.
Mars-avril 1943.
Paul Florensky, La perspective inversée :
L'iconostase et autres écrits sur l'art,
trad. Françoise Lhst, Lausanne,
L'Âge d'Homme, 1992.
LAPPEL ET LA CERTITUDE :
EXPERIENCES MYSTIQUESpar le père Paul Florensky
25.XI.1923
XI. Lété 1899 fut un temps de bouleversements intérieurs particulièrement rapides, et cest pourquoi il mapparaît bien plus long et riche dévénements que les suivants. Assailli par une foule de vastes desseins dont chacun aurait fait la matière dun volumineux ouvrage, je maccrochais à la physique et autres sciences connexes. En même temps, je dévorais les ouvrages de littérature, de philosophie et dhistoire. Il est vrai que javais toujours lu énormément et que je saisissais aussitôt dans chaque livre ce dont javais besoin, de sorte quune relecture attentive ne mapportait que rarement un surcroît de substance. Mais cette lecture était dans lordre des choses, et cest pourquoi elle ne se remarquait pas, comme les autres livres par la suite sont passés inaperçus. Après mon enfance, je me souviens parfaitement de lété 1899 comme dun jalon essentiel et tout ce quil y a entre les deux bien que je me souvienne des détails na pas un poids substantiel mais relie, comme larche dun pont, les piliers de lédifice. De même pour les livres : la lecture était devenue rapide comme léclair et très émouvante.
Mon temps et mes forces étaient mobilisés à lextrême et de plus, mes professeurs au gymnase me demandaient encore de donner des leçons particulières gratuites, tâches dont je macquittais avec beaucoup de zèle. Ces occupations non seulement narrêtaient pas, mais ne pouvaient arrêter tout ce qui se produisait dans mon subconscient dont seul lécho assourdi me parvenait. Mais le calme, jen suis certain, ny régnait pas.
À la fin du printemps de cette année-là, peu avant de partir à la campagne, je me souviens dune nuit très dure pour moi. Encore aujourdhui, je la ressens très intensément, mais je ne trouve pas de mots pour dire de quoi il sagissait, parce que je nen ai pas conservé la moindre image, bien que lévénement mait bouleversé. Je me souviens très nettement de tout le décor extérieur : ma chambre dans une aile de notre maison, ses murs blancs et nus selon mon goût, sa hauteur de plafond, laile où se trouvait ma chambre avec ses grandes fenêtres donnant directement sur le long balcon. Je me rappelle des immenses armoires murales en frêne non teinté, renfermant mes livres, mes papiers et mes instruments personnels, et deux immenses tables en frêne qui occupaient presque toute cette grande pièce. Cest sur ces tables que je travaillais, que je faisais mes expériences, que je me construisais des appareils. À lune de ces tables était vissé un étau anglais avec une enclume, et un tiroir contenant des outils de tourneur et de menuisier. Le reste du mobilier consistait en un divan-lit en bois avec sa literie, une chaise et un encrier sur la table. Je ne pouvais tolérer quoi que ce soit dans ma chambre, surtout sur la table, même un livre.
Ainsi donc, je dormais dans cette pièce, portes et fenêtres grandes ouvertes. Si ma mémoire est bonne, le reste de la famille était déjà parti à la campagne. Je dormais profondément, dun sommeil semblable à un évanouissement, un sommeil sans rêves ou alors je les avais oubliés dès avant mon réveil. En revanche, je ressentais nettement une sensation ou plutôt une expérience mystique de ténèbres, de non-être, denfermement. Je me sentais au bagne, peut-être dans les mines ; je ne me voyais pas dans cet état, mais jen garde une séquelle décisive pour ma vie intérieure : je me sentais comme enfermé dans un puits de mine. Pour employer des termes que je navais encore jamais employés, je dirais que ce sentiment informe et inexprimable qui me frappa comme un coup était mystique, purement mystique. Je ressentais une terrible souffrance, oppressante, sans avoir aucune raison objective de me sentir perdu ou mourant. Cétait comme la sensation dêtre enterré vif, en ayant au-dessus de sa tête des kilomètres de terre noire impénétrable. La nuit la plus obscure semblerait plus lumineuse que ces ténèbres épaisses, oppressantes, ces ténèbres de lÉgypte, qui menveloppaient et mécrasaient. Javais la sensation que désormais personne ne pourrait maider, personne de ceux sur qui je mappuyais comme sur un fondement inébranlable et éternel ne viendrait à moi et ne connaîtrait mon sort. Je ressentais également la vanité de tous mes intérêts et occupations. Pas un doute sur la justesse ou non de la physique et tout le reste, même la nature. Non, cela était resté tout simplement de lautre côté de cet impénétrable, rien de cela nétait discutable, tout cela était vide de sens, cétaient des chiffons quon nallait ni vanter ni critiquer au stade de lagonie.
Avec une conviction si ferme quelle excluait le doute, je sentis limpuissance de tout ce qui mavait occupé jusque là, dans ce pays de ténèbres, nouveau pour moi, où jétais arrivé. Il avait ses exigences et ses souffrances. Il devait avoir aussi ses ressources et ses joies. Mon instinct les cherchait, mais ne les trouvait pas ; je me jetais sur les issues, mais je me heurtais aux murs et me perdais dans les souterrains et les longs couloirs. Je sentais le désespoir absolu menvahir, je me sentais prisonnier à jamais, coupé à jamais du monde visible.
Dans cet instant, un rayon ténu, qui était peut-être une lumière invisible ou un son inaudible, apporta un nom, celui de DIEU. Ce nétait encore ni une illumination ni une renaissance, mais seulement la nouvelle dune lumière possible. Une nouvelle porteuse despoir et avec elle la conscience tumultueuse et soudaine que cétait ou la mort, ou le salut par ce nom et par aucun autre. Je ne savais ni comment le salut pouvait être donné, ni pourquoi. Je ne comprenais pas où jétais tombé et pourquoi tout ce qui est terrestre était inerte. Mais je me trouvais confronté à un fait nouveau, aussi incompréhensible quindiscutable : lexistence dune région des ténèbres et de la mort, et le salut en elle.
Ceci se manifesta aussi brusquement quapparaît dans les montagnes un précipice redoutable dans le trou dune mer de brouillard. Ce fut pour moi une révélation, une découverte, un choc, un coup dont la soudaineté me tira du sommeil. Comme réveillé par une force extérieure, et sans savoir moi-même pourquoi, mais faisant le bilan de tout ce que javais vécu, je mécriai très fort dans ma chambre : " Non ! On ne peut pas vivre sans Dieu ! "
24.XI.1923
Et layant dit, je fus tout étonné, et du son de ma voix qui sétait arraché involontairement, et du contenu même des mots. Ce que javais vécu en rêve était fort, mais trop en profondeur, au sens précis de ce mot, pour sexprimer dans une formule. Quand cette dernière sétait dite, un sentiment dinattendu était apparu, même si je reconnaissais que cette formule exprimait du vécu. [ ]
Cest ainsi que sest exprimé, avec une forte intensité, le mot que jai rapporte plus haut sur la vie sans Dieu. Mais il arrivait que ce mot non arbitraire me semble déjà comme donné de lextérieur, comme la perception de quelque chose qui sétait manifesté dans le monde extérieur et qui en même temps existait dans le monde intérieur. Était-ce une hallucination, si on adopte une approche " scientifique " (comme on dit) du mécanisme psychologique de ces perceptions ? Je ne le pense pas. Mon psychisme a toujours été robuste et malgré ce qui remontait des profondeurs de lêtre, je ne perdais jamais cette maîtrise de moi coutumière ancrée en moi depuis lenfance ; si ému, si choqué que je fusse, je nomettais jamais danalyser ce qui se produisait. Et dans les cas énoncés ici, bien quintimement persuadé quils provenaient réellement de lau-delà, je noubliais pas pour autant le milieu extérieur dans lequel sincarnait ce qui est de lau-delà.
Ainsi donc, ce nétaient pas des hallucinations, mais pas non plus des illusions, au sens dune explication erronée des perceptions et la substitution dun sens faux à leur sens véritable, sur le même plan, auquel ils fournissent un prétexte, mais dont ils ne peuvent être reconnus comme un fondement suffisant. Ce dont je parle doit être plutôt défini comme la coexistence de deux sens différents, appartenait à des sens différents de la réalité, perçus de la même manière, simultanément, et avec un coefficient de valeur inégal. Quand cest le sens inférieur qui prédomine dans la réalité de cette interpénétration des sens, nous considérons cette perception comme un symbole teinté de subjectivité. Mais linverse peut arriver, bien que plus rarement : le sens le plus précieux de la perception se ressent aussi comme plus réel : cest un symbole objectif, une vision.
26.XII.1923
Voici lun des cas que jai spécialement gardés en mémoire, peut-être parce quil était au centre du courant principal de ma pensée. Il a trait au même été, et se produisit peu de temps (deux ou trois semaines peut-être) après ce que jai décrit plus haut. Il mapparaît maintenant plus nettement quà la maison, il ny avait personne sauf moi et mon père. Je dormais dans ma chambre. Comme il faisait fort chaud, les portes donnant sur le balcon étaient ouvertes. Je ne me rappelle pas davoir rêvé, et il me sembla alors que javais basculé dans un sommeil très profond.
Or je fus soudain réveillé par une sorte dimpulsion intérieure. Ce nétait ni une image, ni une pensée. La comparaison la plus adéquate serait peut-être celle dun choc électrique, mais avec cette différence notable quun choc électrique se ressent dans le corps, et que celui-ci navait rien à voir avec le corps. Cette impulsion navait touché ni des états corporels, ni des états dâme conscientisés, et pourtant elle était contraignante, autoritaire et brusque, une sorte délectricité spirituelle. Cétait une sensation comme une volonté surpuissante me dépassant immensément et dune autorité immensément plus grande que la mienne, qui agissait pour moi avant que jaie eu le temps non seulement daccomplir ses exigences, mais de réaliser, de sentir et de me soumettre à ce quelle exigeait de moi ; cest probablement ce que ressent le petit enfant langé par des mains expertes : ce nest quà la fin quil réalise quil est temps pour lui de se mettre à pleurer. Et mon autonomie sest déterminée en fonction de ce qui arrivait, mais seulement à rebours.
Cette impulsion spirituelle méveilla instantanément et entièrement, du même genre de réveil que lorsquon tombe dun toit. De la même façon, elle me projeta hors de mon lit jusque dans la cour et je me souviens que la pression sur ma volonté était si forte et si impérieuse que je neus pas le temps de faire le tour du balcon jusquà lune des sorties, mais que je sautai droit devant moi par-dessus la barrière. Il serait faux de dire que jen fus effrayé : je nen eus pas le temps. Et je réalisai seulement quand tout fut fini quil fallait seffrayer de la présence mystérieuse et puissante de la volonté que je ne connaissais pas et qui, de toute évidence, faisait fi des conditions de civilité dans lesquelles nous avions été élevés. Elle était comme un feu menaçant, dévorant tout, qui ne sexcuse pas et ne rend aucun compte sur ses actions, mais dans la profondeur même de la conscience, il était clair que cela devait se passer ainsi et que cette nécessité était plus sage et bienfaisante que les prudentes approches humaines.
Je me tenais dans la cour inondée de lumière lunaire. Au-dessus des énormes acacias, tout droit au zénith, le disque argenté de la lune était tout petit et terriblement net. On aurait cru quil allait nous tomber sur la tête et on voulait sen abriter, mais une force puissante nous maintenait sur place. Je trouvais effrayant de rester dans les torrents de lumière lunaire argentée, mais je nosais pas rentrer dans la chambre. Peu à peu je revins à moi.
