Pères et mères dans la foi

Saint Élie Fondaminski

 

Saint Élie Fondaminski


Saint Élie Fondaminski (en robe baptismale)
(détail d'une icône de Marie Struve)


UN JUSTE A VÉCU PARMI NOUS par Paul Ladouceur
ILIA FONDAMINSKI par Nadejda Teffi

UN JUSTE A VÉCU PARMI NOUS

par Paul Ladouceur

Ilya (Élie) Isidorovitch Fondaminski-Boukanov naquit à Moscou en 1881. Bien que d’origine juive, au début de sa vie active son cœur était loin de l’orthodoxie juive de ses riches parents. C’est, de loin, le socialisme qui l’accaparait en ce tournant du XXe siècle. À la suite d’études en Russie, il se rend étudier la philosophie aux universités de Berlin et de Heidelberg de 1900 à 1902. Au printemps 1902, on l’arrêta à la frontière russe pour contrebande de documentation. En 1905, à Moscou, il devint membre du comité du Parti socialiste-révolutionnaire mais, en 1906, à la suite de la révolution avortée de 1905, il s’enfuit à Paris.

Il revint à Moscou en avril 1917 après la révolution de février et la chute de la monarchie. Il devint membre du comité central du Parti socialiste-révolutionnaire et commissaire du gouvernement provisoire éphémère sous Alexandre Kérenski, lequel était opposé aux bolcheviques. À la suite du triomphe des bolcheviques lors de la révolution d’octobre et du début de la guerre civile en Russie, il ne lui restait aucune part à jouer dans le nouvel ordre des choses et, de plus, sa vie était en danger. Il réintègre donc la France, définitivement cette fois, en 1919. Exilé une fois de plus, il revient au même logement parisien dans lequel il s’était réfugié sous l’ancien régime. C’est à Paris, plus que jamais, qu’il sera en mesure d’ajouter les chrétiens et particulièrement les chrétiens socialistes à la vaste gamme de ses amis et ses collaborateurs.

C’est ainsi à Paris qu’Élie Fondaminski donnait des conférences dans une vaste gamme de sujets politiques, littéraires et philosophiques, et qu’il s’est mis à publier divers articles religieuses et philosophiques. Il entra en contact avec un grand nombre de groupements politiques et culturels dans l’émigration russe, tout en organisant les siens propres. Avec Georges Fédotov, il fut l’un des fondateurs et rédacteurs de la revue Novy grad (Cité nouvelle) et un des rédacteurs de la revue Sovremennye Zapiski (Annales contemporaines). Il travaillait dans les cercles de l’Action chrétienne des étudiants russes, puis de l’Action orthodoxe, fondée par mère Marie Skobtsov. Il fréquentait le « RDO », les Petits-russiens, le Club Post-révolutionnaire ; il donnait même des conférences à l’Union de la Noblesse.

Après avoir fondé Novy grad, il cherchait à en faire le centre de son activité organisationnelle. Selon ses conceptions, autour de Novy grad et à partir de ses idées devaient se créer par branches professionnelles, parmi les enseignants, les ingénieurs, les médecins, les écrivains, des groupes d’intellectuels qui se prépareraient en vue d’un travail public en Russie. Bien que ce projet ne fut pas un succès, beaucoup étaient attirés par Fondaminski, car ils trouvaient auprès de lui une foi et une chaleur humaine capables de les réchauffer dans le froid glacial de Montparnasse. Chez certains naissait le désir de trouver une issue hors de leur état d’anarchie intérieure dans un idéal positif, qu’il fût social ou religieux. Fondaminski en a aidé plus d’un à se trouver, à garder pied dans la débâcle de l’émigration.

Élie Fondaminski et Élisabeth Skobtsov, future mère Marie, furent d’abord des camarades d’armes au sein du Parti socialiste-révolutionnaire ; tous deux y avaient eu des responsabilités importantes au comité central, y représentant leur région : Moscou pour Élie, Novorossiisk pour Élisabeth. Tous deux avaient senti le danger du dérapage de l’action révolutionnaire terroriste vers une folie de destruction et finalement une folie dominatrice qui allait tomber dans les travers qu’elle était censée combattre dans l’autocratie : la dictature. Ils avaient adhéré à l’aile modérée du parti puis, voyant l’extrémisme triompher, avaient pris leurs distances.

Élisabeth et Élie se sont retrouvés à Paris. En 1930, de révolutionnaire qu’il avait été, Élie était en train de se rapprocher des chrétiens démocrates ; en 1932, Élisabeth Skobtsov devenait la moniale Marie.

Il y a une photographie émouvante des Skobtsov et des Fondaminski qui date du printemps 1932, juste après la prise de voile de mère Marie. Élie et sa femme Amalia accueillent mère Marie à Cabris-sur-Grasse, dans les Alpes-Maritimes, où les enfants Eltchaninoff, Iouri Skobtsov et sa grand-mère Sophie Pilenko passent des vacances. De son écriture d’enfant, Iouri note au bas du cliché : « Maman vient nous visiter habillée pour la première fois en moniale ». On peut imaginer ce que représenta pour Fondaminski de voir sa compagne de lutte revêtue de la tenue monastique ; ce fut un jalon de plus sur son chemin vers l’Église. Aussitôt Élie, qui était fortuné, se mit à financer beaucoup de projets de la moniale orthodoxe. Il le fera avec discrétion et tact, de même qu’il aidera beaucoup de Russes dans le besoin. Marie Struve-Eltchaninoff se souvient qu’à la mort de son père, le père Alexandre Eltchaninoff, ils habitèrent encore un certain temps à la cathédrale russe à la rue Daru à Paris. Élie venait les voir, les bras chargés de cadeaux. En entrant, il annonçait : « On va au cirque. Quand je me lève en sachant que je vous emmène au cirque, je me lève le coeur en fête ». À Tamara Eltchaninoff il demandait avec malice : « Acceptez-vous dans votre maison, rue Daru, un juif non encore converti ? » Certains des assistés d’Élie ne sauront pas d’où vient l’argent : « Ils seraient bien capables de le refuser », disait Élie à mère Marie avec humour.

