Dieu est lumière
par le père Pierre Struve
Deisis : L'intercession de l'Église
« Dieu est Lumière et ceux qu’il rend dignes de le voir le voient connue Lumière
... Ceux qui n’ont pas vu cette Lumière n’ont pas vu Dieu, car Dieu est Lumière... »
Ce texte, tiré d’un sermon de saint Syméon le Nouveau Théologien, nous introduit au cœur même de la mystique de la Lumière qui constitue, surtout dans l’a mesure où elle est profondément liée à l’hésychasme, l’un des plus remarquables sommets, sinon le sommet même, de la spiritualité orthodoxe.
Spiritualité et théologie sont inséparables pour l’Église orthodoxe et la mystique de la Lumière divine ne fait qu’exprimer au niveau de l'homme l’accent profondément eschatologique d’une théologie centrée sur la transfiguration du monde et la déification de l’homme. Très peu connue, la spiritualité de la Lumière a été souvent mal comprise et mal interprétée en Occident. L’un des buts de ce court articule est d’essayer de dissiper certains malentendus et de montrer en particulier que cette mystique de la Lumière divine est profondément enracinée dans la révélation scripturaire.
Nous commencerons notre étude par un bref survol de l’Ancien Testament. Dans l’Ancien Testament, Yahvé se manifeste le plus souvent sous l’aspect du feu, comme, par exemple, dans l’alliance avec Abraham, dans l’épisode du Buisson Ardent, dans la vision de Moïse sur le Mont Sinaï ou encore dans l’ascension d’Élie. Le fait que le mot feu soit utilisé de préférence au mot lumière souligne le caractère sévère et souvent terrifiant de la vision de Dieu (dans l’Ancien Testament), très différente de la vision d’illumination que nous découvrirons dans le Nouveau Testament. Yahvé n’est d’ailleurs jamais dit être feu ou lumière ; ces deux éléments l’accompagnent, le manifestent, mais ne s’identifient pas avec lui. Dans la théophanie du Mont Sinaï, la vision du feu est la vision de la gloire de Yahvé : « Cette gloire de Yahvé revêtait, aux yeux des enfants d’1srail, l’aspect d’une flamme dévorante couvrant la montagne » (Ex 19,8). Nous retrouvons le même thème dans la vision d’Ézéchiel : « C’était quelque chose ayant l’aspect de la gloire de Yahvé » (Éz 1,27). Le Psaume 103 montre Dieu « revêtu de faste et d’éclat, drapé de lumière comme d’un manteau » (Ps 103,1-2). Pareillement le prophète Habacuc décrit la lumière comme l’éclat de Yahvé et non Yahvé lui-même : « Son éclat est pareil au jour, des rayons jaillissent de ses mains » (Ha 3-4).
Ainsi, pour l’ensemble de l’Ancien Testament, la vision de feu ou de lumière n’est jamais une illumination ou une vision d’union divine, mais la manifestation d’un Dieu qui reste extérieur et incommunicable à l’homme. Il faut cependant mettre à part le Livre de la Sagesse, dans lequel la Sagesse personnifiée est comparée à la lumière de Dieu : « Elle est un reflet de la lumière éternelle... comparée à la lumière, elle l’emporte car la lumière fait place à la nuit... » (Sa 7,26 et 30). Ces versets du dernier auteur inspiré de l’Ancien Testament annoncent déjà la théologie de la lumière de l’Évangile.
Dans le Nouveau Testament, la lumière n’est plus un attribut ou une manifestation de Dieu, elle est Dieu lui-même : « Le Verbe était la lumière véritable qui éclaire tout homme » (Jn 1,9).
Dans l’épisode de la guérison de l’aveugle-né, Jésus dit de lui-même qu’il est la « Lumière du Monde » (Jn 9,5). Dans la première épître de saint Jean, ce n’est même pas uniquement le Christ, mais Dieu qui est dit être Lumière (1 Jn 1,5). Et cette affirmation, qui pourrait paraître purement spéculative, se concrétise, se révèle, s’incarne pour ainsi dire dans la Transfiguration du Christ, qui est l’alpha et l’oméga de toute l’expérience spirituelle de la Lumière : « Et il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent éblouissants comme la lumière » (Mt 17,2). Cette vision du Christ en gloire ne fut pas une vision spirituelle ou intellectuelle niais une contemplation par la totalité de l’être. Saint Pierre y insiste lorsqu’il écrit dans la deuxième épître que les apôtres ont été les « témoins oculaires de sa majesté » (2 P 1,16). La Transfiguration, pour la tradition orthodoxe, apparaît comme la fête eschatologique par excellence, comme la préfiguration et l’annonce du Royaume qui commence déjà ici-bas, de ce Royaume qui sera l’apothéose de la Lumière divine : « De nuit, il n’y en aura plus ; ils se passeront de lampe et de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa Lumière et ils régneront pour les siècles des siècles » (Ap 22,5).
