Pères et mères dans la foi

Les Sources de la Religion


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Pages Alexandre Men

 


« À la recherche de la Voie,
de la Vérité et de la Vie »

Les six ouvrages qui composent la vaste étude du père Alexandre Men « À la recherche de la Voie, de la Vérité et de la Vie » ont comme objectif principal de démontrer que la quête religieuse fait partie essentielle de la nature de l’homme et que l’histoire des religions primitives, orientales et monothéistes est la manifestation de cet esprit. L'Incarnation du Fils de Dieu est la réponse divine et l'aboutissement de cette quête de l'homme. Nullement un travail purement académique, pour le père Alexandre il s’agissait avant tout de démontrer au publique russe devenu sceptique par un demi-siècle de propagande anti-religieuse de que la religion fait partie de la nature même de l’homme.

Nous proposons ici de larges extraits de l'Avant-Propos et de l'Introduction au premier tome, Les Sources de la Religion. L'approche du père Alexandre Men y est très évident : combattre l'athéisme officiel avec les armes de la foi et l'évidence de la religiosité humaine, qui se manifestent sous diverses formes dans toutes les sociétés, dans tous les âges, jusqu'à nos jours.

Père Alexandre Men en prière

Père Alexandre Men en prière

 


LES SOURCES DE LA RELIGION


 

AVANT-PROPOS

Pour tous ceux qui ont à cœur les questions touchant à la culture spirituelle, le problème de l’origine du christianisme ne peut manquer de susciter un immense intérêt. Ce problème a toujours fasciné l’attention des hommes et ils se sont efforcés de le comprendre en partant des positions les plus diverses et des angles de vue les plus variés.

Mais, chose étonnante, les défenseurs des positions les plus éloignées les unes des autres se sont tous penchés sur l’époque et sur le milieu où le christianisme a surgi. La littérature théologique, elle aussi, s’est en général limitée à cette approche. Et pourtant la bonne nouvelle apportée par la prédication évangélique ne s’est pas présentée comme la réponse aux seules aspirations des contemporains d’Auguste et de Tibère.

Le christianisme marque l’accomplissement de ce long processus historique embrassant l’univers et histoire : la quête religieuse de humanité.

Au fil des siècles les hommes ont sillonné une multitude innombrable de routes et de sentiers divers ; ils ont essayé et jaugé presque tout ce que l’esprit humain était capable de saisir, depuis la mystique négatrice du monde jusqu’au matérialisme négateur de Dieu. Et ce n’est qu’après ce long cheminement, toute recherche ayant été épuisée, que vint, selon l’expression biblique, « la plénitude des temps ». Le monde se trouva devant la révélation des plus grands mystères ; homme se vit proposer les voies de la vie parfaite.

Mais les hommes demeuraient libres d’accueillir l’Évangile ou de le rejeter. Leur liberté demeurait intacte. Le gage de cette liberté fut humiliation historique de Jésus de Nazareth, ce fut le Golgotha qui ébranla les disciples les plus fidèles et les plus aimants. Le garant de cette liberté, ce fut encore l’enseignement d’une nouveauté inouïe dans son paradoxe et tel qu’on ne peut l’accueillir sans effort, sans l’héroïsme de la foi.

C’est en vain que les hommes ont tenté d’appliquer au christianisme leurs étalons habituels : les uns exigeaient des confirmations et des signes sacrés, les autres des preuves philosophiques. Mais l’Église, par la bouche de l’apôtre Paul, répondait : « Nous prêchons un Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs » [1 Co 1,23].

L’Évangile est entré dans le courant de l’existence historique comme une annonce non pas humaine, mais divine. Il en a conquis beaucoup, mais pour d’autres, il est resté scandale ou folie. Certains, après l’avoir accueilli, l’abandonnèrent ensuite. Et pourtant le monde n’avait pas d’autre voie où s’engager. Il ne restait qu’à répéter encore et toujours les erreurs où s’était égaré l’esprit humain avant le christianisme. [...]

Vraiment le vieil Ecclésiaste avait raison, qui déclarait : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » [Qo 1,9]. Considérant n’importe lequel des mouvements ou des doctrines surgis au cours de ces vingt derniers siècles, nous arrivons à la certitude qu’ils se réduisent tous à la résurgence de quelque élément du passé.

Oui, même parmi les chrétiens, on remarque encore trop souvent les remontées d’une conscience pré-évangélique. Elles se manifestent dans un spiritualisme d’abdication, dans une intolérance autoritaire, dans un ritualisme magique. C’est chose parfaitement compréhensible : en regard des centaines de siècles passés, qu’est-ce que deux mille ans d’histoire pour dépasser le « paganisme » et réaliser, ne serait-ce que bien partiellement, la tâche qui fut donnée au monde par l’Homme-Dieu ? Et cette tâche s’impose absolument, elle est inépuisable. On peut dire que le « levain » de l’Évangile n’a fait qu’amorcer son action transformatrice.

C’est pourquoi parler du passé religieux du monde c’est, dans une certaine mesure, parler aussi de son présent.

Il y a cent ans, le grand penseur russe Vladimir Soloviev fut l’un des premiers à tenter d’interpréter l’histoire religieuse du point de vue chrétien. Il pensait y consacrer d’amples recherches. « Le but de ce travail, disait-il, est l’interprétation des religions anciennes. Interprétation indispensable, car sans elle, il est impossible de comprendre pleinement l’histoire universelle en général et celle du christianisme en particulier ». Pour diverses raisons ce plan ne fut pas réalisé ; Soloviev ne fit qu’esquisser les idées fondamentales du livre projeté. [...]