C’est sur le plan spirituel que les liens entre Élie Fondaminski et mère Marie vont être les plus forts : comme mère Marie, Élie assiste aux réunions de la Société philosophique et religieuse fondée par Nicolas Berdiaev et il finance sa revue Put’ (La Voie). Fondaminski, dans sa générosité sans failles, son abnégation personnelle et son cœur d’enfant ouvert tout en sobriété vers les gens dans le besoin ou en détresse, allait trouver un foyer naturel au sein de l’Action orthodoxe. « Il est difficile de déterminer qui a eu la plus grande influence sur qui, fut-ce mère Marie sur lui ou lui sur mère Marie », disait Théodore Pianov, mais on peut être certain d’une chose, c’est qu’ils partageaient les mêmes pensée, le même langage du cœur et le même idéal de l’amour chrétien.

Dans l’entourage d’Élie Fondaminski, à cette époque on se posait souvent la question, et parfois on lui demandait, pourquoi il ne devenait pas chrétien. Voici ce qu’en écrit Georges Fédotov, ami de Fondaminski, dans un article sur lui publié en 1948 :

« Jusqu’à quel point le christianisme d’Élie Isidorovitch était-il profond et complet ? Il est difficile de répondre à cette question. Comme on sait, il ne reçut le baptême qu’à la veille de sa mort, et ne participait donc pas aux sacrements de l’Église ni à ce qu’on appelle la vie ecclésiale. Mais il priait, et on le voyait à l’église tous les dimanches. Dans les dernières années avant la guerre, il appartenait à la petite paroisse française du père Lev Gillet. Il aurait été naturel de supposer chez lui quelque réticence de nature dogmatique ou autre, qui l’aurait amené à remettre son entrée dans l’Église. Mais il écartait toujours des suppositions de cette nature. Par modestie, il ne prononça jamais aucun discours ni ne publia aucun article touchant à la théologie et il sut résister avec succès à la tentation de devenir un publiciste orthodoxe. Cependant les interprétations modernes de l’Orthodoxie de Soloviev, de Boulgakov et surtout de Berdiaev semblaient le satisfaire pleinement.

« Élie Fondaminski récusait tout autant cette autre supposition qu’il ne recherchait pas les sacrements parce qu’il n’en ressentait pas la nécessité. Son idéalisme philosophique pouvait le faire penser, mais il affirmait qu’il comprenait parfaitement pourquoi l’être humain, fait de chair et d’esprit, avait besoin de symboles matériels pour accéder aux dons spirituels. Et cette affirmation était sincère, bien qu’indubitablement il allait au Christ par le chemin de l’éthique plus que par celui de la mystique et des sacrements. Quand on lui demandait pourquoi il refusait le baptême malgré son accord complet avec l’Église, il répondait qu’il en était indigne. Et dans l’humilité de cette conscience de soi il y avait une part de vérité. Tels les chrétiens du IVe siècle, il estimait que le baptême constituait un nouveau tournant dans la vie, un nouvel élan vers la sainteté. En plein XXe siècle, il faisait revivre le catéchuménat.

« Mais il devait y avoir une autre cause encore à sa temporisation : son identité juive. L’élément russe l’emportait chez Fondaminski sur l’élément juif, tant du point vue de la culture que du caractère moral. Mais il y avait place en lui pour la dimension judaïque. Sans se préoccuper particulièrement des problèmes propres à celle-ci, il ne voulait pas rompre ses liens avec le peuple juif, et en premier lieu avec le cercle d’amis, de parents et de proches pour qui religion et identité nationale étaient indissolublement liées. Même des « agnostiques » ne lui auraient pas pardonné son baptême, où ils auraient vu une trahison. La tragédie religieuse du judaïsme lui était rendue particulièrement sensible par la situation de sa femme, Amalia Ossipovna, chrétienne de conviction comme lui, mais dont les liens de sang avec le judaïsme étaient plus forts que les siens. L’amour passionné qu’elle éprouvait pour sa mère, une juive orthodoxe, lui rendait impossible le baptême, même après la mort de celle-ci : Amalia Ossipovna ne voulait pas se séparer de sa mère même dans l’au-delà. Tel devait aussi être le drame religieux d’Élie Fondaminski. Au demeurant, Fondaminski n’abordait jamais ce motif secret de son catéchuménat. Et toujours il alléguait son indignité ».

À partir de 1932, Élie Fondaminski était un habitué du foyer-centre d’accueil-centre culturel et social-cercle philosophique-paroisse de mère Marie, rue Lourmel à Paris. Le dimanche, après la liturgie, on pouvait écouter de brillants conférenciers comme le père Serge Boulgakov, le philosophe Nicolas Berdiaev, les professeurs Simon Frank, Boris Vycheslavtsev, Constantin Motchoulski, Georges Fédotov et également Élie Fondaminski.

Puis vint la guerre. Le 14 juin 1940, Paris est déclarée ville ouverte et occupée par les troupes allemandes. Rentré dans le Paris allemand après s’être réfugié pour l’été à Arcachon (station balnéaire près de Bordeaux), Fondaminski réfléchit longtemps et douloureusement à la question de savoir s’il devait rester ou partir pour l’Amérique, où s’étaient enfuis ou s’apprêtaient à s’enfuir la plupart de ses amis issus du camp socialiste. Mais fuir n’avait de sens que pour continuer le combat. Il n’en avait pas la force et il n’y croyait plus. Les difficultés de la fuite – et dans quel but ? pour assurer sa propre survie ? – semblaient insurmontables. Dans cette irrésolution, dans cette absence de volonté, Fondaminski produisait l’impression d’un homme anéanti. Et cependant, ce n’est tout de même pas par faiblesse qu’il demeura à Paris, où il était en danger de mort. Sa décision fut vraisemblement une décision libre. Tous ses amis n’étaient pas en Amérique. Les activistes étaient partis, mais d’autres étaient restés, avec lesquels il pouvait prier et parler des choses dernières : Mère Marie, Constantin Motchoulski, Nicholas Berdiaev, des amis de l’Action orthodoxe et combien d’autres. Dans les derniers jours, face à la mort, Fondaminski sentit que ce monde lui était plus proche que celui de l’action publique, même chrétienne, à laquelle il avait consacré sa vie.