Si le « jour sans soir », la Lumière éternelle ne nous seront donnés que dans l’unitotalité du Royaume, lorsque Dieu sera tout en tous, son avant-goût, l’expérience momentanée d la vision de lumière peut être accordée par le Seigneur dès cette vie, tout comme elle a été accordée à Pierre, Jacques et Jean sur le Mont Thabor et à Paul sur le chemin de Damas « quand soudain une lumière venue du ciel l’enveloppa de sa clarté » (Actes 9,3). Saint Paul dans ses Épîtres développe le thème de l’appel à l’illumination par le Christ de chaque chrétien : « Jadis vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur, conduisez-vous en enfants de lumière » (Ép 5,9).
Ainsi pour le Nouveau Testament, non seulement Dieu est Lumière, mais chaque homme qui s’engage dans le combat de la foi, qui passe par l’illumination du baptême, est appelé à être lumière, non pas lumière autonome et tirant sa source de clarté de lui-même mais « lumière du Seigneur », illuminé par la gloire ineffable de celui qui, seul, est la Lumière véritable.
La spiritualité orthodoxe est essentiellement eschatologique, elle est centrée sur la Résurrection et la Transfiguration et, pour elle, le Christ est avant tout le Roi de gloire, le Triomphateur de la mort, le Seigneur Ressuscité. On comprend que dans une telle perspective, le thème de la Lumière ait été toujours un thème central.Par contre, ce thème a toujours été assez étranger à la théologie et à la piété occidentales, beaucoup plus centrées sur le mystère de la Croix et de la Passion de Notre Seigneur et pour lesquelles le Christ est avant tout le Crucifié et le Serviteur souffrant. C’est dans une telle vision que prend racines la mystique des stigmates, qui reste totalement inconnue dans le monde orthodoxe.
Il faut certes se méfier beaucoup des schémas traditionnels et des généralisations hâtives – et une confrontation attentive de saint Jean de la Croix et des mystiques orthodoxes serait du plus haut intérêt. Il est incontestable que la « Nuit Mystique » du saint espagnol débouche sur l’aube et sur l’illumination ; seulement, cette illumination est de nature surtout spirituelle, elle est illumination de l’âme et non de l’homme tout entier : « Cette transformation’ n’est autre chose que l’illumination de l’entendement par la Lumière surnaturelle de telle sorte qu’il est uni au divin et devient divin... Il en est de même de la volonté, de la mémoire des affections » et de. tendances. Toutes ces transfigurations... Dieu les accomplit et les réalise dans l’âme par l’intermédiaire de cette Nuit Obscure : il éclaire l’âme et l’embrase divinement du désir de posséder Dieu seul et rien de plus ». À aucun moment, saint Jean ne parle de la participation du corps à cette vision de gloire ; à aucun moment, il ne dit, comme saint Pierre, être « le témoin oculaire » de la Majesté de Dieu.
Les mystiques orthodoxes, eux, se situeront dans la perspective de la Transfiguration telle qu’elle a été vécue par les apôtres, pour qui la vision lumineuse sera toujours celle de la Lumière incréée du Thabor, vécue par l’homme dans son intégrité et non seulement par son âme ou son intellect. Trois grands saints dominent cette spiritualité de la lumière : saint Syméon le Nouveau Théologien à la fin du Xe siècle, saint Grégoire Palamas au XIVe siècle et saint Séraphin de Sarov au début du XIXe siècle.
Saint Syméon le Nouveau Théologien est l’un des rares mystiques orthodoxes qui parlent de leur expérience personnelle : « Souvent je voyais la Lumière, parfois elle m’apparaissait à l’intérieur de moi-même, lorsque mon âme possédait la paix et le silence ou bien elle ne paraissait qu’au loin ou même se cachait tout à fait. Mais dès que je témoignais d’un complet détachement de tout, d’une absolue humilité et obéissance, la Lumière réapparaissait à nouveau » (Serm 90).
La vision de la Lumière divine est antinomique par nature, car elle est vision de l’invisible et seul le vocabulaire apophatique, c’est-à-dire procédant par négation, peut prétendre en donner témoignage : « C’est un feu vraiment divin, incréé et invisible, inextinguible et immortel, incompréhensible, au-delà de tout être créé... »
Le don de Lumière n’est accordé à l’homme qu’après un long chemin de purification et de repentir : « Le repentir est la porte qui conduit de la région des ténèbres à celle de la lumière » (Serm. 79).La vision de la Lumière divine réalise une véritable union entre Dieu et l’homme dans sa totalité, corps, âme et esprit : « Dieu est Lumière et il communique de sa clarté à ceux qui s’unissent à lui dans la mesure de leur purification. Ô miracle ! L’homme s’unit à Dieu spirituellement et corporellement... Dieu entre en union avec l’homme tout entier » (Serm. 25).