Les six ouvrages qui composent le cycle « À la recherche de la Voie, de la Vérité et de la Vie » se proposent d’accomplir ce que Vladimir Soloviev avait légué à notre temps. Toutefois, par sa méthode d’exposition, cet ensemble* se distingue des précédents essais. Le but essentiel de ce travail est de décrire de manière aussi accessible que possible le drame de l’histoire spirituelle. En le retraçant dans la lumière d’une conception chrétienne globale, l’auteur se rattache intimement au riche héritage de la pensée théologique et scientifique**. C’est pourquoi le cycle tout entier peut être considéré comme un essai de synthèse philosophico-religieuse et historique.

Certains lecteurs considéreront peut-être ces pages comme une sorte d’apologie des croyances non-chrétiennes. Mais il ne faut pas oublier que le domaine religieux est un domaine tout à fait à part : si l’on ne pénètre pas dans l’esprit des croyances, si l’on ne s’identifie pas dans une certaine mesure avec ceux qui les professent, on risque de ne rien comprendre à l’essence de la religion. Seule la voie d’une expérience intérieure partagée, dans laquelle nous sommes en recherche avec l’animiste, le bouddhiste, les penseurs grecs, nous aidera à saisir la dynamique authentique des religions qui ont préparé le monde à l’apparition de l’Homme-Dieu.

La marche vers ce centre, vers ce point suprême, constitue en vérité un spectacle saisissant ; en la poursuivant nous pourrons comprendre plus profondément la signification du christianisme lui-même. Ce qui a été recherche de la Voie, de la Vérité, de la Vie nous offre la possibilité de voir l’Évangile d’un regard neuf, de le situer dans une large perspective universelle.

Avant de nous mettre en route pour un long voyage à travers les siècles, les peuples et les continents, il nous faut nous arrêter au problème de l’essence et de l’origine de la religion et aussi à la manière dont s’est nouée,« l’intrigue » même du drame historico-religieux. C’est l’objet du premier volume, qui constitue une sorte d’introduction à toute la suite. Par son caractère, il se distinguera nécessairement de tous les volumes suivants, étant donné que les sujets qui y sont abordés forcent à. se référer à des questions générales.

Si ce cycle d’ouvrages permet au lecteur de contempler l’histoire des conceptions du monde non pas comme un ramassis d’erreurs, mais comme le confluent de rivières et de ruisseaux qui roulent leurs eaux vers l’océan du Nouveau Testament, l’auteur aura atteint son but. [...]

 


 

INTRODUCTION


 

Il est difficile à l’observateur réfléchi de trouver dans la vie spirituelle des hommes un facteur qui aurait joué au cours des siècles un rôle aussi décisif que la religion. Depuis l’âge de la pierre jusqu’à l’ère atomique, subissant d’étonnants changements et de multiples métamorphoses, la religion vit indissolublement unie à l’esprit humain, à la culture mondiale. Les temples de l’Égypte et les hymnes de Babylone, la Bible et le Parthénon, les vitraux gothiques et les icônes russes, la Divine comédie de Dante et les œuvres de Dostoievsky, la pensée de Platon et celle de Kierkegaard, la musique de Bach et celle de Britten, les idées sociales de Savonarole et celles de Münzer, tout s’enracine dans la religion qui confère à cette vie terrestre un sens supérieur, la liant ainsi à Celui qui ne passe pas.

La religion a imprimé à de nombreux mouvements historiques une impulsion décisive. L’accueil fait au Bouddhisme par l’Asie, la prédication de l’Évangile dans le monde ancien, l’expansion de l’Islam, la Réforme de l’Église d’Occident marquèrent d’authentiques jalons la vie de l’humanité. Même la lutte contre la religion constitue une reconnaissance indirecte de son importance. L’influence de la foi religieuse va des grandioses ébranlements sociaux jusqu’aux profondeurs les plus intimes du cœur humain. Et c’est précisément ce second aspect qui constitue sa force principale.

Si nous nous tournons vers les religions des siècles passés, nous arrivons à la certitude qu’elles n’ont pas seulement un intérêt historique, mais qu’il y a en elles quelque chose d’éternel, quelque chose d’actuel. Il en est pourtant qui, tout en reconnaissant le rôle de la religion dans le passé, affirment que pour les hommes du XXe siècle, elle est morte ou mourra dans le plus proche avenir. ils disent que le monde entre définitivement dans une période d’incroyance.


Est-ce vrai ? Ne se cache-t-il pas précisément derrière cette lutte contre la religion, qui se poursuit depuis le début de ce siècle ou peu s’en faut, une peur inconsciente devant elle et, chez ses ennemis, l’incertitude d’être dans leur bon droit ?

* * *

Dès l’Antiquité on estimait qu’il n’y avait pas un seul peuple qui fût absolument privé de croyance. Cette affirmation a gardé sa force jusqu’aujourd’hui. Selon la remarque du célèbre historien contemporain À. Toynbee, on ne peut même pas affirmer que les athées soient des hommes vraiment sans foi (1). Il y a dans leur conception des choses un sentiment religieux confus, même si ce sentiment est dirigé vers des objets, des personnes, des idées de cette terre. Il n’est pas rare que des doctrines antireligieuses soient liées à des élans intérieurs de caractère mystique ; les mythes idéologiques acceptés comme une foi sont au fond une religion travestie.

