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Olivier Clément (1921-2009)
Olivier Clément, un maître pour l’Église du XXIe siècle par Antoine Arjakovsky
TEXTES D’OLIVIER CLÉMENT
Extraits de L’Autre Soleil, Essai d’autobiographie spirituelle :
1. Visages, silence et la révélation de l'invisible
2. Vers le christianisme
3. Le Ressuscité
4. OrthodoxeExtraits de Mémoire d’espérances
1. Vivre ensemble – L’amour
2. Le sacrement du mariage
3. La femme – Le regard du christianismeQu’est-ce que prier ?
De l’individu à la personne
Témoigner dans une société sécularisée
Être chrétien pour être vivant
La cosmologie, gnose ecclésiale
Note sur le miracle, le diable et l’enfer
Sexualité et le sacrement de l’amour
Pour une Toussaint sans limites
L’Esprit Saint et la vie chrétienne
Le mystère de la primauté
L’AscensionRéférences et Notes
Voir aussi la page Hommage à Olivier Clément
Olivier Clément est né le 17 novembre 1921 à Aniane, dans le Languedoc, terre à l'histoire religieuse tragique (les Cathares, les Camisards). Sorti d'un milieu déchristianisé (paysans et maîtres d'écoles), il n'est pas baptisé après sa naissance et ne reçoit aucune formation religieuse. Comme il le raconte dans son livre L'Autre soleil, Olivier Clément, au terme d'une longue quête dans les sagesses orientales et flirtant avec l'ésotérisme, en 1950 il est proche du « point d’asphyxie ». C’est alors qu’il rencontre le Christ en grande partie grâce à la lecture de Fiodor Dostoïevski, Nicolas Berdiaev, Mircea Éliade et Vladimir Lossky. Il reçoit le baptême dans l'Église orthodoxe à l'âge de trente ans le 1er novembre 1952.
Olivier Clément reçoit le plus haut grade de l'Université française en 1943 avec son agrégation d’histoire. Mais il n’écrira jamais sa thèse qui devait porter sur Nicolas Berdiaev (« impossible pour moi de l’objectiver de le mettre à distance ! », me confia-t-il un jour). Lorsque la guerre est déclenchée en 1940, il est mobilisé et participe aux combats. Durant les dernières années de la guerre, il collabore dans la résistance avec A. Dupront. Il fut professeur brièvement à Marseille, puis pendant plus de trente ans au lycée Louis-le-Grand à Paris, considéré comme la meilleure école de France. Il reçut à ce titre de l'État français l'Ordre national du mérite.
Dans son « autobiographie spirituelle » (L’Autre soleil), titre qui fait référence au Samopoznanie de Berdiaev, Clément raconte qu’il participa après la guerre à l’expérience communautaire et intellectuelle du Cheval Blanc. Comme le rapporte Franck Damour dans sa présentation de l’œuvre d’Olivier Clément (Olivier Clément, Son itinéraire spirituel et théologique, Québec, 2003), on trouvait dans le comité de rédaction de la revue Louis Pauwels, Lanza del Vasto, qui venait juste de fonder sa première communauté de l’Arche, et parmi les sympathisants, Albert Camus. L’idéal communautaire en était l’élément fédérateur comme pour les membres de la revue Esprit ou de la communauté du frère Roger à Taizé. À l'époque soviétique, il milite avec Pierre Emmanuel en faveur des chrétiens de Russie et suscite à Paris dans les années soixante la formation d'un comité « pour faire la lumière sur la situation des chrétiens en URSS ».
Après sa conversion il suit les cours de théologie organisés par le patriarcat de Moscou et où enseignaient Vladimir Lossky, Léonide Ouspensky et le père Sophrony. Olivier Clément eut du mal alors à apprécier la théologie catholique thomiste qui se trouvait traverser une crise profonde dans les années cinquante. Le concile Vatican II puis la génération des théologiens de la revue Communio (1974) vont précisément puiser dans le renouveau patristique, liturgique, iconographique orthodoxe pour proposer une nouvelle synthèse qui aboutira aux encycliques Fides et Ratio et Deus caritas est. Mais dans les années 1950-1970, la théologie catholique, encore très confessionnelle, avait du mal à se dégager d’un certain substantialisme statique. Olivier Clément comme beaucoup d’autres intellectuels français ne voyait pas dans la doctrine de la loi naturelle de saint Thomas la possibilité d’une participation réelle de l’homme à la vie divine dans l’Esprit. Plus tard, Olivier Clément aura une relation amicale avec le pape Jean-Paul II et à bien d’autres théologiens catholiques de la nouvelle génération (comme Dominique Cerbelaud ou Michelina Tenace).
Après la mort prématurée de Vladimir Lossky, il édite plusieurs œuvres restées manuscrites de celui-ci. Il se lie également avec Paul Evdokimov et le père Dumitru Staniloae. Proche des intellectuels personnalistes français, il se lie également avec Christos Yannaras et Gabriel Matzneff. Il reprend la rédaction de la revue Contacts en 1959 aux côtés de Elisabeth Behr-Sigel, Jean Balzon, Germaine Revault d'Allonnes et du père Boris Bobrinskoy. Il s'investit en particulier sur la préparation du concile orthodoxe et signe un appel en 1970 avec Paul Evdokimov. Il enseigne la théologie comparée et la théologie morale à l'Institut Saint-Serge depuis 1962 où il entre par l'intermédiaire de Léon Zander, qui fut le premier à l'introduire au monde orthodoxe de Paris. À l'initiative du père Lev Gillet, il est également l'un des fondateurs et animateurs de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale. Il donne régulièrement dès les années 70-80 des chroniques dans de grands magazines chrétiens comme France catholique, l'Actualité religieuse dans le monde, et dirige également la collection Théophanie aux éditions Desclée de Brouwer, qui publie nombre d'ouvrages de penseurs orthodoxes contemporains. Il a enseigné de nombreuses années également à l'Institut supérieur d'études œcuméniques (notamment avec le père Marie Joseph Le Guillou en 1975 sur l'expérience charismatique), à l'École cathédrale de Paris et au Centre Sèvres. De 1976 à 1994, il est président de l'Association des écrivains croyants, qui regroupe des écrivains chrétiens, juifs et musulmans.
En 2003 il publie un grand livre d’entretiens avec Jean-Claude Noyer, Mémoires d’espérance (Paris, DDB). C’est dans ce livre qu’il précise la compréhension orthodoxe du péché originel, interprétation qui libéra un grand nombre de personnes encore marquées par la théologie scolastique et fataliste. Il rend hommage également dans ce livre à des grandes figures spirituelles comme dom Helder Camara, mère Marie Skobtsov (il a beaucoup contribué à sa canonisation), Nelson Mandela, Jean-Paul II et le père Sophrony, disciple de saint Silouane de l’Athos.
Il représente patriarche d'Antioche Ignace IV à Bari en 1987 au côté de Mgr Elias de Beyrouth lors de la rencontre de la commission mixte internationale catholique-orthodoxe sur « La foi, les mystères et l’unité de l’Eglise ». Il reçoit les titres de « grand archonte » du patriarcat œcuménique et la Croix de Saint-Pierre et Saint-Paul du patriarcat d'Antioche. En 1994 il rédige pour le patriarche Bartholomée un texte Via crucis, chemin de croix qui sera lu par le pape Jean-Paul II à Rome pendant la semaine de la passion. Il obtient des doctorats honoris causa des universités de Louvain-la-Neuve et de Bucarest et reçoit le 16 février 1997 un doctorat pour l'ensemble de son œuvre de la part de l'Institut Saint-Serge de Paris. En 1999, il reçoit le prix saint Nicolas, décerné par l'Institut de théologie patristique gréco-byzantine à Bari (Italie). Le Centre Aletti à Rome lui décernera également son prestigieux prix en 2001.
Marqué par la philosophie religieuse russe et surtout par Nicolas Berdiaev puis Serge Boulgakov, il contribua à la faire connaître au public occidental. Il participe à la rédaction du manuel de catéchètes Dieu est vivant et parle à de nombreuses rencontres avec des jeunes orthodoxes (ACER, MJO libanais) et de toutes les confessions chrétiennes à Taizé. Il dialogue avec les intellectuels marxistes dans les années soixante et avec les philosophes musulmans dans les années quatre-vingt. Dans le journal Le Monde en 1991, il dénonce la mythification de la terre du Kosovo mais il soutient la hiérarchie serbe qui milite en faveur de la paix. De même en juillet 1998, après un voyage en Russie, il critique dans le journal Le Monde une atmosphère d'inquisition dans l'Église russe.
Olivier Clément est aussi un poète et un ami des poètes (Pierre Emmanuel). En 1998 il publie Déracine-toi et plante-toi dans la mer. Son prophétisme apparaît dans la cinquantaine d'articles qu'il a publiés pour le SOP ou dans la revue Contacts. Il publie en 2003, avec la collaboration de M. Rupnik, qui lui a décerné le prix du Centre Aletti à Rome, un ouvrage intitulé Sillons de lumière, théo-anthropologie de la beauté.
En 1994 Olivier Clément a autorisé la publication de de son étude sur l’alchimie occidentale, prenant le risque de se faire attaquer par tous les « gardiens du temple ». Il y ajouta une introduction où il rend hommage à la sophiologie russe. Ce livre prépare la grande synthèse prophétique de Rome, autrement en 1997 : « On observe deux hémisphères spirituels : d’une part l’hémisphère issu de l’Inde (…) Dans cet hémisphère, le divin ou souffle de vie, le ki chinois, affleure partout, divin impersonnel que le monde manifeste et dans lequel il se résorbe. (…) L’autre hémisphère, on pourrait l’appeler sémitique, il concerne le judaïsme et l’islam (…) Ici s’affirme la transcendance du Dieu personnel. Le temps se fait linéaire, soit en tension dans le judaïsme soit en rappels dans l’islam. (…) Aux religions de la seule transcendance, et sans doute à travers leurs mystiques, nous dirons l’incarnation et la “kénose”. Aux religions de la fusion dans l’impersonnel, nous dirons l’Uni-Trinité. Aux humanismes plus ou moins athées, nous rappellerons que l’homme ne serait rien s’il n’était, au-delà de tous ses conditionnements, une énigme, un secret où nous ne nous pouvons entrer que par la révélation de l’amour » (Rome autrement, DDB, 1997, p. 122).
Il est difficile de parler de son père spirituel. Et pourtant depuis si longtemps je désire lui rendre hommage. Tant d’images s’entrechoquent. Au congrès de la Fraternité orthodoxe en Europe occidentale à Avignon en 1980. J’étais alors un adolescent. Il parlait du Banquet de Platon, de Dostoïevski, de la profondeur du mal, et il clamait, avec son accent du midi qui nous faisait rire : « Mais la tentation, ce n’est tout de même pas les genoux de ma voisine ! » Je me suis mis à aimer ce théologien qui parlait librement au-delà de tout discours moralisateur pudibond.
Cinq ans plus tard, je n’avais pas encore vingt ans, j’étais venu le rencontrer dans son appartement à Paris. Il avait bien voulu répondre à mes questions existentielles. Je ne me souviens de rien si ce n’est de cette petite rue menant vers son appartement. J’avais le sentiment en la longeant que je traversais la plus belle aventure qui soit. En repartant je bondissais de joie : le grand homme m’avait fait don de son amitié, comme ça, gratuitement.
À partir de cette date nos rencontres devinrent plus régulières. Je suivais ses cours à l’Institut Saint-Serge. Difficile d’appeler cours ce qui était ni plus ni moins que l’école de la vie. Il m’orientait patiemment dans mes recherches sur la pensée religieuse russe. Alors que j’avais le sentiment de parler à Léonard de Vinci en personne, lui me parlait comme à un égal. Je crois bien avoir lu tous ses livres. Ils m’ont profondément structuré. Ils m’ont permis d’éviter de douter sérieusement de l’existence de Dieu ou de quitter l’Eglise. Mais surtout ils m’ont donné confiance dans la vie, dans la présence permanente de Dieu à nos côtés. Olivier Clément a eu le mérite surtout de me faire aimer la théologie. Car il ne la dissocie pas de la poésie, de la lutte permanente entre la vie et la mort, du regard en profondeur sur l’ « ahité de l’être » [la capacité des choses de susciter un « Ah ! » - l'émerveillement], sur la capacité qu’ont les œuvres de la création de louer Dieu. C’est lui qui nous a fait comprendre la profondeur du mystère de l’amour quand il nous répétait la phrase de Gabriel Marcel : « Plus vous aimez quelqu’un, plus il est inconnu. »
L’AUTRE SOLEIL
Extraits de L’Autre Soleil, Essai d’autobiographie spirituelle
par Olivier Clément (Stock, 1972 ; 1975 ; 1986).1. Visages, silence et la révélation de l’Invisible
Le visage, alors, c’est l’irruption de quoi dans la matière ? C’est quoi, s’il n’existe rien d’autre que la matière ? Comment cet air qui vibre peut-il toucher le cœur, faire briller les yeux, ouvrir un instant cette absence ? Quel est cet espace secret où nous parlons, où nous pensons, cette profondeur qui nous est commune, ce centre où nous nous rejoignons ? Oui, pourquoi des visages si tout vient du néant pour y retourner ?
Ainsi se ravivait en moi, au-delà des idéologies, l’émerveillement de l’enfance. Du mystère des visages semblait inséparable celui des choses. Rappelez-vous, dans Le Premier Cercle de Soljenitsyne, ce qui advint à Rubine un soir d’hiver. Rubine est un communiste fervent ; nous sommes ici, je le répète, bien au-delà des idéologies. Après de violentes secousses morales qui l’ont radicalement mis en cause, il sort, la nuit, dans la cour de la prison et ressent soudain sur son visage « le contact innocent des froids petits cristaux hexagonaux » : il neige. Il s’arrêté, ferme les yeux, et « un immense sentiment de paix » l’envahit. « Il éprouvait toute la puissance d’être, la joie de n’aller nulle part, de ne rien demander, de ne rien désirer, de vouloir simplement rester là, dans une joie totale, comme les arbres qui restent là à recevoir les flocons de neige. »
Les choses sont alors libérées de la banalité et de l’oubli, en même temps qu’ouvertes, hors de nos prises, comme un tison que le vent débarrasse de ses cendres. Rubine, lorsque la joie d’être l’envahit, prend doucement de la neige et « met dans sa bouche un peu de cette substance sans pesanteur ». « Et son âme communia à la fraîcheur du monde. » L’être, dans son dévoilement, est transparence, mais à quoi ?
Alors, on l’a senti déjà, est venue pour moi comme une première révélation. Non encore une conversion, mais la découverte d’un autre pays, cet invisible du visible qu’il faudra toute l’éternité pour explorer. Non pas encore conversion au Christ – je le découvrais lui aussi, mais sans pouvoir le situer, mais découverte de l’âme et de l’infini. Si les théologiens patentés lisent ces lignes, ils vont faire la petite bouche. Ils n’aiment pas la « religion ». Ils nous ont fabriqué ainsi une foi vide, et finalement un Jésus athée, simple incarnation de l’homme. Ils ne comprennent pas, eux à qui on a parlé de Dieu dès l’enfance (mal sans doute, mais enfin, vous l’avez dit que c’était mal, passons outre), ils ne comprennent pas que pour un homme grandi dans l’athéisme, structuré dans tout son être, et pas seulement dans sa pensée, par l’athéisme, il faut d’abord la révélation de l’invisible, du spirituel, de l’Esprit encore anonyme. Sinon, il ne peut même pas entendre ce que Jésus dit de lui-même. Laissons cette querelle, je ne prétends pas que mon cheminement soit exemplaire, d’autres vous plairont davantage. Permettez-moi de penser que la religion est le contenu de la foi. Et que tout est religion, même le refus de religion !
Ainsi je découvrais la multiforme expérience de l’infini qui irrigue toute l’histoire humaine et constitue la sève de ses plus hautes créations. Historien, je parcourais avec une sorte d’ivresse le « musée imaginaire » des révélations, de la révélation. « Les pierres mêmes crieront » a dit Jésus à ceux qui lui demandaient de faire taire les enfants qui l’acclamaient lorsqu’il entrait à Jérusalem [cf. Lc 19, 39-40] . Aujourd’hui, on a fait taire les enfants et les pierres crient. Je tiens une pierre dans la main et elle crie silencieusement la souffrance et la joie de Dieu qui parle et se tait à la fois pour la faire exister. Je marche au bord de la mer un galet salé dans la bouche et ma bouche silencieuse crie Dieu. J’entre dans une église romane et je connais le silence de Dieu. Car il a fallu l’architecture adorante des hommes pour instaurer ce silence, la nature la plus déserte crépite de mille bruits. J’entre et l’espace devient incarnation. Je descends dans la crypte et le silence redoublé se fait mon origine et ma fin, et ce n’est plus celui du néant : il me guérit d’être né et de devoir mourir. Nef de Saint-Guilhem-le-Désert, j’avance dans le corps de gloire, dans la présence faite corps, vers la bénédiction de l’abside au fond de laquelle la croix est taillée, entre deux oculi, dans l’épaisseur du mur, croix de lumière entre la lune et le soleil. La croix signifiait alors pour moi l’invisible transcendance symbolisée par la verticale et rompant l’horizontale du visible. Je ne savais pas encore quel prix Dieu lui-même a dû (et doit) payer pour rétablir dans la chair cette transparence. Je sors et je marche dans le vent, en amont de l’église, vers le « bout du monde », cette nef et cette abside cosmiques taillées dans la masse calcaire, hautes falaises, rigueur de Dieu devenant vers le bas la ruisselante douceur des oliviers ; le ciel est comme une coupole, et désormais, avec le ciel plein, je peux dire oui. Je fais l’ascension d’une falaise, je m’allonge sur le dos et laisse entrer en moi le sans-fond, l’abîme transparent, le feu bleu.
J’entre pieds nus, silencieux, dans une mosquée d’Afrique du Nord, je visite en Espagne d’anciennes mosquées. Non plus espace d’incarnation, mais un vide si pur, si noble, une tristesse où se dissout toute épaisse tristesse, une attestation de l’insaisissable : courbes, courbes des portes, des arcs, des arabesques, des inscriptions, courbes jamais refermées autour d’un centre, s’entrecroisant, se multipliant pour le saisir, mais toujours il se dérobe, Lui, Lui !