Et cest alors que se produisit ce pour quoi javais été appelé au-dehors. Dans lair retentit une voix forte et extrêmement distincte qui mappela deux fois : " Paul, Paul ! " puis plus rien. Ce nétait ni un reproche, ni une requête, ni de la colère, ni même de la tendresse : cétait un appel, en majeur, sans aucune nuance indirecte. Cet appel exprimait directement et précisément ce quil voulait exprimer : un appel et rien dautre. Je me rappelle très bien son timbre, ni masculin ni féminin, élastique, sonore et très pur, sans aucune gutturalité, sans aucun autre désir que lordre fondamental, objectivement prononcé, qui se transmettait par lui, puissamment et sans passion. Cest ainsi que les messagers proclament les messages qui leur sont confiés et auxquels ils noseraient ni ne voudraient rien ajouter, pas même la moindre nuance hors de lidée fondamentale. Tout cet appel était droit et direct comme dans lÉvangile : " Que votre oui soit oui, que votre non soit non " (Mt 5,37). Il déchira ma conscience qui connaissait la simplicité et la fantomaticité subjectives du rationnel, et lobjectivité de lirrationnel diffus, infiniment complexe, énigmatique dans son indéfinitude. Entre lun et lautre et les déchirant, se plaçait quelque chose de tout neuf, simple et entièrement clair, pourtant puissamment réel et indestructible, comme un roc. Je me heurtai à ce roc et pris conscience de lontologicité du monde spirituel. Pour autant que je puisse comprendre, cest alors que se manifesta un dégoût informulé, mais très net, pour le subjectivisme protestant et en général celui de lintelligentsia.
26.XII.1923
Jignorais, jignore toujours à qui appartenait cette voix, mais je ne doutais pas quelle venait du monde dEn haut. À y réfléchir, par son caractère, elle semble celle dun messager céleste, et pas dun homme, fût-il un saint. Ceci étant, à larrière-plan de la pensée, je continue de me poser la question (pourtant accessoire) du matériau physique de cette voix. Cela ne veut pas dire que je nie lexistence dinjonctions venues du ciel et de voix privées de bases physiques. Mais dans ce cas, jincline à penser quelle avait une base physique, à savoir une voix venant de la cour voisine, de derrière chez nous, au-delà du haut mur de briques, et jadmets encore que cette voix cria mon nom, même sans me désigner. Pourquoi lui fallait-il crier ainsi dans la nuit, je ne le comprends pas, et dailleurs, au regard des conditions extérieures, tout ce qui mest arrivé se révèle incompréhensible.
Cependant mon sentiment immédiat à ce moment, tout comme plus tard la conscience de ce qui était arrivé, partait du contraire : la réalité première et indubitable dans ce cas, cétait la réalité spirituelle de la voix dEn haut qui avait dirigé les circonstances extérieures pour percer lécorce de ma conscience de la manière la plus accessible pour moi. Et si en fait quelquun, pour quelque raison, avait appelé mon nom dans la cour voisine, alors lui-même, sans savoir ce quil servait, y avait été appelé par la même force qui mavait réveillé. Je ne sais pas qui au juste elle voulait appeler et pourquoi, mais en fait, elle avait prêté sa gorge et sa bouche à une autre voix qui mappelait. Mon ouïe était probablement trop grossière pour entendre immédiatement, sans ce porte-voix, une voix angélique, tandis quavec laide de cet intermédiaire physique, ce nest pas elle que jentendais, mais en elle son moteur spirituel, la voix dEn haut : cest pourquoi son timbre et son expression se spiritualisèrent, cessant dappartenir au domaine de la terre.
1.I.1924
I. Les appels décrits plus hauts et dautres semblables (de même quen général ma perception dun autre monde), je les acceptais de bon cur, et en toute confiance. Le scepticisme, le dédoublement de la perception, lexpérience vacillante de lêtre nont jamais été mon fait. De plus, ils mémouvaient et creusaient profondément certaines couches intérieures. On peut dire que ce genre dexpérience saffirmait dans ma conscience comme un point dappui solide, qui ne se heurtait à rien. Mais... cet autre monde, que je connaissais, quoique sur un autre plan, je ne lavais jamais rejeté, et il avait toujours été vif, bien plus important que la simple pensée de lautre monde : je ressentais immédiatement sa réalité. Lautre monde, je le sentais au plus profond de moi-même, était toujours en contact avec moi comme une réalité indubitable. Cette sensation ne concernait pas seulement les profondeurs de la nature et de toute sa vie, mais également la forme spirituelle des plantes, des rochers et des animaux, et aussi des âmes humaines, tout spécialement des âmes saintes, En particulier, je ressentais vivement et constamment la présence de feu tante Julia, sa subtile proximité, bien plus ancrée que de son vivant. Si quelquun mavait dit alors, avec Bergson, que tout lêtre passe à travers nous et que, pour cette raison, il nous est donné dans des profondeurs qui, toutefois, naffleurent pas jusquà la conscience, et sil avait su alors affirmer cela non pas comme une théorie scientifique mais comme son sentiment personnel, jy souscris avec empressement, car cest précisément ce que je ressentais depuis mon enfance.
Paul Florensky, Souvenirs dune enfance au Caucase,
trad. Françoise Lhoest, LÂge dhomme, 2007.
par le père Paul Florensky
Chapitre 10 La liberté spirituelle
Qui doit montrer au lecteur la liberté spirituelle du bienheureux starets Isidore et qui raconte également comment il " mangeait gras ".
La profonde humilité dabba Isidore nexcluait pas sa parfaite indifférence au " quen-dira-t-on ". Tout comme la pleine liberté spirituelle nexcluait pas lexploit ascétique. En vérité batiouchka en était bien conscient : " Le Fils de lHomme est le maître du sabbat " (Mt 12,8) et : " Le sabbat est pour lhomme et non pas lhomme pour le sabbat " (Mc 2,27). Il nétait pas sous la loi, il était libre. Il vivait selon la règle mais, dans chaque circonstance de sa vie, il savait ce quest lesprit de la règle et ce quest la lettre. Et sil le fallait, il enfreignait librement et dautorité la lettre pour sauvegarder lesprit. Voilà pourquoi certains disaient de lui : " Je nai rien vu de particulier dans sa vie... Sa règle de vie nétait pas particulièrement sévère, il faisait usage de tout. Il fréquentait les bains, mais discrètement. Le sauna ne le gênait pas et il nétait pas gêné de le fréquenter. Et il buvait du vin. "
Mais parfois il enfreignait délibérément la règle. Ainsi, un jour, le starets Abraham vint dans une maison visiter une famille. Or cétait jour maigre. On demande au starets :
Naimerais-tu pas des ufs sur le plat ?
Non, jai peur, dit le père Abraham, qui refuse.
Et nous, il nous est arrivé den donner au père Isidore.
Pour ne pas chagriner ses hôtes, le père Isidore avait mangé gras un jour maigre.
Bien des fois le starets répéta :
Mieux vaut ne pas respecter le jeûne que doffenser quelquun par un refus.
Une autre fois, les deux startsi étaient ensemble dans la même maison. Et de nouveau un jour de jeûne. On propose du beurre au starets. Le père Isidore en met sur sa tartine et le mange ; lautre starets ne prend pas ce quon lui offre.
-Tu ne manges pas ? demande le père Isidore.
Cest vendredi.
Je tordonne de manger.
Mais je ne suis pas ton fils spirituel, objecte le starets Abraham.
Une année, le premier dimanche du Grand Carême, le starets en personne dit à lévêque :
Batiouchka, accordez-moi labsolution, jai mangé gras la première semaine du Grand Carême.
Comment cela ? senquit lévêque.
Il restait un peu de lait, cétait dommage de le jeter, alors je lai bu.
Cest ainsi que le père Isidore mangea gras à deux reprises la première semaine du Grand Carême : cela se passa quelques années avant sa mort, alors quil était déjà très âgé. Mais qui sait comment comprendre cela ?
Peut-être sentraînait-il à la dernière humilité ou, ce qui est possible, enseignait-il lhumilité à son interlocuteur ?
Le vin non plus, le père Isidore ne le refusait pas. Il disait :
Cest bien pire doffenser quelquun en refusant.
À table, quand on en offrait, il en buvait un petit verre ; parfois encore un demi-verre. Dans sa vieillesse, il en buvait trois, mais pour rien au monde il nen aurait bu plus [Le typicon autorise un moine à boire trois petits verres de vin les jours de fête].
Quant à la règle ordinaire, il ne sy tenait apparemment pas non plus.
Lévêque lui demandait parfois :
Quelle règle observez-vous, batiouchka ?
Je nen ai pas du tout, répondait le starets.
Comment cela ? Mais vous avez servi avec des grands spécialistes de la règle ?
Cest bien cela, je nen ai pas. Quand jai demandé au starets de lAthos (le père Isidore vécut un temps à lAthos) quelle est la règle, il ma répondu :
Quelle règle ? Je nen ai pas. La règle, la voilà : répète constamment " Seigneur, aie pitié ". Une grande prière, tu loublieras, mais celle-ci, elle na que trois mots : tu ne loublieras pas.
Cest une règle, tellement simple, terminait dans un sourire le père Isidore, et dire que je ne suis même pas capable de lobserver.
Au reste, il faut comprendre le sens de ces paroles. Le père Isidore ne rejetait pas du tout la règle et lui-même récitait non seulement " Seigneur, aie pitié ", mais beaucoup dautres prières. Mais par sa réponse, il manifestait tout de suite sa grande humilité et sa grande liberté desprit : cest cela quil enseignait aux autres.
Parfois il quittait le skite sans rien demander à personne. Un des startsi racontait :
" Il y avait chez nous un reclus, le père Alexandre. Le père Isidore était proche du père Alexandre : ils se confessaient mutuellement. Le père Isidore ne dramatisait pas les péchés. Parfois on le rencontrait hors du skite, et on lui demandait :
Batiouchka, vous avez demandé la permission ?
Tais-toi ! disait-il.
Nous demandâmes la permission daller voir lévêque E., et lhigoumène refusa en disant
Il va rire de vous, je vais lui dire.
Et après cela, le père Isidore dit :
Cest que lhigoumène, il a sa politique. Et il continua daller chez lévêque. "
À quel point il était libre desprit, tu peux le découvrir, lecteur, rien quà ceci : pendant la confession, parfois revêtu de lépitrachilion et dun seul surmanche, batiouchka sen allait surveiller le samovar et il laissait le pénitent lire tout seul les péchés selon la liste collée sur un carton.
Planant au-dessus du monde, batiouchka pouvait y entrer impunément. Il ne méprisait pas le monde, ne le rejetait pas et nen avait pas peur : simplement, il portait toujours en lui une force qui lui donnait la capacité de vaincre davance le monde et de le faire pénétrer, purifié, dans sa conscience. La séduction du monde nétait pas séductrice pour lui, et la tentation du monde ne tentait pas son cur pur.
Un jour, raconte le père Éphrem dont nous avons déjà parlé, il rentre dans sa cellule et voit sur sa table un roman de Paul de Kock. Le père Éphrem devine quun des moines, pour lui faire une farce, lui a mis ce livre sur sa table. Mais à ce moment arrive le père Isidore et il se révèle, pour le plus grand étonnement du père Éphrem, que le père Isidore a mis lui-même le livre là où il est.
Mais vous savez quel genre de livre cest ? Où lavez-vous pris ? demande, tout ahuri, le maître de la cellule au starets. Le père Isidore explique alors que le livre lui a été apporté, sans doute pour faire une farce, par lun des moines.
Toi, tu es savant, voilà pour toi ! dit batiouchka au père Éphrem.
Mais cest un livre indécent !
Ça ne fait rien, lis toujours. Ce qui est mauvais, rejette-le, ce qui est bon, grave-le dans ton cur, lui répond le starets.
Voilà comme le père Isidore était libre desprit. Il faisait tout facilement, sans tension, comme en jouant. Et dans chaque mouvement spontané de son âme, on sentait la puissance, plus grande que les rudes efforts et lapplication des autres hommes.
Et cela, en présence de tous. Mais son attitude en la seule présence de Dieu, qui la connaît, qui dautre que son Interlocuteur peut la connaître.
La Prière des cinq Plaies du Seigneur
Le plus instructif car il apprendra au lecteur la bienfaisante " Prière de Jésus "du starets Isidore qui doit apporter la consolation spirituelle à ceux qui la réciteront attentivement.