Un des rares athées qui ait tenté effectivement de pousser la négation de Dieu jusqu’à son aboutissement logique fut Friedrich Nietzsche. « Dieu est mort ! » s’écria-t-il et fébrilement il se hâta de chasser de la vie des hommes tout ce qui rappelait Dieu. Dieu est mort et par conséquent l’univers n’est plus que le jeu des éléments aveugles. Le ciel est vide, le monde est vide, tout recommence dans l’infinité du temps qui s’écoule. Il n’y a pas de sens, il n’y a pas de but, il n’y a rien qui ait du prix. Dès lors, comme elles sont ridicules, les prétentions de l’homme à la grandeur ! Il est issu du néant et il y retournera avec sa pitoyable civilisation et sa planète.

Naturellement, Nietzsche rejeta tous les principes moraux du christianisme, car la loi de la « nature souveraine », c’est le triomphe du plus fort. Il parla avec mépris de la possibilité d’une quelconque transformation sociale : qu’est-ce que la société, sinon la manifestation de la même absurdité universelle ?

Mais rares furent ceux qui se décidèrent à accepter des conclusions aussi radicales. La majorité des athées se détourna du sombre tableau d’une existence dévalorisée et recourut à ce que Nietzsche appelait « les ombres de Dieu ». Dans le désert mort de l’incroyance, ils plantèrent çà et là parmi les cailloux des fleurs apportées de lointains jardins, s’efforçant ainsi d’adoucir l’impression lugubre du paysage. (Nietzsche lui-même, pour finir, n’y résista pas et s’efforça de trouver un refuge dans l’idée du Surhomme). Ainsi prirent naissance les croyances de l’athéisme qui furtivement réintroduisaient le sens dans le non sens et étaient destinées à réconcilier l’homme avec ce que par nature il ne peut accepter.

C’est pourquoi beaucoup d’athées inconséquents parlent de la grandeur du Bien, disent que l’homme est immanquablement promis à un épanouissement suprême qui exige que l’on soit prêt aux plus grands sacrifices. Ils apprécient l’abnégation, l’héroïsme, la justice.

À notre époque le hiatus entre la vision athée du monde et la soif d’idéal est apparu avec éclat chez Albert Camus. Insistant sur l’absurdité de l’existence, il ne s’efforça pas moins de trouver un appui, ne fût-ce que sur la volonté morale de l’homme. Il lutta pour les droits de l’homme contre la tyrannie, il discuta, il dénonça, il prêcha.
Il est pourtant douteux qu’une telle attitude découle de sa théorie de l’absurde. Camus l’avouait lui-même à ses adversaires : « En toute honnêteté, écrivait-il, c’est avec peine que j’ai trouvé pour discuter avec vous d’autres arguments qu’une impérieuse passion pour la justice qui, tout compte fait, est aussi peu raisonnable que la plus inattendue des passions » (2).

Il y a quelque chose de tragique et d’émouvant dans cet effort des athées pour échapper à l’abîme d’un univers indifférent, d’un ciel froid et vide. Il n’y a pas là simplement peur et anxiété, mais inconsciente attirance vers ce que la dogmatique du matérialisme nie : vers le Sens, le But, le Principe intelligent du monde. Aucune doctrine n’est capable de détruire cette mystérieuse attraction inscrite en l’homme. Même un athée avéré, comme le célèbre psychanalyste E. Fromm, reconnaît qu’il y a là un fait réel : « L’étude de l’homme, écrit-il, nous autorise à reconnaître que l’exigence d’un système général d’orientation et d’un but devant lequel on s’incline, est profondément enraciné dans les conditions de l’existence humaine » (3).

D’où pareille exigence a-t-elle donc pu surgir ? Car tout, en ce monde, a quelque racine réelle. En particulier, personne n’ira contester qu’à toute exigence de notre corps correspond une nécessité vitale objective. Si l’esprit de l’homme s’efforce au long des siècles d’atteindre la beauté, le bien et quelque chose de plus Haut qui soit digne de respect, est-il juste de n’y voir qu’un vide mensonge à soi-même ? N’est-il pas plus naturel de reconnaître que, de même que le corps est uni au monde objectif de la nature, l’esprit tend vers une Réalité invisible qui lui est apparentée et en même temps le dépasse ? Et n’est-il pas significatif que lorsque l’homme s’éloigne de cette Réalité, les superstitions et les « cultes » séculiers en prennent la place ? Autrement dit, quand les hommes s’éloignent de Dieu, ils se tournent inévitablement vers les idoles.

Le fondateur de la psychanalyse, S. Freud, s’efforça de faire dériver l’idée de Dieu des désirs réprimés de l’homme, refoulés dans la sphère subconsciente de l’âme. Mais n’avons-nous pas le droit de poser la question autrement ? Les succédanés athées de la religion ne sont-ils pas le résultat de l’éviction du sens de Dieu qui malgré tout se manifeste ? Il est facile de se convaincre que la négation du Très-Haut trouve elle-même son aliment dans les aspirations inconscientes de la foi.

Ainsi à l’époque qui précéda la Révolution française, la philosophie des Encyclopédistes devint la source d’un enthousiasme très proche de l’expérience religieuse. Le baron d’Holbach, patriarche de l’athéisme des Lumières, après s’être converti à la « foi nouvelle » tomba, dit-on, à genoux devant Diderot, dans l’élan d’une sorte d’extase athée. Et ses continuateurs aux jours de la Révolution juraient « n’avoir pas d’autre religion que la religion de la nature, pas d’autre temple que le temple de la raison ». La foi en l’homme, en l’avènement prochain de « la liberté, de l’égalité, de la fraternité », la foi en la science, la raison, le progrès, tout cela inspirait par moments aux hommes de la piété et engendrait même des formes de culte particulières. Qu’il nous suffise d’évoquer le fondateur du positivisme, Auguste Comte, et son culte de l’« Être suprême », l’Humanité.