Ce n’était pas encore la Parole de Dieu, mais son silence. Un silence où tout se rassemble, se pacifie, s’ouvre. Un silence de plénitude et de nostalgie, où la pensée trouve son espace libre. Où l’on peut enfin respirer, reprendre souffle, passer au-delà de ce point d’asphyxie que j’avais connu dans le désert urbain, où des papillons volent sur les ordures. De l’air enfin, respirer enfin, une autre respiration s’ouvre en moi, je le savais tout cela, je le savais, mais on me l’avait toujours caché, tous le cachent, ceux qui maintiennent cette civilisation du vide comme ceux qui luttent contre elle. Dieu existe, il suffit d’écouter les pierres. Il suffit d’écouter, au long des millénaires, les innombrables glorificateurs du Nom imprononçable – Nomen innominabile, nomen omninominabile ! – les saints, les sages, les prophètes, les humbles créateurs d’amour et de beauté, ceux qui tissent sans cesse à la trame charnelle un fil d’éternité pour empêcher l’étoffe de se déchirer. Les témoins des orients et des occidents. Ceux que Dieu remplit de son irradiation. Ceux qu’il consume de son absence. Ceux qui vont au désert et dont le pur holocauste libère le monde de l’asphyxie. Ceux qui s’assoient à la table des pécheurs pour incarner l’infini dans l’amour. Ceux qui ont bâti, peint et sculpté Chartres, Ajanta, Borobudur, pour incarner l’infini dans la beauté. Bientôt je devais lire dans Berdiaev : « L’argument principal en faveur de Dieu réside dans l’homme lui-même et sa vocation. Le monde a connu des prophètes, des apôtres, des martyrs, des héros, des contemplatifs, des chercheurs et des serviteurs désintéressés de la vérité, des créateurs de vraie beauté, beaux eux-mêmes, des hommes d’une grande profondeur, des puissants de l’esprit. Et surtout, ceux qui ont témoigné que la seule situation hiérarchique élevée, en ce monde, c’est d’être crucifié pour la vérité. Tout cela ne prouve pas, mais montre..., tout cela permet de découvrir Dieu. »
Dieu existe, et c’est pourquoi nous pouvons nous parler, dans la patience et le respect. Il est « le centre où convergent les lignes ». En lui se sont endormis, éveillés, mon père et Charlemagne, en lui, dans son absence volontaire, car il est appel secret, non évidence extérieure, en lui se déroule l’histoire qui le cherche ou qui le refuse. En lui nous ne sommes plus séparés. De lui vient la lumière des visages qui, d’une certaine façon, « ne sont pas faits de main d’homme », comme on dit de certaines icônes, étant « nés non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu » (Jn 1, 13). En lui l’être du monde trouve son incandescence. Il est l’espace sans limites de notre liberté. […]
« Qui est aveugle à l’Un, l’est à toutes choses. Qui voit l’Un contemple toutes choses... Étant dans l’Un, il voit le tout. Étant dans le tout, il est détaché de tout. Qui voit l’Un considère le tout : lui-même, les hommes et les choses à travers l’Un » (Syméon le Nouveau Théologien, Traités théologiques, gnostiques et pratiques, I, 51-52).
Quelques mois d’ivresse, et des déblaiements définitifs. Les grands réducteurs, les grands athées n’ont pas su aller jusqu’au bout de la terre. Au bout de la terre, il y a l’horreur et la pulsation de l’Esprit. Au bout de l’homme, il y a l’horreur et l’image de l’éternité. Celui qui ne trouve pas l’or divin au crible de sa science, c’est que son crible n’est pas assez fin. Le véritable oui à la terre n’est pas celui de Nietzsche, mais celui de Dostoïevski. Le oui de Nietzsche veut affirmer la vie, mais ce qu’il nomme ainsi est mêlé de mort, porteur de mort. La divinité qui danse porte un collier de têtes, le XXe siècle nous l’a rappelé. Dostoïevski a connu des tentations semblables. « Il a su tout ce que Nietzsche a su et quelque chose en plus », a écrit Berdiaev. Quelque chose en plus : les noces de Cana, où l’infini embrase la terre, change en vin mystique l’eau matricielle, en définitive l’eau banale du quotidien. Car la véritable mystique n’est rien d’autre que l’extraordinaire de l’ordinaire. On se rappelle ce chapitre des Karamazov, dont le titre, justement, évoque Cana. Le starets Zossime vient de mourir. Impertinent jusque dans la tombe, il se permet de dégager une « odeur délétère », comme tout le monde, au lieu du parfum de sainteté que les dévots attendaient. Désespéré, son disciple Aliocha veille néanmoins sa dépouille tandis qu’un moine lit l’Évangile de saint Jean. Dans une sorte de rêve, Aliocha entend le récit des noces de Cana et voit. Il voit le vieillard assis à la table nuptiale, près de l’Époux solaire, et l’appelant lui aussi, Aliocha. Car tous sont appelés, et l’on apporte le vin de l’éternelle joie. Réveillé, le jeune homme sort dans le jardin. La nuit est une vigne d’étoiles que les coupoles vendangent et dont elles font couler le vin sur la terre. Aliocha, foudroyé de joie, se prosterne et baise la terre, il la découvre eucharistie. Et se relève adulte, capable de témoigner et de créer.
Celui qui a vécu ce baiser à la terre est libéré des « maîtres du soupçon ». Je me disais : expliquer par l’infrastructure économique et sociale, ou par la volonté de puissance, ou par les avatars de la libido, simplement prétendre expliquer les Évangiles ou les Upanishad, Lao-tseu ou Maître Eckhart, ce n’est pas sérieux ; c’est la prétention d’ignorants raffinés engoncés dans deux siècles d’histoire occidentale. Je ne rejetais rien de la terre, mais je découvrais le poids du ciel.
Et peut-être, me disais-je encore, la connaissance de l’homme, aiguë mais unilatérale, que nous trouvons chez les grands athées, doit devenir pour nous moyen d’ascèse. Doit nous aider à comprendre, non la vérité, la beauté et l’amour, qui viennent d’ailleurs, mais leurs défigurations bestialo-humaines ; leur utilisation par la peur sociale et la haine de classe, par la faiblesse jalouse et le ressentiment, par la tragédie de la sexualité. Ainsi nous serait facilité le passage, que Nietzsche lui-même a parfois souhaité, du Dieu seulement « moral » au Dieu « divin ». Les maîtres du soupçon peuvent inspirer ainsi une approche négative de Dieu et de l’homme, inséparable d’une ascèse renouvelée. J’ai commencé d’aimer Sartre quand j’ai découvert en lui l’héritier de toute une ascétique chrétienne, en quête de la personne et de la liberté. Il est vrai que la « mémoire de la mort », chez lui, ne devient pas « mémoire de Dieu ». Il s’en tire avec la révolution, mais ici revient ma défiance : c’est un prétexte !
Le moine a tort quand il se croit asexué (peut-être veut-il dire autre chose...). Mais Platon est plus profond que Freud quand il voit dans l’éros la soif de l’immortalité, dont la vie sexuelle n’est pas la seule expression ni la plus haute. Marx n’a jamais réfléchi sur la tripartition indo-européenne de la société, dont la signification originelle semble bien qu’il existe des types, des vocations socioculturelles complémentaires, et que la contemplation (ainsi que toute pensée nourrie d’elle), et l’exercice conscient, limité et sage de l’autorité ont autant d’importance que la production. Quand Chafarévitch, qui vit en URSS, décèle dans le goût de Marx pour la soi-disant indifférenciation originelle une régression, un instinct de mort, il exagère, mais le problème vaut d’être posé. […]
Le principe du plaisir, le lyrisme épais de l’épanouissement, de l’enrichissement, sont pulvérisés quand un homme immole des possibilités peut-être géniales pour se jeter dans le feu et devenir un témoin anonyme du feu. L’ange alors arrête le bras d’Abraham. Job retrouve ses richesses. Syméon le Nouveau Théologien et Jean de la Croix écrivent leurs poèmes. Mais quand on fait le saut, on ne sait pas. Et peut-être ne saura-t-on jamais, du moins ici-bas. Mais qui dira que le destin de Simone Weil est un destin manqué parce qu’elle a préféré, jusqu’à en mourir, la communion des affamés de pain et de sens aux gourmandes intensités ? À l’inverse, un être apparemment banal, dans un milieu clos, telle la petite Thérèse, peut être libéré de toutes limites et devenir à jamais celui qui intercède pour un assassin condamné à mort. Cet assassin condamné à mort que nous sommes tous.
L’essentiel, pourtant, n’était pas simple. Une fois découvert l’espace de l’Esprit encore anonyme, il fallut s’y orienter. J’ai passé des années, dix environ, à tenter de me retrouver dans ces univers que mon éducation occidentale, française, francienne, avait masqués, mais qui trouvaient bien des correspondances dans les intuitions méditerranéennes de mon enfance. J’ai étudié les spiritualités de l’Inde et de l’Extrême-Orient, et les symbolismes archaïques tels que les suggérait Simone Weil, que René Guénon tentait, assez pesamment, de les systématiser, tels surtout que les présentait avec rigueur et pénétration un Mircea Eliade. Plus que tout, me semble-t-il, j’ai aimé l’Inde ; j’ai pris, avant les modes actuelles, les chemins de Katmandou. Inde désirante, érotique et sacrée à la fois, Inde du plein, où tout se résorbe dans le grand silence des négations : neti, neti, pas cela, pas cela ; qui est aussi l’omniprésence d’un divin cosmisé et féminisé. Le visage sombre et doux de la Shakti, de 1’Énergie divine, me rappelait le visage de sainte Sarah, la patronne des Gitans, dans la crypte de l’église-vaisseau, de l’église-château, aux Saintes-Maries-de-la-Mer. La grotte, la source, le visage brun de la sainte, la sensualité sacrale de ce peuple venu de l’Inde : Sarah-Shakti.
2. Vers le Christianisme
Pendant la guerre, j’avais trouvé dans la bibliothèque d’une maison amie, en Aquitaine, le livre de Nicolas Berdiaev qu’on a traduit sous le titre Esprit et Liberté. Je l’avais lu d’une seule traite, tout un jour et toute une nuit. Bien des choses m’avaient échappé, mais il me semblait que l’essentiel était là. Je veux dire un christianisme capable d’une part de répondre à la nudité de l’homme contemporain devant la mort, l’amour et la beauté. Capable d’autre part d’assumer cette phylogenèse des religions où je me trouvais engagé. Et, certes, Berdiaev pense avec sa passion, d’une manière excessive, unilatérale, comme j’ai pu le mesurer par la suite. Il crée des mythes et se prend à son propre jeu, comme pour cette poétique de la liberté incréée qu’il invente à partir du vocabulaire de Jacob Böhme. J’étais bien incapable alors de ce discernement.
Une pensée, une sensibilité différentes m’avaient brûlé. : m’avaient marqué au fer rouge pour toujours. Et le fer était en forme de croix. De croix et de rose, car « c’est par le mystère de la croix que la rose de l’existence universelle refleurira ». Les formules berdiaeviennes viennent d’elles-mêmes sous ma plume. Que le temps n’est plus de penser Dieu contre l’homme ou l’homme contre Dieu ; car la vérité, c’est la divino-humanité, en vue de laquelle tout a été créé, dont les religions accentuent unilatéralement certains aspects, et les athéismes d’autres. Divino-humanité christique que nous sommes appelés à multiplier dans l’Esprit et la liberté. Dieu attend la réponse créatrice de l’homme. En Christ, Dieu se révèle à l’homme. Dans l’Esprit, l’homme doit se révéler à Dieu. Échange prodigieux des vies : le visage de Dieu en l’homme, le visage de l’homme en Dieu. Et les invectives de Berdiaev contre ceux qui ont fait de Dieu un léviathan ou une pierre : Dieu est amour sacrificiel, il porte en lui son Autre éternel, et voici que le Visage de cet Autre se reflète sur celui de l’homme. Dieu est nostalgie de son autre, nostalgie de l’homme. Créant l’homme, il s’est fait vulnérable jusqu’à la croix. La toute-puissance est ainsi faible comme l’amour, comme lui tenace et rayonnante. Dieu laisse jaillir de sa propre absence, de son propre retrait – l’Ungrund de Böhme, dit Berdiaev (mais ce n’est pas vrai) – Dieu laisse jaillir la liberté sombre de l’homme, la liberté fière et terrible de l’homme, et l’homme, cet « Adam Kadmon » que nous sommes tous, ravage le relatif de sa soif d’absolu, arrache la création au Créateur, l’objective dans l’opacité et dans l’absence.
Le mal et la révolte contre le mal constituent ainsi la preuve même de l’existence de Dieu, l’Innocent, dont la face ruisselle de sang dans l’ombre. Alors la croix, alors le Dieu paradoxal fléchissant par son humiliation notre liberté farouche, pétrifiée. Une goutte du sang divino-humain suffit à métamorphoser secrètement le monde. Cette métamorphose, à nous de la déceler et de la manifester pour que le Dieu-homme devienne Dieu-humanité et Dieu-univers. L’Église n’est rien d’autre que le monde en voie de déification. Il n’y a pas un brin d’herbe qui ne pousse dans l’Église, pas une galaxie qui ne célèbre dans l’Église la liturgie cosmique. Il n’y a pas un geste créateur qui ne manifeste l’Église, qui ne fasse jaillir dans le monde de la mort la lumière du Huitième Jour.
Tout acte profondément religieux est créateur ; l’ascète, au désert, se recrée dans la lumière divine, résorbe la face ténébreuse de la terre dans sa face transfigurée. Mais, plus encore, tout acte vraiment créateur est religieux. Non seulement le créateur de beauté, mais le combattant pour la justice et la dignité, mais une mère qui éveille le sourire de son enfant, mais les amants que traverse la grande évidence de l’amour, tous font éclater le masque de la mort, tous dégagent et sculptent dans la lumière le visage du Christ qui vient. Et certes la création est tragique, l’histoire est tragique. Le créateur voudrait transfigurer le monde, il ne peut créer que des signes. La créativité véritable est elle aussi marquée du signe de la croix. La plénitude, cependant, se prépare, même nos échecs alimentent ce brasier dans l’ombre dont les étincelles se multiplient. L’attente du Royaume est active. Quand il s’insurge contre le fétichisme des marchandises et l’objectivation sociale de l’homme, Marx est dans l’Église. Et Nietzsche aussi quand il appelle, contre l’hédonisme du « dernier homme », au dépassement créateur. Car Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu !
Alors je me suis tourné vers les chrétiens.
Il me fallait vaincre une répugnance devenue instinctive, et qui s’enracinait dans mon enfance. Le catholicisme, on me l’avait présenté – oh ! par allusions, à l’occasion, mais je savais interpréter
-–, comme une énorme et sournoise puissance terrestre, répressive, castratrice : l’Inquisition, les prisonnières de la Tour, « régister », et ces célibataires en robe. Le protestantisme, comme une étape maintenant dépassée vers la laïcité, le socialisme.Les chrétiens que j’ai rencontrés, catholiques et protestants, ne m’ont pas déçu. J’ai rencontré beaucoup d’entre eux dans la Résistance, et ils savaient mettre dans l’exercice de la violence cette limite, et comme cet honneur dont parlait Albert Camus. D’autres, que Vichy avaient tentés pendant les deux ou trois premières années, désabusés maintenant, se rejetaient, comme tous ceux à qui l’histoire échappe, vers un apocalyptisme abrupt. Les milieux chrétiens, les familles chrétiennes, étaient alors une des forces de ce pays. L’échec de la formation qu’ils dispensaient s’est manifesté en 1968, non seulement par des refus et des révoltes, où il n’est pas difficile de déceler le ferment évangélique, mais par d’éclatantes apostasies. Il suffit d’évoquer le destin de ce mouvement de jeunesse protestant qui, devenu un groupe gauchiste, se donna comme mission propre d’extirper, jusque dans la révolution, les ultimes radicelles de la tradition judéo-chrétienne !
3. Le Ressuscité
Alors on ne peut éviter la question : ce Ressuscité qui nous ressuscite, où le trouver, où s’unir à lui jusqu’à devenir avec lui « un seul corps » et d’« un même sang » ? Certes, le Christ est partout, il aimante secrètement par sa Résurrection l’histoire des hommes et le devenir de l’univers. C’est l’Homme-Maximum, comme disait Nicolas de Cuse. Mais le Christ de la seule histoire est un Christ « re-crucifié ». C’est du Ressuscité que j’avais soif. Certes aussi, le Christ se donne dans sa Parole, et je ne quittais guère l’Évangile. Mais la Parole s’est faite chair, et c’est de cette chair que j’avais faim. Je ne pouvais oublier l’épisode du « pain de vie », dans l’Évangile de Jean : « Amen, amen, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui... » (Jn 6, 53-56). Je refusais farouchement toute interprétation spiritualiste de ce texte. Ho trôgôn mou tên sarka : celui qui broie ma chair ; le verbe trogein n’a rien de spiritualiste !
J’avais faim de l’eucharistie. J’avais faim d’une Église qui fût d’abord eucharistie. D’une communauté qui se confessât, au-delà de toute sociologie, corps du Christ dans l’eucharistie. D’une théologie qui sortît du calice eucharistique. C’est alors que j’ai rencontré des orthodoxes.
Curieusement, ni la lecture de Berdiaev ni l’acquisition d’une icône ne m’avait fait prendre conscience qu’il existât une Église orthodoxe. Longtemps, être chrétien, pour moi, c’était être catholique ou protestant.
Je me souviens, pourtant. J’avais connu à Cheval blanc un homme d’une tendresse un peu ironique, qui respirait mal, comme moi, dans les bavardages fusionnels du « collectif ». Depuis, il a publié quelques beaux livres, presque inaperçus, puis fait une utile carrière à l’Unesco pour sauvegarder, outre-mer, contre les frénésies du modernisme, de très anciens visages de la beauté. Un jour, au pire moment, il me dit « Toi, tu seras russe. Tu seras byzantin » (il comprenait, c’est rare, la grandeur spirituelle de Byzance). Il voulait dire orthodoxe. Il n’avait pas entièrement tort cependant. Bien des années plus tard, Paul Evdokimov, dans un de ses ouvrages, devait m’inscrire, ultime rejeton, ou avorton, ou plutôt greffon, parmi les philosophes religieux russes ! C’était absurde. Je le lui dis. Il le savait, mais il souriait. Les philosophes religieux russes étaient hommes de rencontre : de l’Orient et de l’Occident chrétiens, du christianisme et de la modernité. Je ne récuse pas la filiation. Elle m’en a ouvert d’autres, que Paul Evdokimov lui-même a jalonnées : celles de l’hellénisme chrétien, par exemple, et du sémitisme chrétien. Quand j’écoute le métropolite Méliton ou le métropolite Maxime de Sardes, c’est la voix maternelle de la Byzance spirituelle que j’entends. Et quand j’écoute le métropolite Georges Khodr, c’est la voix originelle de la Bible qui me saisit. Filiations... Il suffit de retrouver le « point central » : alors je retrouve aussi ma filiation française ; mais cela, c’est une affaire complexe, et je voudrais en parler plus loin.
« Tu seras russe. » J’ai nommé Berdiaev, mais j’ai constamment cité Dostoïevski. Quand j’avais lu dans Crime et châtiment la scène où un assassin et une prostituée déchiffrent ensemble l’évangile de la résurrection de Lazare, il m’avait semblé que, pour la première fois avec ce livre, une parole avait été dite, la Parole avait été annoncée à l’athée d’aujourd’hui.
« Et le mort sortit... Sonia lut ces mots d’une voix claire et triomphante, en tremblant comme si elle avait vu le miracle de ses propres yeux. » Et le mort sortit. Parole annoncée à l’homme nu devant la mort nue.