À tous ses visiteurs, batiouchka enseignait la " Prière de Jésus ", composée par lui ou qui, peut-être, lui avait été révélée dEn haut. Et batiouchka lui-même la pratiquait assidûment. Cette prière (que le lecteur curieux lira plus loin), le starets y attachait beaucoup dimportance pour lutter contre les pensées et la considérait comme emplie de la force de la grâce. Daprès certains indices, on devine quil lavait connue dans une vision, mais sur lorigine de la prière, il ne sétendait pas, même sil insistait beaucoup pour quon la pratique.
Elle apaise lâme, réduit lirritation, la méchanceté et la colère, elle chasse les pensées lascives et les rêves de passions. Ce sont là les cas où cette " Prière des Cinq plaies du Sauveur et du glaive dans lâme de Sa Très Pure Mère "est dun grand secours. Cest ce que disait le starets et, à lappui de ses dires, il indiquait quun jour cette prière avait fait lâcher prise aux démons qui assaillaient une femme.
Le starets récitait cette prière tourné vers les icônes. Il en prononçait la première partie très lentement, dans une sorte dattente, et en regardant la Croix. Il en prononçait la seconde partie le regard tourné vers licône de la Très Pure Vierge. Cette partie-là, il la prononçait très rapidement, avec vivacité et une joyeuse espérance. Et une fois quil avait dit cette petite prière, le starets se transfigurait intérieurement. Comme si une lumière rayonnait de ses yeux, et lui-même était tout illuminé de cette joie du festin quon ne peut connaître que par le Cantique des Cantiques, et encore par le Festin de lAgneau dans lApocalypse de saint Jean le Théologien. Laction bienfaisante de cette prière se voyait en premier lieu par son action sur le starets lui-même.
Il le savait, et cest pourquoi il demandait si souvent aux autres de se soigner par cette médication.
" Signe-toi en te concentrant, ainsi, et la tentation passera, "disait-il à son visiteur quand celui-ci se plaignait dêtre tenté, affligé ou attristé, et le starets faisait le signe de la croix en récitant la " Prière de Jésus ". " Si tu as des tentations, dis ceci (suivait la prière), tourne-toi vers la Mère de Dieu. Elle-même, la Très Pure, aime la pureté, et elle te viendra en aide. "
Cest avec ces paroles et dautres que le starets convainquait de pratiquer la " Prière des cinq Plaies de notre Seigneur Jésus Christ et du glaive dans le cur de sa Très Pure Mère, la Vierge Marie ". Mais du vivant du starets, cette prière fut mal reçue, tant des moines du skite que des laïcs. Chose étonnante, presque personne ne la retenait, bien quelle ne soit ni difficile ni longue... Certains considéraient même comme incongru que le starets enseigne à tout le monde, même aux gens instruits, une prière " bonne pour le simple peuple ", et pas même tirée dun livre.
" Cette prière, il la composée lui-même, racontait un des frères. Sil vient chez N., je métonne quil ait tant daudace. Chaque fois quil est en visite avec moi, il essaie dimposer sa prière et ses petits cahiers (cest-à-dire les feuillets dont on a parlé). "
Cétait ainsi du temps du starets porteur de Dieu. Mais dès quil eut quitté ce monde, beaucoup de gens saperçurent soudain quils ne connaissaient pas la " Prière des cinq Plaies " ; ils la recopièrent pour la prier et dautres lapprirent par cur. Et nombreux sont ceux qui témoignent de la grande force bienfaisante de la prière du starets Isidore, en particulier contre les mauvaises pensées et les mauvais rêves. " La Prière des cinq Plaies du Sauveur est si puissante dit de son expérience propre lun des frères du skite elle est si forte que les démons ne peuvent la contrer. "
Voilà donc pour toi, mon pieux lecteur, ce dernier don terrestre de notre père le starets Isidore. Récite-la pour la santé de lâme et du corps, et apprends-la à tes proches en mémoire du starets, et que par les prières du starets, le Seigneur te fasse miséricorde.
Prière des cinq Plaies du Sauveur que le starets enseignait à ses enfants spirituels
Où as-tu mal ?
Posant la main sur le front, dis :
Seigneur, qui fus couronné de la couronne dépines sur la tête, couronne qui pénétra dans ta chair et fit jaillir ton sang, à cause de mes péchés ;
Posant ensuite la main sur le pied droit, dis :
Jésus, qui eus le pied droit transpercé par le clou de fer, à cause de mes péchés ;
Posant la main sur le pied gauche, dis :
Christ, qui eus aussi le pied gauche transpercé par le clou de fer, à cause de mes péchés ;
Posant la main sur lépaule droite, dis :
Fils, qui eus la main droite transpercée par le clou de fer, à cause de mes péchés ;
Posant la main sur lépaule gauche, dis :
Fils de Dieu, qui eus aussi la main gauche transpercée à cause de mes péchés, et le côté percé par la lance, le côté doù jaillirent le sang et leau pour la rédemption et le salut de nos âmes ;
Par les prières de la Mère de Dieu, éclaire-moi.
Tourné ensuite vers licône de la Mère de Dieu, dis :
Toi-même, un glaive te transperça 1e cur, afin que dans bien des curs, dans toute lhumanité souvre la source des larmes de repentir et de reconnaissance.
Paul Florensky, Le Sel de la terre,
trad. Françoise Lhoest, LÂge dhomme, 2002.
DU PÈRE ALEXIS METCHEV
par le père Paul Florensky
Le père Alexis Metchev (1860-1922) était, au début du XXe siècle, un spirituel discrètement célèbre en Russie. Prêtre marié, il était responsable dune petite paroisse à Moscou. Il réunissait autour de lui une communauté spirituelle, qui servit dexemple de témoignage chrétien dans les premières années de la tourmente révolutionnaire et de la persécution communiste en Russie. Parmi ceux qui ont bénéficié des conseils du père Alexis figuraient le philosophe chrétien Nicolas Berdiaev, qui a renouvelé ses liens avec lÉglise orthodoxe grâce au père Alexis. LÉglise orthodoxe russe a canonisé le père Alexis en lan 2000 un des rares saints de lépoque communiste qui ne fut pas martyr. Le fils de saint Alexis, Serge, fut lui aussi prêtre et périt en 1941 dans les camps de concentration.
Après la mort du père Alexis, on trouva à son chevet une oraison funèbre quil aurait rédigée lui-même. Fait déjà étonnant, mais plus étonnant encore est que cette oraison se présente comme une louange sereine et détachée du " père A. " - cest-à-dire de lui-même. Loraison contient aussi une belle méditation sur lamour dans la vie du chrétien. Certains pensent quune autre personne aurait écrit cette oraison, dautres sont perplexes voire même choqués de constater quun spirituel sest permis de se louer lui-même. Manifestation dorgueil caché ? Face à cette énigme, le père Paul Florensky a rédigé une méditation profonde sur le sens de la mort, celle du père Alexis en particulier, sur " deux mystères ", " celui de la vie spirituelle et de la fin spirituelle " : " Or, comme toujours, quand il sagit de mystères, ils sont ouverts autant que fermés ; inaccessibles aux uns, ils le sont de manière à éviter le regard de ceux qui ne comprendraient de toute façon pas le révélé. "
Les extraits des réflexions du père Paul Florensky que nous présentons ici traitent du sens spirituel de loraison funèbre du père Alexis et de lexpression " voir la mort ".
IV
Loraison du père Alexis frappe par son objectivité, dans le ton comme dans les détails. Lauteur y parle non de lui-même, mais de sa personne, vue de lextérieur. Il nest certes pas rare que des auteurs écrivent deux-mêmes à la troisième personne, mais que cette personne soit la troisième ou la trois centième, elle nen reste pas moins un " Moi " maquillé ; entre celui-ci et lauteur, les innombrables nerfs et vaisseaux des passions restent tendus et fort vivaces. Qui ne se croit capable de penser à soi-même, de parler de soi-même objectivement, sans se douter que cette image prétendument objective sert de paravent au soi le plus subjectif ? Le plus difficile du monde, cest de penser à soi et de parler de soi avec objectivité ; cela est plus difficile que de mourir, parce que pour atteindre lobjectivité il faut dabord mourir, et ne parler quensuite.
Si le père Alexis avait usé des accents de la pénitence, sil sétait lamenté sur tous les péchés du défunt, dûment catalogués, sil avait fait preuve dhumilité, acceptant davance tous les reproches, en ne trouvant chez lui-même ni foi ni espérance ni charité, si son homélie avait exhorté les assistants à fouler aux pieds cette dépouille indigne, alors daucuns y auraient vu une objectivité authentique et ils auraient hautement apprécié ces paroles en encensant lhumble prêtre et en le couvrant de louanges. En fait, ils nauraient manifesté par une telle attitude que leur propre subjectivité : nayant pas les moyens de vanter leurs mérites avec quelque vraisemblance, la plupart des gens se hâtent de sabaisser outre mesure, mais en exigeant que tout un chacun en fasse autant, avec le secret espoir quune fois que le noircissement aura été universel et que plusieurs seront demeurés notoirement blancs, il resterait aux gris et aux noirâtres léventuelle consolation de se déclarer, par allusion, des blancs noircis selon la mode spirituelle.
Des saints ont eu une conscience particulièrement aiguë du mal et du péché répandus dans le monde. Au for interne, ils ne se séparaient pas de cette infirmité. Avec une peine profonde, ils portaient en eux un sentiment de responsabilité pour létat de péché général, quils faisaient leur, car ils y étaient contraints par lorganisation particulière de leur esprit. Mais des gens qui nétaient pas saints se sont dits que même les larmes versées par Marie lÉgyptienne dans sa pénitence pouvaient être arrangées en une mode spirituelle et propre à flatter leur vanité : si moi-même et Marie lÉgyptienne, nous battons notre coulpe pour tant de péchés, alors vous autres, qui mentourez, ne me jugez pas trop mal, je ne vaux peut-être pas moins que Marie lÉgyptienne. Les saints se sont accusés de tous les péchés, tel est le terme premier du syllogisme. On y ajoute le second : moi aussi, je maccuse tous les péchés ; le second étant aussi faux que le premier, car les saints sen repentaient sincèrement, tandis que moi, jai de moi-même une opinion toute différente de celle que jexprime. Enfin, ces deux termes mensongers dun syllogisme fallacieux conduisent à la conclusion désirée : par conséquent, moi aussi... Dailleurs, cette conclusion nest pas formulée, on laisse le soin dy aboutir à celui qui ne voudrait pas être taxé dorgueil. Au repentir le plus sincère de ceux qui ne sont pas des spirituels se mêle le poison qui consiste à se féliciter de son repentir.
Or, il faut effectivement mourir et trancher tous les fils qui vous rattachent avec satisfaction au moi pour avoir la vertu de jeter sur sa personne un regard détaché et en parler vraiment comme de " lui ". La plus haute mesure de cette faculté se manifeste quand on la loue véridiquement et apprécie justement tout le bien, sans vanité ni passion. Celui qui nest pas mort ne sélèvera jamais à cette hauteur.
V
Lobjectivité qui a permis au père Alexis de parler de lui-même avec ce détachement complet nous conduit nécessairement à penser que lauteur avait déjà atteint lautre bord. Nous ne savons pas comment cela est possible, mais nous pouvons affirmer quil en est parfois ainsi. Quand on dit dun spirituel quil est mort au monde, on lentend habituellement dune manière imprécise. Cest une façon vague et approximative pour exprimer quun tel homme nétait guère attaché aux vanités de lexistence. Lon tend généralement à interpréter de telles expressions dans le sens de tout effort moral appliqué à soi-même pour maîtriser quelque passion, sans comprendre que les passions sourdent du cur profond de laséité et que leur absence apparente ne signifie pas encore quelles aient été déracinées.