Pour les russes de la zone occupée, l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941 apportait de nouveaux empêchements. Seulement dans Paris, on a arrêté environ mille émigrés. Élie Fondaminski et Théodore Pianov était du lot. Tous se sont vus internés à Compiègne, à cent kilomètres au nord-est de Paris. Et avant longtemps, d’autres membres de l’Action orthodoxe allaient connaître de près ce camp de concentration.

Fondaminski fut maintenu en détention avec les Juifs, alors que la plupart des Russes étaient libérés. On dit qu’il lui fallut subir dans le camp une dernière épreuve : l’antisémitisme de ses compatriotes, qui ne s’adoucissait pas même devant le sort d’innocents condamnés sans défense. Mais sa captivité fut partagée par des amis chrétiens, grâce auxquels nous savons combien il s’est raffermi et combien il a grandi en ces temps terribles. Manifestement il avait accepté la mort et s’était préparé à elle. Dans le camp, Fondaminski travaillait beaucoup ; il fit même des conférences pour ses camarades de détention.

À partir d’août 1941, la vie au camp de Compiègne prend une nouvelle tournure  : on procède désormais à la sélection aléatoire d’otages. Un grand nombre d’entre eux seront exécutés par la suite. C’est dans cette dynamique que Fondaminski en vint à la résolution de se faire baptiser.

À Compiègne, le camp disposait d’une chapelle orthodoxe de fortune, montée dans un baraquement par un prisonnier, le père Constantin Zambrzhitski. C’est le 20 septembre 1941, la veille de la fête de la Nativité de la Mère de Dieu selon l’ancien calendrier, que sera célébrée une vigile précédant le baptême et la chrismation d’Élie Fondaminski. À sa demande, la cérémonie était demeurée privée : le baptême d’un juif n’allait vraisemblement pas être perçu favorablement par les autorités nazies. Théodore Pianov, son parrain, se souvenait que Fondaminski irradiait « d’une joie calme » ce jour-là.

Le père Constantin racontait que lorsque, après le baptême, il célébrait la liturgie au cours de laquelle Élie devait communier pour la première fois, les soldats allemands firent irruption au milieu de l’office et interrompirent la célébration, car l’église du camp devait fermer. Le sacrement fut achevé en dehors de l’église, dans un autre baraquement. C’est ainsi que le vieux clandestin rencontra clandestinement son Christ.

C’est pendant ce temps qu’Élie écrivait même alors à sa sœur qu’il vivait le meilleur moment de son existence : « Je me sens très bien, et cela fait longtemps, longtemps que je ne m’étais senti aussi tranquille, gai et même heureux ». Ce fut aussi l’impression de sa sœur qui réussit à obtenir une entrevue avec lui en février 1942 : « Il est de bonne humeur, même heureux ». Il écrit à cette époque à un ami parisien dans laquelle il se déclarait prêt à tout, « que ce soit la vie ou la mort ». Plus que jamais auparavant, « il connaissait la nature de la grâce et n’avait aucun besoin de trouver les mots pour la décrire ».

« L’idée juive » de mère Marie, qu’elle exprime dans son poème de 1942 « L’étoile de David », est que les persécutions que subissent les juifs sont un appel, un signe :

Israël, tu es encore persécuté
Mais qu’importe la haine des hommes
Si, dans l’orage du Sinaï ;
Élohim à nouveau te questionne.

Elle va développer cette idée dans deux pièces, deux « mystères » qu’elle écrira au plus fort des persécutions nazies contre le peuple juif : « Les soldats » et « Les sept coupes ». La dernière coupe de la colère de Dieu ne se déverse pas sur l’humanité, car un juif reconnaît en Jésus le Messie. Il est évident qu’elle pense à son ami Élie qui, interné à Compiègne, vient de recevoir le baptême.

Peu après, un ulcère à l’estomac menait Fondaminski à l’hôpital municipal local. Mère Marie a pu l’y visiter. On mit au point un plan pour le faire évader aux États-Unis, en passant par la zone libre. Le personnel de l’hôpital y avait même donné son approbation tacite. Mais Fondaminski la rejeta fermement. Il préférait, dans l’anonymat, partager le sort de ses « frères selon la chair ».

Rien ni personne n’allait le détourner de cette résolution. À partir du 10 août 1942, les déportations allait commencer de Drancy vers l’Est, à chaque jour pair du mois. À la fin de l’année, 31,983 juifs avaient été déportés de cette façon. En août 1942, à la veille même de sa déportation de Drancy vers l’Est, il aurait rejeté un deuxième plan visant à le faire échapper, plan auquel mère Marie avait encore une fois grandement contribué. De façon tout à fait typique, dans sa dernière lettre à mère Marie, ce qui le préoccupait le plus demeurait que sa décision ne cause aucune peine à ses amis : « Ne laissez pas mes amis s’inquiéter de moi. Dites à tous que je vais parfaitement bien. Je suis absolument heureux. Je n’aurais jamais cru possible qu’il y avait tant de joie en Dieu. Merci. » Cette lettre devait la laisser en pleurs.

Tous les arrangements avaient pourtant été faits. Cette nuit-là, Élie devait être conduit de Drancy à l’hôpital militaire parisien, passablement plus sécuritaire, de Val-de-Grâce. Mais Élie envoie un autre message à la moniale : « Ne faites rien, je veux être auprès de mes frères ». Ainsi, c’est en victime volontaire qu’il fut déporté en Allemagne pour y périr.