L’Évangile où lit Sonia vient de Lizaveta, celle-là même que Raskolnikov a tué malgré lui. Sans le vouloir : la mort nue et la mort aveugle. « Jésus lui dit : Je suis la résurrection et la vie... Crois-tu cela ? Elle lui dit (et Sonia, reprenant son souffle péniblement, articula ces mots avec force, comme si elle avait fait elle-même publiquement sa profession de foi) : Oui, Seigneur. »
Ces derniers mois, j’ai vu, dans un théâtre parisien, une mise en scène de ce livre. La salle était pleine de jeunes gens. Ils retenaient leur souffle, certains mots les frappaient au cœur. Après tout, l’orthodoxie est la seule confession chrétienne qui ait donné à la modernité un de ses pères, Dostoïevski, aussi important que les autres, les Marx, les Freud et les Nietzsche. Plus important, en définitive. Il faut revenir au mot de Berdiaev, que j’ai déjà cité, le paraphraser, et se l’appliquer comme un devoir : Dostoïevski a su ce que les autres ont su, et quelque chose en plus. Quelqu’un plutôt. Aujourd’hui, vouloir parler du Christ sans savoir ce que les autres ont su me semble assez vain. Mais savoir ce que les autres ont su sans rencontrer le Christ, c’est ne pas aller assez loin.
Les orthodoxes russes que j’ai découverts alors étaient fondamentalement engagés dans la rencontre entre l’orthodoxie et la France. J’avais lu plusieurs fois l’Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient de Vladimir Lossky. Je suis donc allé à la recherche de celui-ci. Chemin faisant, il m’a fallu traverser de petits milieux sympathiques et étouffants où l’on faisait de l’orthodoxie un étendard. Des milieux de ce genre, j’en avais déjà connu pas mal, ça ne me disait pas grand-chose (mais peut-être suis-je injuste pour ce qui s’est cherché là). Quoi qu’il en soit, Lossky, après avoir milité dans un de ces groupes, le quittait pour de fort bonnes raisons canoniques (il ne badinait pas là-dessus, estimant que les canons sont à l’Église ce que l’ascèse est à l’individu), mais surtout parce que le temps était venu pour lui, il le sentait bien, de la nuance et de la sérénité, et non plus de la polémique et du prosélytisme, si étrangers au génie profond de l’orthodoxie... Je l’ai suivi. C’est lui qui m’a appris la théologie.
4. Orthodoxe
J’ai reçu le baptême dans l’Église orthodoxe. J’avais trente ans. C’était un choix lucide et grave. À la fois un risque et le plain-pied d’une évidence. Un choix conscient, si l’on veut, encore qu’il faille toute la vie, toute la mort, pour devenir conscient de la grâce baptismale, pour mourir et renaître en Christ. C’était un 1er novembre. Il pleuvait. J’ai marché longtemps sous la pluie, voulant aller à pied, malgré Paris, en ce décisif pèlerinage. La pluie est un signe de fécondité, et j’allais vers ma propre naissance. Froide était l’eau qui ruisselait sur mon visage, froide et pure l’eau baptismale. Les longs exorcismes prennent la mesure de l’enfer et du repentir. On n’a pas le temps de suffoquer lors de l’immersion, et c’est dommage. La chrismation suit sans désemparer. « Sceau du don du Saint Esprit », dit le prêtre en oignant le front, les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, la poitrine près du cœur, les mains et les pieds. Afin que désormais on pense, voie, entende, respire, parle, agisse et se meuve dans l’Esprit. Comme si l’espace de la mort, par la croix pascale, s’était retourné en espace de l’Esprit. J’étais très calme, sans exaltation. Tout commençait. Il faudrait beaucoup de temps, je le savais, pour que ces paroles, ces forces, ce souffle transparaissent un peu. Mais, désormais, la lumière était en dedans.
Je me souviens du Credo. Chaque mot ouvrait l’intelligence. On m’a dit que je l’avais proclamé avec force ; je ne sais pas. Un groupe se rassemblait pour la célébration eucharistique où je communierais le premier. Quelqu’un est venu m’embrasser.
Bien des années ont passé depuis mon entrée dans l’Église. L’Église ne déçoit pas quand on a compris ce qu’elle est : ce sol nourricier, cette grande force de vie qui nous est offerte et qu’il nous appartient de mettre librement en œuvre. Quand j’étais enfant, je voulais vivre près de la mer. Au village, pour me consoler, mon grand-père me faisait entendre le bruit des vagues au creux d’un coquillage. L’Église, c’est la mer qui se met à chanter pour toujours dans le coquillage du monde.
J’ai perdu la dureté naïve et quelque peu aveugle des néophytes. J’ai mesuré les faiblesses historiques de l’orthodoxie et aussi sa patience tenace, sa passion féconde en bien des lieux. J’ai observé la modestie, la tentation de repliement, la réalité cependant de la présence orthodoxe en Europe occidentale. Moi-même je suis devenu plus que modeste. Mais je marche près de la mer.
Sur l’azur, maintenant, s’inscrit un visage, la Face du Pantocrator crucifié, de l’Homme de douleurs transfiguré. Comme ce jour, en Grèce, où, baigné par une lumière encore plus intense que celle de mon enfance, je suis entré dans la fraîcheur d’une église : la coupole reprenait la ronde bénédiction du ciel, mais un visage s’y inscrivait. Entrer dans cette église avait résumé mon chemin : de l’azur vide à l’azur plein, de l’azur fermé sur sa propre beauté, mais au-delà tout est ténèbres, à l’azur rayonnant autour du Visage des visages, et au-delà tout est amour. De la lumière à l’autre lumière.
Et non seulement celle-ci brûle dans le cœur, mais elle est en chaque visage.
Maintenant, je n’ai plus à parler de moi. Je voulais raconter une rencontre. La foi est un commencement. Il ne faut pas jouer avec elle : l’avoir, ne pas l’avoir ; il faut entrer dans cette crypte – ecclésiale et personnelle – où jaillit l’eau vive, et ressortir pour tout partager. « Il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages. » Ma vie ne m’appartient plus, c’est celle d’un serviteur inutile. Ce qui m’advient, ce que j’essaie de faire, de dire, comment y discerner ma part et celle des autres ; tout grandit de cette amitié qui déchiffre, si peu pourtant, cette unité inépuisable où Dieu se donne aux pécheurs et aux publicains.
Je ne tiens pas l’orthodoxie pour une « confession » en série avec les autres. J’aime et je vénère en elle la fidélité à l’Origine et au But du christianisme, cette divino-humanité christique où souffle l’Esprit. Une fidélité têtue, mais, dans le souffle de la Tradition, intelligente. À demi enfouis sous une histoire hostile, « la colonne et le fondement de la vérité » (1 Tm 3, 15), cette Vérité qui transforme et vivifie l’intelligence, toute l’intelligence humaine que tant de chrétiens aujourd’hui semblent craindre et préfèrent ignorer, oui, je pense à l’orthodoxie en termes de fondement, de sol, de racines, de crypte. Et aussi de Fin comme universelle transfiguration.
Il faut que se rencontrent et se fécondent mutuellement le sens oriental du mystère et le sens occidental de la responsabilité historique. L’orthodoxie rappelle à l’Occident le Dieu crucifié, l’homme déifié. L’Occident chrétien rappelle à l’orthodoxie qu’on ne peut pas dire sans faire, La rencontre dessine le nouveau visage de la divino-humanité.
Parfois, avec un peu d’ironie, je me dis qu’en devenant orthodoxe j’ai travaillé à réconcilier mes ancêtres catholiques, protestants et socialistes. Le centre perdu, Lorentzatos : vous en parliez à propos de la haute poésie occidentale, moi, j’en parle à propos de ces paysans. Maintenant, je ne peux plus juger du dehors le destin, devenu planétaire, du christianisme occidental : Rome, la Réforme, le sacrement du frère... Pour le christianisme occidental, en effet, l’orthodoxie, malgré tant d’apparences, n’est pas un en dehors, mais un en dedans, J’essaie, nous essayons de balbutier, pour tous, une parole d’unité. Nous, orthodoxes en Occident, nous sommes comme des graines qui n’ont ni à s’imposer ni à s’isoler, mais à s’enfouir dans cette terre, dans cette histoire où Dieu les a semées. À s’enfouir pour mourir et, si Dieu le veut, pour renaître, en rejoignant, en favorisant tous les germes d’unité, tous les mouvements de renouveau. Que sera la résurrection, quelle forme elle prendra, ce n’est pas à nous de le décider. Déjà, parfois, à Eygalières, chez les dominicains de Toulouse, à Aubazine, à Poligny, je crois voir réémerger 1’Église indivise, et j’espère, et je sais que la présence orthodoxe dans ce pays y est pour quelque chose. Dans les Cévennes, d’où la famille de ma mère est originaire, quelques moines disciples du père Sophrony viennent souvent prier dans un village perdu où s’est établi un couple pauvre et donné, lui devenu orthodoxe à Patmos, auprès d’un ermite, maintenant tout entier voué à la traduction des textes liturgiques et spirituels de l’Orient. À la retombée du Causse, dans des montagnes brûlées, ravinées, terribles – ce n’est pas encore la verte Cévenne, mais le calcaire sans pitié, comme un gigantesque amas d’ossements – on peut voir un de ces villages morts qui couronnent étrangement mon pays. Une de mes tantes y fut maîtresse d’école il y avait encore quelques familles. Plus tard, elle s’est tuée. J’ai lu avec stupéfaction le beau roman d’André Miquel qui porte le nom de ce village Les Lavagnes. C’est l’histoire tragique et finalement le suicide de l’institutrice envoyée en ces lieux où se tressent l’ardeur, la folie, et une sorte de mort solaire... Non loin de là, je suis souvent monté à un ancien ermitage. La roche se recourbe au-dessus de la chapelle, l’eau suinte, à la fois inquiétante et prometteuse dans ce désert. L’ermitage était fermé, depuis des siècles. Un lieu mort au pays de la mort. Depuis quelques années, il s’est rouvert. L’ermite, catholique, prie selon le rite byzantin, il se nourrit de la tradition philocalique et pratique l’invocation du Nom divino-humain. Vocation difficile, encore fragile. Pour moi, un signe déchirant. « Dans ta lumière nous verrons la lumière. » Viens, Esprit Paraclet, « toi qui es partout présent et qui remplis tout ».
MÉMOIRE D'ESPÉRANCES
Extraits de Mémoire d’espérances,
Entretiens avec Jean-Claude Noyer
(Desclée de Brouwer, 2003).1. Vivre ensemble – L’amour
Au-delà de la passion, la découverte de l’autre.
Jean-Claude Noyer : La relation d’amour entre un homme et une femme est-elle susceptible d’introduire au mystère du Dieu amour ?
Olivier Clément : Tout dépend de la manière dont est vécu cet amour. C’est souvent aujourd’hui une sorte d’attrait passionnel derrière lequel se cache presque toujours une quête d’absolu. Mais, si j’ose dire, une quête qui ne peut aboutir qu’à des désastres douloureux. En revanche, s’il s’agit d’une relation nourrie, profonde, alors là, oui. La réalité proprement spirituelle du mariage passe par la découverte de quelqu’un à travers une longue patience. Autrefois, quand la société était plus solide, les gens se fiançaient. Fiançailles, cela veut dire donner sa foi, engager sa confiance, se promettre. On parlait des « promis ». Ce thème de la promesse est extrêmement beau. Aujourd’hui les jeunes commencent, en général, par jouer, avec leur instinct, avec leur amour. Du reste, les vieilles sociétés paysannes ont connu cela. Dans la région du Poitou et des Charentes, par exemple, chaque année, au début du mois de mai, on célébrait des danses que l’Église bien entendu détestait et l’on chantait : « Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez ! » Les jeunes filles et les jeunes garçons choisissaient leurs partenaires, dans une sorte de jeu de l’amour. Pourquoi pas ? L’épreuve des faits permet d’éviter bien des hypocrisies et des illusions.
Prenez le mythe de l’amour total, l’amour passion tel qu’il s’exprime à travers la légende de Tristan et Iseult. On a longtemps confondu ce mythe avec la réalité du mariage et de la durée. On voulait faire durer ce qui ne peut pas durer. Pourquoi ? Parce que ce qui est purement passionnel naît, se développe, devient fou et finalement retombe. On rencontre beaucoup moins maintenant ce cas de figure, car les jeunes vivent ce libre jeu des corps entre eux. Et petit à petit, ils grandissent à travers cela. Autrefois, on se mariait pour pouvoir faire l’amour. Tandis que, maintenant, on fait l’amour depuis longtemps et, quand on se marie, c’est pour faire durer cet amour, pour lui donner une profondeur et pour créer une famille. A fortiori quand on est chrétien et qu’on demande le sacrement de mariage. Je vois beaucoup de jeunes qui ont des liaisons brèves et qui un jour, peut-être après cinq, six ou dix ans de vagabondage amoureux, finissent par s’engager parce qu’ils rencontrent quelqu’un qu’ils aiment profondément et dont ils souhaitent avoir des enfants. L’apparition de l’enfant est alors reçue sans doute mieux que lorsqu’on n’avait pas les moyens de contraception actuels. La venue de l’enfant pouvait autrefois être perçue comme un désastre. Aujourd’hui, la plupart du temps, elle est voulue, attendue et elle amène le couple à se stabiliser.
J.-C. N. : Si l’amour passion ne peut pas durer, s’il est un mythe, développé particulièrement en Occident, alors le mariage traditionnel, « imposé », n’acquiert-il pas tout son sens : conduire un homme et une femme à fonder un foyer, à s’aimer d’un amour non-possessif et non-narcissique mais respectueux, lui-même prélude à un dépassement de soi qui conduit à s’en remettre à Dieu ?
O. C. : Mais ce mariage n’est possible que dans une société qui garde un regard attentif et critique sur tous ses membres. Prenez le mariage en Inde : c’est le déni de toute liberté ! Au point que c’est la mère du marié qui, traditionnellement, autorise les époux à se rejoindre la nuit ! Dans ces sociétés traditionnelles, la privation de liberté conduit-elle les individus à s’en remettre davantage à Dieu ? Je ne le crois pas. Ils vivent et souffrent comme cela, dans la résignation. Que dans l’Inde traditionnelle les femmes veuves allassent souvent, elles aussi, au bûcher ne signifie pas qu’elles ne supportaient pas l’absence de leurs maris défunts ! Simplement, cela ne pouvait pas être différent, la tradition est ainsi, la liberté ne s’est pas éveillée. Cette liberté qui nous fascine, dont nous avons peur. J’ai connu cela, quand j’étais enfant, au village : personne ne divorçait. Les gens restaient ensemble toute leur vie, quitte à se quereller.
J.-C. N. : Et à se détester...
O. C. : Parfois, ou bien ils avaient une telle habitude de l’autre que... Les gens ne remettaient pas en question leur union parce qu’ils ne le pouvaient pas. Ils n’y pensaient même pas.
J.-C. N. : Les statistiques, hélas, montrent combien la durée moyenne de vie d’un couple a baissé !
O. C. : Oui, c’est vrai. Mais je voudrais nuancer. Prenez une fille très jeune d’aujourd’hui. Peut-être va-t-elle essayer d’avoir quelques expériences sans lendemain ou peut-être n’en aura-t-elle pas. Ce qu’elle souhaite au fond, même très jeune, c’est, comme on dit encore aujourd’hui, rencontrer l’homme de sa vie. Et si elle le rencontre, elle peut être extrêmement fidèle. On peut avoir ainsi des couples durables. C’est le cas pour ma femme et pour moi. Je suis plus âgé qu’elle, j’ai eu une vie très agitée et « pécheresse » mais, quand je l’ai rencontrée, au moment où je suis devenu chrétien, elle avait dix-huit ans et n’avait pas eu d’aventures. Cela ne l’a pas empêchée d’entrer dans cette fidélité sans faille qui dure depuis plus de cinquante ans.
J.-C. N. : Pour beaucoup aujourd’hui, il semble impossible d’être fidèle si longtemps ! Que diriez-vous à tous ces couples qui s’aiment mais doutent profondément de la possibilité d’une telle fidélité ? Les hommes sont, du reste, plus perplexes à ce sujet que les femmes...
O. C. : C’est plus difficile pour les hommes en effet. Je peux en parler malaisément car j’ai vécu tout cela assez tard en tant que chrétien émerveillé d’être un disciple du Christ, si je puis dire. Et donc, la fidélité, pour moi, faisait partie d’un style de vie et de spiritualité. Non pas que cela fût toujours facile. J’ai connu plus de tentations et de risques d’errer que ma femme, qui, elle, est restée implacablement fidèle à cette conviction initiale : «J’ai promis, j’ai promis, et c’est pour toujours. » Alors que dire aux jeunes ? Peut-être que, tant qu’ils tiennent ce raisonnement, ils n’ont pas vraiment aimé.
J.-C. N. : Qu’est-ce qu’aimer véritablement ? Faut-il tendre à aimer l’autre en Christ, à travers le Christ ?
O. C. : Je crois qu’il ne faut pas introduire le mot Christ ici. On ne va pas dire à celle qui partage notre vie : « Je t’aime parce que le Christ est là, parce qu’il nous aime. » Il y a une évidence de l’amour. Quand cette évidence surgit chez des êtres certes jeunes mais qui ont déjà une certaine expérience de la vie, alors elle s’impose. Cela implique d’abord qu’on écoute l’autre raconter son histoire, et qu’il y ait une confiance telle qu’il peut raconter tout, même les aspects les plus sombres de son passé. Ce qui n’est pas tellement facile. Un vrai et profond amour, pas forcément lyrique, pas forcément exalté, a besoin de temps. Pour découvrir l’autre, il faut du temps. Dans l’amour passion, on ne découvre pas l’autre. On découvre seulement le mystère de la vie, et c’est déjà beaucoup, bien entendu.
J.-C. N. : Comment l’amour humain est-il présenté dans l’Évangile ?
O. C. : Le Christ est ouvert à toute situation, il ne condamne pas la femme prise en flagrant délit d’adultère. « Que ceux qui n’ont jamais péché lui jettent les premiers la pierre », dit-il à ceux qui la rejettent. Finalement tous s’en vont, à commencer par les plus vieux, qui, sans doute, avaient péché le plus. Puis le Christ dit à la femme adultère : « Va. Moi non plus, je ne te condamne pas. Mais ne pèche plus » [cf. Jn 8, 3-11)] De même, à ceux qui se retournent sur les quelques femmes de mauvaise vie qui traversent l’Évangile, il déclare : « Elles vous précéderont dans le Royaume de Dieu » [Mt 21, 31]. Il y a encore ce passage où le Christ évoque la joie de la jeune mère devant son nouveau-né, joie qui a tôt fait de lui faire oublier les douleurs de l’enfantement [Jn 16, 21]. En même temps, on rencontre dans l’Évangile des éléments pré-monastiques, comme l’évocation de ceux qui sont eunuques dès la naissance ou se sont faits eunuques volontairement [Mt 19, 12]. Au total, on peut trouver dans l’Évangile de quoi fonder à la fois la vie monastique et la vie nuptiale. Mais aussi de quoi permettre à un homme et une femme de tâtonner, d’avoir une vie plus ou moins désordonnée et finalement de devenir chrétiens.
J.-C. N. : Aujourd’hui, les couples hésitent avant d’avoir des enfants. La baisse des vocations religieuses en Occident ne s’expliquerait-elle pas aussi par la disparition des grandes familles, au sein desquelles se vit une nécessaire générosité ?