Tant que la racine, le moi peccamineux, vit encore, et toutes les pousses des passions peuvent toujours monter du fond du subconscient ; il ny a pas de passion contre laquelle pourrait se croire garanti celui qui naurait pas éteint en lui-même cette ardeur mauvaise de laséité, quand bien même il nen sentirait pas le moindre indice au moment donné. Mourir au monde, cela veut dire supprimer radicalement le tourbillon intérieur dont le branle fait que nous rapportons à nous-mêmes tous les phénomènes du monde, que nous les apprécions à partir de ce centre de perspective, et non pas objectivement, cest-à-dire par rapport au vrai centre de lêtre, et que nous ne les voyons pas en Dieu. Dans notre perception, nous gauchissons toujours lordre de la création et nous forçons lêtre, en faisant de nous-mêmes le foyer artificiel de lunivers, sans considérer la relation véritable de tous les phénomènes au centre. Bien plus : même ce fondement absolu du monde, nous lappuyons sur nous-mêmes, comme un satellite et une circonstance ancillaire de notre moi. Que lon appelle cette façon dagir en termes décole " unité synthétique de laperception transcendantale ", ou en langage clair : infirmité radicale et pécheresse de notre être, on ne change rien à laffaire.
Pour quil nen soit pas ainsi, il faut voir Dieu : alors seulement lon est à même dapercevoir en lui tout lêtre, y compris soi-même; alors seulement notre contemplation du monde peut être objective. Toutefois, " nul ne peut voir Dieu et ne pas mourir ". Pour le voir, il est indispensable de sarracher à son aséité ; car, avant que de le faire, nous ne verrons que des images tordues, relatives à cette aséité. Par conséquent, en Dieu même, nous ne saurons pas voir Dieu, nous ne verrons que les différentes idoles de nos passions. Voir Dieu, cest transporter son moi hors du vieil Adam, hors de lorganisme de son aséité, dans la vérité absolue. Néanmoins, il ne sagit pas dentendre un tel transfert dune manière abstraite, avec une sécurité confortable. I1 ne sagit nullement dune intuition intellectuelle ni dautres actes mentaux et états psychologiques, qui nengagent à rien et qui ne demandent aucun sacrifice. Il sagit non pas de sacrifier une petite partie de soi-même, mais de se sacrifier entièrement ; et cela, dans les racines les plus intimes de soi il faut faire le sacrifice sanglant de son aséité.
Il nest certes pas difficile de parler et décrire de ce sacrifice, pas plus quil ne lest pas de parler et décrire de la mort dautrui. En fait, dans la réalité existentielle, il sagit dune mort, et non pas dune mort superficielle et physiologique, souvent peu consciente ; il sagit dune perte de toute laséité et entièrement consciente ; laséité doit être anéantie dans ses fondements mêmes. Celle-ci sy oppose de toute sa force, car elle est saisie dune horreur et dune angoisse beaucoup plus épouvantables que celles que nous appelons mortelles. Il arrive quun homme mette fin à ses jours par effet de lhorreur quil éprouve devant la honte à laquelle il va sexposer ou de léchec quil a subi dans telle de ses passions et, quà raisonner abstraitement, il napprouve pas. Cela veut dire que lesprit de conservation de laséité est si fort quil surmonte même la terreur paralysante de linstinct vital. Il en est ainsi quand laséité est affectée superficiellement dans lune de ses manifestations.
Que devrons-nous penser de sa résistance quand il sagit non plus dune de ses manifestations, mais delle-même dans son être central ? Certes, pour elle, cette lutte est beaucoup plus acharnée que celle pour la vie seulement physique ; et la victoire sur elle est une mort plus profonde que seulement la physique. Lorsque lapôtre Paul nous dit quil est mort au monde, ce nest pas rien quune métaphore au sens dune atténuation inévitable de ses paroles ; cest le contraire dune hyperbole. Car il convient daugmenter indiciblement 1énergie de ses paroles. Il faudrait crier celles-ci et non pas les dire, pour quelles touchassent suffisamment notre conscience.
Mourir au monde est un grand mystère, que nous autres, qui ne sommes pas morts, ne saurions comprendre, mais nous devons assurément nous rappeler quil existe. Il est possible de demeurer parmi les hommes et daccomplir avec eux les uvres de la vie tout en étant mort au monde ; diriger lactivité de son corps tout en se trouvant en dehors de celui-ci et dans le monde supérieur. Jean Climaque, labbé Barsanuphe et dautres ont témoigné quil y a des hommes qui sont morts et déjà ressuscités avant la résurrection générale. Ce sont ceux qui ont atteint le détachement complet, à savoir non pas certes lindifférence stoïque ni linsensibilité sceptique, mais le dépouillement des passions. Ce témoignage quils nous apportent révèle le mystère dune organisation humaine tout à fait spéciale. On ne saurait le ramener à une caractéristique morale : il sagit dontologie.
VI
" Celui qui croit en moi ne verra point la mort dans les siècles " [Jn 8, 51]. Lon ne tient généralement pas compte de cette promesse du Sauveur, soit que lon y passe outre, soit quon la dilue dans la doctrine de limmortalité de lâme ; encore que la foi au Sauveur ne soit pas du tout une condition de celle-ci.
Sil est dit que " le croyant ne verra pas la mort ", cela signifie dabord que lon peut la voir ; ensuite, que cest exactement ce qui arrive aux incroyants. Le sens général de cette notion : " voir la mort ", est certes clair : il sagit dune expérience particulière au cours de laquelle celui qui quitte cette vie a conscience de son départ, expérience nettement différente de toutes celles que nous connaissons dordinaire. Mais pourquoi est-il dit : " ne verra pas ", et non pas " ne sentira pas " ou " nen aura pas conscience " ? Le terme même de voir appliqué à la mort porte un caractère plus concret quil nen faudrait pour indiquer en général le sentiment intime du mourant ; " ressentira sa mort " aura un ton fort subjectif par opposition à limage de la mort en tant quobjet, en tant que quelque chose que nous voyons en dehors de nous-mêmes. En dautres termes, la mort est représentée ici non pas comme un état de notre organisme, mais comme un certain être qui provoque un tel état. LApocalypse révèle avec la plus grande netteté cette notion de la mort : le dernier événement de lhistoire du péché humain, cest dêtre " jeté à la mort dans le lac de souffre " [Cf. Ap 20, 10. La citation nest pas juste, comme le note le traducteur.]
Dautre part, notre attention ne peut manquer dêtre retenue par une image constante de toutes les religions, des païennes, de lhindouisme, de lIslam et du christianisme : lange de la mort ou le génie de la mort, un être dessence spirituelle, qui coupe le fil de la vie et qui reçoit lâme qui naît à un autre monde. Il est remarquable que cette figure soit nécessairement accompagnée dun instrument tranchant : quel quil soit, il coupe le cordon ombilical qui retient lâme au corps. Faux, couteau, glaive, faucille, ciseaux, etc.... ces outils de la mort peuvent être différents, leur usage est partout et toujours le même. Limage mythologique nest pas ni ne pourrait jamais être le signe exprès de notions abstraites ou de sentiments. Quelles que soient nos interprétations du processus psychologique qui la suscite, il est indéniable que limage est là devant nous, elle est plastique, elle est une vision, et non pas rien quune idée. Bien quelle nous soit intérieurement relative, limage a un caractère dobjet. De même, lon ne saurait interpréter lange de la mort comme une transposition verbale de lidée de la mort et du sentiment de celle-ci. Le mourant le voit effectivement, et le plus souvent, avec terreur et angoisse.
Il est assez rare que les mourants parlent de leur vision, non point parce quils ne le pourraient pas, mais parce quil sagit dun mystère. Lon ne peut communiquer aux vivants ce qui concerne ce visiteur de lautre monde. Habituellement, lorsque avec le plus grand effroi, le mourant ne peut plus dissimuler ses sentiments et que son regard, dirigé dans une certaine direction, ses exclamations hachées et son geste involontaire de défense trahissent devant les assistants quil est en train déprouver quelque chose dextraordinaire, il ne répond pas à leurs questions ou bien il sefforce de tromper leur vigilance par des paroles vagues. Ce que le mourant subit, le langage des mystères lappelait arnit ou apport. Cette chose indicible, " ce dont il ne convient pas à lhomme de parler " [cf. 2 Co 12, 4], est non pas ce quil est " impossible de dire ", mais ce quil " ne faut pas dire " ; peut-être parce que toute parole à ce sujet serait " mensongère ", selon Tioutchev, que ce serait cela, et pourtant pas du tout cela. Lors de visions semblables, lon éprouve le sentiment puissant du prohibé : si lon parlait, il se produirait quelque chose dimmensément terrible ; et lorsque, dans une conversation, lon est amené à se rappeler la vision et que lon est tout près den parler, un obstacle se présente subitement et lon brise son élan avec épouvante, comme devant un abîme. Cest un tel sentiment, mais incomparablement plus fort, qui scelle les lèvres du mourant.
Néanmoins, la mort nest pas toujours mécaniquement prédéterminée par létat physiologique. Elle est parfois lissue dun " combat acharné " entre différentes forces pour la vie et la mort. Il arrive que la fin, déjà proche ou même, en un certain sens, déjà " arrivée ", soit remise à plus tard, suspendue pendant un certain délai. Alors lAnge de la Mort se rapproche, prêt à accomplir son uvre, et il nattend que la conclusion ultime du combat. Il arrive aussi quil se tienne longtemps auprès du mourant, parce que le combat, mené jusquà la responsabilité extrême, est prolongé. Que léchéance soit à long ou à court terme, les forces de la vie lemportent et " le messager de mort " doit sécarter ou séloigner, sans accomplir sa besogne. Sétant rétabli ou ayant une rémission, le malade oublie le plus souvent sa vision : cette ombre de loubli est un procédé instinctif de son organisme pour lobliger à passer sous silence ce quil a vu. Dans certains cas, pourtant, le souvenir reste, surtout tant que lorganisme na pas repris des forces ; alors, au cours dune confession ou simplement dun entretien amical et confiant, lon reçoit laveu au sujet du " messager ". Le plus souvent, on lappelle " la Mort " ou lon emploie quelque diminutif (smertduchka). Les descriptions en sont différentes, mais la réalité est toujours la même ; ce héraut ressemble à la figure de la " Danse macabre " et autres images. Cest un squelette, plus ou moins recouvert dune peau maigre, enveloppé dans un linceul, portant parfois cuirasse, à pied ou à cheval, comme chez Dürer, et toujours armé, bien que diversement. Il me parait absolument indubitable que toutes les représentations de lart, ancien et moderne, ces danses macabres, ces triomphes de la mort ou de la guerre, etc., etc., découlent directement de telles visions, cest-à-dire non seulement de récits, mais encore dune expérience directe, encore peut-être que confuse, de lartiste. [ ]
VII
Ainsi, la continuité de la vie est-elle traversée par la vision de la mort. Or, celui qui croit en Christ, selon sa promesse, ne mourra pas et ne verra pas la mort dans les siècles. Il faut le comprendre à la lettre. La mort ne se présentera pas au moment de son décès. En général, elle ne vient pas sans but : par conséquent, si elle napparaît pas, cest que sa présence est inutile; dans ce cas, lâme na pas besoin dêtre prise et recouverte du linceul. Cela ne peut signifier quune seule chose: quelle est née à lautre vie : encore incarnée, elle respire lair de lautre monde. Cette âme na plus ce cordon ombilical qui la rattache au monde dici-bas et dont la rupture provoque chez lhomme la plus grande angoisse et une lutte instinctive de tout son être. Donc, quittant cette vie pour lautre, elle néprouve pas de saut qualitatif dans son sort. Nayant pas encore abandonné le corps, elle aperçoit déjà, quoique par une fenêtre, lautre monde où elle peut se rendre et voler. Un air la ventile, qui a déjà été son souffle. [ ]
VIII
La mort, quelle soit joie ou douleur, nest pourtant pas le seul moyen de décéder. Outre le " saut " dans lautre vie, lon peut concevoir un passage sans heurt, et il existe comme lorsque lon sapproche dun lieu que lon connaîtrait de longue date. Il sagit alors dune rapide " entrée dans la cité " que le voyageur voyait depuis longtemps du haut de la côte, sur le chemin de sa vie, et dans laquelle il avait déjà transporté ses pensées et ses sentiments ; il y apercevait de loin ses proches qui y avaient leur demeure et il avait communiqué avec eux quand ils lui avaient rendu visite. Bien quil se fût trouvé hors les murs de la cité, il avait participé activement à la vie de celle-ci. Mais le voilà tout près des portes, on laccueille; et ceux qui sont sortis à sa rencontre lui sont non pas des étrangers dont la vie intérieure lui serait incompréhensible, mais des hommes pareils à lui-même.