Le biologiste allemand E. Haeckel, à la fin du siècle dernier, édifia une religion « moniste » de la nature dont l’enseignement d’un autre biologiste, J. Huxley, fut le prolongement. Niant l’existence du Dieu personnel, Huxley estimait que la force vitale du cosmos, l’énergie créatrice de l’évolution, peut être objet d’adoration.

Dans l’intelligentsia russe, le service du « peuple » revêtait des aspects nettement religieux. On voyait dans le « peuple » le sel de la terre, l’ancre du salut, la source de la plus haute sagesse. Ce culte engendra nombre de héros et de martyrs (4). L’histoire de la guerre civile en Russie dans les années 20 est un exemple éclatant de ce que la foi dans un avenir meilleur, dans la justice et dans une sorte de royaume de Dieu sur terre forçait tous les obstacles. À un ennemi bien instruit et bien équipé s’opposèrent avant tout une conviction et un enthousiasme qui firent reculer la force extérieure.

Ce n’est pas un hasard si les matérialistes, alors même qu’en théorie ils reconnaissent le primat de l’économique, préfèrent en pratique faire appel à la « conscience », aux « idées », à la « foi ». Ainsi Mao-Tsé-Toung reconnut lui-même un jour qu’il avait encouragé de façon délibérée le culte de sa personnalité afin « d’animer les masses ». Le principal levier de sa lutte et de sa politique, ce fut précisément le culte rendu à sa pseudo-divinité et non pas la promesse de biens matériels.

Beaucoup d’athées, comme nous le voyons, n’estiment nullement honteux de qualifier leurs idées de religieuses. « Nous avons d’autant plus le droit de refuser le “ciel”, écrivait l’un d’eux au début du siècle, que nous sommes d’avantage convaincus de la force et de la beauté de la religion terrestre ». Et plus tard, cette « religion » créa ses intouchables autorités, dogmes, écritures, rites et saints (5).

À l’autre pôle de la société, nous trouvons quelque chose de semblable. « Maintenant, écrivait l’idéologue du parti national-socialiste À. Rosenberg, s’éveille une nouvelle religion : le mythe du sang ». Lui et ceux qui partageaient ses idées ont transformé le racisme biologique en une doctrine pseudo-mystique qui séduisit un peuple dont les racines chrétiennes avaient été arrachées en ces années-là.

On peut apporter de nombreux autres exemples montrant comment, chassée de la conscience, la pensée de Dieu revient en l’homme, même si c’est sous une forme altérée, à peine reconnaissable. Cela témoigne de l’exigence indestructible qu’ont les hommes de lier leur vie à quelque chose de supérieur et de sacré.

Les apologistes de l’athéisme s’efforcent de dépeindre leur idéologie comme le résultat du progrès de la raison, comme l’idéologie la plus « moderne ». Mais en réalité, comme nous le verrons, cette idéologie existait bien avant l’émergence des grandes religions mondiales et à toutes les époques elle fut toujours le symptôme d’un appauvrissement spirituel, d’une décadence, d’une crise.

L’« athéisme de masse » de notre siècle tragique n’est pas le fait d’un hasard. Ce n’est pas du tout que la foi en Dieu se soit tarie chez les peuples de l’aire européenne. En fait, l’abandon de la foi a trois causes principales. La première vient de ce que le christianisme se trouva à l’ »épicentre » de l’urbanisation qui causa de lourdes pertes aux valeurs spirituelles et à la situation morale de la société. Cet ouragan n’a pas atteint de plein fouet les peuples confessant l’Islam ni les autres religions. L’impact principal du choc atteignit les chrétiens. La deuxième cause découle des fautes des responsables des Églises, dont certains membres ont perverti le véritable esprit de la religion. La troisième cause enfin fut la platitude de « l’embourgeoisement spirituel » dont parle N. Berdiaev, les idées de sécularisation et de divinisation de l’homme. Ces idées naquirent d’abord dans le monde antique, mais elles atteignirent leur expression la plus claire à l’époque de la Renaissance. C’est alors, il y a près de 400 ans, que le monde occidental s’est trouvé face à la tentation de l’humanisme païen et, dans une large mesure, y succomba. L’homme, comme « mesure de toutes choses », fut promu au rang de divinité, sa raison déclarée tribunal suprême dans les questions les plus profondes de l’existence et sa nature proclamée harmonieuse et belle dans ses fondements mêmes.

Les idéologues des « Lumières » et du rationalisme donnèrent un fondement théorique à de telles prétentions. Il se créa un véritable culte de la science : les transformations sociales semblaient être le seul remède à tous les maux de l’univers et l’idée de progrès continu qui s’épanouit au XIXe siècle, renforça ces positions.

L’humanisme athée, rejetant l’humanisme chrétien, ne se lassait pas de prédire la destruction de la foi religieuse. Et pourtant celle-ci non seulement tint bon, mais elle continua à vivre et à prospérer. L’activité des missionnaires connut une grande efflorescence : ils portèrent le christianisme au-delà des frontières de l’Europe. De nouveaux mouvements spirituels surgirent.

En réaction, des tentatives directes furent entreprises pour anéantir le christianisme par la force. Dès l’époque de la Convention, des persécutions massives furent déclenchées contre l’Église. Des évêques et des prêtres furent exécutés, les églises, transformées en clubs, les tombeaux des saints, profanés (entre autres celui du roi saint Louis). Notre-Dame fut affectée au culte de la Raison (6). On promena par les rues de Paris un corbillard chargé d’objets sacrés. On prétendait annoncer ainsi « les funérailles de Dieu ». On ne tarda pas à s’apercevoir que les athées n’avaient nullement enterré Dieu, mais rien de plus qu’un amas d’objets du culte.