O. C. : Je crois que c’est juste. Mais il y a encore et même de nouveau de grandes familles. Je le vois dans les milieux chrétiens que je fréquente ; il y a facilement au moins trois enfants. Vous savez, ce sont les milieux catholiques en France qui ont sauvé la population française au début du XXe siècle, et jusque dans l’entre-deux-guerres, à un moment où il n’y avait plus beaucoup de naissances. Dans certains milieux ouvriers, on donnait à la mariée au moment du mariage une petite trousse dans laquelle il y avait tout le nécessaire pour éviter une grossesse. Tandis que, dans les milieux catholiques, il y a toujours eu, effectivement, cette générosité. Mais je crois que ce n’est pas fini aujourd’hui.
J.-C. N. : La foi et la vie spirituelle, pour un couple qui les partage, est-elle une force supplémentaire pour affronter la « dure durée » ?
O. C. : Bien entendu. Il y a quelque chose de semblable entre la foi que l’on a dans le Christ, la foi qu’on lui donne, qu’on lui offre, et la foi que l’on a dans un autre. Il y a là un jeu de correspondances. Et puis, quand intervient le sacrement du mariage, il y a une autre force, mystérieuse, qui porte un homme et une femme, qui porte leur couple. Voilà qui brise l’espèce de cocon dans lequel l’homme est enfermé par la psychanalyse, par exemple, où l’on se préoccupe tout le temps de soi, de son passé, où l’on découvre le mal que l’on a subi, lequel expliquerait le mal que l’on peut faire. Quand on vit l’union conjugale dans la foi et le sacrement du mariage, c’est comme si l’on vivait à la surface d’un océan d’amour, qui est le mystère même de l’Église, du sacrement. Et, s’il y a des problèmes, on peut arracher, en quelque sorte, les peaux mortes. Au lieu d’être perdu, on rencontre cette plénitude d’amour, cette possibilité de recommencer, cette possibilité du pardon. Ce qui doit caractériser le mariage chrétien, c’est cette confiance et ce pardon possible, qui lui-même rend possible un redémarrage. L’amour peut être rendu à un homme et une femme qui ont confiance en Dieu et au Christ. Mais il ne faut absolument pas taper sur la tête des gens avec les histoires de sacrement...
Récemment, un garçon est venu me voir pour me dire : « Je voulais vous remercier parce que vous avez écrit, dans un de vos livres, que souvent l’amour humain vécu en dehors de tout consentement social ou ecclésiastique peut être un amour grand et profond. Pour moi, cela a été quelque chose d’essentiel. J’ai découvert petit à petit la profondeur spirituelle de l’amour et c’est ainsi que je suis entré dans la foi, puis, par la foi, dans le mystère sacramentel. » Voyez quels dégâts auraient été faits si on lui avait dit, d’emblée : « Ce que tu fais, c’est mal, il faut rompre cette relation. » Ce qu’il faut faire découvrir d’abord, c’est la dimension proprement religieuse, spirituelle, de tout amour humain, en acceptant l’attrait des corps, lequel joue très facilement, très simplement. Peut-être les gens auront-ils envie ensuite de confirmer cet amour s’ils entrent dans le monde de la foi.
J.-C. N. : Que faire lorsque l’un « croit au Ciel » et l’autre pas ?
O. C. : Je n’aime guère l’expression « croire au Ciel ». On ne croit pas au Ciel, mais dans un Dieu qui est présent au ciel et sur la terre, et en même temps, au-delà du ciel et de la terre. Celui qui ne croit pas au Ciel, si l’on veut garder la métaphore, vit lui aussi des choses essentielles, et il est porté, comme tout un chacun, par une réalité profonde. Tout dépend, me semble-t-il, de l’étape où se trouve le couple. S’il en est au stade de l’attraction première, dont la composante passionnelle, voire érotique, est forte, je crains que cette divergence sur les choix fondamentaux – comme s’engager ou non dans un chemin spirituel – ne l’empêche de se stabiliser. Par contre, s’il s’agit de deux personnes spirituellement adultes, alors oui, leur vie de couple est possible.
J.-C. N. : Qu’entendez-vous par « spirituellement adulte » ?
O. C. : Sans doute le moment où l’homme acquiert un certain équilibre autour de valeurs fondamentales, où il gagne une solidité, une paix qui témoignent de cette maturité, par-delà les adhésions passionnelles du moment. Pour des êtres qui ont trouvé cette solidité, il peut y avoir une cohabitation fructueuse, même si l’un croit et l’autre pas. À condition que chacun respecte vraiment l’autre et ne cherche ni à imposer ni à cacher ce qui est fondamental pour lui. C’est ainsi qu’un couple peut subsister et être fécond.
J.-C. N. : Le conjoint qui n’est pas explicitement croyant ne pousse-t-il pas son partenaire à intérioriser encore plus sa foi ?
O. C. : Vous avez raison. C’est une invitation à essayer de porter témoignage. Silencieusement, mais sans oublier non plus, en telle ou telle occasion, de dire ce qui est fondamental pour soi. C’est un appel à ne pas avoir une foi « idéologique », réduite à des discours, mais à vivre une réalité spirituelle et à en porter témoignage dans la vie quotidienne.
J.-C. N. : Tout de même, lorsqu’un couple partage la foi, vit ensemble les sacrements chrétiens et se confie à un père spirituel, il acquiert une force supplémentaire...
O. C. : Bien sûr, et c’est, à tout le moins, la situation normale d’un mariage chrétien : deux personnes engagées en Église et qui partagent les choses essentielles. C’est pour elles l’occasion d’un approfondissement et surtout d’un service commun. Dans cet engagement, l’un et l’autre s’aident mutuellement. Certes, aucun couple n’est à l’abri de crises de croissance mais des époux profondément enracinés dans la foi et dans l’Église peuvent accéder véritablement à un mûrissement de leur vie de couple et, par-delà, à une vieillesse paisible. Chacun accompagnant et épaulant l’autre dans ce moment qui n’est pas le plus facile de la vie. Reste que l’on rencontre des couples paisibles et profonds bien que les conjoints ne partagent pas les mêmes certitudes spirituelles. En apparence en tout cas. À dire vrai, on ne sait pas, on ne peut pas juger de l’intériorité des autres.
2. Le sacrement du mariage
Enraciner l’amour humain dans l’amour trinitaire.
J.-C. N. : Comment faut-il comprendre le sacrement du mariage ?
O. C. : Il faut entrer dans le mystère de l’amour trinitaire. Dieu étant amour, il est en lui-même communion et source de communion. Le Christ nous communique dans la foi cette manière d’être, en même temps unité et altérité. Quand on se marie à l’Église, avec la force, la puissance du sacrement, alors on est pris en Christ, dans ce mystère d’unité-diversité qui est le mystère même de Dieu. Je crois qu’il faudrait écrire un texte nouveau pour le sacrement de mariage, un beau texte liturgique qui montrerait comment les expressions de l’amour humain trouvent un enracinement profond dans l’amour trinitaire : ce qui est à moi est à toi, ce qui est à toi est à moi. Il y a, dans l’Évangile de Jean surtout, des expressions très belles qui sont les expressions mêmes de la communion. Et le mariage est l’une d’elles. Il peut y en avoir d’autres, comme l’amitié entre un homme et une femme. Il ne s’agit plus alors de l’eros, mot qui désigne la pulsion de la vie qui vient d’en bas, ni de l’agapé, qui désigne plutôt cet amour qui descend des cieux, amour lié à la grâce, mais de la philia, c’est-à-dire une profonde amitié telle celle qui a uni un théologien comme Urs von Balthazar à une grande spirituelle de Bâle, Adrienne von Speyr.
J.-C. N. : Revenons au sacrement du mariage. La force de ce sacrement accompagne-t-elle le couple qui l’a reçu de façon provisoire ou dans la durée ?
O. C. : Dans la durée, bien entendu, et d’une manière mystérieuse, au sens propre du terme, comme tout ce qui est relatif aux sacrements. De fait, pour tout couple, la durée est un défi. Le temps entraîne une usure, une banalisation, une promiscuité.
J.-C. N. : L’usure du quotidien et de la routine...
O. C. : Oui, mais le quotidien n’est pas donné à tous les couples. Ceux dont les horaires de travail sont tels qu’ils n’arrivent guère à se rencontrer aimeraient sans doute vivre davantage ce quotidien du couple. Le quotidien est alors pour eux une attente. Non, ce qui convient, c’est d’arriver à garder jour après jour le respect de l’autre pour éviter la banalisation de la relation. Le respect et un certain étonnement devant l’autre. C’est cette découverte qui permet de durer. Les don Juans ne s’intéressent pas beaucoup à l’intériorité de l’autre. Comme disait cette femme : « Pour lui, j’étais uniquement trois trous. » Le respect implique une certaine distance, garante de la liberté de l’autre. Il permet de retrouver cette dimension d’étonnement devant celui ou celle avec qui l’on partage sa vie. Il suffit quelquefois d’un détail, de retrouver l’expression d’un regard, la disposition d’une coiffure, que sais-je... pour redécouvrir l’existence de l’autre. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tout se passera toujours bien. Il y aura des problèmes à affronter et beaucoup de pardons à accorder et à recevoir. Sans compter qu’il peut arriver parfois qu’un couple échoue.
J.-C. N. : L’Église orthodoxe admet le divorce dans certains cas. Dans l’Église catholique, le cas des divorcés remariés reste douloureux puisque, en principe, ils ne sont plus admis à la communion eucharistique...
O. C. De fait, l’Église orthodoxe peut accorder son pardon à deux êtres qui divorcent. L’évêque est appelé à constater l’inexistence de l’amour entre l’un et l’autre et à annuler le mariage. Il est alors possible de recevoir une nouvelle bénédiction, avec un rituel plus schématique, plus pénitentiel. C’est même possible deux fois. En aucun cas, le mariage ne peut être une contrainte mécanique. Souvent le premier mariage est un mariage-passion qui retombe, si j’ose dire, dans la mesure où l’on finit par se rendre compte que l’on vit, au fond, avec un(e) inconnu(e). Mais, lorsqu’une personne plus mûre rencontre quelqu’un, elle rencontre une personne déjà engagée dans un chemin donné qu’elle va aimer, ce qui permet un mariage durable. C’est pourquoi le cas des divorcés remariés catholiques est triste et douloureux car l’Église donne le sacrement du mariage et ensuite l’Eucharistie à des gens qui se sont mariés trop vite. Je pense qu’il ne faut pas nécessairement marier, au sens sacramentel, des êtres très jeunes, inexpérimentés. Une bénédiction pourrait suffire. Et peut-être que, lorsqu’ils auront vécu, ils demanderont eux-mêmes le sacrement du mariage, et donc un engagement vraiment durable. J’espère que l’Église catholique, sans renier ses principes que l’Église orthodoxe partage, arrivera à les adapter pour mieux prendre en compte le vécu des individus. Un évêque libanais chargé de ces questions m’a dit un jour « Vous ne pouvez pas savoir combien la chair est un lieu de haine et d’affrontement. » Il avait vraiment pu le mesurer. Alors pourquoi vouloir figer les gens ? Autrefois, dans la bonne société française, on restait mariés toute sa vie mais on avait une maîtresse. C’était tout à fait banal.
3. La femme – Le regard du christianisme
J.-C. N. : Comment transformer, spiritualiser le regard qu’on porte sur les femmes ?
O. C. : Il faut découvrir la femme comme une personne qui a son propre destin, ses propres intérêts. Que l’on soit attiré ou même fasciné à tel ou tel moment par la beauté de son visage ou de son corps, pourquoi pas ? Il faut l’accepter. C’est tout à fait naturel. Mais il faut aller plus loin sur le chemin.
J.-C. N. : Certes, mais combien d’hommes mariés, ou même de prêtres, ne tiennent pas leurs engagements ?
O. C. : Bien sûr. Et je crois que le Christ pardonne à tout homme et l’accueille, quoi qu’il ait fait dans ce domaine. Mais c’est dans la durée que l’on découvre l’autre. Je le redis : il faut du temps, beaucoup de temps pour découvrir quelqu’un. Du reste, on n’a jamais fini de le découvrir. On le découvrira encore dans le Royaume comme on y découvrira toujours à nouveau Dieu, dans la communion.
J.-C. N. : La relation amoureuse, et particulièrement l’union sexuelle entre deux êtres qui s’aiment, ne nous donne-t-elle pas un avant-goût de cette communion ? Quelle est la position de l’Église orthodoxe sur cette question ?
O. C. : Pas plus que les autres Églises chrétiennes, l’Église orthodoxe n’a développé de réflexion là-dessus, exception faite de certains philosophes religieux et théologiens, à la fin du XIXe et au XXe siècle. Des gens comme Soloviev, dans son petit livre Le Sens de l’amour, et d’autres, ont écrit des pages très belles, très lumineuses, qui seraient à reprendre. En Occident, un Teilhard de Chardin a écrit des choses admirables, bien mises en valeur par le père [Henri] de Lubac, dans le livre qu’il lui a consacré, L’Éternel féminin [1]. Il y a en effet un mystère de l’« éternel féminin » – pour employer un langage un peu trop lyrique – dont Teilhard parle très bien. Je pense qu’il faisait allusion à cette philia, à cette amitié spirituelle qui peut exister entre un homme et une femme.
J.-C. N. Amitié spirituelle que le couple est, finalement, appelé à vivre ?
O. C. : Oui, bien sûr, surtout quand vient l’âge. Le couple est libéré, si l’on peut dire, de la sexualité. Mari et femme peuvent vivre alors une amitié profonde. Autrement dit, après l’eros, vient l’eros mêlé d’agapé, puis le temps de la philia. Cette amitié spirituelle désintéressée est nourrie aussi par la présence des enfants. Les enfants stabilisent un couple et l’amènent à réfléchir sur la durée car les victimes de ces amours passions qui se brisent, ce sont eux.
J.-C. N. : Du reste, beaucoup de couples en difficulté attendent que leurs enfants soient grands et autonomes pour se séparer...
O. C. : Je crois qu’ils ont raison.
J.-C. N. : Marie, la mère du Christ, en tant que femme pure », peut-elle inspirer la vie du couple ?
O. C. : Oui, mais en général, je n’aime guère que l’on définisse Marie en tant que femme et pour les femmes. Je crois qu’elle est la figure de l’humanité. Le « oui » qu’elle dit à l’ange n’est pas un « oui » féminin. C’est un « oui » pan-humain. C’est toute la tragédie de la liberté humaine qui est résolue par ce « oui ». Marie, finalement, est un exemple pour tout chrétien, homme ou femme. Un exemple de confiance, de foi totale. Je dois dire que l’idéal catholique de la Sainte Famille (Jésus, Marie, Joseph) m’est tout à fait étranger.
J.-C. N. : Dans le christianisme, la figure de la femme n’est pas écrasée, au contraire, soulignez-vous. Historiquement parlant, elle a pourtant été, jusqu’à il y a peu, soumise...
O. C. : Historiquement, il y a eu une reprise des schémas patriarcaux. C’est évident. Mais prenez l’Artémis d’Éphèse – vous savez que saint Paul a eu des ennuis à cause d’elle
-–, représentée comme une femme avec un beau visage assez impersonnel et, sur le corps, de multiples rangées de seins. Vous avez, là, la femme ramenée à son rôle de génitrice. Mettez à côté une icône de la mère de Dieu, par exemple quand elle presse contre son visage le visage du petit enfant : c’est une autre dimension de la femme. La femme qui a dit oui librement, alors qu’elle aurait pu dire non, et qui n’était pas du tout réductible à son rôle de génitrice. Bien qu’on nous casse toujours les pieds avec la question des frères et des sœurs de Jésus dont parle l’Évangile. On peut y répondre de mille manières.J.-C. N. : Comment voyez-vous cette question ?
O. C. : La réponse orthodoxe, c’est que Joseph était un vieux monsieur, veuf, et qui avait eu des enfants d’un premier mariage. Mais on n’en sait strictement rien.
J.-C. N. : Si d’aventure, Marie avait eu d’autres enfants, est-ce que cela changerait beaucoup de choses ?
O. C. : Je l’ignore. Mais il n’en est pas ainsi. Et ce qui nous donne à réfléchir et à approfondir les choses, c’est justement que ce n’est pas comme cela. Quand Dieu intervient, quelque chose est arrêté : le courant indéfini des naissances pour la mort. Et alors, on ne voit pas très bien comment une femme qui enfante Dieu – Dieu comme un petit enfant, mais la fatalité de la mort n’est pas inscrite en lui – ne serait pas vierge. Je crois que la virginité de Marie Mère de Dieu est importante en tant qu’elle est le signe de cette intervention de la transcendance pour qu’un humain, Jésus, échappe à la mort ou n’y entre que par amour, pour la vaincre.
J.-C. N. : Il faut donc tenir, comme le fait la tradition de l’Église, la virginité de Marie pour vraie ?
O. C. : Je le crois, et cela a du sens. Au lieu de pinailler sur ce problème – comme si déjà l’Incarnation n’était pas un fait inépuisable
-–, il vaut mieux réfléchir à sa signification profonde. Qu’est-ce que cela nous dit sur l’homme ? Sur l’amour humain ? Il y a là une autre dimension, une autre humanité qui apparaît et qui est délivrée de la mort comme anéantissement.J.-C. N. Le poète dit : « La femme est l’avenir de l’homme. » Mais s’il en est ainsi, alors l’homme est le passé de la femme !
O. C. : Les femmes diraient : « Oui, nous avons traversé toute cette longue période de soumission et maintenant s’ouvre pour nous l’avenir. » C’est compliqué cette affaire. Je crois qu’il y a eu une première phase dans l’histoire humaine, et peut-être dans la préhistoire, de matriarcat, ou en tout cas de présence dominante de la femme. C’est la femme qui a inventé l’agriculture. La révolution néolithique, caractérisée par l’invention de l’agriculture, est une révolution essentiellement féminine. Dans beaucoup de traditions archaïques, nous retrouvons ce rôle majeur de la femme, avec des prêtresses et des déesses très nombreuses, sans oublier la grande déesse. Et puis, il y a ce renversement par l’affirmation de la transcendance personnelle du Dieu vivant. Et là, c’est évidemment le langage de la paternité qui l’a emporté. D’où la difficulté, par exemple, de donner l’ordination sacerdotale aux femmes. Ce n’est pas impossible, mais cela impliquerait un bouleversement énorme. Cela supposerait une réintégration de toute une symbolique féminine.
Tout approfondissement dans l’existence, tout pressentiment du mystère devant l’amour, la beauté ou la mort, tend à la prière. Toutefois, pour qu’il y ait vraiment prière, au sens chrétien de ce mot, il faut que s’établisse une relation proprement personnelle avec le Dieu vivant, une « conversation » dit Évagre. Le mot doit être pris au sens large : ce peut être une écoute silencieuse, un cri de détresse, une célébration ; ce peut être aussi la contestation de Job. L « état » dont nous avons besoin, serait-ce dans le souci le plus pesant, c’est de nous rappeler que Dieu existe et qu’il nous aime, que nous ne sommes pas seuls, perdus, absurdes, devant le néant ou l’horreur, qu’il y a un Autre auquel nous pouvons accéder avec Jésus, en lui, par les profondeurs de notre être.
La prière est une « conversation » de l’esprit avec Dieu. Cherche donc l’état dont l’esprit a besoin pour pouvoir, sans retour en arrière, se tendre vers son Seigneur et converser avec lui sans aucun intermédiaire. (Évagre le Pontique, De la prière, 3, Philocalie I, 177.)