Les anciens disaient des mystères dÉleusis que leur sens consistait à enseigner la géographie de lautre monde, afin quen y parvenant, lâme ne sy égarât pas, mais y entrât comme dans des lieux familiers. Il convient dapprofondir et de renforcer cette idée. Léducation spirituelle na pas pour but de fournir la carte de lautre monde, elle doit renforcer les relations vivantes avec celui-ci. Lhomme atteint par la mort, après sa chute, ne peut manquer de se sentir éperdu, égaré. Sil a de bonnes données, il trouvera en lui-même des indications, encore quà moitié conscientes, auxquelles il pourra rapporter la vie nouvelle quil contemple et, tôt ou tard, il y entrera. Mais si de telles prémisses spirituelles ne sont pas formées en lui, pire encore sil a détruit en lui-même les capacités naturelles quil a reçues de naissance, il ne saura pas établir de relations entre lui-même et ce qui lentoure ; non seulement, il ne le saura pas, mais il ne le voudra pas, en restant étranger à cette vie, en senfermant par rapport à elle dans des rêves subjectifs qui lui sont devenus une deuxième nature. Entouré du monde spirituel, il nen aura pas conscience et, par conséquent, il restera en dehors, extérieur à celui-ci.
Mais le voyageur, qui dès ici est entré dans lautre vie néprouvera pas la confusion la plus passagère dans sa conscience; au contraire, lors de son décès, il se sentira en pleine clarté et en pleine certitude, tel un géographe dans un pays quil aurait estimé par un lointain paysage et par les plantes et les animaux quil aurait été amené à en observer. Au plus, il sendormira pour se réveiller dans lautre royaume. Il sagit là non pas de lévanouissement profond de ceux qui sont peu spirituels, mais de la frontière naturelle et psychologique qui sépare les deux mondes. Il se réveillera comme quelquun qui, pendant la nuit, est arrivé dans un pays connu ; il ne sen étonnera pas, il sera dans la joie.
Nest-il pas juste de dire de lui quil na pas vu la mort ? Depuis longtemps, les attaches humides, putrescibles et inertes qui le retenaient à la vie sont tombées en poussière. La mort na plus rien à trancher en lui. Il nest pas mort, il sest endormi. Le langage a depuis longtemps distingué ces deux formes de décès : la mort et la dormition, comme deux choses profondément distinctes, quand même elles paraîtraient semblables à lobservation superficielle et physiologique. De lextérieur, elles peuvent être difficilement discernables, cest-à-dire pour celui qui assiste et qui nest pas lui-même en train de mourir ; mais de lintérieur, pour la conscience de celui qui est très profondément intéressé à ce qui se passe, ce sont deux processus foncièrement différents. Ceux qui sont morts durant leur vie et qui ont déjà connu la naissance mystérieuse ne voient pas la mort et ne meurent pas.
IX
Quand ils approchent de leur décès, même des hommes peu spirituels commencent à vivre avec dautres capacités que celles qui sont propres au psychisme ordinaire. En cette extrémité, la plupart acquièrent une " double " vue. Ils reçoivent la visite de leurs proches, de leurs amis, de leurs protecteurs, parfois danges, de saints, de la Mère de Dieu, quelquefois du Christ lui-même. Ils voient lavenir comme déjà du présent, ce qui est éloigné comme ce qui est proche. Il y a des cas où ils voient leur propre cercueil et sy voient placé ; ils assistent à leurs funérailles, ils regardent la foule rassemblée. La majorité des mourants expriment lintention de partir pour leur patrie, de rentrer chez eux, chez leurs parents, etc. Un tel dépassement du temps et de lespace est la règle, et non lexception. On lobserve chez les gens les plus ordinaires. Faut-il sétonner que des personnes dune spiritualité plus haute, accoutumées dès leur vie à surmonter lexpérience sensible, se trouvent au moment de cette crise plus avancées sur le chemin de la vie que les gens ordinaires, et quelles fassent preuve dune vision plus lointaine de lavenir, de ce qui est inaccessible à des yeux non spirituels, et dune vision plus claire, plus précise et plus stable ? Serions-nous surpris que de tels phénomènes eussent marqué la fin du père Alexis ? Il aurait été surprenant et invraisemblable quils ne se fussent pas produits. En tout cas, cest le sentiment de ceux qui eurent loccasion de le connaître.
Dans notre manuscrit, celui qui le signa de linitiale A. décrit le père A. étendu dans son cercueil. Il sagit là non pas dune idée générale de sa mort, mais dune image tout à fait concrète dont chaque trait est animé par une contemplation directe. Il y a trois moyens de dépeindre un tel tableau : soit à partir dimpressions extérieures, mais il ne pouvait y en avoir dans le cas présent ; soit comme une fantaisie artistique, mais il serait tout uniment invraisemblable dimaginer un starets, aussi modeste et dont la vie fut si pleine dabnégation, en train dessayer, à larticle de la mort, de se figurer de quoi il aurait lair après celle-ci ; enfin, lon peut interpréter ce tableau comme la vision très nette dun spirituel, vision dont la force lavait obligé de la consigner par écrit malgré sa faiblesse physique. Dans ce cas, la seule source à considérer est bien une vision qui sest présentée au regard intérieur du père Alexis et qui la poussé à rédiger son texte en dehors de toute intention ou considération, et peut-être même en dépit des habitudes de son caractère, si tant est que celles-ci eussent encore pu agir à ce moment-là. Au cours de cette vision, comme sans doute durant tout le dernier temps de sa présence sur terre, le père Alexis avait transporté son moi dans lautre inonde, au point quil ne pouvait plus penser au " vieillard " étendu sur le lit de mort comme à son moi ou comme à quelque chose qui y fût lié.
Le spirituel est capable de pensée objective. Il considère aussi son existence terrestre objectivement, non par convenance spirituelle, mais selon la vérité simple. Ce nest pas sans raison que la pratique spirituelle interdit en général lusage du pronom de la première personne. Dailleurs, les règles de la civilité ne nous encouragent pas à en abuser. À un plus haut niveau dobjectivité, la pensée de son propre être terrestre devient tellement impartiale et prend un tel détachement quelle saccompagne de condescendance, de pitié. Ainsi, saint Séraphim de Sarov et dautres ascètes disent quil ne faut sirriter contre personne, ni même contre ses propres défauts, et quil convient dêtre patient à leur égard. Ils recommandent aussi de se soucier, dans une mesure convenable, de linfirmité de sa chair. En général, le spirituel a pour sa pensée un point dappui en dehors de lui-même ; aussi est-il capable de parler de soi comme dun autre.
À un niveau encore plus élevé dobjectivité apparaît la possibilité même de se louer dune manière désintéressée, de noter objectivement les qualités de sa personne, mais avec sérénité et sans aucun sentiment de possession. Il nest pas difficile datteindre un degré dobjectivité qui permette dindiquer limportance de son poids ou de sa taille, sa force physique, puis la régularité de ses traits et la bonne proportion de son corps. Tout cela est noté avec la même impartialité que celle avec laquelle serait noté le contraire, à savoir en tant quun certain événement dans le monde, événement positif, mais qui ne constitue pas un mérite propre à celui qui en fait lobjet.
Dans le même domaine, lon peut indiquer une bonne mémoire, laptitude au calcul, la capacité de résoudre des problèmes compliqués. Plus loin, il y aura lintelligence, le goût, la pénétration; puis, les qualités morales, par exemple lhonnêteté (il serait assez difficile de simaginer que quelquun senorgueillît dêtre honnête, de faire son devoir), la bonté, etc., etc. À mesure de son élévation, lidée de soi-même devient de plus en plus objective et, sans indifférence ni froideur, pourtant sans vanité ni amour propre, lhomme apprend à attribuer tout cela à lui, non pas à moi.
Encore un pas, et lhomme se voit, se voit et non pas se pense, du dehors. Alors, sans fausse modestie, il peut louer ce qui mérite de lêtre et sémouvoir de ce qui peut donner lieu à componction. Il parle alors non pas de lui-même, mais dun certain N. N. ; que cet N. N. coïncide avec sa propre personne nest quune circonstance particulière qui nattire pas son attention. Limportant, ce nest pas quà travers cet N. N. ce soit moi qui parle ou qui ait parlé, cest que ce qui en est dit représente la vérité ; le fait dexistence de cet N. N. est instructif et il est une joie pour le monde.
Alors pourquoi, au moment de le quitter, le père Alexis naurait-il pas dû noter ce fait ? Pourquoi ne pas lexpliquer ? Pourquoi ne pas raconter au monde sa vision ? Par fausse modestie ? Cette dernière question contient déjà la réponse : la fausse modestie, comme tout ce qui est faux, doit être éliminée. [ ]
Contacts, Vol. 18, No 56, 1966.
Trad. Constantin Andronikof.
par le père Paul Florensky
§ 26. Lantipode du visage dicône (lik), cest le masque (liéina).
Le sens premier de ce mot masque est larve, qui permet de désigner quelque chose de semblable au visage, qui lui ressemble, qui se fait passer pour lui et qui est reconnu pour tel, mais vide à lintérieur, aussi bien au sens physique, matériel, quau sens métaphysique, de substantialité. Le visage est la manifestation dune certaine réalité, et est considéré par nous justement comme un intermédiaire entre le cognitif et le connu, qui dévoile à nos regards et à notre contemplation lessence du connu. Sans cette fonction de dévoilement de la réalité extérieure, le visage perdrait son sens. Mais son sens devient négatif quant au lieu de nous découvrir limage de Dieu, non seulement il ne donne rien de tel, mais il nous trompe en désignant fallacieusement linexistant. Cest alors un masque. Et en utilisant ce mot, nous ferons complètement abstraction de la fonction ancienne, sacrale, des masques, et du sens correspondant du mot : larva, persona, prosôpon, etc..., car alors les masques ne seraient plus des masques au sens où nous lentendons, mais seraient une sorte dicônes. Or quand le sacré sest disloqué, éventé, et que cet accessoire sacré du culte a été affecté à des fonctions laïques, cest alors, à partir de ce blasphème vis-à-vis de la religion antique, quest né le masque au sens où nous lentendons actuellement, cest-à-dire lexpression mensongère de ce qui nexiste pas en réalité, une supercherie mystique, qui même dans le contexte le plus frivole, a un arrière-goût dhorreur.
27. Il est typique que le mot larva ait pris dès lépoque romaine un sens de cadavre astral, de " vide " : inanis : de cliché vide de substance qui reste dun mort, cest-à-dire une force sombre, impersonnelle, vampirique, qui cherche à se sustenter dun apport de sang neuf et le visage dune personne vivante que ce masque astral pourrait revêtir par succion et le faire passer pour sa propre substance. Il est remarquable que même terminologiquement, leur trait fondamental sexprime tout à fait uniformément dans les doctrines les plus diverses : à savoir la fausse réalité de ces restes astraux. En particulier dans la Kabbale (16) ils sappellent klipot : " pelure ", et en théosophie : " coquilles " (17).