Les détails de la mort d’Élie Fondaminski resteront sans doute à jamais enveloppés de mystère. Ses traces se perdent en Allemagne. On ne connaît même pas le camp où il trouva la mort. Ses proches et ses amis ont pendant des années espéré son salut. Le gouvernement français informa la famille de la date exacte de sa mort : le 19 novembre 1942. La mort librement acceptée, apparemment injustifiée et sans but, le refus de défendre sa vie face aux assassins – « tel l’agneau immaculé, sans voix devant celui qui le tond » – est l’expression russe de l’imitation kénotique du Christ. Par sa non-résistance, l’ancien révolutionnaire, lion devenu agneau, se faisait le disciple – en avait-il lui-même conscience ? – des premiers saints russes, les princes Boris et Gleb, tués par leur frère Sviatopolk.

Mère Marie admirait la remarquable honnêteté et la grande sagesse d’Élie Fondaminski et elle aimait à dire qu’il était « de la pâte dont on fait les saints ».

*   *  *

Dans son importante étude sur la culture de la diaspora russe, Hélèna Olkhovskaya distingue trois caractéristiques fondamentales de la diaspora : sa genèse politique, son identité nationale (un sentiment d’appartenance à la Russie impériale) et son affiliation religieuse à l’Église orthodoxe. L’auteur fait remarquer que cette dernière caractéristique s’est révélé le plus grand facteur unificateur de la diaspora :

« Dès les tout débuts de la diaspora, on perçoit un intérêt accru pour l’Église. L’Église est le chaînon rattachant les Russes à leur terre ancestrale ; elle en devient le symbole tangible. Les églises russes construites dans les grandes villes européennes avant la révolution attiraient des foules d’émigrés russes. Cet intérêt religieux croissant da la diaspora représentait en outre une certaine perpétuation de la renaissance religieuse qui avait déjà commencé en Russie avant même la révolution. On remarque également un changement de perspective vers un monde chrétien parmi ceux qui, dans l’intelligentsia, avait préparé la révolution : l’ancien militant socialiste-révolutionaire Ilya Fondaminski-Bounakov, entre autres, est devenu l’un des éditeurs de la revue chrétienne Novy Grad ; Élisabeth Skobtsov, quant à elle, est devenu mère Marie et s’est engagée dans sa vocation missionnaire. Nicolas Zernov fait remarquer que le retour à l’Orthodoxie a sonné le glas des errances philosophiques à la recherche de la vérité. Sous l’immigration, bien davantage que dans des conditions normales, on sentait le besoin d’une fondation spirituelle que seules les valeurs absolues pouvaient offrir ».

En juin 2004, lors d’un colloque sur les saints de la diaspora russe nouvellement canonisés, Nikita Struve, directeur des revues orthodoxes Vestnik et Le Messager orthodoxe, souligna qu’Élie Fondaminski fut un « homme de bien », un philanthrope désintéressé, engagé également dans un véritable « apostolat laïc », qui vit s’accomplir dans l’émigration son « destin christique », allant jusqu’à l’acceptation paisible et radieuse de « la mort sacrificielle ». Ce « juste dans la vie et martyr dans la mort » voulait, selon l’expression de Georges Fédotov, « vivre avec les chrétiens et mourir avec les juifs ».

Vita préparée par Paul Ladouceur
avec la collaboration de Denis Marier.


SOURCES

Arjakovsky-Klépinine, Hélène, « La joie du don », Mère Marie Skobstov, Le sacrement du frère. Cerf et Le Sel de la Terre, 2001.

Arjakovsky-Klépinine, Hélène, « Les quatre saints martyrs de l’'Action orthodoxe' », SOP 287, avril 2004.

Fédotov, Georges, « Élie Fondaminski dans l’émigration », Le Message orthodoxe, No. 140, 2004.

Hackel, Sergei, Pearl of Great Price: the Life of Mother Maria Skobtsova 1891-1945, Darton, Longman & Todd et SVS Press, Londres et New York, 1981.

Service orthodoxe de presse, « Colloque sur les saints nouvellement canonisés, Paris, 20 juin 2004 », SOP 290, juillet – août 2004.

Teffi, Nadejda, « Ilia Fondaminski », Le Message orthodoxe, No. 143, 2005.

"The Mission of the Russian Diaspora – Russia Needs our Repentance", Orthodox America, Vol. XIV/5, No 129, 1994.


ILIA FONDAMINSKI

 par Nadejda Teffi

Nadejda Teffi (1872-1952), poète et prosateur,
célèbre pour ses récits humoristiques.


Je n’aurais pas entrepris d’écrire sur Fondaminski. J’ai du mal à parler de lui comme je le voudrais. Mais il y a quelque chose qui m’oblige à le faire. Ce sont ses paroles au sujet des personnes intérieurement proches l’une de l’autre : « Après la mort de quelqu’un d’aussi proche, il faut absolument se souvenir et parler de lui. » Lui-même, après la mort de sa femme, publia sur elle tout un livre dans lequel il avait rassemblé tous les souvenirs de ses amis.

Je ne peux pas raconter le parcours complexe de son âme et je ne m’y risquerais pas. Je voudrais seulement indiquer les simples étapes du chemin qu’il a suivi sous nos yeux, ce que nous avons tous vu et compris à la mesure de nos propres forces morales.

UN JUSTE

Ilia Fondaminski était un juste.

C’est ce que disent de lui tous ceux qui l’ont connu. Tous ne le disent pas de la même façon, mais, dans une conversation un peu longue sur lui, ce mot ne manquera pas d’être prononcé. Il est difficile d’imaginer qu’a vécu parmi nous, dans notre vie mauvaise, plongée dans le mal, un homme qu’on pouvait appeler un juste. Il vivait de notre vie, de la vie de l’intelligentsia russe, il ne prêchait pas, ne faisait pas la leçon, ne faisait pas le fol en Christ ; c’était un juste. Dostoïevski, mettant en scène un juste comme lui, en avait fait un épileptique et l’avait même appelé l’idiot. C’était indispensable pour qu’un tel miracle, la vie d’un juste parmi nous, soit plus acceptable, plus convaincant, plus facile à présenter.