La prière ne cherche pas à attirer Dieu vers nous, car il nous est plus intérieur que nous-mêmes, dit saint Augustin. Son but est de nous rapprocher de lui et, dans la distance du dialogue, de prendre conscience de sa proximité. « Seigneur, tout est en toi, moi-même je suis en toi, reçois-moi », dit le pèlerin Macaire dans L’Adolescent de Dostoïevski.
S’il est vrai que le principe divin soit présent en tout être, tout être, par contre, ne réside pas en lui. C’est en l’invoquant par de très saintes prières, avec une intelligence pacifiée [...], que nous aussi nous résiderons en lui. Car sa résidence n’est pas locale, en sorte qu’il changerait de lieu. [...] Si nous étions sur un bateau et qu’on nous eût lancé, pour nous porter secours, dos cordages attachés à un rocher, d’évidence ce n’est pas vers nous que nous tirerions le rocher, mais c’est nous-mêmes, et avec nous le bateau, que nous halerions vers lui. [...] Et c’est pourquoi [...] il faut commencer par la prière, non pour attirer à nous cette Puissance qui est à la fois partout et nulle part, mais pour nous mettre entre ses mains et nous unir à elle... (Denys l’Aréopagite, Les Noms divins, III, 1, PG 3, 680).
La vraie prière n’est pas seulement de la bouche, elle est du « cœur », c’est-à-dire de tout l’être. C’est un cri de profundis, des profondeurs. Car il y a une correspondance entre les profondeurs du cœur et les hauteurs du ciel, qu’il ne faut pas entendre au sens physique, mais au sens d’un au-delà par le centre. C’est ainsi que Pascal eut recours au Dieu caché lorsque les découvertes de Copernic et de Galilée eurent montré le vide des « espaces infinis ».
Par prière, j’entends, non pas celle qui n’est que dans la bouche, mais celle qui jaillit du fond du cœur. En effet, de même que les arbres aux racines profondes ne sont pas brisés ni arrachés par les tempêtes, [...] de même les prières qui viennent du fond du cœur, ainsi enracinées, montent vers le ciel un toute sûreté et ne sont détournées par l’assaut d’aucune pensée. C’est pourquoi le psaume dit : « Des profondeurs j’ai crié vers toi, Seigneur » (Ps 129, 1). (Jean Chrysostome, De l’incompréhensibilité de Dieu, 5e discours, PG 48, 746).
La prière porte les « vertus » et elle est portée par elles. Elle exprime la gratitude qui naît en nous devant le Dieu crucifié qui nous ressuscite. Et le cœur s’adoucit, dans une tendresse ontologique...
La prière est fille de douceur. [...] La prière est fruit de la joie et de la gratitude. (Évagre le Pontique, De la prière, 14 et 15, Philocalie I, 178.)
Dans l’admirable formule qu’on va lire, Évagre donne la clé de la collaboration entre grâce et liberté, pour la prière. Dieu donne la prière à celui qui, dépassant la révolte ou l’assoupissement de sa nature, s’impose de prier et rejoint alors le mouvement profond de son être créé à l’image de Dieu. Car l’image est aimantée par son modèle.
Si tu veux prier, tu as besoin de Dieu qui donne le prière à celui qui prie. (Évagre le Pontique, De la prière, 59)
Une homélie macarienne développe le même thème. Nous
-ne pouvons rien par nous-mêmes, sinon appeler, comme l’enfant qui ne sait pas encore marcher et pleure pour attirer sa mère. Ce n’est pas exactement le salut par la foi (surtout quand on enseigne que la foi elle-même nous est donnée : quelle peut être alors la part de l’homme ?), c’est le salut par l’humble amour.Il n’est pas vrai, comme le soutiennent certains, abusés par l’erreur, que l’homme soit irrémédiablement mort et ne puisse plus rien accomplir de bon. Un petit enfant est incapable de tout : il ne peut accourir sur ses propres jambes vers sa mère, mais il se roule à terre, il crie, il pleure, il appelle. Et elle s’attendrit, elle est tout émue de voir son enfant la chercher avec tant d’impatience et de sanglots. Il ne peut la rejoindre, mais il l’appelle inlassablement, et elle vient vers lui, bouleversée d’amour, elle l’embrasse, le presse sur son cœur, lui donne à manger, avec une tendresse ineffable.
Dieu nous aime et il se conduit comme elle à l’égard de l’âme qui le cherche et l’appelle. Dans l’élan de cet amour infini qui est le sien [...], il s’attache à notre esprit, s’unit à lui et « ne fait qu’un esprit » avec lui, comme dit l’Apôtre (I Cor 6, 17). L’âme se joint au Seigneur, et le Seigneur, rempli de compassion et d’amour, vient et s’unit à elle et elle demeure dans sa grâce. Alors l’âme et le Seigneur ne font qu’un seul esprit, une seule vie, un seul cœur. (Pseudo-Macaire, Quarante-sixième Homélie, PG 34, 794).
Prière et théologie sont inséparables. La théologie véritable est adoration de l’intelligence. Elle élucide le mouvement de la prière, mais seule la prière peut lui donner la ferveur de l’Esprit. La théologie est lumière, la prière feu. Leur union exprime celle de l’intelligence et du cœur. Mais c’est l’intelligence qui doit « reposer » dans le cœur, et la théologie se dépasser dans l’amour.
Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien. (Évagre le Pontique, De la prière, 61, Philocalie I, 182.)
Lorsque l’intelligence se remplit d’amour pour Dieu, elle déchire ce monde de mort, s’arrache aux images, aux passions, aux ratiocinations, pour n’être plus que gratitude et joie. Car elle expérimente alors la victoire sur la mort.
Lorsque ton intelligence, dans un ardent amour pour Dieu, se met peu à eu, pour ainsi dire, à sortir de la création, et qu’elle rejette toutes les pensées [...], se remplissant en même temps de gratitude et de joie, alors tu peux t’estimer proche des confins de la prière. (Évagre le Pontique, De la prière, 62, Philocalie I, 182.)
Peu à peu, au-delà de ses formes secondaires, la prière doit se creuser en attente de Dieu. Vide attentif, recueilli, aimant. « Vide, quand rien d’extérieur ne correspond à une tension intérieure », dit Simone Weil. Pauvreté. Nada des mystiques espagnols.
Les « Vivants » d’Ézéchiel sont les quatre « animaux » qui symbolisent des puissances cosmiques, angéliques [cf. Éz 1, 5ff.]. Ils sont couverts d’yeux. De même l’homme en prière doit devenir pure écoute, pur regard. Alors le Christ vient habiter en lui et l’Esprit s’unit à son esprit pour prier d’une autre prière, qui n’est plus seulement humaine.
Il ne faut, pour prier, ni gestes, ni cris, ni silence, ni agenouillements. Notre prière, à la fois sage et fervente, doit être attente de Dieu, jusqu’à ce que Dieu vienne et pénètre en elle, par tous ses seuils, ses voies, ses sens. Assez de gémissements, de sanglots : ne cherchons dans la prière que la venue de Dieu. Dans le travail, n’employons-nous pas tout notre corps ? Tous nos membres n’y collaborent-ils pas ? Que notre âme elle aussi se consacre toute à sa prière et à l’amour du Seigneur : qu’elle ne se laisse point distraire ni tirailler par leur pensées ; qu’elle se fasse, dis-je, pleine attente du Christ. Alors le Christ l’illuminera, il lui enseignera la prière véritable, il lui donnera [...] l’adoration « en esprit et en vérité » (Jean 4, 24). [...]
Le Seigneur se pose dans une âme fervente, il en fait son trône de gloire, il s’y assied et y demeure. Le prophète Ézéchiel parle des quatre Vivants, attelés au char du Seigneur. Il dit qu’ils avaient d’innombrables yeux : comme l’âme qui cherche Dieu, que dis-je ? comme l’âme qui, cherchée par Dieu, n’est plus que regard. (Pseudo-Macaire, Trente-troisième Homélie, PG 34, 741).
C’est pourquoi, pour accéder à ce stade de la prière, il faut éloignai les pensées et les ruses (comme si nous pouvions tromper Dieu, nous faire valoir devant lui !). L’intelligence se recueille, la parole s’interrompt.
Au temps de la prière chasse de toi tout ce qui te harcèle [...], sois ignorant et simple et, en même temps, un enfant réfléchi. [...] Éloigne de toi ruses t pensées et comporte-toi comme un enfant sevré de sa mère. (Évagre le Pontique, Parénétique, éd. Frankenberg, p. 560).
Que ta langue ne prononce aucune parole, quand tu vas te mettre on prière. (Évagre le Pontique, Fragment en syriaque (Orientalia christiana, XXX, p. 50).
Jean Cassien recommande un tête-à-tête silencieux, abandonné, confiant, avec Dieu, confiant, l’homme « fermant le porte de sa chambre », comme le demande Jésus, c’est-à-dire la porte de sa cellule intérieure, de son « cœur-esprit ». Prières fréquentes mais courtes à cause de leur intensité même, qui évite la « distraction ».
Nous devons mettre un soin particulier à suivre le précepte évangélique qui nous demande d’entrer dans notre chambre et d’en fermer la porte pour prier notre Père. Voici comment l’accomplir. Nous prions dans notre chambre quand nous retirons entièrement notre cœur du tumulte des pensées et des soucis, et que dans une sorte de tête-à-tête secret et d’amitié très douce, nous découvrons au Seigneur nos désirs. Nous prions la porte fermée, lorsque nous invoquons sans ouvrir les lèvres celui qui ne tient pas compte des paroles, mais regarde au cœur. Nous prions en secret lorsque nous parlons à Dieu par le cœur seulement et la concentration de l’âme, et ne manifestons qu’à lui nos dispositions. Si bien que les puissances adverses elles-mêmes n’en puissent deviner la nature. Telle est la raison du profond silence qu’il convient de garder dans la prière. [...]
Aussi nos prières doivent-elles être fréquentes, mais courtes, de peur que, si elles se prolongeaient, l’ennemi n’ait la possibilité d’y glisser la distraction. C’est là le sacrifice véritable « Le sacrifice que Dieu veut, c’est un cœur brisé. » (Ps 50, 19). (Jean Cassien, Conférences IX, 35-36, SC 54, p. 71-72).
Ainsi vient l’Esprit qui prie en nous, comme dit Paul, « avec des gémissements ineffables ». Larmes intérieures, besoin de silence.
Quand le Saint Esprit agit dans l’âme, elle psalmodie et prie, en tout abandon et douceur, dans le secret du cœur. Cette disposition s’accompagne de larmes intérieures, puis d’une sorte de plénitude avide de silence. (Diodoque de Photicé, Chapitres gnostiques, 73, SC5bis, p. 132).
Toute prière participe, consciemment ou non, de la prière du Verbe incarné, de sa relation avec le Père, de son « état de sacrifice » comme dit Cyrille d’Alexandrie. Par là, on prie toujours « en Église », dans la communion des anges et des saints.
Celui qui prie participe à la prière du Verbe de Dieu qui se tient parmi ceux mêmes qui l’ignorent et n’est absent à la prière de personne. Il prie le Père en union avec le fidèle dont il est le médiateur. Le Fils de Dieu, en effet, est le grand prêtre de nos offrandes et notre avocat auprès du Père. Il prie pour ceux qui prient, il plaide pour ceux qui plaident. [...]
Le grand prêtre n’est pas seul à s’unir à ceux qui prient vraiment, il y a encore les anges dont l’Écriture affirme qu’« ils se réjouissent au ciel pour un seul pêcheur qui se repent plus que pour quatre-vingt-dix-neuf qui n’ont pas besoin do repentir » (Lc 15, 7). De même les âmes des saints qui se sont endormis. [...] La principale de toutes les vertus, selon la parole divine, est l’amour du prochain. Il faut admettre que les saints qui sont déjà morts l’exercent plus que jamais envers ceux qui luttent en cette vie, bien plus que ne peuvent le faire ceux qui, tout en demeurant soumis à la faiblesse humaine, viennent au secours de plus faibles. Car « un membre souffre-t-il ? Tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur ? Tous les membres partagent sa joie » (1 Co 12, 26). Voilà ce que réalisent ceux qui aiment leurs frères.
Mais on peut appliquer aussi à l’amour qui s’exerce au-delà de la vie présente le mot de l’apôtre : « Le souci de toutes les Églises ! Qui est faible, que je ne sois faible, qui vient à tomber, qu’un feu ne me dévore... » (2 Co 11, 28-29). Le Christ lui-même ne déclare-t-il pas qu’il est malade en chacun de ceux qui sont malades, qu’il est avec ceux qui n’ont ni vêtements ni maison, qu’il a faim et soif avec les hommes ? Qui ignore, de ceux qui ont lu l’Évangile, que le Christ fait siennes toutes les souffrances des hommes ? (Origène, De la prière, 10-11, PG 11, 448-449).
Extrait de : Sources. Les mystiques chrétiens
des origines, Stock, 1982 ; 1984 ;
Desclée de Brouwer, 2008.
Le Corps du Christ n’est pas seulement unité mais échange, où le « mouvement d’amour » de la Trinité se communique aux hommes. Ce mouvement où l’on s’efface pour donner, c’est le passage de l’individu à la personne : maturation sans doute, mais, nous le savons, à travers une suite de morts--résurrections où la transcendance nous dépouille et nous recrée. L’homme devient d’autant plus unique, il n’échappe au caractère répétitif du péché, que dans la mesure où il réalise l’unité. La personne s’accomplit dans une dialectique d’ouverture et de distinction, de don et de respect, d’amour et de création. Ainsi elle renonce à garder pour elle, jalousement, sa part d’humanité, serait-ce son détachement et son extase. Elle donne pour vivifier. Elle donne sa vie et laisse entrer en elle toutes les vies.
Non qu’il faille vouloir donner, se donner, trop vite, comme font les adolescents et les militants. Pareil langage, plus qu’un autre, a déconsidéré le christianisme. « Ce ne sont pas tous ceux qui disent Seigneur, Seigneur... » [cf. Mt 7, 21-22], ce ne sont pas tous ceux qui disent : Amour, amour.
À quoi bon donner l’informe et le superficiel? La communion exige d’abord le recentrement, la pacification intérieure, la royauté sur les passions et sur les instincts. L’amour du prochain exige d’abord l’amour pour Dieu et son ascèse. C’est parce qu’il est totalement un avec le Père que le Christ peut se donner en nourriture, devenir notre « pain de vie ».
Si, à travers le Christ, il s’unit au Père, l’homme au cœur pacifié, l’homme dont l’abîme du cœur communique avec l’abîme de Dieu, devient un homme-humanité : à la limite, une limite jamais franchie car il s’agit d’une dilatation infinie, l’homme n’a plus rien, mais il est tout. C’est le « pauvre qui aime les hommes », comme disait Syméon le Nouveau Théologien.
L’individu veut tout posséder et se retrouve vide, retourné sur son propre néant. La personne, par cette « pauvreté en esprit » [cf. Mt 5, 3] qui est dé-possession, renonce à tout et reçoit tout. « Tout ce à quoi vous renoncez, vous le retrouverez au centuple », dit le Christ [cf. Mc 10, 30].
Le débauché finit par ne plus voir la secrète beauté d’une femme, l’inaccessible beauté de la personne. Ou, s’il la perçoit, c’est pour tenter de la détruire dans la dislocation du corps : « Elle aussi est comme les autres. » Il multiplie les « objets » possédés
-– ici le vocabulaire du « Grand Siècle » prend tout son sens-–, mais il ne peut plus voir réellement un visage de femme, ni un corps comme un visage. L’homme chaste, au contraire, pressent le miracle de la vraie beauté. Il deviendra peut-être ce saint dont parle Jean Climaque, qui chantait gloire à Dieu devant la splendeur d’un corps de femme.L’homme de puissance et de calcul ne voit que l’apparence. Il transforme tout en choses qu’il croit maîtriser. Mais « bienheureux les doux car ils posséderont la terre. » Ils la possèdent déjà, car ils transforment tout en présences.
L’homme qui à la fois s’unifie et se dilate trouve, sans le chercher, son vrai visage. Non pas la face que nous avons tant peur de perdre et que nous façonnent une civilisation, un milieu, tant de soucis, tant de souffrances. Ni la beauté qui nous est parfois donnée quand nous sommes jeunes, comme une grâce et comme un appel. Matériau que tout cela. Le vrai visage monte du cœur ; si le cœur s’embrase, il monte du cœur comme la Jérusalem nouvelle montera du cœur du Dieu-homme et des hommes déifiés : et de même qu’elle transfigurera « la gloire et l’honneur des nations », de même le visage monté du cœur transfigure les stigmates du destin, intériorise la beauté de la jeunesse.
Celui qui a le mieux parlé du dynamisme de l’amour, c’est peut-être Grégoire de Nysse. Sans doute a-t-il été obligé de le faire à cause des origénistes, chrétiens profonds mais encore imprégnés de la vision cyclique du monde antique. Les origénistes disaient que les âmes, dans leur état originel, étaient emplies de Dieu et les unes des autres, mais ressentaient une satiété. Alors elles avaient voulu autre chose, elles avaient suscité un « en dehors » où elles s’étaient isolées, opposées, comme refroidies. Ce grand gel, en nous et autour de nous, c’est le monde de la déchéance. Le Christ est venu tout remettre en l’état premier. Mais pourquoi la satiété ne menacerait-elle pas de nouveau ?
C’est pourquoi Grégoire de Nysse a décisivement rompu avec la conception cyclique des traditions archaïques, pour évoquer, commençant ici-bas, une éternité dynamique, une éternité de communion. Comment serais-je jamais rassasié? Plus Dieu se donne à moi, m’emplit de sa présence, et plus je le découvre nouveau, inépuisable, plus je m’élance vers lui comme l’épouse du Cantique ou, dans la lumière sans déclin, le vol de la colombe. Plus je le connais, plus il est le « toujours cherché ». Et dans la connaissance-inconnaissance du prochain il n’y a pas non plus d’arrêt, de satiété.
L’éternité commence dès ici-bas, dans la capacité de briser l’objectivation, ou plutôt de découvrir à jamais brisée dans le Christ cette porte de savante ignorance qui se ferme entre l’autre et moi. C’est l’autre mis au neutre - « celui-là » -, classé, catalogué, oublié. L’éternité, c’est de découvrir l’autre comme un « en-dedans » aussi secret, vivant, insondable que la présence totale de Dieu et ma présence à moi-même. Alors j’entre dans un destin comme dans un pays d’enfance, et je sais bien, pour reprendre les paroles de saint Grégoire, qu’il me faudra toute l’éternité pour aller « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont jamais de fin » (Commentaire sur le Cantique, PG, 44, 941 A). L’éternité, c’est une première fois qui se renouvelle toujours.
Miracle de la première fois : la première fois que tu as senti que cet homme serait ton ami, la première fois que tu as entendu, enfant, jouer cette musique qui t’a déchiré, la première fois que ton fils t’a souri, la première fois... Puis on s’habitue. Mais l’éternité, c’est de se déshabituer
-– et plus je connais Dieu et l’autre dans sa lumière, plus Dieu se révèle, et l’autre aussi, bienheureusement inconnus.« Celui qui veut sauver sa vie la perdra. Et celui qui perd sa vie à cause de moi la sauvera » [Mt 16, 25] En Christ, je perds ma vie et je reçois l’Esprit, qui est Vie totale. En Christ, je perds ma vie, un Autre me reçoit et je reçois l’autre. Chaque autre que je reçois est une blessure par où je perds ma vie et par où je la trouve. Le christianisme est la religion des visages.