Il faut noter aussi que cette vacuité des coquilles, ce vide de la réalité mensongère, a toujours été considéré dans la sagesse populaire comme un trait de limpur et du mal. Voilà pourquoi dans les légendes allemandes comme dans les contes russes, la force impure est vide à lintérieur, en forme dauge ou de trou, invertébrée : dépourvue de colonne vertébrale, fondement de la solidité du corps, ce qui en fait des pseudo-corps et donc des pseudo-êtres. Au contraire le dieu du commencement, de la réalité et du bonheur, le dieu Osiris, est représenté en
Égypte par le symbole du djed (18), sur laquelle on peut voir ce qui porte laccent principal : la colonne vertébrale, stylisée, dOsiris.Le mauvais et limpur sont privés de colonne vertébrale, cest-à-dire de substantialité, tandis que le bon est réel et sa colonne vertébrale est la base même de son existence. Et pour que cette interprétation ne semble pas arbitraire, rappelons-nous Ernst Mach : il nie le noyau réel de la personnalité, sa substance : or celle-ci existe dans la conscience de lhumanité et le chercheur honnête doit donc dune manière ou dune autre trouver le fondement psychologique de cette idée. Mach la trouve justement dans la partie du corps humain qui est inaccessible à lexpérience extérieure de lui-même : cette partie transcendante à la vue nest rien dautre, suppose-t-il, que le dos et plus précisément lépine dorsale. Comme nous le voyons, le positivisme honnête a mené cet archi-positiviste au point de départ de la psychologie allemande, aux merveilleuses narrations de Caesarius von Heisterbach (19).
§ 28. Le mauvais et limpur en général sont privés de réalité authentique, parce que seul ce qui est noble et qui inspire le bien est authentique. Si la pensée médiévale appelait le diable le " singe de Dieu " (20) et que le tentateur avait séduit les premiers hommes en leur promettant d" être comme des dieux " (21), non pas des dieux en substance, mais par une simple et mensongère apparence, alors on peut parler du péché en général comme dun singe, dun masque, dune apparence de réalité, privée de sa force et de son essence. Lessence de lhomme, cest limage de Dieu, et cest pourquoi le péché, en pénétrant sous la " tente " (comme dit lApôtre (22)) de la personnalité, non seulement ne sert pas la cause de lépanouissement de lessence de la personnalité, mais au contraire il lobture. La manifestation de la personnalité se détache de son noyau propre et en se détachant devient une coquille. Le phénomène [javlenie], cette lumière qui intègre lobjet perçu au sujet percevant, devient alors ténèbres en séparant et en isolant la connaissance du sujet connaissant, y compris de soi-même comme sujet connaissant : le phénomène [javlenie] au sens habituel, platonicien, ecclésial, au sens dune réalité qui se manifeste [vyjavlenie] ou se dévoile, est devenue un " phénomène " kantien, positiviste, illusionniste. Ce serait une grave erreur de dire que le phénomène kantien (23) nexiste pas et que ce terme na pas de sens. Ce serait une erreur plus grave encore de nier lexistence du phénomène platonicien et le sens du terme correspondant. Mais chacun désigne des phases spirituelles différentes de lêtre : le platonisme, en particulier la conception ecclésiale du monde, désigne ce qui est noble et saint, tandis que le terme au sens kantien désigne ce qui est mauvais et pécheur. Pourtant ces deux courants de pensée ont leur propre objet dinvestigation.
§ 29. Le péché qui sépare le phénomène de lêtre apporte ce faisant au visage dicône (lik) qui est la pure révélation de limage de Dieu, des traits extérieurs et étrangers à ce principe spirituel, et obscurcit par là-même la lumière de Dieu. Le visage (lico), cest la lumière mêlée aux ténèbres, cest le corps envahi par endroits dabcès qui mutilent ses formes magnifiques. À mesure que le péché sempare de la personnalité, et que le visage cesse dêtre la fenêtre par où brille la lumière divine, quil montre plus nettement les taches de saleté sur ses propres vitres, le visage se détache de la personnalité, se détache de son principe créateur, perd lélément vivifiant et se fige en un masque (licina) envahi par les passions. Dostoïevski a bien noté le masque de Stavroguine (24) : ce masque de pierre qui lui tient lieu de visage est lun des stades de cette désintégration de la personnalité. Et lorsque le visage est devenu un masque, en langage kantien nous ne pouvons plus rien savoir du noumène et en langage positiviste rien ne nous permet daffirmer son existence. Puisque selon lApôtre " la conscience est marquée au fer rouge " (25) et que rien, pas un seul rayon de limage de Dieu ne parvient jusquà la surface, de ce qui apparaît de la personnalité nous ne savons pas si le jugement de Dieu na pas déjà eu lieu et si limage de Dieu na pas été retranchée par Celui qui avait confié le gage de la ressemblance de Dieu.
Peut-être que non, peut-être un talent (26) est-il encore enfoui sous une épaisse couche de cendre sombre. Peut-être que oui, que cette personne a depuis longtemps pris laspect de ceux qui nont pas dépine dorsale. Tandis quune grande élévation spirituelle fait resplendir comme un visage dicône porteur de lumière, chassant toute ténèbre, chassant tout ce qui nest pas arrivé à la plénitude de lexpression ou à la ciselure parfaite. Alors le visage devient le portrait artistique de lui-même, le portrait idéal travaillé à partir dun matériau vivant, le plus élevé des arts, l" art entre les arts ". Cet art, cest lascèse, et lascète témoigne non seulement en paroles, mais par sa personne en même temps que par ses propres mots. Ce nest pas par une argumentation abstraite quil témoigne de la vérité, et quil prouve la vérité : la vérité de la réalité authentique. Ce témoignage est inscrit dans le visage du saint. " Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes, pour que, voyant vos bonnes uvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux " (Mt 5, 6). " Vos bonnes uvres ", ce ne sont pas les " bonnes uvres " au sens français du terme, ce ne sont ni philanthropie, ni tolstoïsme, ni moralisme, mais hèmôn ta kala erga, cest-à-dire les uvres magnifiques, lumineuses, les manifestations harmonieuses de votre personnalité spirituelle, et avant tout un visage lumineux dont la beauté fait resplendir au-dehors la " lumière intérieure " de lhomme : alors les hommes frappés par cette lumière glorifieront leur Père qui est dans les Cieux et dont limage sur terre est aussi lumineuse.
Cest ainsi qua resplendi le premier témoin du Christ, le premier martyr [le diacre Etienne] : " Or tous ceux qui étaient rassemblés là (au Sanhédrin) avaient les yeux fixés sur lui et son visage leur apparut semblable à celui dun ange " (Ac 6, 15). Depuis le premier des témoins jusquà celui que certains (on ne sait pourquoi) ont appelé " le dernier " (27), jusquà Séraphim le Très-Semblable à Dieu [prepodobnyj], saint Séraphim de Sarov, nous avons eu une multitude de témoignages de la lumière divine que portent les visages dascètes, qui brillent comme le disque du soleil : tous ceux qui ont approché ces porteurs de la vie bienheureuse ont vu de leurs propres yeux peut-être le commencement de cette transformation du visage en icône. Je ne pense pas quil faille insister sur lidée de la transformation et de la transfiguration de tout homme dans lÉglise, cest-à-dire du corps de lhomme, parce que le noyau de lêtre humain : limage de Dieu na pas besoin dêtre transfiguré, étant lui-même lumière et pureté, mais par contre il transforme lui-même, étant une forme créatrice, toute la personnalité empirique, tout lhomme, tout son corps. Voici une citation de la Parole de Dieu, qui (avec beaucoup dautres) donne la direction de lascèse : " Je vous exhorte donc, frères, ...à offrir vos personnes en victime vivante, sainte, agréable à Dieu : cest là le culte spirituel que vous avez à rendre. Et ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait. Au nom de la grâce qui ma été donnée, je le dis à tous et à chacun : ne vous surestimez pas plus quil ne faut vous estimer, mais gardez de vous une sage estime, chacun selon le degré de foi que Dieu lui a départi " (Rm 12, 1-3).
§ 30. Ainsi lApôtre exhorte les chrétiens de Rome à offrir leurs corps en sacrifice à Dieu : loffrande du corps en sacrifice est le culte spirituel [de la Parole, logikè latreia], cest-à-dire le culte doué du don de la parole ou capable de témoigner de la vérité. Le chrétien parle par son corps. Ensuite lApôtre explique ce que signifie offrir son corps en sacrifice : bien sûr cela ne veut pas dire le martyre physique, la torture ou la mort (où ce sont les bourreaux qui offrent ces corps en sacrifice) et quil ne dépend pas du chrétien doffrir son corps en sacrifice dans ce sens. Ce qui dépend du chrétien, lApôtre le dit : " Ne vous modelez pas sur le monde présent ", mè suschèmatisesthe tô aiôni toutô, cest-à-dire : nayez pas de schéma commun avec le monde présent, pas de commune loi dexistence, propre à ce monde-ci dans son état présent : cela cest linterdiction. Mais la prescription, cest : " transformez-vous " ou : " transfigurez-vous " allà metamorphousthè : changez votre manière dêtre, la loi, la forme créatrice.
En quoi donc sexprime le changement de la forme, de la structure spirituelle du corps, qui part du schéma de ce monde pour aboutir à un corps transfiguré ? LApôtre dit : " que le renouvellement du jugement vous transforme " et certains manuscrits précisent : " de VOTRE jugement ". On accède à la transformation du corps par le renouvellement de la faculté dintelligence, qui est le centre de tout lêtre. Le signe de ce renouvellement de lintelligence, cest la sensibilité à la volonté de Dieu. Autrement dit, offrir son corps en sacrifice, cela veut dire acquérir la sensibilité spirituelle pour connaître la volonté de Dieu, qui est bonne (agathon) et parfaite.
Mais une antithèse soppose à cette thèse sur la sainteté : car dans le désir de comprendre la volonté de Dieu, il est naturel de vouloir la comprendre par ses propres forces et substituer à une authentique rencontre avec le ciel des considérations abstraites. À chacun, Dieu a assigné un degré de foi, cest-à-dire un degré de " manifestation des choses invisibles " (28). Et il ne peut y avoir de pensée saine que dans les limites de cette foi, alors quen sortir sera déjà la dénaturer. LApôtre exprime sa pensée dans les termes dun aphorisme presque intraduisible : mè hyperfronein par o dei fronein âllà fronein eis to sôfronein (29) opposant au concept commun de fronein les concepts de hyperfronein et de sôfronein. Le premier de ces deux pôles signifie que le corps est dépendant du siècle présent, ce qui forme un masque. Le second marque une transformation, on peut ajouter " selon le siècle à venir " (30), et alors le visage dicône commence à resplendir par-delà le corps.
§ 31. Le temple (léglise) est la voie qui élève de la terre aux cieux. Il en est ainsi dans le temps : la liturgie, cest le mouvement intérieur, lagencement du temple qui mène à la quatrième dimension : En-Haut. Il en est ainsi dans lordre spatial : lorganisation du temple qui mène des enveloppes périphériques au noyau central a la même signification. Ou plutôt une signification non analogue, mais littéralement, numériquement identique, mais considérée en fonction dautres coordonnées. Le noyau spatial du temple est marqué par des enveloppes successives : la cour, les parvis, léglise proprement dite, le sanctuaire, la table sainte, lantimension, la coupe, les Saints Mystères, le Christ, le Père. Le temple, comme on la expliqué précédemment, cest lEchelle de Jacob (31) qui élève du visible à linvisible, mais tout le sanctuaire (toute la partie derrière liconostase) est déjà le lieu de linvisible, une région coupée du monde, un espace qui nest pas de ce monde. Tout le sanctuaire est le ciel, un lieu accessible à lentendement : topos noèros et même topos noètos (32) avec l" autel saint, céleste et invisible (33) ". Selon les diverses interprétations symboliques, le sanctuaire peut avoir des significations différentes, mais il reste toujours inaccessible, transcendant, même par rapport au temple. Si selon Syméon de Thessalonique (34), le temple signifie le Christ Dieu et Homme (explication christologique), lautel signifie sa divinité invisible, sa nature divine, tandis que le temple signifie sa nature visible, humaine. Dans linterprétation anthropologique, le sanctuaire signifie lâme humaine, tandis que le temple signifie le corps. Dans linterprétation théologique du temple, comme lindique Syméon de Thessalonique, dans le sanctuaire il faut voir le mystère de la Trinité, inaccessible par essence, et dans le temple, la manifestation sur terre de son énergie participable. Enfin lexplication cosmologique chez le même Syméon de Thessalonique voit dans le sanctuaire le symbole du ciel et dans le temple le symbole de la terre. On voit donc que les multiples interprétations insistent sur le sens ontologique du sanctuaire comme symbole du monde invisible.