« L’assaut du ciel » ne s’arrêta pas avec la Révolution française. La lutte se poursuivit, tantôt sous la bannière de l’évolutionnisme ou de la critique biblique, tantôt au nom de la lutte contre la réaction. Bismarck et les ministres français, les socio-démocrates allemands et les révolutionnaires russes venus de divers horizons menèrent contre le christianisme des attaques acharnées. Et pourtant, au seuil du XXe siècle, une enquête menée parmi les personnalités du monde de la culture prouva que pour la majorité d’entre elles la religion était loin d’être en décadence. Le célèbre philosophe américain W. Hoking écrivait à l’époque : « Il ne faut pas se hâter de qualifier notre siècle d’areligieux. Potentiellement, les gens deviennent plus religieux. Ce développement de la religion est un fait encore caché » (7). Et dans la mesure où ce fait devenait de jour en jour moins caché, l’athéisme recourut de nouveau à la violence.

Dans le premier tiers du XXe siècle les bouleversements sociaux qui se produisirent en Russie, au Mexique, en Allemagne, en Italie conduisirent à une véritable guerre contre le christianisme et les autres religions et cette guerre, en Chine populaire et en Albanie, prendra par la suite un caractère totalitaire. Tout l’arsenal des moyens, depuis la propagande par la presse et la radio, les tribunes et les chaires, jusqu’aux tueries massives les plus cruelles fut mis en action pour en finir avec la religion. Contre elle se mirent en campagne, main dans la main avec l’athéisme militant, l’indifférentisme et le rationalisme de bas étage, le matérialisme de Monsieur Tout-le-Monde et le « nouvel » humanisme, sous-produit de celui de la Renaissance. Mais la victoire qu’espéraient tant les persécuteurs ne vint pas.

Ces luttes, que la Bible déjà avait prédites, le christianisme les avait depuis longtemps prévues et dans cette même Bible, l’Église puisait l’assurance de son invincibilité.

À vrai dire, il se trouvait, même parmi les chrétiens, des hommes dont la volonté se révéla paralysée par la poussée de la sécularisation (8). Une question les tourmentait : l’Église a-t-elle un avenir ? Mais ils se posaient cette question comme si l’Église était seulement une institution humaine, oubliant les paroles du Christ à Pierre : « Je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle » [Mt 16,18].

Bien sûr, cette promesse n’était pas un appel à la passivité. Que se serait-il passé si les disciples du Christ, au lieu de « prêcher l’Évangile à toute créature », s’étaient enfermés dans leurs demeures ? Eh bien même dans ce cas, l’œuvre du Christ se serait perpétuée dans le monde. Si les apôtres s’étaient tus, « les pierres auraient crié » [Lc 19,40]. Le Christ se serait trouvé d’autres serviteurs...

D’autre part, une question légitime s’élève : Aujourd’hui, le monde n’a t-il pas perdu le besoin de croire ? N’est-il pas satisfait de ce que lui offre la culture « laïque » ?

Il y en a quelques indices : la pression prolongée des forces antireligieuses ne pouvait pas ne pas laisser de traces. Mais en même temps, seul un homme de parti pris peut nier que la soif de la foi renaît sans cesse, même dans une atmosphère de persécutions, de sécularisation, d’utilitarisme dépourvu d’âme.

La situation actuelle permet de voir avec plus de clarté l’âme même de la religion, son essence authentique. Que l’on ne se rende plus de nos jours au champ de courses en chantant des hymnes, comme à Byzance, et que l’on ne noie plus les hérétiques dans le Volkhov, comme jadis à Novgorod, la foi n’en a pas souffert, elle n’a fait qu’y gagner. Perdant ses liens avec l’État, elle se libère du poids mort d’adeptes purement nominaux.

La transformation du christianisme en idéologie officielle a entraîné la plupart du temps des phénomènes monstrueux empoisonnant la vie ecclésiale. Il vaut beaucoup mieux qu’un « païen », quelle que soit son appartenance, se reconnaisse comme tel, plutôt que de se dire chrétien, pour être bien vu dans son milieu (9).
L’athéisme d’aujourd’hui n’est point quelque degré de conscience fondamentalement nouveau, mais le dévoilement des rapports réels qui existent entre les niveaux spirituels dans la société. En Occident, beaucoup de personnalités ecclésiastiques se plaignent de ce que « les églises sont vides ». Mais en disant cela, elles oublient que c’est bien pire quand les églises sont pleines et les cœurs, vides. L’accomplissement extérieur des rites est loin d’être toujours l’indice d’une foi prospère, et, inversement, une faible fréquentation des temples n’est nullement la preuve que la foi est en déclin. En outre, les formes extérieures de la vie ecclésiale ont toujours changé dans le passé ; elles continueront à changer dans l’avenir. C’est pourquoi il y a inévitablement des périodes où la nécessité des changements a une incidence sur le chiffre des personnes qui vont régulièrement à l’église.