Le christianisme, c’est Dieu qui, pour nous, s’est fait visage et qui nous révèle l’autre comme visage.
Macaire le Grand dit que l’homme spirituel devient tout visage, et son visage tout regard. Qu’est-ce qu’un visage devenu tout regard, sinon une déchirure salvatrice dans l’immensité close du monde?
Rien de plus émouvant que les voyages interplanétaires, demain peut-être intergalactiques. Il faut que l’homme explore sa prison. Mais sa prison, justement, n’a pas de limites. La seule issue, ici, c’est un visage, et d’abord, sur nos écrans de télévision, le visage du cosmonaute encapuchonné d’abîme. L’explorateur est plus grand que ce qu’il explore, seul son regard nous sauve du néant. Et si le regard se durcit, si le visage se ferme, nous savons que dans le secret un regard à jamais nous accueille, et que le visage du Christ n’est jamais fermé.
Les disciplines de la communion.
Ainsi nous pouvons ébaucher les disciplines de la communion. Tout d’abord, avant même de parler de l’amour, l’humilité, et ce que devient l’humilité quand elle se tourne vers l’autre, c’est-à-dire le respect. Le respect refuse toute curiosité intéressée, toute possession des âmes. Il y a des hommes qui s’imposent de dures ascèses pour se délivrer des gourmandises charnelles, mais qui tombent dans la gourmandise la plus exquise, celle des âmes. Il faut savoir la déceler et la surmonter, surtout quand on prétend à l’exercice de la paternité spirituelle. L’art et la science, ici, consistent à éveiller, à mettre au monde, sans se refermer sur l’autre, sans engluer l’autre en soi-même. Pareil respect exige le refus de toute confusion, de toute promiscuité, pour tout dire de tout érotisme dans la relation avec l’autre, que ce soit l’érotisme du prêcheur politique ou religieux rythmant l’émotion de la foule comme s’il la possédait, ou l’érotisme du « spirituel » patenté.
Si l’ironie risque de blesser l’autre et doit être évitée, l’humour est souvent indispensable pour se dégonfler soi-même. Le respect est une chasteté de tout l’être qui naît de l’humilité : « Quand tu adoptes devant Dieu l’attitude de la prière, assimile-toi en pensée à la fourmi, à la bête qui rampe sur la terre... Présente-toi à Dieu avec les sentiments du petit enfant... » (saint Isaac le Syrien, sentence 62). Il faut, dit le même, « devenir comme un être que nul ne connaît, pas même son âme » (sentence 81). Alors je comprends que rien ne m’est dû et que tout est grâce. L’homme déchu attend toujours tout des autres et les transforme en boucs émissaires. Au moment de la chute, Adam, loin de se repentir, accuse la femme : « C’est la femme qui m’a donné de l’arbre... », accuse en définitive Dieu lui-même : « ... la femme que tu as mise auprès de moi » (Gn 3, 12). Seule une humilité ontologique où j’assume réellement ma condition de créature peut me faire comprendre que rien ne m’est dû, puisque tout m’est donné. Dieu me donne l’être, et l’être est grâce. Dieu me donne le monde et les autres, et quand le monde, un instant, me révèle sa beauté, et quand l’autre, un instant, me révèle son visage, la gratitude gonfle mon cœur : tout est grâce.
C’est bien ce que nous disons dans le Notre Père quand nous prions : « Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous doivent. » Si nous comprenons que Dieu donne tout, toutes dettes sont remises, et le respect devient émerveillement.
La vigilance spirituelle, quand elle se tourne vers l’autre, devient en effet étonnement, éveil, révélation. En moi surgit l’émerveillement poignant que d’autres existent dans la chaude lumière de Dieu.
Pensons à l’amour paisible et pourtant déchirant, presque insoutenable, que nous ressentons quand nous regardons dormir un enfant. Comment pareille beauté est-elle possible? Comment, à travers la chair d’un homme et d’une femme, Dieu a-t-il pu créer cette beauté ni charnelle ni spirituelle, mais totale, cette beauté au-delà de toute atteinte et qui se délivre dans un abandon concentré, car l’enfant dort comme seuls les saints savent prier. Plus tard, dans l’adolescent, dans l’adulte, la beauté se dissociera, le ciel et la terre s’opposeront. Il faudra pour les réconcilier de très longs combats. Mais maintenant, tout est donné, c’est vraiment un visage d’éternité qui fleurit doucement sur le sombre, comme un nénuphar sur les eaux. L’homme rejoindra peut-être un jour ce premier visage. Quand un homme vient de mourir, souvent Dieu lui rend son visage d’enfant endormi. Quand un homme sait mourir à lui-même pour renaître en Christ, il retrouve ce même visage, les enfants et les bêtes sauvages vont vers lui. Mais alors ses yeux sont ouverts.
L’ascèse de l’éveil nous permet de retrouver ce déchirement fondamental devant n’importe quel visage, le plus abîmé, usé, alourdi, et justement parce qu’il est tel. Dieu aime cet homme ici et maintenant, à travers sa banalité, sa lâcheté, sa solitude, à travers son péché. L’ascèse de l’éveil ouvre en nous l’œil du cœur, qui participe au regard de Dieu.
Alors nous pouvons nous mettre « à la place » de l’autre, éprouver comme de l’intérieur ce qu’il ressent. L’autre devient pour nous image de Dieu : non pour notre délectation, mais pour la tension ascétique la plus forte, car cette image presque toujours est défigurée par les puissances du mal, contre lesquelles il nous faut désormais lutter sur ce nouveau champ de bataille, avec les armes du discernement, de l’amour et de la prière.
De la prière surtout. Car la Tradition est unanime : « L’amour naît de la prière », « L’amour est le fruit de la prière ». La prière purifie le cœur des « passions » et l’ouvre à la dilatation trinitaire. La prière nous libère de l’indifférence et de l’opacité, elle nous fait vulnérable à la révélation de l’autre, à l’autre comme révélation.
Il nous faut donc savoir pratiquer simultanément l’attention aux autres et l’attention à Dieu, le service et la solitude. Tout homme est voué à ce que Paul Evdokimov appelait le « monachisme intériorisé », puisque le moine est celui qui, au fond de lui-même, reste seul à seul avec Dieu. Rappelons un de ces grands adages monastiques : « Sois tout à tous, pleure avec ceux qui pleurent, réjouis-toi avec ceux qui se réjouissent. Mais au fond de toi-même, reste seul » : devant lui, avec lui, en lui. Et comme Il est amour et source de l’amour, celui qui, pour Lui, « se sépare de tous » se trouve par là même « uni à tous ».
Telle est la discipline de la bonne, de l’indispensable solitude. La mienne, mais aussi celle de l’autre ; il faut savoir laisser l’autre seul. Nous ne savons pas laisser seuls nos amis, notre femme, nos enfants, parce que nous sommes possessifs et que nous voudrions sans cesse reconstruire autour de nous le monde de l’enfance, où nous étions au centre.
Et la solitude n’est pas seulement physique. Même et surtout seuls, nous sommes habités, possédés, nous ne sommes pas des déserts, mais des places publiques. Les autres sont en nous, et nous-mêmes sommes multiples.
Ainsi non seulement la solitude est indispensable à la prière, mais la prière à la vraie solitude. Un apprentissage comportant des moments de retrait s’impose (du reste tout le monde dort), mais le saint finit par porter en lui, au sein de la foule, un silence plein, celui de la vraie solitude. Alors plus personne ne lui est étranger.
L’amour désintéressé.
Tout se résume dans le regard des « Vierges de tendresse » [icônes], par exemple Notre-Dame de Vladimir, d’une maternité si concrète, et pourtant transfigurée, universelle. On croit aujourd’hui que la pitié humilie. C’est qu’on la confond avec l’apitoiement, alors qu’elle est fondamentalement com-passion, souffrance avec, alors qu’elle est accueil sans réticence, refus de juger, amour désintéressé. L’amour désintéressé, ce dont les hommes ont peut-être le plus besoin, aujourd’hui que tout amour est « soupçonné ».
Si la seule expression légitime de l’éros est la sexualité, comme beaucoup le pensent maintenant, il n’y a plus ni fraternité, ni maternité, ni paternité seulement, à la limite, l’inceste ou 1’(homo)-sexualité. Un chrétien voit ici non l’avenir d’une humanité libérée, mais la déchéance de l’éros. La pensée ascétique annonce d’ailleurs celle de Freud : les vieux moines mettaient en garde leurs disciples contre les visites de leur mère, car nous ne savons pas, disaient-ils, quelle relation nous avons réellement avec elle. Toutefois, pour cette tradition, c’est là existence dans la mort. Freud a fini par le comprendre, l’Amour et la Mort ont partie liée : si l’homme veut dissoudre dans une universelle extase érotique sa difficile existence personnelle, c’est pour oublier qu’il mourra. Il est normal que l’Extrême-Occident, après avoir escamoté la mort, se réfugie dans les mille formes de la promiscuité sexuelle. Et nul voyageur revenu de Chine, encore ivre de ses unanimes ferveurs, ne nous a dit comment on y traite ses morts. L’érotisme, à deux, à trois ou à sept cents millions, est une échappatoire que renforce sa vanité même : Staline, qui s’y connaissait, n’a-t-il pas dit que la mort a toujours le dernier mot ?
Mais si le Christ a vaincu la mort, je n’ai plus besoin d’échappatoire. En Christ, ma mort n’est plus devant moi mais derrière moi, je peux tenter de vivre, tenter d’aimer. Et si le péché, régression plus que transgression, alourdit et défigure cet amour, il n’en reste pas moins que celui-ci est possible et qu’il peut participer humblement à l’amour libérateur de Dieu pour nous.
Si nous n’arrivions pas à briser cet esclavage pour témoigner de l’amour désintéressé, aussi bien avec nos compagnons de service que dans toutes les relations « verticales » que symbolise la paternité, tout alors se refermerait. Le monde serait clos sur lui-même, et toute « liberté » n’y serait qu’un plus subtil esclavage. Nous pressentons ici le sens spirituel du « tabou » de l’inceste : de faire place à l’amour désintéressé, proprement personnel. Pour un garçon, sa mère n’est pas vraiment quelqu’un d’autre, ni, pour une fille, son père. Épouser son père, ou sa mère, ce serait laisser la nature engloutir les personnes. Le « tabou » de l’inceste est comme l’insertion de la transcendance.
C’est pourquoi, plus largement, la pudeur est indispensable. S’affirmer comme une présence personnelle, c’est se manifester comme visage, et non comme sexe. Les sexes fascinent par leur identité même, ou plutôt, dans la polarisation de l’éros, par la massive altérité où sombrent les différences personnelles. La pudeur n’abolit pas le mystère des sexes, qui affleure dans le visage même et dans la noblesse du corps qui modèle le vêtement et que celui-ci doit exprimer. Mais une hiérarchie est établie, où l’emportent les frontières les plus « personnalisées » de l’être, le visage et les mains, cependant que la juste correspondance du corps et du vêtement peut révéler aussi, à travers ou contre les modes, une spontanéité personnelle.
La pudeur s’étend à tous nos rapports avec le monde infrahumain et se lie étroitement à la discipline périodique du jeûne, qui interrompt entre le monde et nous la relation de violence et de meurtre. Pudeur et jeûne facilitent la compassion, le respect, la vénération, sans lesquels l’âme devient opaque.
Alors l’amour nuptial est possible, où toute l’immensité de la vie devient intérieure à une rencontre personnelle, et l’amour désintéressé est possible, où la plongée dans le mystère de Dieu permet la plongée dans celui de l’homme.
Désintéressé l’amour si son intérêt fondamental sert et prie pour que l’autre soit – c’est-à-dire pour qu’il soit déifié : que je reste dehors, que je sois pierre par toi foulée sur le parvis comme les plus humbles « gisants » du Moyen-Âge, au nom vite effacé. Mais que toi, tu entres dans la salle du banquet ! S’il y a cette prière, il y aura un peu d’amour désintéressé.
S’engager sur ce chemin, ne nous leurrons pas, c’est devenir vulnérable à toute la douleur du monde. Si nous ne savions pas que le Christ a sué le sang et poussé sur la croix le cri d’un impensable désespoir, nous serions irrémédiablement écrasés. Tout homme qui sort de la sécurité du somnambulisme est tôt ou tard blessé à mort par la souffrance du monde. Mais parce que Dieu s’est fait homme et a pris sur lui cette souffrance, la voie de la vulnérabilité et de la mort devient pour nous résurrection. Et nous pouvons prier et combattre pour le salut universel : « Voilà, mon fils, un commandement que je te donne : que la miséricorde l’emporte toujours dans ta balance, jusqu’au moment où tu sentiras en toi la miséricorde que Dieu éprouve envers le monde » (saint Isaac le Syrien, Sentence 48).
Extrait de : Questions sur l’homme,
Stock, 1972 ; Anne Sigier, Sillery, QC, 1986.
Nous devons avancer, me semble-t-il, entre deux tentations : celle d’un traditionalisme clos, paralysé par la peur, qui voudrait faire de l’Église un refuge hors de l’histoire. Et celle d’une adaptation sans recul critique ni tension prophétique, adaptation qui transformerait le christianisme en une variété sentimentale de l’humanitarisme contemporain.
Auschwitz et le Goulag ont tué les grandes mythologies de la politique et de l’histoire. La critique de ces mythologies s’efface à son tour. La crise économique a rendu dérisoires les philosophies du désir. La redécouverte inévitable du sujet a usé le structuralisme qui avait prétendu chasser l’homme du champ de la connaissance, même et d’abord dans les sciences dites humaines. Nous voici à l’époque des basses eaux mythologiques. Beaucoup dénoncent alors un monde lugubre : l’histoire semble piétiner, la politique et la vie quotidienne ne seraient plus que simulacres du jeu médiatique, c’est la mort du sens, « l’ère du vide ». Le nihilisme est accepté, il devient une sorte de cynisme « Mangeons et buvons car demain nous mourrons », pour reprendre le dicton que citait saint Paul [1 Co 15, 32]. En arrière-plan se profilent les grandes peurs de l’an 2000, – le cataclysme nucléaire ou écologique –
-, et le retour ambigu d’une religiosité infrapersonnelle : réincarnation, drogues et sectes...C’est une question qu’il faudra nous poser : une apologétique, même renouvelée, peut-elle partir uniquement de cette analyse pessimiste ? Ne serait-ce pas oublier tout le positif de l’homme et aussi de la société contemporaine avec ses préoccupations, même fort ambiguës, d’Etat de droit, de liberté, de bonheur, de santé, de respect des minorités ?
D’autres, d’ailleurs, se réjouissent que l’on sorte enfin d’une ère d’arrogance doctrinaire. Aujourd’hui, en Occident, on peut parler, chercher, interroger sans se faire marginaliser ou mépriser, même dirai-je avec un peu d’humour noir, même si l’on est chrétien ! On découvre, avec une véritable objectivité historique, le rôle immense que le christianisme a joué aussi bien pour l’avènement de la science moderne que pour celui de la démocratie. L’art explore les limites de la condition humaine. Il met à jour l’angoisse, la folie, l’appel de profundis mais aussi, de plus en plus, une poétique du sensible, – demain, peut-être, du visage. Une nouvelle scientificité apparaît. La singularité, l’originalité, le problème humain s’y réintroduisent. Dans l’approche de l’homme, le récit est réhabilité, la « démythologisation » fait place à l’exploration fervente du mythe, non seulement dans son fonctionnement mais dans sa signification. Certes le néo-positivisme reste vigoureux, un certain scientisme continue de se répandre (englobant
d’ailleurs le « paranormal »), mais tout est ouvert désormais à nous d’aller de l’avant.
Compte tenu de ces brèves remarques, je voudrais dégager d’abord quelques problèmes et, non pas des réponses, mais un certain éclairage qui pourrait permettre des réponses. Pour finir, je réfléchirai un peu, dans cet éclairage, à la présence de l’Église dans la culture et la société.
Premier problème : les approches du message, la possibilité même de le rendre intelligible à nos contemporains. Les signes utilisés aux temps de chrétienté, – la « pédagogie de la peur », l’explication du mal comme punition de Dieu, l’exigence d’unanimité
-–, ces signes ne fonctionnent plus. Alors, d’où partir sinon de l’homme lui-même, de l’homme comme énigme, altérité, de l’homme ouvert par ces situations-limites que sont l’amour, la beauté et la mort ?Dans plusieurs pays de l’Est, une expérience prodigieuse s’est réalisée en notre siècle. Ni le conditionnement psychologique, ni les camps, n’ont réussi à réduire l’homme. Toujours des hommes ont refusé de capituler. Capables non seulement de dignité, mais d’une bonté désintéressée, d’une extraordinaire capacité de servir. Alors – pourquoi l’homme est-il irréductible ? N’est-ce pas là que nous devrions proposer d’une manière vivante et concrète le thème de l’homme à l’image de Dieu ?
Autre leçon qui nous vient de ces pays : l’importance, pour la « précompréhension » de la foi, de ce que Kierkegaard appelait « l’approfondissement dans l’existence » par la culture. Aujourd’hui, là-bas, beaucoup sont introduits à la foi par une redécouverte de l’histoire de leur peuple. Certes il y a un risque : celui de voir surtout dans le christianisme une dimension de la culture nationale. Mais il y a aussi une prodigieuse possibilité d’évangélisation dans le témoignage silencieux des icônes, des fresques, des architectures religieuses : « Si les hommes se taisent, les pierres mêmes crieront » [Lc 14, 40].
Troisième et fondamentale approche du mystère la liberté. Il ne faut pas avoir peur de cette exigence de liberté individuelle qui caractérise nos sociétés. Il faut la pousser jusqu’au bout, jusqu’à la contestation de la mort, qui ouvre à la résurrection, jusqu’à l’impatience de toute limite, qui ouvre à la révélation. En Russie la culture la plus moderne a donné aux intellectuels un espace de liberté. Même athée, la libre réflexion philosophique a souvent conduit à l’interrogation mystique, comme l’art abstrait à l’icône.
Deuxième problème : celui du langage théologique. Il est inutile d’insister sur la crise du langage, dans nos sociétés de parlage publicitaire, de « langue de bois » politique, d’images omniprésentes et obsessionnelles. Il me semble que la louange liturgique, intériorisée par la prière perpétuelle, la prière-respiration, et la sainteté comme déification – la déification c’est tout simplement ce qui nous libère pour nous permettre d’aimer –, la liturgie donc et la sainteté devraient être des lieux théologiques fondamentaux où le langage de la foi ne cesse de se renouveler. Témoigner de la résurrection par la fête liturgique et par la joie et la compassion dont rayonne l’homme spirituel, n’est-ce pas le seul moyen de guérir le mal à sa racine, au cœur de l’homme qui se souvient du paradis et trébuche devant le néant ? Ne faut-il pas élaborer une pensée proprement chrétienne, qui naisse de la foi, de l’ascèse, de la contemplation, une pensée qui exige l’union de l’intelligence et du cœur, l’éveil du cœur profond, du cœur intelligent où l’homme tout entier se rassemble et se dépasse pour s’offrir à la révélation de l’Esprit ? Une pensée en communion ecclésiale, c’est-à-dire en Christ, qui est à la fois, pour parler comme saint Irénée de Lyon, « communion de Dieu et d’homme » et « récapitulation » de tout l’humain et de tout le cosmique ? Une pensée capable de déceler les racines spirituelles des êtres et des choses et de promouvoir cette « liturgie après la liturgie » qui nous rendrait peu à peu capables de « faire eucharistie en toutes choses », comme le demande saint Paul ?