Nous sommes là au cœur du mystère de la déification de l’homme, si central pour la théologie et la spiritualité orthodoxes. Quand saint Pierre parle de la participation à la nature divine (2 P 1,4), il exprime en termes scripturaires cette doctrine de la déification qui, dans la pensée patristique, sera résumée par la phrase de saint Athanase : « Dieu est devenu homme afin que l’homme devienne Dieu ». La véritable nature de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, est non plus la nature humaine déchue, mais sa nature déifiée. L’homme est appelé à être Dieu non par essence mais par grâce et, pour les théologiens orthodoxes, la nature divine à laquelle l’homme est appelé à participer ne sera jamais une surnature, un don surajouté, mais Dieu lui-même, dans la communion duquel s’accomplit la véritable nature de homme, nature qui s’est obscurcie dans la chute et qui ne redevient elle-même que dans la Lumière de la Sainte Trinité.
Déification et transfiguration sont intimement liées et verront leur accomplissement dans le Royaume. Saint Syméon le Nouveau Théologien le décrit avec un grand lyrisme dans son 27e Sermon : « La grâce de ton Esprit Très Saint brillera comme un astre sur les justes et, au milieu d’eux, tu resplendiras, toi, ô Soleil inaccessible. Alors tous ils seront éclairés dans la mesure de leur foi et de leurs œuvres, de leur espérance et de leur charité, dans la mesure de la purification et de l’illumination par ton Esprit, ô Dieu unique d'infinie mansuétude ».
Saint Grégoire Palamas fut au XIVe siècle le grand docteur de la théologie de la Lumière incréée. Attaqué par un moine calabrais du nom de Barlaam qui l’accusait de messalianisme, c’est-à-dire de prétendre voir l’essence divine avec des yeux corporels, saint Grégaire rédigea plusieurs traités et fut amené à expliciter la distinction de l’essence et des énergies en Dieu. L’essence divine reste totalement incommunicable et Dieu s’unit à l’homme dans ses énergies dans lesquelles il est totalement présent : « L’illumination et la grâce divine et déifiante n’est pas l’essence, mais l’énergie de Dieu ». Dans le Traité contre Akindynos, Palamas écrit : « Dieu est appelé Lumière non selon son essence mais selon son énergie ». Une série de conciles échelonnés de 1340 à 1360 donnèrent raison à saint Grégoire et officialisèrent la doctrine de la distinction de l’essence et des énergies divines.Saint Grégoire distingue trois types de lumière : la lumière sensible, la lumière intellectuelle ou intelligible et la Lumière divine qui est au-delà tant du sensible que de l’intelligible, tout en étant perçue aussi bien par les sens que par l’intelligence. Le Tome hagioritique souligne le caractère mystérieux du mode de la vision de la Lumière divine : «Comment ? Cela n’est connu que de Dieu et de ceux qui ont eu l’expérience de sa grâce ».
Pour Palamas, la Lumière divine est la Lumière incréée du Thabor : « La Lumière divine est non matérielle ; il n’y avait rien de sensible dans la Lumière qui illumina les apôtres sur le Mont Thabor » (Cont. Akind.) Dans la 35e Homélie, il écrit : « La lumière de la Transfiguration du Seigneur n’a pas commencé et n’a pas pris fin ; elle reste circonscrite dans le temps et l’espace et imperceptible pour les sens bien qu’elle fût contemplée... mais par une transmutation des sens, les disciples du Seigneur passèrent de la chair à l’Esprit ».
Ainsi pour Palamas la Lumière divine se révèle à l’homme dans sa totalité mais, au moment de la vision, il y a « transmutation des sens », c’est-à-dire spiritualisation de la chair dans le sens des paroles de saint Paul : « On sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel , (1 Co 15, 44). C’est donc uniquement dans la mesure ou il y a une transfiguration pneumatique du corps que la vision de la Lumière devient possible ; on ne peut avoir la révélation de la Transfiguration que si l’on y participe soi-même, cette participation tant toujours ineffable et totalement incompréhensible à la raison humaine. Chez Grégoire Palamas tout comme chez saint Syméon le Nouveau Théologien, la vision de la Lumière incréée est intimement liée à la spiritualité hésychaste, dont les racines se perdent dans le IVe siècle, et qui constitue un des courants les plus remarquables de la spiritualité orthodoxe. L’hésychasme est centré sur la prière de Jésus répétée inlassablement. L’invocation du Nom de Jésus devient une oraison permanente qui imprègne l’homme tout entier et le fait participer corps, âme et esprit, à la vie en Christ selon la parole de saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Seuls ceux qui demeurent dans cette prière perpétuelle peuvent espérer recevoir la grâce de la vision déifiante. Cependant, et c’est un point sur lequel saint Grégoire insiste, tous sont appelés à y participer : « Cette expérience divine est donnée à chacun selon sa mesure et peut-être plus ou moins grande selon la dignité de ceux qui l’éprouvent » (Hom. 35).