G.P. Fédotov, dans son excellent article sur lui [Le Messager Orthodoxe, N° 140, 2004], où il appelle I. Fondaminski un juste, fait une étrange remarque : « À vrai dire, juif et socialiste-révolutionnaire, il a peu de chances d’être canonisé. »

Mais, est-ce qu’à l’aube du christianisme, les apôtres et les saints n’étaient pas, presque tous, des juifs ? Et n’y a-t-il pas eu, dans le passé, parmi les justes canonisés, des hommes au passé de brute cruelle, plus terrible que les discours socialistes-révolutionnaires d’Ilioucha Fondaminski ?

Mais ce qui est significatif dans l’article de G.P. Fédotov, c’est que, même avec une réponse à demi-négative, la question ait pu être posée.

Fondaminski parlait peu de sa jeunesse et toujours avec un léger sourire.

Dès les bancs de l’école, il s’était mis à faire des discours comme un tribun de parti ; on lui avait donné un sobriquet : « Lassalle » et aussi l’« Invincible ». Dans ses propos, toujours enflammés et séduisants, il était moins convaincant que convaincu. Beau et agréable, il plaisait. Il était issu d’une famille fortunée et, naturellement, donnait tout ce qu’il pouvait au parti.

Je ne le connaissais pas à cette époque et je ne veux raconter que ce que j’ai vu moi-même. Nous nous sommes rencontrés dans l’émigration et ne nous sommes liés d’amitié qu’à la veille de la guerre, après la mort de sa femme.

Beaucoup lui reprochaient le peu d’ardeur de ses affections et sa tiédeur ; on disait qu’il aimait tout le monde de la même façon, alors que chacun, bien sûr, désire être unique.

Il a même dit, un jour : « En somme, on n’a même pas besoin de voir ses amis. Il suffit de savoir qu’ils existent, de les aimer et, s’ils ont quelque chose qui ne va pas, d’accourir à leur aide. »
Moi, je ne lui ai jamais reproché la tiédeur de son attachement. Il faut savoir que cet amour universel, cet amour qui se sacrifie pour l’autre, et surtout, le tourment pour les souffrances d’autrui, c’était là sa flamme intérieure mystérieuse, flamme que nous ne voyions pas, mais dont nous sentions la chaleur. C’est là l’amour chrétien idéal. cet amour qui « ne cherche pas son intérêt » (1 Co 12,5), cet amour qu’avec tant de peine les moines cultivent dans leur cœur.

Comment vivait-il parmi nous ?

Son travail le passionnait. Il écrivait Les Voies de la Russie. Mais sa vie tout entière tournée vers les autres, était très active. Il avait un talent d’organisateur extraordinaire. Je crois que ce talent s’était développé chez lui grâce aux efforts qu’il faisait sans cesse pour aider les autres, pour trouver quelque issue à leurs difficultés. C’est ainsi qu’il organisa une série d’exposés pour sauver la revue Sovrémennye Zapiski [Les Annales contemporaines]. Il avait fondé un ordre : « Les chevaliers de l’intelligentsia russe ». Les chevaliers se démenèrent, vendirent des billets, il y eut une compétition et l’affaire réussit admirablement.

Pour soutenir les poètes de Paris, il fonda Kroug [Le Cercle] ; ses membres se chargeaient de vendre le livre de l’un d’entre eux et faisaient imprimer le livre du suivant grâce à l’argent tiré de cette vente. Tout était organisé intelligemment et avec prudence de manière à ne blesser aucun amour-propre ; chacun travaillait pour les autres et pour soi-même, la main du bienfaiteur ne se faisait pas sentir, cette main qui, pourtant, était au gouvernail. Il conseilla à un jeune poète qui ne dessinait pas trop mal, de faire des cartes artistiques et prit sur lui de les vendre. Le poète était fier et il aurait été confus si on lui avait proposé une aide financière directe, alors que vendre ses petits tableaux ne comportait rien d’humiliant. Il va sans dire que presque toutes les cartes étaient achetées par Ilioucha lui-même et qu’il ne les offrait qu’à celles de ses connaissances chez qui le poète n’allait jamais et ne risquait donc pas de les reconnaître.

Il organisait des conférences sur l’histoire russe, sur la religion orthodoxe, il aidait le théâtre russe. Je me rappelle qu’une troupe se plaignait à lui de se trouver dans une situation sans issue. On lui avait proposé une tournée avantageuse mais il n’y avait pas d’argent pour le voyage. Ilioucha ôta un collier de perles du cou de sa femme : « Engagez tout de suite ce collier et mettez-vous au travail. Nous ferons nos comptes après. » Il apportait toujours son aide en toute simplicité, comme quelque chose de tout naturel, comme s’il ne pouvait en être autrement.

Ilioucha allait au devant de la souffrance d’autrui et réagissais avec promptitude comme s’il avait peur d’arriver trop tard, comme si une voix l’appelait et le pressait ; et lui, déjà en route, répondait : « Je suis là. »

Il arriva qu’un prêtre (A.E.) mourut. Ilioucha ne le connaissait personnellement que très peu, peut-être même ne le connaissait-il pas du tout, mais il avait entendu dire que la famille du défunt était en grande difficulté, qu’on voulait leur ôter leur logement et que 1a veuve était au désespoir. Il se rendit aussitôt chez eux et, joyeusement comme toujours, il se hâta d’annoncer : « Ne vous inquiétez de rien. Le logement est déjà payé. » Aussitôt, il fit partie de la famille, emmenant les enfants au cinéma, aidant la veuve à régler ses affaires ; il ne les quitta pas, veillant sur eux jusqu’à ce que leur vie fût redevenue normale. [Il s’agit du père Alexandre Eltchaninoff, que Fondaminski connaissait bien. Il est resté un ami très proche de la famille jusqu’à la fin. (Voir la lettre qu’il leur a écrite du camp) NdR.]