Troisième problème : sur quels points du message insister aujourd’hui ? Avons-nous suffisamment approfondi, loin des théodicées des « amis de Job », la poignante réalité du mal ? La Tradition a-t-elle tort de pressentir ici un drame supracosmique et l’intervention de l’« ennemi » ? Avons-nous suffisamment surmonté l’opposition de la « théologie de la croix » et de la « théologie de la gloire » ? Ne faut-il pas les identifier ? Et rectifier les expressions traditionnelles de la toute-puissance de Dieu sans tomber dans un « kénotisme » extrême qui ne ferait que reprendre les défuntes théologies de la « mort de Dieu » ? Si le Verbe incarné vient dans sa propre absence, c’est-à-dire dans la mort et dans l’enfer, si « l’Un de la Sainte Trinité », comme dit la liturgie byzantine, meurt humainement sur la croix, c’est pour ressusciter, et pour tout remplir de sa lumière.
Le Christ, « récapitulant » en lui, au sens le plus réaliste, l’humanité et l’univers, les arrache à la séparation pour les unir à son Père, dans l’Esprit Saint... Dans la même perspective, avons-nous suffisamment souligné que la Résurrection de Jésus n’est pas la réanimation d’un cadavre dans les conditions de ce monde mais le bouleversement de ces conditions, la transfiguration inaugurée de la matière, du temps, de l’espace, du cosmos ? Savons-nous dire que la personne n’est pas substance mais origine et relation, et, qu’en même temps, chacun est appelé à prendre en soi l’humanité tout entière ? Savons-nous jalonner dans un langage vivant et direct les chemins d’une ascèse vivifiante nous permettant de « respirer l’Esprit », nous permettant de pressentir, de tout notre être, que l’espace de la mort s’inverse en espace de l’Esprit dans le corps ecclésial du Christ ?
Dans cette lumière qui s’ébauche, il nous faudra donc réfléchir sur la présence de l’Église dans la culture et la société. La société sécularisée marque la fin du cléricalisme mais peut devenir pour l’Église le lieu d’un rayonnement désintéressé, à la fois périlleux et fécond. Que les chrétiens, renonçant au pouvoir et à la violence, deviennent les serviteurs pauvres et pacifiques du Dieu crucifié qui fonde la liberté de la personne. Qu’ils combattent dans le monde à côté de ceux qui cherchent le sens du monde. Qu’ils deviennent les garants de la foi des autres, les garants aussi de ceux qui n’ont pas la foi mais créent, parfois très humblement, de la beauté et de la bonté. Qu’ils soient les gardiens de l’homme ouvert, dans une culture ouverte. Tout en affirmant paisiblement, et parce qu’ils affirment que le Christ est vainqueur pour tous de la mort et de l’enfer, que tout homme porte en lui l’humanité et qu’il est, par là même, unique.
La grande pensée de beaucoup de philosophes religieux russes en notre siècle, c’est d’élargir à la culture et à la société la notion ascétique individuelle de transfiguration. C’est l’espérance d’une partielle, toujours à reprendre, imprégnation de la culture et de la société par le rayonnement de la vie spirituelle et liturgique se prolongeant en amour inventif...
Ici intervient, chez ces penseurs, le thème de la divino-humanité. La chrétienté a parfois pensé Dieu contre l’homme, la modernité presque toujours l’homme contre Dieu. Mais Dieu et l’homme ne s’opposent pas : ils s’unissent et communient en Christ, sans séparation ni confusion. La divino-humanité est l’espace de l’Esprit Saint et de la liberté créatrice des hommes. Pareille lumière ne s’impose pas, elle rayonne doucement de la Parole, de l’eucharistie, du visage de tant de saints inconnus dont la compassion refait quotidiennement le tissu de l’existence déchiré par les forces du néant. Et quand la sécularité devient sécularisme totalitaire, la lumière jaillit encore, mystérieusement, de la souffrance confiante des confesseurs et des martyrs. Ébauches toujours à reprendre d’un divino-humanisme, fécondité paradoxale du martyre, voilà sans doute la mission prophétique de l’Église dans nos sociétés en quête d’elles-mêmes. Comment relier ces deux horizons ? Je ne sais pas. Dieu nous guidera.
Extrait de : Anachroniques,
Desclée de Brouwer, 1990.
Le « retour du religieux » se fait par une multitude de recherches individuelles, à travers liberté et subjectivité. La civilisation occidentale est culturellement ouverte, perméable, elle absorbe les arts et les mythes archaïques, les religions orientales la pénètrent. En France, par exemple, les émigrés tibétains ont fondé plusieurs monastères qui rayonnent. Les conversions à l’Islam, nombreuses, s’expliquent en partie par la présence de trois millions de musulmans mais aussi par l’influence d’ouvrages qui présentent comme un rêve de lumière la mystique shiite...
La découverte des techniques d’intériorisation des religions orientales répond au besoin de s’unifier et de se libérer par une prise de conscience du corps et de son accord avec le cosmos. Scientisme du spirituel, nostalgie d’une connaissance différente, d’un « gai savoir », de l’astrologie à la prise en compte scientifique du «parapsychologique ». Ainsi passe-t-on d’un matérialisme clos à un spiritualisme ouvert à tous les vents, à tous les « esprits ».
Simultanément, on assiste à l’apparition encore tâtonnante d’une laïcité renouvelée, bien éloignée du laïcisme agressif de naguère. On cherche une éthique pour éviter le totalitarisme politique d’hier et le totalitarisme technocratique de demain. Et beaucoup comprennent qu’il ne peut y avoir d’éthique sans fondement spirituel. D’autre part le développement de l’intelligence artificielle nous amène à retrouver la seule forme de pensée que les machines ne pourront jamais ni reproduire, ni accélérer, la pensée méditante, lente, grave, montée de ce cœur profond dont parlent les spirituels.
D’immenses possibilités s’ouvrent ainsi. Pourtant le « retour du religieux » me paraît revêtir aussi des formes douteuses, ambiguës, dont je voudrais d’abord parler.
Le refus de l’histoire, soit par recherche d’un refuge, d’une « arche », soit par régression à des formes historiques révolues. Cette attitude s’accompagne de la haine d’un Occident mythique et d’une modernité réduite à ses seuls aspects négatifs.
La secte apparaît ainsi comme un milieu à la fois autoritaire et fusionnel qui structure « du dehors » des êtres déstructurés. On sort de solitude en s’aliénant dans le culte éperdu d’un « maître ». On est fier d’être séparé, de se compter parmi les rares sauvés, de pouvoir damner tous les autres.
Parfois aussi le religieux, régressant vers des formes révolues, qu’on idéalise, se transforme subrepticement en idéologie. C’est le risque dans la révolte actuelle des Orients, non dans l’Islam comme tel, certes, mais dans l’islamisme radical, surtout shiite, qui cherche à figer par la force une société traditionnelle ébranlée par la modernité ; non dans le judaïsme, ni en Erets Israël comme tel, certes, mais dans
un sionisme religieux non moins radical, qui régresse du Dieu des prophètes et de la Tora au Dieu implacable de la conquête de Canaan.
De tels mouvements se développent aussi en marge des grandes confessions chrétiennes : groupes « néo-évangéliques » et « télévangélistes » américains dans le monde protestant ; schisme lefebvriste dans le monde catholique ; une certaine sensibilité anti-œcuménique et anti-occidentale fort répandue dans le monde orthodoxe.
Pareilles tendances disqualifient le « retour du religieux » et aggravent la crise. Je me souviens du directeur d’un grand hebdomadaire parisien déclarant, voici peu d’années : « Je rentre du Liban. Rien n’est plus affreux que ce Dieu des monothéismes qui justifie les égorgements réciproques. » Jamais la jeunesse iranienne n’a été autant fascinée par les formes les plus médiocres de la modernité, du « hard rock » aux films érotiques et aux alcools frelatés.
En France, les affinités du mouvement lefebvriste avec certains groupuscules d’extrême-droite sont bien connues. Aux États-Unis, le scandale Jimmy Swaggart, largement répercuté par les télévisions européennes, a confirmé la thèse que le religieux n’est qu’un avatar de l’érotique.
Parallèlement au développement des sectes, s’affirme – plus discrètement – une volonté gnostique de puissance. On connaît bien ces produits d’exportation asiatiques, dûment conditionnés pour plaire, qui s’appellent la « méditation transcendantale », le zen, les arts martiaux japonais. Pour beaucoup d’Occidentaux, certes, il s’agit là d’une simple maîtrise du corps, d’une incarnation qui peut prendre place dans une synthèse chrétienne (c’est déjà fait, ou presque, pour les formes mineures du yoga). Mais, si l’on va plus loin, on peut se laisser gagner par une vision où le divin n’est plus que la profondeur du monde, où le Soi, considéré comme absolu, ne dépasse pas mais exacerbe le moi occidental. Ici intervient la quête gnostique de « pouvoirs ». De vastes systèmes « ésotériques » se proposent, syncrétisme subtil de « l’unité transcendante » des religions, depuis la « métaphysique » de René Guénon et la « structure absolue » de Raymond Abellio, jusqu’au métafascisme de Julius Évola.
La rencontre entre l’humanisme ouvert, en quête de lui-même, et ces conceptions et méthodes gnostiques s’ébauche, très partiellement encore, dans certains groupes. Comme Vladimir Soloviev l’avait prédit dans son Récit sur l’Antéchrist, elle pourrait, en effet, devenir antéchristique. C’est pourquoi s’impose un renouveau du christianisme, qui permette de dépasser la modernité par une modernité plus aiguë.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, qui a manifesté tragiquement l’immensité de la crise, ce renouveau est engagé de toutes parts, le plus souvent d’une manière discrète et profonde. Je ne prétends donc ici que préciser des intuitions un peu partout présentes.
– Promouvoir le gratuit, l’inassimilable, ce qui ne sert à rien mais éclaire tout. Dans une société où tout s’échange, se monnaie, se banalise, rien finalement n’a d’importance. L’indifférence et la dérision sont l’écume de notre civilisation. Simone Weil, dans l’Enracinement, s’élevait contre une éducation qui n’ouvre pas au mystère mais l’escamote. L’authentique éducation, celle qui nourrit l’âme, met l’homme devant l’irréductible, elle lui apprend à s’étonner et à admirer. C’est bien ce que doit faire le christianisme : nous mettre en présence d’une réalité qu’il faut contempler, nous rendre à l’angoisse et à l’émerveillement d’exister, l’angoisse elle-même devenant par la croix vivifiante la source de l’émerveillement.
Il est inutile d’insister sur la crise du langage dans notre société. Mais la louange liturgique, intériorisée par l’éveil du cœur, peut rendre au langage sa charge d’amour et de secret, sa capacité « d’éveiller les vivants ». Témoigner de la résurrection par la fête, par la joie et la compassion de l’homme spirituel, n’est-ce pas le seul moyen de guérir à leur racine même la dérision et l’indifférence ? Rien ne sert de dénoncer, il faut créer.
Se situer au niveau des légitimations ultimes. Dans une société où la technique comme destin et le caprice individuel effacent peu à peu tout repère, l’Église doit faire réfléchir. Elle doit rappeler le « sacrement du pauvre » à l’échelle personnelle comme à l’échelle planétaire, le mystère de l’amour humain et celui de l’enfant. Elle doit mettre en garde contre la barbarie technocratique et rappeler aux hommes d’aujourd’hui, s’ils veulent vivre ensemble, qu’ils ne sont pas sans valeurs éthiques, et que la tradition juive, grecque, chrétienne a formé notre sens de la personne.
Plus profondément, c’est l’existence même que les chrétiens sont appelés à légitimer. La vie a un sens, au fond des choses il n’y a pas le néant mais l’amour. Les saints, et il y a beaucoup plus de saints qu’on n’imagine, en donnent quotidiennement la preuve. Dieu s’incarne, il nous rejoint dans la joie de Cana comme dans l’agonie de Gethsémani, il triomphe de la mort et de l’enfer pour nous ouvrir des voies inattendues de résurrection, il donne à la mort comme à la vie une saveur pascale, il est la non-mort, et la non-mort est désormais le lieu du monde, il est l’insurrection irrésistible de la vie. Alors la foi – la toute-confiance, comme dit Claude Vigée -, devient la bénédiction de la vie, et c’est sans doute de cette bénédiction que notre société a le plus besoin.
Récemment, un réalisateur de la télévision soviétique filmait un groupe de chrétiens près de Leningrad. Il avise parmi eux une femme et lui demande : « Alors, ça vous rend heureuse d’être chrétienne ? » Et elle de répondre « Je souffre comme tout le monde. On n’est pas chrétien, on n’est pas dans l’Église pour être heureux, mais pour être vivant ! »
Proposer une nouvelle « précompréhension » du Message. Alors d’où partir, sinon de l’homme lui-même, de la personne irréductible, comme l’avaient fait les philosophes religieux russes (je pense surtout à Nicolas Berdiaev), comme le fait aujourd’hui Jean-Paul II lorsqu’il dit que « l’homme est le chemin de Dieu » ?
La société sécularisée se tait sur Dieu. Peut-être est-ce une étrange pudeur. Souvent aussi ce que les vieux ascètes nommaient l’« oubli ». L’attitude du chrétien, ici, pourrait être d’« approfondir » les hommes « dans l’existence », comme disait Kierkegaard, par une authentique culture. Tout simplement les éveiller. Quand j’enseignais l’histoire dans un grand lycée parisien, je tentais, pour le XIXe siècle, de parler avec autant de passion de Marx, de Nietzsche et de Dostoïevski. Je ne concluais pas. J’étais tenu par mon devoir de laïcité. Mais il est arrivé plusieurs fois que des élèves, en dehors des cours, viennent me parler d’homme à homme pour poser des questions fondamentales.
Ainsi peu à peu s’ébauche une parole qui garde la pudeur mais refuse le mutisme. Une parole pour dire que Dieu est la joie et la liberté de l’homme !
Souligner que l’Évangile, c’est avant tout la Croix et la Résurrection. Notre Dieu est un Dieu incarné, souffrant, libérateur, qui nous communique le Souffle immense de la vie. On ne peut l’évoquer que dans le langage de la vie, du bondissement, de l’amour fou. Après les Pères, Urs von Balthasar a insisté sur le fait que le sujet de la Passion, celui qui connaît la mort et l’enfer, est la Personne même du Verbe, « Un de la Sainte Trinité », dit la liturgie byzantine. Bouleversement de l’image archaïque de Dieu : non plus un Dieu trop plein, extérieur, qui nous écraserait, mais un Dieu « évidé » d’amour dit Paul aux Éphésiens, le Dieu qui s’ouvre du Prologue de Jean, et qui donc peut réellement nous rejoindre pour briser les portes de notre bagne. Non plus seulement Dieu « avec » nous, mais Dieu « en » nous. Depuis l’Incarnation et la Pentecôte, nous sommes entrés dans une immense crise résurrectionnelle où le salut n’est ni individuel ni collectif, mais en communion. C’est
pourquoi les plus grands spirituels n’ont cessé de prier pour le salut universel, ne mettant pas de bornes à leur espérance, estimant qu’on ne peut parler de l’enfer que pour soi, « versant le sang de leur cœur » et « s’asseyant à la table des pécheurs », comme l’ont dit le starets Silouane et sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, pour que tous les hommes soient sauvés.
Insister sur les deux dimensions inséparables de communion et de transfiguration.
Communion. Sous les souffles et les feux de l’Esprit, nous sommes appelés à participer au mystère des mystères, celui du Dieu-Amour, du Dieu-Trinité. Comme l’écrivait Andrei Tarkovsky, commentant son film sur Roublev, le rythme divin de l’Amour, « la division concrète d’un seul en trois et la triple union en un seul offrent une perspective prodigieuse à l’avenir encore épars dans les siècles ». À l’image de la Trinité, chacun est appelé à donner son propre visage au Corps du Christ, le visage aussi de sa langue, de sa nation, de sa culture. Que les communautés d’Église soient autant de centres d’où rayonne la communion ! Que notre vie se partage et se multiplie comme le pain rompu ! Et n’oublions pas qu’en hébreu le mot qui veut dire pain, lé-hem, signifie aussi danse, rêve, réconciliation, pardon.
Transfiguration. L’homme prophétique est un éveillé qui éveille. Il libère la braise christique, eucharistique, désormais inscrite dans la chair du monde. À partir de l’embrasement baptismal, renouvelé par l’eucharistie, doit se faire la lente transfiguration de l’existence. L’avenir du Royaume, déjà sacramentellement présent, nous arrache aux enlisements du découragement et de l’horreur. La Jérusalem céleste sera aussi la terre, toute la terre, mais sanctifiée par la ferveur et le travail des hommes ouverts à la Parole, avides de justice et de beauté. Les théologies de la libération prendront pleinement place dans la Tradition chrétienne lorsqu’elles mettront l’accent, non seulement sur la libération du peuple hébreu de la servitude d’Égypte, mais sur la libération de tout homme, et de tous les hommes, de la servitude de la mort : de toutes les formes de mort, spirituelles, culturelles, sociales et politiques aussi, car l’homme et le salut de l’homme ne se divisent pas !
Dans cette lumière, il nous faudra affronter les grands problèmes que les chrétiens ne pourront plus éviter à l’aube du troisième millénaire : celui d’une vraie gnose, notamment d’une cosmologie, celui du corps et de la terre, enfin la rencontre des religions non-chrétiennes. Nous pressentons les chemins que nous aurons à aménager et que certains aménagent déjà :
-le chemin du cœur-conscient, du cœur-esprit, et donc du corps ressuscitant au creuset de ce « cœur de feu », à travers une liturgie ruisselant de grave beauté, à travers une ascèse qui joindra à celle du moine celle de l’homme créateur et de l’homme nuptial ;– le chemin d’une relation « eucharistique » avec le cosmos, la connaissance contemplative, « verticale », symbolique des choses venant éclairer et orienter la connaissance purement rationnelle ;
– le chemin de l’intégration en Christ, par l’Esprit Saint, de l’intériorité et de la transcendance, du Soi et de l’Autre, c’est-à-dire des deux « hémisphères spirituels » de l’humanité qu’on pourrait nommer métaphoriquement l’hémisphère hindou et l’hémisphère sémitique. Le rassemblement d’Assise, ici, a ouvert la voie.
Simultanément l’Esprit Saint éclairera autrement, libérera de leurs limitations, les acquis et les recherches de l’humanisme moderne.
Nous irons plus loin que Marx parce que nous savons qu’il n’y a pas d’infrastructure et de superstructures, mais que toutes les structures de l’histoire réagissent les unes sur les autres, sans autre synthèse possible que celle, inconceptualisable, de la personne enracinée à la fois dans la terre et dans le ciel.