Mais c’est plus profond qu’il faut aller chercher la clef du problème : dans les requêtes de l’esprit humain lui-même. La révolte de la « nouvelle gauche », de ce nihilisme contemporain, ne dit-elle pas que, même après avoir perdu Dieu, les hommes cherchent passionnément l’Absolu, qu’ils ne peuvent pas se satisfaire de la réalité qu’ils détiennent ? Aujourd’hui se répète une fois de plus le drame de Faust : l’homme découvre en lui une perpétuelle aspiration vers le haut et une insatisfaction de ce qu’il a atteint. Il est significatif que cette aspiration se manifeste avec une particulière intensité dans les pays développés, qui ont acquis la prospérité matérielle. Plus forte se révèle l’emprise de la « culture de masse », de la technique et de l’urbanisation, plus vivement l’individu ressent la pesanteur des nouvelles chaînes qu’on lui impose, tandis que la religion, selon la juste remarque d’un chercheur contemporain, « reste la plus personnalisée de toutes les formes de l’activité humaine » (10). Voilà pourquoi c’est justement en elle que l’esprit, égaré dans les labyrinthes de la civilisation, retrouve sans cesse pour lui-même une assise solide et la liberté intérieure. La personne, c’est-à-dire la plus haute manifestation de l’humain, trouvera toujours son rempart dans le sanctuaire.

* * *

Il va de soi que l’avancée de la foi ne se mesure pas à l’aune de la seule statistique. « Si le renouveau chrétien, nous dit l’écrivain anglais C.S. Lewis, a réellement commencé, il se développera lentement, calmement, dans de très petits groupes. » Et cette renaissance insensible se réalise partout, même là où l’on pouvait l’attendre le moins.

Mais il ne faut pas ignorer non plus les faits qui se manifestent en surface. En dépit de tout ce que la religion a reçu en partage au temps de la sécularisation, de nos jours près de 90 % de la population du globe s’affirme croyante. L’auteur communiste qui fournit ce chiffre fait, il est vrai, des réserves : parmi ceux qui appartiennent formellement à une religion, il y a bon nombre d’indifférents ; certes, mais parmi ceux qui se disent athées, il y a également quantité de croyants cachés ou de personnes proches de la foi.

On est fondé à affirmer qu’au XXe siècle, contrairement aux prévisions des sceptiques, la religion a commencé de jouer un rôle en un sens plus grand qu’au siècle passé. On peut suivre ce fait dans les sphères les plus diverses de la culture. Par exemple, alors qu’il y a deux cents ou trois cents ans les peintres qui traitaient les thèmes évangéliques y voyaient surtout un sujet académique, aujourd’hui, à la base de l’œuvre de maîtres aussi éminents que M. Chagall et N. Rerich, G. Rouault et S. Dali, nous découvrons une perception véritablement mystique de l’univers. Les problèmes religieux et mystiques passionnent de nos jours les écrivains comme ils ne le faisaient nulle part il y a cent ans, si ce n’est peut-être en Russie (11). Pour défendre les plus hautes valeurs spirituelles se sont élevés en France : Ch. Péguy, L. Bloy, P. Claudel, F. Mauriac, J. Green et À. de Saint-Exupéry ; en Angleterre G.K. Chesterton, C. Lewis, T.S. Eliot, E. Waugh et G. Greene ; en Allemagne T. Mann, H. Hesse et H. Bôll ; en Russie, M. Boulgakov, B. Pasternak et À. Soljenitsyne ; en Amérique, D. Salinger, R. Bradbury, J. Updike ; en Italie, G. Papini. Le drame des recherches et des crises spirituelles a été décrit avec une force étonnante dans l’œuvre d’un F.I. Kafka et d’un R.M. Rilke. Et même lorsqu’ils critiquent la vie religieuse de leurs contemporains, beaucoup d’écrivains le font au nom de la pureté et du renouveau de la foi. Tel était déjà le sens des propos accusateurs des anciens prophètes et des Pères de l’Église, qui se distinguaient toujours par leur intransigeance envers les moindres altérations de la véritable religiosité.

Dans le passé déjà, la grande majorité des scientifiques ne voyait pas de contradiction entre la religion et les sciences de la nature. Contentons-nous de rappeler les noms de Kepler, Newton, Pasteur. Et de nos jours, parmi les savants on parle déjà d’une synthèse de la foi et de la science. C. Towns, lauréat du Prix Nobel, qui découvrit le rayon laser, y fait allusion. « Le but de la science, dit-il, est de découvrir l’ordre de l’univers et, grâce à cela, de comprendre l’essence des choses que nous voyons autour de nous, entre autres, de comprendre la vie de l’homme. Le but de la religion peut être ainsi défini, me semble-t-il : atteindre (et par conséquent admettre) la finalité et le sens de l’Univers et la manière par laquelle nous sommes. Cette force supérieure finalisant, nous la nommons Dieu ». Les paroles que nous rapportons ainsi ne sont pas une opinion fortuite et particulière. Elle est partagée par les hommes auxquels nous devons la représentation moderne du monde. A. Einstein parle de la signification de la foi pour le savant ; M. Planck, N. Bohr et E. Schrödinger, du lien entre la science et la religion ; A. Eddington, J. Jeans et P.C. Jordan estiment que la connaissance du monde est un chemin vers la connaissance de Dieu.

Dans nombre de secteurs de la science les spécialistes de pointe du XXe siècle tiennent des positions diamétralement opposées à celle du matérialisme. En physique, c’est Heisenberg, en mathématique, G. Cantor ; en biologie, R. Chauvin ; en neurophysiologie, J.D. Eccles ; en anthropologie, P. Teilhard de Chardin ; en paléontologie, H. Breuil ; en ethnographie, W. Schmidt ; en historiographie, À. Toynbee ; en psychologie, C.G. Jung.

Dans le domaine philosophique, la situation est significative, elle aussi. Les plus grands penseurs de notre siècle, que ce soit l’intuitionniste H. Bergson, le thomiste J. Maritain, l’« organiciste » A.N. Whitehead, l’existentialiste K. Jaspers ou le « chevalier de la liberté », N. Berdiaev, tous proclament la valeur spirituelle éminente de la religion.