Une femme avait été abandonnée par son mari. Elle non plus, il ne la connaissait guère. Elle ne présentait d’ailleurs aucun intérêt. Mais, lorsqu’il entendit parler de son désespoir, il se rendit aussitôt chez elle sous un prétexte quelconque et chercha à l’apaiser, à la distraire, la mena à des concerts et finit par la convaincre que sa vie n’était pas finie, qu’elle était chère à tous et que tout le monde avait besoin d’elle. Et elle put ainsi surmonter le choc et retrouver la vie.

Prêter de l’argent était pour lui affaire courante. Une de ses « clientes » permanentes se plaignit un jour à moi :

– Je lui dis que c’est seulement jusqu’à mardi et lui me répond en riant : « Vous savez bien que vous ne le rendez jamais. » Puisqu’il est saint, il n’a pas à faire des comptes pour voir si je rends l’argent ou non.
– Mais ce n’est pas lui qui se prend pour un saint. C’est vous qui lui donnez ce titre.
– Comment ça ! Tout le monde clame : « C’est un saint, un saint ! » Hé bien, voilà un saint qui ne vaut pas mieux que nous autres, pécheurs.

Malgré son irritation, elle a, bien sûr, pris l’argent et ne l’a pas rendu.

Un journaliste parisien eut, un jour, un grave ennui : il avait dilapidé une somme qui lui avait été confiée, considérable pour l’époque. Un gros scandale se préparait et pour le journaliste, c’était le désastre. Déjà, les dames des salons littéraires s’apprêtaient, dans une vertueuse indignation, à lui fermer leur porte et à refuser de lui serrer la main. Ilioucha dit : « Tout ce qu’ils font là, ce sont des bêtises, bien sûr, mais lui maintenant, il se sent comment ? » Et il arrangea tout très vite et très simplement : il versa entièrement la somme dilapidée et toute l’histoire s’arrêta là. Et on l’oublia bientôt tout à fait.

Ilioucha était beau, mais il négligeait par trop sa mise, de sorte que ses amis en étaient même peinés.

– Ilioucha, rase-toi pour l’amour de Dieu. Regarde, tu fais venir des gens bien, ce n’est pas poli de te présenter comme cela.
– C’est vrai ? Ce n’est pas poli ? Est-ce possible
– Bien sûr, ils peuvent se vexer.
– Ah, bon ! En ce cas, je ne peux pas faire autrement, je vais me raser.

Les vêtements, la nourriture, le logement, tout cela ne tenait aucune place dans sa vie. Il rêvait parfois qu’il serait bon de prendre une bonne vieille niania qui s’occuperait de tout. Mais je comprenais parfaitement que s’il avait besoin de la niania, ce n’était pas pour prendre soin de lui ; de toutes façons il ne se serait pas rasé, n’aurait pas changé son col et ne serait pas plus arrivé à l’heure pour le repas ; non, il en avait besoin pour créer une atmosphère d’affection, de tendresse dans laquelle on se sentirait bien. Et il va sans dire que ce n’aurait pas été la niania qui se serait occupée de lui, mais lui qui aurait pris soin d’elle.

Un jour, juste avant la guerre, arriva chez lui une jeune femme inconnue, fatiguée, épuisée, plongée dans un malheur sans espoir. Il racontait avec émotion qu’elle était tellement brisée qu’étant sorti quelques instants pour téléphoner, il la retrouva endormie lorsqu’il revint. Elle avait ôté ses souliers, et, recroquevillée dans un coin du divan, s’était aussitôt endormie. Elle avait une lettre pour V.M. Zenzinov qui logeait alors avec Ilioucha. Quelqu’un avait demandé à V.M. de s’occuper de cette femme, veuve d’un bolchevik connu, R(askolnikov), mort récemment dans le midi de la France ; Vladimir Mikhailovitch et Ilioucha décidèrent de la persuader de déménager chez eux. L’appartement était grand.

– Je vous causerai des tracas, s’inquiétait-elle. Je dois bientôt donner naissance à un enfant. Ce sera difficile pour vous avec le bébé.
– C’est justement avec le bébé que nous avons besoin de vous. Sans lui, nous ne voulons pas de vous, disait Moucha pour la convaincre.

Elle resta chez eux.

Un jour, j’entrai en passant chez Ilioucha. Il m’ouvrit la porte, complètement désemparé. « Je ne sais pas quoi faire. Le bébé crie, sa mère est sortie. Je ne sais pas m’y prendre avec lui. Comment faire ? » Il se sentait tout à fait coupable de ne pas savoir langer les enfants. À nous deux, nous réussîmes tant bien que mal à venir en aide à l’héritier du féroce bolchevik et à lui mettre une tétine dans la bouche.

« Quelle destinée étonnante, racontait Ilioucha. Ce Raskolnikov, commissaire maritime bolchevique, perquisitionnait sur le bateau où je me trouvais. Il connaissait parfaitement mon visage et m’a, bien sûr, reconnu, pourtant il s’est détourné. A-t-il voulu m’épargner ? Grâce à lui, j’ai échappé au poteau d’exécution. Et voilà que maintenant, sa femme et son enfant ont trouvé refuge chez moi. »

Chez Ilioucha, elle se rétablit rapidement. Elle chercha du travail et même elle en trouva, semble-t-il. La vie était revenue. Quand les Allemands furent proches de Paris, Ilioucha l’envoya avec son enfant quelque part dans le Midi. Il m’écrivit à Biarritz pour que je l’encourage par des lettres, mais je perdis aussitôt son adresse et nous n’eûmes plus de relations. On ignore ce qu’elle est devenue par la suite. Je pense qu’Ilioucha lui avait remis des lettres de recommandation, donné quelque fil d’Ariane pour vivre. Elle ne se retrouva probablement plus dans une situation aussi affreuse que celle dans laquelle elle était arrivée chez lui.