§ 32. Ce qui est invisible est de ce fait inaccessible au regard, à la perception sensorielle. Et le sanctuaire, comme un noumène, serait inaccessible aux regards sans la vision spirituelle (comme sont insaisissables les colonnes, les effluves et les rideaux dencens), sil nétait marqué par des jalons qui étant accessibles à lexpérience sensorielle signalent en quelque sorte le monde invisible. La séparation entre la nef et le sanctuaire est indispensable pour quil ne soit pas pour nous sans signification. Mais cette séparation nest rendue possible que par les réalités de la double perception. Si ces perceptions nétaient que spirituelles, elles seraient inaccessibles à notre imperfection et notre conscience ne percevrait presque rien. Si elles nétaient que du monde visible, elles ne pourraient pas jalonner la frontière de linvisible et ne sauraient pas où se trouve cette frontière. Le ciel ne peut être distingué de la terre, le spirituel du temporel et le sanctuaire du temple que par les témoins visibles du monde invisible, les symboles visibles de lunité de lun et de lautre, cest-à-dire les saints.
Ce sont eux, visibles dans le monde visible, mais libres de toute conformité à ce monde, parce quils ont transformé leur corps et rénové leur esprit et demeurent dans le monde invisible " plus haut que la confusion de ce monde " (35). Cest pour cela quils sont aussi témoins de linvisible, témoins par eux-mêmes, par leur seul aspect, leur seul visage dicône. Ils vivent parmi nous et nous pouvons communiquer avec eux, et même plus facilement quavec nous-mêmes. Ce ne sont pas des spectres, des êtres totalement étrangers à la terre : ils sont solidement ancrés sur terre, nullement abstraits : ce sont des êtres en chair et en os. Mais leur mission ne sachève pas définitivement sur la terre (ceci ne vaut pas uniquement pour eux) : ils sont des idées, de vivantes idées du monde invisible. Ils sont des témoins, on peut le dire, ils apparaissent au seuil du monde invisible, comme des images symboliques des visions, ils passent dune conscience à lautre. Ils sont lâme vivante de lhumanité, par laquelle cette humanité atteint au monde dEn-Haut : écartant au passage les rêves illusoires et nourris dun autre monde, à leur retour ici-bas ils se sont eux-mêmes transformés en figures angéliques du monde angélique. Et ce nest pas un hasard, si le peuple a depuis longtemps appelé anges incarnés ces témoins, qui par leurs visages angéliques nous rendent linvisible proche et accessible.
Ainsi les nuages ondoyants se forment à la frontière des courants aériens, à diverses hauteurs et dans diverses directions, là où se rencontrent des couches supérieures de locéan aérien : et cest pourquoi les vents qui les forment ne peuvent les emporter, et une ceinture de nuages demeure immobile au milieu des mouvements impétueux des masses dair. Il en va de même pour le brouillard qui enveloppe les cimes : les bourrasques font rage autour de la montagne, mais le voile de brume ne bouge pas. Un brouillard semblable se forme à la frontière du visible et de linvisible : il enveloppe tout ce qui est inaccessible à notre vue imparfaite, révélant aussi lexistence de ce qui est plus haut que ce monde. Lorsque nos yeux spirituels se sont ouverts et que nous les élevons vers le trône de Dieu, nous contemplons des visions célestes : la nuée qui enveloppe le Sinaï : le mystère de la présence de Dieu, qui tout en lenveloppant, manifeste et proclame ce mystère. Cest la " nuée des témoins " (Hé 12, 1), des saints. Ils entourent lautel et ce sont eux, les " pierres vivantes (36) " qui forment le mur vivant de liconostase, car se trouvant simultanément dans les deux mondes, ils concilient en eux-mêmes la vie de ce monde à la vie de lautre monde. En apparaissant au regard émerveillé de notre entendement, les saints, par leurs visages dicônes, témoignent de luvre secrète de Dieu : la vision spirituelle est symbolique et leur enveloppe charnelle se laisse pénétrer entièrement par la lumière venue dEn-Haut.
§ 33. La barrière dautel qui sépare les deux mondes, cest elle, liconostase. Mais on pourrait appeler iconostase des briques, des pierres, des planches. Liconostase est la frontière entre le monde visible et le monde invisible, et cette barrière dautel se réalise, se fait accessible à la conscience grâce à lassemblée des saints, la nuée des témoins entourant le trône de Dieu, sphère de la gloire céleste, et proclamant le mystère. Liconostase est une vision. Liconostase est la manifestation des saints et des anges, lhagiophanie et langélophanie, la manifestation des témoins célestes - et en premier lieu de la Mère de Dieu et du Christ lui-même dans sa chair des témoins proclamant la réalité de lau-delà de la chair. Liconostase, ce sont les saints eux-mêmes. Et si tous les fidèles qui prient dans léglise étaient suffisamment remplis de lEsprit, si la vue de tous les fidèles était toujours voyante, il ny aurait pas dans léglise dautre iconostase que Ses témoins se tenant devant Dieu lui-même, et proclamant par leurs visages et leurs paroles sa redoutable et glorieuse présence.
§ 34. Mais la vue spirituelle déficiente des fidèles oblige lÉglise, par souci pastoral, à chercher un remède à lindolence spirituelle : il lui faut retenir ces visions célestes, claires, nettes et lumineuses, les inscrire dans la matière et fixer matériellement leur trace par la couleur. Mais cette béquille spirituelle, cette iconostase matérielle ne cache pas aux fidèles détonnants et profonds mystères comme lignorance ou lorgueil lont fait imaginer à certains, mais au contraire elle leur indique, à ces demi-aveugles, les mystères de lautel, elle leur révèle, à ces boiteux et ces infirmes, lentrée dun autre monde qui leur est fermé par leur immobilisme. Elle crie à leurs oreilles qui ne veulent pas entendre lexistence du Royaume de Dieu, elle le leur crie parce quils sont restés sourds à la voix qui parlait normalement. Bien sûr, ce cri est dépourvu de toute subtilité et de toutes les ressources de lexpression dont dispose le langage ordinaire et paisible, mais à qui la faute si ce dernier non seulement na pas été apprécié, mais na même pas été remarqué ? Que reste-t-il alors dautre que le cri ?
Ôtez liconostase matérielle et le sanctuaire en tant que tel disparaîtra complètement de la conscience de la foule, et sera fermé par un mur immense. Liconostase matérielle ne remplace toutefois pas liconostase des témoins vivants, elle ne se substitue pas à eux, elle les montre pour concentrer lattention des fidèles. Concentrer son attention est indispensable pour développer sa vue spirituelle. Pour parler en images, léglise sans liconostase matérielle est séparée du sanctuaire par un mur aveugle : liconostase y perce des fenêtres et alors, à travers les vitres, nous voyons ou tout au moins nous pouvons voir ce qui se passe derrière elles : nous pouvons voir les vivants témoins de Dieu. Supprimer les icônes, cest murer les fenêtres : par contre enlever aussi les vitres qui affaiblissent la lumière spirituelle pour ceux qui sont capables de la voir sans intermédiaire (pour parler en images, dans un espace transparent et sans air), cest apprendre à respirer léther et à vivre dans la lumière de la gloire de Dieu. Lorsque cela sera, liconostase matérielle tombera delle-même ainsi que toute limage de ce monde et même la foi et lespérance, alors on contemplera par le pur Amour la gloire éternelle de Dieu.
§ 35. Ainsi, il faut bien au début colorier les veines pour que létudiant inexpérimenté puisse se familiariser avec la circulation sanguine. Celui qui aborde létude de la géométrie doit savoir distinguer en fonction de lépaisseur, de laspect dun trait, de la couleur, les lignes et les surfaces auxquelles se réfère le raisonnement géométrique. Tout comme aux premiers pas de léducation morale, le maître présente les maladies, les malheurs, les souffrances comme les conséquences visibles des défauts. Mais quand lattention est devenue suffisamment élastique et quelle na plus besoin dincitants extérieurs pour se concentrer sur un objet donné, quand elle est capable par elle-même de distinguer dans la masse des bruits et des impressions sensorielles un signe ou un objet, même perdu parmi dautres plus intenses, mais inutiles à la compréhension, alors lattention na plus besoin de tuteurs sensoriels. Dans le domaine de la contemplation suprasensorielle il nen va pas autrement : le monde spirituel, linvisible nest pas loin de nous : il nous entoure comme si nous étions au fond dun océan et que nous nous noyions dans locéan lumineux de la grâce. Pourtant par manque dhabitude ou à cause de notre immaturité, nous ne percevons pas ce royaume de lumière, souvent nous ne soupçonnons même pas sa présence et par le cur nous ressentons seulement indistinctement le caractère général des courants spirituels qui se produisent autour de nous.
Paul Florensky, La perspective inversée, lIconostase
et autres écrits sur l'art, trad. Françoise Lhst,
LÂge dhomme, Lausanne, 1992.NOTES
16. Cf. A. Franck, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris 1843, pp. 211, 225. [Dounaiev, note 34].
17. Sur les " coquilles ", voir La Colonne..., p. 147 [=Stolp..., p. 219]. Livres sur loccultisme, voir les notes 252, 268, 376, 469, 981 [Dounaiev, note 35].
18. Sur le djed, voir I. Hani, La religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris 1976, p. 69 [Dounaiev, note 36].
19. Caesarius (1180-1240), moine cistercien, théologien, écrivain et chroniqueur, mort à Heisterbach, près de Bonn. On lui doit des homélies, des vies de saint Englebert et sainte Elisabeth de Hongrie, des Livres des Miracles et un Dialogue des Miracles : voir La Colonne... note 252, et note 296, où Florensky cite ce passage de Caesarius sur les démons qui nont pas de dos [F.L. et Dounaiev, note 37].
20. " Simia Dei " : lexpression remonte à saint Augustin, voir La Colonne..., p. 115 [=Stolp..., p. 1681 - [Dounaiev, note 38].
21. Gn 3, 5, cf. La Colonne..., p. 162 [=Stolp... p. 245] - [Dounaiev, note 39].
22. 2 P 1, 13-14.
23. Kant, Critique de la raison pure, II, III : " Du principe de la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes " (uvres philosophiques, t. 1, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, pp. 970-988).
24. Dostoïevsky, Les Démons, 1, 2, I et 5, V. Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, pp. 45 et 192.
25. 1 Tm 4, 2.
26. Sur les talents, voir La Colonne..., pp. 144-145 [=Stolp..., pp. 214-217] - [Dounaiev, note 44].
27. Le père Paul vise en premier lieu Méréjkovsky, auteur dun essai sur saint Séraphim, Le dernier des saints [Dounaiev, note 45]. Notons que les reliques de saint Séraphim, dont sa lourde croix de cuivre, qui avaient été cachées (selon la prophétie du saint), pour échapper à la profanation, ont été retrouvées dans le démantèlement du musée de lathéisme de Leningrad en janvier 1991, rendues à lÉglise orthodoxe russe et portées en procession jusquau monastère quil avait fondé à Divéévo pour les moniales. - F.L.
28. Hé 11, 1.
29. Rm 12, 2. Cf. La Colonne..., p. 123 [=Stolp..., p. 180] et note 286 [Dounaiev, note 52].
30. Lc 18, 30 ; Ép 2, 7.
31. Gn 27, 12.
32. Maxime le Confesseur, Mystagogie, II. PG 91, 699 ; trad. fr : Linitiation chrétienne, Desclée, 1980, p. 258.
33. Citation de la Liturgie de saint Jean Chrysostome (en particulier dans la grande ecténie après lépiclèse) et de la cinquième prière (secrète) du prêtre aux matines.