En théologie également s’est ouverte une époque d’efflorescence sans précédent, avec dans l’orthodoxie des représentants aussi célèbres que S. Boulgakov, P. Florensky, V. Lossky ; dans le catholicisme, les Guardini, les Congar, les Rahner ; dans le protestantisme, K. Barth, P. Tillich, R. Niebuhr. La pensée religieuse se développe aussi dans le judaïsme (M. Buber) et dans l’hindouisme (Aurobindo Ghose) (12).

En Occident, l’intérêt grandit pour les enseignements mystiques du yoga et du zen ; de nouvelles tendances se font jour non seulement dans le christianisme, mais dans l’Islam, le bouddhisme et même le paganisme. Il est caractéristique que certaines personnalités de la vie sociopolitique de notre siècle, M. Gandhi et M. L. King, par exemple ont entrepris leur action à partir de principes religieux.

L’importance de tous ces phénomènes n’est point du tout amoindrie du fait qu’il s’y révèle par moment beaucoup d’immaturité et de contradictions. La diversité même des idées et des recherches (du gauchisme le plus extrême jusqu’à l’orthodoxie la plus stricte) montre qu’elle coule à pleins bords, désormais, la rivière de la religion.

* * *

Cette montée, naturellement, se fait sentir également dans la vie de l’Église. Aucun des quatre derniers siècles n’a connu un pape aussi populaire que le fut Jean XXIII. Le second concile du Vatican, qu’il convoqua, a ouvert de nouvelles perspectives au dialogue entre l’Église et le monde, a frayé des voies nouvelles en théologie, dans l’œcuménisme, l’apostolat, la liturgie et dans l’intelligence de la Bible. Que le concile ait provoqué une vague de discussions et de crises, qui rappellent par leur ardeur les temps des premiers conciles, ne fait que prouver la vigueur et la vitalité du christianisme. Une critique audacieuse et libre des institutions ecclésiastiques venant des fidèles eux-mêmes et des théologiens est même le signe que l’Église vit en pleine santé.

Le protestantisme, lui aussi, cherche des chemins nouveaux. L’énorme succès du prédicateur évangélique Billy Graham a montré combien forte est l’aspiration des hommes vers la Parole de Dieu. L’initiative protestante qui aboutit à la création du Conseil Œcuménique des Églises témoigne d’une foi pour l’unité de tous les chrétiens telle que jamais l’histoire n’en avait connue. Et il est remarquable que l’œcuménisme soit né et qu’il vive justement à une heure où, dans le monde, redoublent l’intolérance raciste et le chauvinisme.

La vitalité de l’Église orthodoxe se révéla stupéfiante, elle qui durant les dernières décennies avait résisté en Russie à des épreuves extérieures et intérieures sans pareilles. Le théologien J. Robinson, dans un livre qui fit grand bruit, essaie bien de minimiser l’importance de ce fait, en le rapprochant de ce que l’on appelle la « seconde religiosité », c’est-à-dire la recrudescence de la foi dans des sociétés en voie de disparition (13). Mais ranger la Russie au nombre des sociétés de ce type c’est mal comprendre la dynamique du monde contemporain.

Aux États-Unis - le modèle classique des sociétés de consommation - où la course au confort est déjà devenue une menace pour les valeurs spirituelles, a soudain surgi un vaste mouvement de retour de la jeunesse à l’Évangile, mouvement qui a reçu le nom de « Jesus Révolution ». En Europe, la communauté chrétienne de Taizé attire des centaines de milliers de jeunes de différents pays, membres de diverses Églises (14). En Afrique et en Asie se multiplient les nouveaux courants et les nouveaux prédicateurs.

Le destin de la Bible dans le monde contemporain en dit long lui aussi. Il n’y a pas que les tirages astronomiques, ni les éditions commentées et illustrées, ni le succès populaire des sujets bibliques en musique, à l’écran et à la télévision à témoigner de sa puissance d’attraction sans déclin ; c’est aussi ce que disent des centaines d’études et d’ouvrages, fruit d’une floraison des sciences bibliques jamais vue jusqu’à nos jours.

Au XXe siècle s’instaure pour la première fois un dialogue sérieux entre Églises, mais aussi entre religions, entre croyants et incroyants. Même les communistes sont obligés de s’engager activement dans ce dialogue. Dans le même temps, dans toute une série de pays, comme par exemple en Amérique latine, l’épiscopat et le clergé rejoignent les rangs de ceux qui luttent pour la liberté et les transformations sociales.

Si naguère les communistes parlaient de la religion comme de leur ennemi irréconciliable, aujourd’hui beaucoup d’entre eux sont contraints de modifier leur attitude à son endroit. O. Millas, membre du comité central du parti communiste chilien, parlant du combat social des chrétiens, souligne qu’ils « voient le sens de leur appartenance religieuse dans un amour ardent pour le prochain, dans une foi sans réticence en l’homme. Des catholiques de cette sorte, les convictions religieuses ne les empêchent nullement d’être des révolutionnaires, au contraire, elles les aident dans leur lutte ». Tenant compte justement de ce fait, Fidel Castro a écrit que sa révolution « n’avait jamais et en aucune manière été antireligieuse ».

Des voix semblables s’élèvent aussi en Europe. Ainsi Georges Marchais affirme ouvertement que « les chrétiens ont des raisons de prendre part au mouvement pour les changements démocratiques et de collaborer à la construction d’une société plus libre ». On est déjà bien loin du discours sur la religion « opium » du peuple.