Petites prouesses que tout cela ? Oui.

C’est avec de petites briques qu’Ilioucha construisait sa haute tour. Mais que l’on enlève seulement une seule de ces petites briques et notre cruelle terre s’enrichira d’une amère douleur ou même d’une tort de plus.

« Hé bien, Moucha, vous ressuscitez toujours les morts ? » lui lisais-je. « Vous savez, on m’a dit que selon les règles de l’Église, on ne peut canoniser un juste que s’il est possible de certifier qu’il accompli au moins trois miracles. Le plus grand miracle est, bien sûr, de ressusciter les morts. Mais combien d’âmes mortes avez-vous ressuscitées ? Voulez-vous que nous comptions ? J’en connais beaucoup plus de sept. Le premier des sept... Je ne parle pas des torts dont on a célébré les funérailles et qui sont enterrés au cimetière, mais de ceux attestés par l’Apocalypse : « Tu portes un nom comme si tu étais vivant, mais tu es mort. » Voilà, ce sont ces âmes mortes que vous ressuscitez, Moucha. »

Ilioucha avait une nature d’artiste. Il avait un sens profond de la musique et l’aimait beaucoup, il s’intéressait à la peinture et à la littérature. Il avait lu de nombreux livres sur l’art. Il aimait les promenades bucoliques. Souvent, avec son ami, le colonel L., ils s’en allaient quelque part non loin de Paris, descendaient du train à une station quelconque et partaient au hasard. Ils choisissaient pour la nuit un coin perdu, et, le matin de bonne heure, se lavaient au puits. Et, toujours et partout, il entrait dans l’église du lieu.

– Il faut toujours aller dans la maison de Dieu. Et toujours on y respire l’air de la prière.

Il était profondément et sincèrement religieux. Il allait constamment à l’église. Il dit un jour :

– Cela me tourmente beaucoup de ne pas pouvoir communier.
– Pourquoi donc, vous qui êtes si croyant, ne recevez-vous pas le baptême ?
– Je ne suis pas encore prêt. Pas encore digne. Mais j’ai dit à ma femme que je ne serai pas dans la même tombe qu’elle.

Peut-être ne voulait-il pas non plus peiner ses proches par le sang. Sa femme mourut dans de grandes souffrances ; pendant sa longue agonie, l’une de ses amies demanda avec un sourire moqueur :

– Alors, Ilioucha, il t’aide, ton Dieu orthodoxe ?
– Oh, oui ! dit-il joyeusement, oh, oui ! Il m’aide.

Quand sa femme fut morte, il fit célébrer pour elle une pannikhida dans une église orthodoxe.

LA GUERRE : TÉNÈBRES ET LUMIÈRES

Lorsqu’eut lieu l’offensive allemande, je partis pour Biarritz sur le conseil d’Ilioucha.

Bientôt, il s’en alla lui aussi. Ses amis, avec lesquels il avait passé son dernier été quelque part près de Pau, m’ont raconté qu’il était dans un grand désarroi, ne sachant que faire : on l’appelait en Amérique et tout était déjà prêt pour son départ. Presque tous ses amis étaient là-bas, tous ceux qui partageaient ses idées, tout ce milieu culturel auquel il appartenait. Et il avait la possibilité d’y vivre et d’y travailler. Mais, en France, restaient tous ceux qui n’avaient pas pu partir. Restait sa plus grande amitié, mère Marie [Skobtsov], et aussi beaucoup de gens avec qui il était lié spirituellement, des gens qui ne faisaient pas de bruit, qu’on ne voyait pas, des anonymes ; et il aurait eu honte devant eux d’avoir pensé à sa sécurité. Non, il ne pouvait pas partir. Devant lui, une autre route était déjà tracée.

Et il revint dans sa maison vide, sinistre. Il revint pour attendre... que tout s’accomplît.

Il vivait très mal la victoire allemande. V.M. Zenzinov était parti pour la Finlande. Dans le grand appartement vide, Moucha était seul. Il était assis dans la pénombre de son immense bureau où, même le jour, une lampe était allumée. Avant mon départ, il me disait souvent, ans une sorte de frénésie hystérique :

– Teffi ! Teffi ! Ne vous découragez pas ! Les démocraties vaincront. Elles doivent vaincre. Croyez-moi.

Il avait une superbe bibliothèque. Beaucoup lui conseillaient, en tendant la victoire des démocraties, de cacher ses livres précieux, de les répartir chez des amis aryens. Il n’écoutait pas ces conseils qui le laissaient indifférent. On avait peur pour lui, tout seul dans cet appartement lugubre, dans une sorte de désespoir figé.

– Moucha, il faut partir.

Rentré à Paris, il se remit à son travail interrompu. Il écrivait ses Voies de la Russie. Mais ce ne fut pas pour longtemps. Un Allemand cultivé s’intéressa à sa bibliothèque. Il vint chez lui, regarda ses livres t conseilla à Ilioucha de les vendre. Ilioucha lui expliqua qu’il avait besoin de ses livres pour son grand travail. L’Allemand regretta qu’il a ait besoin et s’en alla. Mais, au bout de quelques jours, il revint avec des soldats en l’absence d’Ilioucha et toute sa bibliothèque fut rangée dans des caisses préparées à l’avance et emportée. Pourtant, il ne partit pas et ne se cacha même pas ; il ne quitta pas sa maison. Il attendait docilement.

Il entrait parfois dans son grand bureau, regardait ses rayons dégarnis, ses armoires pillées et disait, déconcerté :

– Comment vais-je travailler sans livres ?

Mais il ne demeura pas longtemps dans la tristesse.

– Après tout, ce n’est pas bien qu’une telle quantité de livres soient à la disposition d’une seule personne. Je peux aussi bien aller tranquillement à la Bibliothèque Nationale.

C’est ce qu’il fit. Il n’interrompit pas son travail pour autant. Il écrivait ses Voies de la Russie.