34. Syméon, archevêque de Thessalonique, théologien et liturgiste (+ 1429) (à ne pas confondre avec saint Syméon le Nouveau Théologien (+ 1033) poète de la Lumière divine) est lauteur du De Sacro Templo (PG, 155 en particulier col. 704) qui traite de larchitecture de léglise, des célébrants et des sacrements (voir : J. Meyendorff, Initiation à la théologie byzantine, Cerf. 1975, p. 277-280).
35. Septième prière du matin dans le Livre de prières de lÉglise russe.
36. 1 P 2, 5.
par le père Paul Florensky
Luvre théologique majeure du père Paul Florensky est son livre La colonne et le fondement de la vérité : Essai d'une théodicée orthodoxe en douze lettres, publiée en 1914 (en français en 1975 aux éditions L'Âge d'homme). Toute lérudition du savant dans des domaines aussi divers que la philosophie, la théologie, la philologie, lart, la musique, les mathématiques, la physique et autres disciplines scientifiques sont mis à contribution dans cette synthèse grandiose de la doctrine chrétienne. Vivement contesté par certains notamment par le père Georges Florovsky dans son étude monumentale Les voies de la théologie russe (1937 ; trad. française, 2001), La colonne et le fondement de la vérité sinsère dans la mouvance de la " philosophie religieuse russe " de la fin du XIXe siècle début du XXe siècle, qui compte parmi ses plus illustres représentants le philosophe-écrivain Vladimir Soloviev et le père Serge Boulgakov, ami du père Paul Florensky. Tout en critiquant l'approche et certaines idées-clés de lauteur, le père Georges Florovsky reconnaît que La colonne et le fondement de la vérité est " le monument [théologique] le plus caractéristique de cette période davant-guerre ". Louvrage est structuré sous la forme de douze " lettres " adressées à un mythique ami de lauteur, munies damples notes et références et complétées par des notes détaillées sur des points précis. Nous présentons ici lintroduction à la " Cinquième lettre " (chapitre) de Colonne et le fondement de la vérité, portant sur lEsprit Saint. Le père Paul Florensky était un fin connaisseur des Pères de lÉglise et bénéficiait des résultats imposants de traductions et détudes patristiques entreprises en Russie au XIXe siècle. Son introduction est suivie dune présentation commentée des principaux écrits des Pères sur lEsprit Saint.
VI. CINQUIÈME LETTRE : LE PARACLET
Te rappelles-tu, Ami plein de douceur, nos longues promenades dans la forêt au mois daoût finissant ? Les troncs argentés des bouleaux étaient comme des palmiers dressés droit. Les pavots verts et dorés semblaient perdre leur sang et se pressaient contre les trembles amarante et pourprés. Au-dessus du sol, les ramures aérées des noisetiers tendaient un voile de verdure. Un souffle solennel et sacré parcourait les voûtes de ce temple.
Te rappelles-tu, ô Ami lointain et toujours présent, nos entretiens pénétrés ? LEsprit Saint et les antinomies religieuses, voilà, me semble-t-il, ce qui nous intéressait le plus. Rassasiés de notre promenade dans nos bois préférés, nous prenions par les champs de blé au coucher du soleil et, enivrés de ses feux, nous étions heureux : le problème séclaircissait, nous avions abouti à la même conclusion par des voies différentes. Alors nos idées coulaient, en fusion comme le firmament, à flots, et nous saisissions notre pensée à demi-mot. Notre enthousiasme, ardent et froid tout ensemble, nous donnait le frisson.
Te souviens-tu, mon frère unanime, des roseaux au-dessus de la courbe noire de la rivière ? Nous nous tenions sans mot dire sur la berge abrupte et nous écoutions le chuchotis secret du soir. Un mystère indicible et triomphant montait dans nos âmes, mais nous nen disions rien, nous nous parlions en silence. Cétait naguère...
Maintenant cest lhiver. Je travaille sous la lampe. La lumière déclinante à la fenêtre paraît bleue, majestueuse comme la Mort. Et moi, comme avant de mourir, je revois le passé, je mémeus à nouveau dune joie qui nest pas de ce monde. Mais je ne puis rien rassembler, maintenant que je suis seul ; je técris de pauvres pensées fragmentaires. Jécris pourtant : tant de nos aspirations tiennent à la question du Saint-Esprit que je vais tâcher de rédiger quand même quelque chose, pour que tu te souviennes. Que les pages de cette lettre soient des fleurs sèches de cet automne-là
La connaissance de la Vérité, cest-à-dire de la consubstantialité de la Sainte Trinité, est réalisée par la grâce de lEsprit Saint. Toute la vie ascétique cest-à-dire la vie dans la Vérité, est dirigée par lEsprit Saint. La Troisième Hypostase de la Sainte Trinité est en quelque sorte la plus proche, la plus ouverte pour lascète de la Vérité. Cest lui, " lEsprit de Vérité " (Jn 16, 13) qui, dans lâme même de lascète, témoigne du Seigneur, à savoir de luni-substantialité. Cest Lui qui enseigne " ce quil faut dire " : lidée de luni-substantialité (Lc 12, 11-12) à tous ceux qui sont en dehors de lui et qui, par conséquent, persécutent le Seigneur. Néanmoins, la connaissance de lEsprit en tant que Consolateur, la joie du Paraclet ne dorent que les sommets de la peine, tels les rayons du soleil fatigué par le jour qui sourient sur les cimes neigeuses du Caucase. Ce nest quau bout du chemin épineux que lon voit les nuages roses de la créature purifiée et léclat nitide de la chair sainte et transfigurée.
Ce nest quau bout... Il en est ainsi dans la vie personnelle de chacun, et ainsi dans la vie globale de lhumanité. Tant que celle-ci ne sétait pas engagée fermement dans la voie du salut, le Seigneur lavait soutenue. Alors toutes les peines étaient oubliées, mais elles existaient en puissance, en préparation. " Est-ce que les enfants de la chambre nuptiale peuvent saffliger, tant que lépoux est avec eux ? Mais il viendra des jours où lépoux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront " (Mt 9, 15).
Il est vrai quau début de lascèse lon reçoit aussi le tendre baiser daccueil de lÉpouse. Il est vrai que le christianisme apostolique avait palpité dune joie complète. Mais ce baiser, cette joie ne sont que fiançailles. Cette joie est donnée en viatique pour une route longue, pour des douleurs nombreuses, non pour quelque mérite mais comme encouragement.
Un instant merveilleux, aveuglant, a fulguré... et cest comme sil ne sétait jamais produit. Le Seigneur sest séparé de la terre et de tout ce quil y avait surmonté immédiatement, tangiblement. Il est avec nous, mais dune manière humaine, terrestre, Il nest pas avec nous. De même dans la vie personnelle, au début de la voie ascétique, lorsque, sans quon lait mérité ni espéré, une joie immense et ineffable couvre lâme de son ombre. Comme le Corps très pur et le précieux Sang sont donnés en nourriture et réconfort, cette joie vient pour marquer lalliance, " les fiançailles au Royaume futur ", accordée à la spiritualité et à lillumination de lêtre tout entier. 153
Il en est ainsi, répétons-le, au commencement de la voie. Et ce commencement comporte une joie infinie. Lhumanité se sent si indiciblement bien à ce moment-là que, se rappelant la douceur des adieux, elle trouve même dans le souvenir de sa vision fugace la force de surmonter les obstacles. Songeant à livresse de son premier sentiment damour, lascète chasse les noires pensées qui ont trait à la peine quotidienne, il repousse lennui et la grisaille de la vie de tous les jours.
Or, en général, en moyenne, à lordinaire, en dehors de ses élans les plus forts, lexistence personnelle du chrétien aussi bien que la vie quotidienne de lÉglise, excepté celle des élus du Ciel, ne connaissent que dune manière réduite, confuse et obscure lEsprit Saint en tant que Personne. En outre, leur connaissance de la nature céleste de la création est lacunaire et sporadique.
Il ne peut en être autrement. La connaissance de lEsprit Saint rendrait tout le créé entièrement pneumatophore, entièrement divinisé, elle donnerait une illumination achevée. Alors lhistoire prendrait fin, la plénitude des temps et des délais saccomplirait. Alors, dans le monde entier, il ny aurait plus de Temps. Jinsiste : ce serait lachèvement, ainsi que fut digne de le voir lAigle, le Voyant des mystères : " Alors lange que javais vu debout sur la mer et sur la terre leva la main vers le ciel et jura par celui qui vit aux siècles des siècles, qui a créé le ciel et son contenu, la terre et son contenu, la mer et son contenu, quil ny aurait plus de temps, hoti chronos ouketi estai, mais quaux jours où se ferait entendre le septième ange, quand il sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu saccomplirait, etelesthè, comme il lavait annoncé à ses serviteurs les prophètes " (Ap 10, 5-7). Voilà ce qui se passera à lextrémité de lhistoire quand le Paraclet se découvrira.
Mais tant que dure lhistoire, seuls des instants dillumination par lEsprit sont possibles ; seuls certains individus à certains moments connaissent le Paraclet et alors ils sélèvent au-dessus du temps, dans léternité ; " il ny a pas pour eux de temps " et, pour eux, lhistoire sarrête. Le plein acquis du Saint-Esprit est impossible aux croyants dans leur ensemble, de même quil est inaccessible à tel croyant, dans lensemble de sa vie. La victoire remportée par le Christ sur la Mort et la Corruption nest pas encore assimilée par le créé, ne lest pas encore complètement. Il en résulte quil ny a pas de connaissance intégrale. De même que les saintes reliques incorruptibles des ascètes sont le signe de la victoire sur la Mort, cest-à-dire que lEsprit se découvre dans la nature charnelle, les saintes visions spirituelles sont le signe de la victoire sur lentendement, cest-à-dire que lEsprit se découvre dans la nature psychique. Or, tant quil ny a pas de résurrection, il ny a pas non plus dillumination pleinement rationnelle par lEsprit Saint. Affirmer que la connaissance complète ou que la purification parfaite de la chair sont atteintes, cest usurper, tels Simon le Mage, Manès, Montan, les sectaires et mille autres pseudo-pneumatophores pareils à eux, qui mentent et qui calomnient lEsprit. Cest la perversion de tout lêtre humain que lon appelle " légarement spirituel " prelest ou prelstchenie. 154
Certes, lEsprit Saint agit dans lÉglise. Mais la connaissance de lEsprit a toujours été un gage ou une récompense, à des moments particuliers et chez des personnes exceptionnelles. Il en sera ainsi tant que " tout " ne sera pas accompli. Voilà pourquoi, à lire les textes ecclésiastiques, lon ne saurait manquer de remarquer un fait qui semble dabord étrange ; puis, à la lumière de ce qui précède, sa nécessité interne apparaît : tous les saints Pères et les philosophes mystiques parlent de limportance qua la notion de lEsprit dans le christianisme, mais presque aucun dentre eux ne lexplique par quoi que ce soit de précis et de déterminant. Lon voit bien que les saints Pères savent quelque chose, mais lon constate davantage encore que ce savoir est si intime, si caché, sans écho, indicible, quils nont pas la force de le couler dans des termes précis.[ ]
DU PÈRE PAUL FLORENSKYLIVRES (traductions françaises seulement)
La colonne et le fondement de la vérité : Essai d'une théodicée orthodoxe en douze lettres trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L'Âge d'homme, 1975. 501 p.
La Géhenne, trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L'Âge d'homme, 1975.
La perspective inversée. L'iconostase et autres écrits sur l'art. trad. Françoise Lhœst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1992. 218 p.
Le Sel de la terre ou la vie du starets abba Isidore, trad. Françoise Lhst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2002. 152 p.
Souvenirs dune enfance au Caucase, trad. Françoise Lhst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2007. 218 p
Lettres de Solovki, 1934-1937, trad. Françoise Lhst, Lausanne, L'Âge d'Homme (à paraître).
ÉTUDES
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Tous les textes de cette page sont inclus dans le numéro 35
du Bulletin Lumière du Thabor (2008), que vous pouvez télécharger ici.
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Première mise en ligne : 10.12.10
Dernière mise à jour : 10.12.10.Avec nos remerciements à Valère De Pryck
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