Il n’est pas rare d’entendre dire que si la religion a subsisté jusqu’à ce jour, c’est uniquement parce qu’elle « s’adapte » aux besoins et aux aspirations de n’importe quelle époque. Mais en reconnaissant ce fait, l’athéisme témoigne involontairement en faveur de la religion. Car il est bien connu que la faculté d’adaptation est précisément le signe de la vitalité de l’organisme.

On dit aussi que l’intérêt pour la religion est un « tribut payé à la mode ». Peut-être est-ce vrai pour bon nombre d’esprits superficiels. Mais la « mode » ne joue pas toujours, tant s’en faut, un rôle seulement négatif. N’est-ce pas elle qui a aidé quantité de gens à comprendre et à apprécier l’art de l’icône et l’architecture religieuse ancienne ? Et, d’une manière générale, n’est-il pas remarquable que cette « mode » se soit justement attachée à ce que l’on avait si longtemps et avec tant d’acharnement essayé d’anéantir ? D’ailleurs la mode n’est souvent rien d’autre que le reflet simplifié des processus abyssaux qui agitent le tréfonds de la conscience sociale.

Le célèbre physicien Max Born, parlant de l’abîme vers lequel roule la civilisation, soulignait que seules les idées religieuses pouvaient rendre la santé à la société. « Aujourd’hui, disait-il, seule la peur contraint les gens à préserver la paix. Mais pareille situation est instable et doit être remplacée par quelque chose de mieux. Point n’est besoin d’aller chercher très loin un principe qui puisse être un fondement plus solide pour assurer nos affaires... Dans notre partie du monde ce principe est contenu dans la doctrine chrétienne ; le Mahatma Gandhi a réussi à l’incarner dans la vie ».

Ainsi on peut tenir pour évident que les gens qui parlent de la « mort de la religion » ou bien sont myopes, ou bien ferment consciemment les yeux sur la réalité, ou bien, finalement, sont victimes de la désinformation.

Aujourd’hui résonnent avec plus d’actualité que jamais les paroles que l’apôtre Paul prononçait, il y a deux mille ans : « On nous tient pour morts et voici que nous sommes vivants ».


NOTES

* Les sources de la religion, 1970, 415 pages ; 2. Magisme et monothéisme. Itinéraire religieux de l’humanité jusqu’à l’époque des grands maîtres, 1971, 669 pages ; 3. Aux portes du silence. La vie spirituelle de la Chine et de l’Inde au milieu du Ier millénaire avant notre ère, 1971, 333 pages ; 4. Dionysos, Logos, Destin. Religion et philosophie grecques de l’époque de la colonisation à Alexandrie, 1972, 396 pages ; 5. Hérauts du Royaume de Dieu. Les prophètes bibliques, d’Amos au retour d’exil, 1972, 647 pages ; 6. Sur le seuil du Nouveau Testament. De l’époque d’Alexandre de Macédoine à la prédication de Jean-Baptiste, 1983, 827 pages.
** Parmi les historiens occidentaux des religions, c’est à Christopher DAWSON que l’auteur est le plus redevable (Note de l’A.).
1. John Cogley, Religion in a Secular Age, New York 1969, p. VIII. Voir aussi : M. Eliade, The Sacred in a Secular World, dans « Cultural Hermeneutics », 1973, n° 1, p. 104. C’est aussi la position d’un « libre penseur » comme A. Montagu, Man : His First Million Years, New York 1957, p. 181. Les termes « religion » et « foi » sont si proches par le sens qu’en général on les tient pour synonymes. Le psychanaliste E. Fromm écrit : « J’entends par religion tout système de pensée et d’action partagé par un groupe de personnes et donnant à l’individu une base d’orientation et un objet d’adoration » (Psychoanalysis and Religion, 1950, p. 71). En fait il s’agit ici de la « foi » au sens large, tandis que la « foi religieuse » est un acte de culte qui s’adresse à un Principe suprême (à la différence des croyances néopaïennes qui divinisent des objets terrestres).
2. A. Camus, Essais, Paris 1965, p. 240.
3. E. Fromm, Psychoanalysis and Religion, p. 22.
4. S. Boulgakov, Deux cités.
5. Cf. N. Berdiaev, Marxisme et religion.
6. Dans les cérémonies de ce culte, la déesse Raison était représentée par une actrice française.
7. W. Hoking, The Meaning of God in Human Experience, London 1912, p. VI.
8. Des constructions de ce type se reflètent dans les travaux de toute une série de théologiens occidentaux contemporains (Hamilton, Cox, Robinson).
9. Les théologiens parlent à juste titre de l’avantage pour l’Église de se trouver en situation de « diaspora », c’est à dire de porter témoignage au Christ dans le monde d’une manière libre et non contraignante, par rapport à un « triomphalisme » extérieur, qui avait une plus grande force d’attraction sur les fidèles dans le passé. Voir John Cogley, op. cit., p. 140-143.
10. J. Cogley, op. cit., p. 155. Le spécialiste allemand de psychologie religieuse, V. Trillhaas, fait remarquer que la « religion » n’est pas seulement le domaine le plus intime de la nature humaine, mais aussi le plus personnel » (Die innere Welt, München 1953, p. 5).
11. Voir F. Lelotte, Convertis du XXe siècle, V, 1-3. Paris 1955-1956.
12. Cf. V. Zenkovsky, Histoire de la philosophie russe. Paris, T. I (1953) T. Il (1954).
13. Voir J. Robinson, Honest to God, London 1963, p. 138-139.
14. Taizé, village de Bourgogne où un protestant, Roger Schutz, fonda la Communauté de la Réconciliation qui a pour but la renaissance spirituelle des chrétiens de diverses confessions.


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Dernière modification: 
Jeudi 21 juillet 2022