Comment son entourage se comportait-il à son égard ?

Il me semble, qu’en général, tous étaient très exigeants envers lui. S’il n’avait pas réagi aussitôt et de tout son cœur au besoin de quelqu’un, ne s’était pas occupé immédiatement de son affaire, les personnes concernées n’auraient pas seulement été déçues mais carrément choquées par une telle attitude que l’on aurait appréciée à peu près comme le fit la « cliente » de l’anecdote mentionnée plus haut : « Puisque tu es saint, tu n’as pas à faire des comptes. »

Il y en eut pour émettre des doutes sur l’intelligence d’Ilioucha. Cela se comprend.
Les personnes très bonnes sont souvent considérées par les autres comme sottes. Il est évident qu’une personne intelligente doit d’abord connaître les quatre règles de l’arithmétique et comprendre clairement que l’addition et la multiplication lui portent profit, tandis que la soustraction et la division lui font subir une perte. Et est-ce que quelqu’un d’intelligent peut agir à son propre détriment ? Et c’est là qu’Ilioucha leur apparaissait comme un simplet.

Mais, aimant les autres, Ilioucha n’était pas aveugle. Il voyait bien. Il voyait tout. Il comprenait tout et ne condamnait personne. Après la mort de sa femme, il me dit un jour :

– On ne doit pas montrer qu’on est malheureux. Je remarque parfois que certains, me croisant dans la rue, passent de l’autre côté. Ils ont peur. Il leur est désagréable de me voir parce que je suis malheureux. Il faut cacher son chagrin.

Une autre fois, il me raconta avec un sourire moqueur qu’il y avait eu une réunion d’affaires à laquelle on ne l’avait pas invité. On n’avait pas trouvé cela nécessaire, bien que ses intérêts fussent concernés au premier chef.

– Ils n’avaient pas même le droit d’agir ainsi. Et tout cela, parce que je suis en ce moment malheureux, ils le savent et ne me considèrent déjà plus comme un être humain. Non, croyez-moi, il faut cacher sa peine aux autres. Il n’est pas permis d’être malheureux.

Après de telles paroles, il serait difficile de considérer Ilioucha comme un naïf.

Quand je revins de Biarritz à Paris, la France était déjà occupée par les Allemands et le régime hitlérien de justice sommaire était en place.

Ilioucha était déjà dans un camp. J’ai encore aujourd’hui son adresse dans mon carnet.

Il m’écrivait ; quelquefois, c’était dans une lettre commune envoyée à mère Marie. Il écrivait qu’il n’avait besoin de rien, qu’il avait trouvé des gens qui lui étaient proches par l’esprit, qu’il chantait dans un chœur à l’église et faisait des exposés. Mais nous savions qu’il était très malade, qu’il ne pouvait presque rien manger et que dans les prochains jours on allait l’emmener. (Le mot terrible de ce temps-là : « emmener »).

Nous lûmes sa dernière lettre ensemble, avec mère Marie : « Que mes amis ne s’inquiètent pas pour moi. Dites à tous que je suis très bien. Je suis tout à fait heureux. Je n’aurais jamais pensé qu’il y eût tant de joie en Dieu. »

Il avait déjà eu le temps d’adopter le christianisme.

Nous lisions et nous pleurions toutes les deux. Non parce que nous le plaignions, mais dans une sorte d’enthousiasme douloureux, comme si nous écoutions les derniers accords solennels d’une apothéose musicale.

« C’est de cette pâte-là que se font les saints », chuchota mère Marie.

Et je pensais : Ilioucha aimait tant les réunions, les débats, les discours, les exposés ! Il allait chez les « Jeunes Russes » , chez les monarchistes, chez les socialistes-révolutionnaires, au cercle de la noblesse ; et il se sentait partout au milieu d’amis parce que lui-même aimait tout le monde, justement de cet amour tiède tant décrié. Et les cierges allumés ? cette image de la foi inextinguible l’avait toujours inspiré et il en parlait souvent. Il était si sincèrement convaincu, comme un enfant, qu’il suffirait que tous allument ces cierges et marchent hardiment pour que s’écroule le rideau de fer et que la Russie soviétique, ressuscitant dans l’amour, vienne à notre rencontre en criant : « Hosanna ! »

En l’écoutant, je me remémorais toujours le récit d’un vieil écrivain polonais sur la petite fille qui avait entendu dire que les yeux d’un ange sont pleins de lumière. Quand son père, ivre, la ramenant de l’enterrement de sa mère, l’avait fait tomber dans la neige, à un tournant dans la forêt sans même le remarquer, elle s’était relevée et allait se mettre à pleurer de peur, lorsqu’elle vit s’approcher d’elle lentement deux points brillants ; elle se mit à rire : « L’Ange ! » dit-elle en tendant sa petite main au loup. Le loup la dévora, bien sûr, mais la question n’est pas là. L’important, c’est le moment où l’homme, parvenu au point crucial de sa vie, le dernier, tend les bras à la rencontre de l’ange.

Là-bas, dans la geôle allemande, Ilioucha a probablement allumé ses cierges immortels, il est sorti à la rencontre de l’ange et lui a tendu les bras.

La fin d’Ilioucha Fondaminski est mystérieuse. Ses traces sont perdues. Le bruit courut qu’il aurait réussi à passer en Russie, on aurait même entendu sa voix à la radio. Mais, il s’agit sans doute de légendes. Personne n’en sait rien et personne ne veut admettre la simple et cruelle vérité. Nous nous consolons mutuellement grâce à une légende, bien que la vérité se situe plus haut que notre imagination qui la fuit.

Il avait vécu en juste et il reçut la mort en martyr, volontairement et dans la joie.

Traduit du russe par Irène Rovère-Soya.
Le Messager orthodoxe, N° 143, 2005.


Introduction aux Pages Sainte Marie Skobtsov

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Dernière modification: 
Samedi 23 juillet 2022