C’est à travers 1a tradition hésychaste que nous allons rejoindre saint Séraphin de Sarov, que près de cinq siècles séparent de saint Grégoire Palamas. Contrairement à ce dernier, saint Séraphin ne fut pas un théologien au sens scientifique du terme. Prêtre et moine, il passa toute sa vie en prière, soit en ermite dans la forêt, soit dans un monastère, le plus souvent seul dans sa cellule. Ce n’est que dans les huit dernières années qu’il accepta d’ouvrir sa cellule aux innombrables pèlerins attirés par le renommée de sa sainteté et qu’il devint leur guide spirituel. Il enseignait que le but de toute vie était « l’acquisition du Saint Esprit » et que cette vie de l’Esprit ne pouvait être obtenue que par la prière perpétuelle et la vie sacramentelle. L’enseignement de saint Séraphim nous est connu surtout par les récits de ses disciples. Le plus célèbre est constitué par les notes de Motovilov, dans lesquelles saint Séraphim apparaît comme l’un des plus grands mystiques de la Lumière.
À la question de Motovilov sur la nature de la vie dans l’Esprit, saint Séraphin répond : « Je vous ai déjà dit, fit le Père Séraphim, que c’est bien simple... Mon ami, nous sommes tous deux en ce moment dans l’Esprit de Dieu... Pourquoi ne voulez-vous pas me regarder ? – Je ne peux pas vous regarder, mon Père, répondis-je, vos yeux. projettent des éclairs, votre visage est devenu plus éblouissant que le soleil et j’ai mal aux yeux en vous regardant. – Ne craignez rien, dit-il, en ce moment, vous êtes devenu aussi clair que moi. Vous êtes aussi à présent dans la plénitude de l’Esprit de Dieu ; autrement, vous ne pourriez me voir tel que vous me voyez... Encouragé par ces paroles, je regardais et je fus saisi d’une frayeur pieuse. Imaginez-vous, au milieu de soleil, dans l’éclat de ses rayons éblouissants de midi, la face de l’homme qui vous parle. Vous voyez le mouvement de ses lèvres, l’expression changeante de ses yeux, vous entendez sa voix, vous sentez ses mains qui vous tiennent par les épaules, mais vous ne voyez ni l’es mains ni le corps de votre interlocuteur, – rien que la lumière resplendissante qui se propage loin, à quelques toises à l’entour, éclairant par son éclat le pré couvert de neige et les flocons blancs qui ne cessent de tomber... ».
Continuant sa description, Motovilov montre que c’est tout son être, sa personne tout entière qui participe à la vision divine : il ressent une paix extraordinaire, une chaleur, bien que l'on soit en plein hiver, un parfum d’une qualité rare.
Ce qui différencie saint Séraphin de Sarov des autres mystiques, c’est l’insistance sur le caractère pneumatique de la lumière divine. La vie en Christ par la prière perpétuelle conduit à l’illumination dans l’Esprit. Saint Séraphin rejoint ici le thème scripturaire du Saint Esprit se révélant comme feu et lumière lors de sa descente sur les apôtres dans la chambre haute de Jérusalem. La Pentecôte, « accomplissement de la promesse et la réalisation de l’espérance », réalise le parachèvement de la révélation trinitaire et, de même que le Christ est Lumière, de même le Saint Esprit est « Lumière et donnant la Lumière », comme le chante un hymne des matines de Pentecôte.
Et si l’illumination ici-bas par le Christ et le Saint Esprit n’est que l’avant-goût de cette Lumière ineffable dans laquelle baignera le Royaume du Père lorsque le Fils à travers le Saint Esprit lui aura tout soumis ; elle est tout de même vision du Royaume conformément à la promesse du Seigneur : « Je vous le dis vraiment, il en est de présents ici même qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu » (Lc, 9,27).
Paru dans le Bulletin de l’Amitié
de janvier 1966 « Regards sur l’orthodoxie ».
Reproduit dans Contacts, vol. 21 (1969).