Nous irons plus loin que Nietzsche parce que, dans les vieilles liturgies pascales, ou dans la fresque longtemps oubliée d’une abside, à Constantinople, nous avons rencontré, « au-delà de la glace, du Nord, de la mort », le « Dieu qui danse », corps de foudre bondissant pour arracher Adam et Eve, vous et moi, à leurs tombeaux, et rendre à l’homme sa vocation de créateur créé.
Nous irons plus loin que Freud parce que l’ascèse de la vie vivante nous apprend à libérer le désir des besoins pour le « rendre à son origine », comme le disait saint Grégoire Palamas. Seule l’ouverture du cœur embrasé peut donner au désir un espace infini. Sinon, se heurtant au mur du néant, il reflue en pulsion de mort. Or, dans le Christ ressuscité, il n’y a plus de mort.
Dans le Christ qui est venu et qui vient, dans le Souffle immense de la Résurrection, doivent s’unir la quête de l’infini par l’homme et la quête de l’homme par l’infini.
Pour quel avenir ? Nous ne le savons pas, tout en rêvant d’une modernité humblement et radieusement éclairée par l’Église, d’une modernité exorcisée et transfigurée. Les forces de destruction continuent à se déchaîner, « le désert croît », la mer meurt, le ciel se déchire. Apocalypse intrahistorique. Mais le christianisme a compté tant de martyrs en notre siècle qu’il dispose d’un noyau d’énergie capable, s’il sait s’allier à l’intelligence contemporaine, de renouveler l’histoire en renouvelant le tout de l’homme. La crise est une descente dans la mort et dans l’enfer. Mais c’est là justement que le Christ triomphe. « Christ est ressuscité ! » Soyons les hommes et les femmes de la résurrection. Ne l’oublions pas : on est chrétien pour être vivant !
Extrait de : Anachroniques,
Desclée de Brouwer, 1990.
Du chapitre VIII de l’Epître aux Romains à la patristique, et de celle-ci aux aspects durables de la philosophie religieuse russe contemporaine, en passant par le palamisme et la Philocalie, la grande tradition orthodoxe est formelle : il existe une cosmologie chrétienne et c’est une connaissance que nous recevons dans la foi. Les Cappadociens en particulier, dans leur réfutation de l’intellectualisme d’Eunome, ont souligné que le logos de la création, son sens, ce que Vladimir Lossky appelle, à ce propos, son « fond existentiel[2] », échappe à notre prise. Par nous-mêmes, disent-ils, nous ne pouvons connaître l’essence du plus petit brin d’herbe[3]. Eunome ressemble à l’enfant qui veut saisir un rayon de soleil[4]. Par contre les saints, dans l’union avec Dieu, reçoivent la connaissance parfaite des choses créées. Ils voient le monde en Dieu, pénétré de ses énergies, ne formant qu’« un tout contenu dans (sa) main [5]». C’est dans cette perspective que la mystique byzantine, et notamment Grégoire Palamas, se sont plu à commenter la vision de saint Benoît qui contempla l’univers entier comme ramassé dans un rayon de lumière divine[6]. « Comme le soleil qui se lève et illumine l’univers se montre à la fois lui-même et montre les choses qu’il illumine, de même aussi le soleil de justice ; lorsqu’il se lève pour l’esprit purifié, il se fait voir lui-même et montre les logoi des choses qui ont été faites par lui[7]... ».
La cosmologie est donc une « gnose » qui nous est donnée en Christ, par l’Esprit Saint, dans les mystères de l’Église et qui exige de notre part la purification de l’ascèse et l’accès au réalisme mystique. « Le mystère de l’Incarnation du Verbe contient en soi (...) toute la signification des créatures sensibles et intelligibles. Celui qui connaît le mystère de la Croix et du Tombeau connaît le sens (logos) des choses ; celui qui est initié à la signification cachée de la Résurrection connaît le but pour lequel, dès le commencement, Dieu créa le tout[8] ».
S’il en est ainsi, en effet, c’est parce que tout a été créé dans le Verbe, par lui et pour lui (Col 1, 15-19) et que le sens de cette création nous est révélé dans la re-création opérée par le Fils de Dieu devenant fils de la terre. « Il est, lui, avant toutes choses, et toutes choses ont en lui leur cohésion », « subsistent en lui » (ibid. 1,17, texte que renforcera plus tard le prologue johannique : « Tout ce qui est devenu était vie en lui », la synthèse de cette cosmologie néo-testamentaire se trouvant déjà dans Éphésiens 1,10 : anakephalaïôsasthai ta panta en Christô). « Principe de la création de Dieu » (Ap 3,10), le Verbe par son Incarnation et son Ascension, est devenu « tout en tout» (Ép 1,23) parce qu’il est l’archétype de toutes choses – ta panta – et qu’elles trouvent toutes en lui leur consommation. Dialectique de « récapitulation» qui se marque par l’emploi de kai : tout a été créé par lui et pour lui – et il est avant toutes choses – et toutes ont en lui leur cohésion – et il est la tête du Corps, de l’Église, qui doit finir par tout englober : car l’Évangile doit être prêché « à toute la créature » – pasé tektisei (Col 1,23) ; l’Église, dans la vision paulinienne, n’étant rien d’autre que cette créature se réunifiant et se christifiant.
C’est donc l’Église comme mystère eucharistique qui nous donne la gnose d’un univers créé pour devenir eucharistie. À l’Eucharistie comme sacrement répond l’eucharistie comme spiritualité – « en toutes choses faites eucharistie » (1 Th 5,18), et c’est la métamorphose de tout l’être de l’homme et de tout l’être par l’homme. Dans cette perspective, les Pères affirment que la Bible constitue la clé du Liber mundi, de la Bible du Monde. En quoi ils sont profondément fidèles à la notion biblique de la Parole de Dieu qui ne dit pas seulement, mais crée : Dieu, pour Israël, est « vrai » au sens que sa Parole est la source de toute réalité, non seulement existentielle et historique, mais cosmique. Dans le récit sacerdotal de la création, les choses n’existent que par une Parole divine qui les suscite et les maintient dans l’être. C’est pourquoi, comme l’écrit Maxime le Confesseur, nous découvrons, d’une part que le Verbe « se cache mystérieusement dans les logoï intérieurs des choses créées... comme en autant de lettres », d’autre part, « qu’il a daigné s’exprimer dans les lettres, syllabes et sons de l’Écriture[9] ». Dans la Transfiguration du Christ, précise Maxime, les vêtements étincelants signifient soit la lettre de la Bible, soit la chair de la terre, toutes deux illuminées par la grâce[10]. Et la correspondance s’impose comme de l’âme au corps, entre l’Écriture et le Monde : celui qui possède l’intelligence spirituelle de la première recevra, dans l’Esprit, la contemplation du vrai cosmos[11]. L’Occident, jusqu’à la période romane et au premier art gothique, n’a pas eu de conception différente, comme l’ont montré les admirables travaux du père Henri de Lubac[12] de l’exégèse et l’art, tant que le Moyen-Âge resta plus « symboliste » que « scolastique » , y furent animés par l’affirmation de saint Augustin que la miséricorde divine a donné aux hommes la Bible, « cet autre monde » , pour leur permettre de comprendre à nouveau le sens du monde, « ce premier livre[13] ».
De ces prolégomènes découlent trois conséquences que je voudrais poser d’emblée, et abruptement :
La première, c’est que la cosmologie orthodoxe se présente à nous non d’une manière statique, comme une contemplation passive, mais dans une perspective historique et eschatologique qui exige de nous un effort de sanctification transfigurante. Découvrir en Christ le monde comme Buisson Ardent, c’est lutter pour le préserver de la désintégration et le transformer en Buisson Ardent.
Seconde conséquence : la cosmologie est subordonnée à l’anthropologie, ou plutôt à l’histoire des relations entre Dieu et l’homme, à l’histoire de la divino-humanité. Contrairement à nos habitudes de pensée, ce n’est pas l’histoire de l’homme qui s’insère dans l’évolution cosmique, mais l’évolution cosmique dans l’histoire de l’homme, manifestant la situation spirituelle de celui-ci, l’aventure de sa liberté. L’histoire de l’homme dans la perspective orthodoxe n’est pas le produit de l’évolution cosmique. C’est l’inverse.
Troisième conséquence : la cosmologie orthodoxe est géocentrique, pour la simple raison qu’elle est christo-centrique. L’union de l’incréé et du créé, du « ciel » métacosmique et de la « terre » pancosmique s’est réalisée en Christ sur notre terre, et c’est pourquoi celle-ci est centrale, non pas physiquement, mais spirituellement. Dans la sainte chair du Christ, qui englobe la création sensible tout entière, les deux infinis pascaliens, plus exactement : les deux indéfinis, s’emplissent de la gloire de Dieu, seul infini. Il ne s’agit pas de nier les « signes dans le ciel » (qu’il faudrait seulement libérer de la mythologie technicienne des « soucoupes volantes »), ni la possibilité d’existences personnelles extraterrestres, liées peut-être à l’angélologie (ou la démonologie) et probablement connues par certains mystiques pour lesquels les limitations spatiales n’existent plus. Il s’agit de confesser le Christ seigneur des mondes : « Dans sa main droite il a sept étoiles... et son visage, c’est comme le soleil qui brille dans tout son éclat » (Ap 1,16). Les galaxies les plus lointaines sont des poussières qui gravitent autour de la Croix.
Extrait de : Olivier Clément, Le Christ, Terre des vivants,
Abbaye de Bellefontaine (SO 17), 1975, pp. 83-88.
Le miracle est une donnée ferme des Évangiles, même s’il est difficile de préciser ce qui s’est réellement passé. Nos textes emploient ici trois mots bien différents : la dynamis, c’est-à-dire la force, le sêmeion, le signe, et téras, le prodige. Celui-ci est formellement rejeté par Jésus, notamment lorsqu’il est tenté au désert. La Passion et la Croix sont la négation même du prodige, ce prodige que sollicitent railleusement les ennemis de Jésus : « Que le Messie, le roi d Israël, descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et que nous croyions » (Mc 15, 32).
Jésus ne manifeste que des « forces » et des « signes ». « Toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’il sortait de sa personne une vertu qui les guérissait tous » (Lc 6, 19). La scène est parfois d’un extrême réalisme, comme lorsqu’une femme atteinte d’un flux de sang touche, en se cachant, la frange du vêtement de Jésus et que celui-ci sent « qu’une force est sortie de lui » (Lc 7, 46).
Cependant il ne peut aider que ceux qui ont entièrement confiance en lui. C’est pourquoi, à chaque guérison, il précise : « Ta foi t’a sauvé. » Sa présence, son rayonnement chassent les forces obscures qui ravageaient les âmes et les corps et se multipliaient avec l’extrême tension psychologique que provoquait l’occupation romaine et l’attente messianique.
Jésus fuit ses propres miracles, il fuit les hommes ainsi attirés. Certains de ces miracles, d’ailleurs, relèvent des forces profondes de l’humain et on en trouverait d’analogues dans d’autres traditions religieuses : la marche sur les eaux, par exemple, est bien connue dans l’Inde... Le miracle unique, dit Jésus (Mt 12, 42), c’est la résurrection. Forces et signes ne font qu’anticiper l’événement pascal.
Forces et signes : avançons deux explications, au reste complémentaires. Pour certains Pères de l’Église, saint Grégoire de Nysse en particulier, l’état de la matérialité, son opacité ou sa transparence, son durcissement ou sa plasticité sont conditionnés par l’état spirituel des hommes. De Jésus, qui rétablit la vérité de l’homme, le feu de la gloire divine rayonne et rend à l’ambiance cosmique sa sacramentalité où le miracle apparaît comme la vérité des êtres et des choses. Pour le grand philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1948) qui a consacré à ce problème de longs développements dans sa Philosophie de la liberté[14], la nature, ou ce que nous appelons ainsi, constitue comme une pièce close où agissent, selon certaines lois, des forces immanentes. Mais si les murs sont soudain renversés, si les énergies d’une réalité plus vaste pénètrent dans cette pièce, alors peut intervenir quelque chose d’insolite qui paraîtra miraculeux aux habitants de la maison.
C’est en Christ que s’effondrent les murailles et que surviennent les énergies divines (et aussi que sont revivifiées les forces profondes de l’homme). Dans la maison du monde, la mort continue de régner, mais la foi ouvre l’homme, dès maintenant et jusque dans l’agonie, à la victoire de la Vie.
Tout aussi légendaire pour la rationalité close, le diable. Nous pressentons pourtant l’existence de forces obscures dans le caractère, si souvent pervers, du mal cosmique et historique. Le monde présente un contraste frappant entre la beauté et l’horreur : comme si le néant, doté d’une existence paradoxale à travers des libertés maléfiques, tentait sans cesse de défigurer, de désintégrer l’œuvre de Dieu.
Faut-il alors parler d’un diabolos, d’un séparateur car tel, on l’a vu, est le sens de ce mot ? Est-ce quelqu’un, une personne, comme les Évangiles, avec toute leur époque, semblent le dire ? Deux textes nous apportent les éléments d’une réponse[15]. Lorsque Jésus libère le (ou les) possédé(s) gadarénien(s) (Mt 8, 28-34 ; Mc 5, 10 ; Lc 8, 29-39), il demande son nom à l’« esprit impur ». Et celui-ci répond : « Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. » Ainsi le diabolos apparaît comme une personne éclatée, désintégrée, une non-personne qui, justement, n’a pas de nom. C’est pourquoi le cœur qu’il envahit n’est pas seulement durci, pétrifié, il est dédoublé, décomposé, agitation simiesque dans une cage de miroirs. Le diabolos, d’ailleurs, ne disloque pas seulement le cœur de l’homme mais l’humanité tout entière.
L’autre texte est le terrible diagnostic de Jésus sur l’« adversaire », que nous lisons dans l’Évangile de Jean (8, 44), : « Il a été homicide dès le commencement et il ne demeure point dans la vérité, parce qu’il n y a point de vérité en lui ; quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur et le père du mensonge. » Nous retrouvons ici le mystère de la non-personne, car une personne n’est telle que par son lien avec Dieu, c’est-à-dire avec la « vérité ». Le diabolos étant refus de Dieu, « il n ‘y a pas de vérité en lui », il semble qu’il ait perdu l’image de Dieu. Quand il parle, c’est donc « de son propre fonds », c’est-à-dire du néant. Par là même sa parole est radicalement mensonge et elle communique la mort.
Au sein de la culture moderne, c’est Dostoïevski qui a su génialement suggérer la réalité du diable, dans le chapitre des Frères Karamazov[16] où ce « gentleman au visage gouailleur » apparaît à Ivan. « Moi qui comprends le sel de la comédie, j’aspire au néant. » « Je suis l’X d’une équation inconnue. Je suis le spectre de la vie [...] qui a oublié jusqu’à son nom. » Plein de dérision, il pose le mal comme facteur nécessaire de l’évolution ! Il rêve vraiment de s’incarner dans une grosse marchande... « La conscience, qu’est-ce que cela ? [...] Pourquoi a-t-on des remords
-– par habitude […] Défaisons-nous de l’habitude, et nous serons des dieux. » Et Ivan se demande : l’apparition est-elle réelle, ou n’est-ce que son double : « Lui, c’est moi, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable. »Le diable, miroir grossissant et déformant, pourtant fidèle.
Au thème du diabolos se lie étroitement celui de l’enfer. Les Évangiles parlent de la « géhenne », du feu, du soufre, de la fournaise, des « ténèbres extérieures » où sont « pleurs et grincements de dents », ou encore de l’Hadès (étymologiquement, le lieu où l’on ne peut voir – le visage de l’autre). Jésus invite ses auditeurs à la métanoïa afin d’éviter « la géhenne où le ver ne meurt point et où le feu ne s’éteint point » (Mc 9, 48). Très souvent, les paraboles mettent en parallèle la joie des élus et la détresse des rejetés. Ces textes contrastent violemment avec la révélation centrale des Évangiles, celle du Dieu incarné et crucifié pour sauver l’homme de l’enfer et lui ouvrir les voies de la déification. Bien des Pères, en Orient surtout, ont souligné qu’il s’agissait d’avertissements, de valeur essentiellement pédagogique. Nous pouvons ajouter que ces avertissements ont sans doute été orchestrés par les premières communautés selon un « genre littéraire » dont on peut suivre l’élaboration dans l’Ancien Testament et qui fleurissait de la manière la plus terrifiante dans la littérature intertestamentaire, qui était souvent une littérature de vengeance et d’exécration.
Certes, un mauvais infini de tourments – « le regret éternel de l’amour offensé », disait au siècle dernier saint Ambroise d’Optino[17] – peut se déployer dans une âme orgueilleusement fermée, alors qu’elle est plongée dans la lumière divine – et justement parce qu’elle est plongée dans cette lumière. Mais à travers les « éons des éons[18] », la prière du Christ et celle des saints continueront d’agir. Dans l’espérance que la « seconde mort » dont parle l’Apocalypse (20, 6 ; 14) se rapporte en définitive aux éléments démoniaques que chacun porte en soi et que tous les partages qu’évoquent les Évangiles se feront aussi en chacun. « S’il ne m’est pas donné de savoir qu’il n’existera pas d’enfer, il m’est donné de savoir que l’enfer ne doit pas exister et que je dois, sans jamais m’isoler, travailler à l’œuvre du salut universel[19]. »
Extrait de la Préface des Quatre Évangiles,
présentée et annotée par Olivier Clément,
Gallimard (Folio classique 3144), 1998 ; 2005.
SEXUALITÉ ET LE SACREMENT DE L'AMOUR[20]
Souvent, aujourd’hui, des jeunes gens, et ce sont parfois les plus exigeants, disent : Nous allons vivre ensemble. Pourquoi nous marier juridiquement, religieusement ? Pourquoi faire intervenir des institutions dans ce qui est notre secret ? Et comment nous engager à vivre toujours ensemble, alors que chacun de nous changera, et que la vie est si longue à notre époque ?
On peut répondre que le juridique confirme une réalité sociale (et que la relation de « concubinage », comme on dit élégamment, ne lui échappe plus désormais). Mais surtout que le sacrement de mariage, s’il est lucidement souhaité, ne relève pas de l’Église comme institution mais comme « mystère de vie ». C’est proprement quelque chose de mystique. Il n’a de sens que dans la foi au Christ, à l’Évangile, dans la certitude que les actions du Christ, comme nous les voyons se dérouler dans les évangiles, continuent dans l’Église – tels sont justement les sacrements – et qu’aujourd’hui encore Jésus peut changer l’eau en vin aux noces de Cana.
On se rappelle l’épisode (Jn 2, 1-12), dont le récit est lu à la liturgie du mariage dans le rite byzantin. Entre le Dieu-Homme encore hésitant et la célébration sans doute banale de l’amour humain, c’est Marie qui sert d’intermédiaire, avec ces « entrailles de miséricorde » au sens utérin, que la Bible attribue à Dieu lui-même, et c’est elle qui obtient le miracle. Miracle quasi dionysiaque, car il permet à des gens que le vin a déjà rendu gais de boire et boire encore un vin incomparable, de parvenir à une autre ivresse. Ici l’amour humain est porté à l’incandescence mystique, et ce n’est pas pour rien que dans le rite orthodoxe les époux boivent à la même coupe.
Aborder des jeunes gens avec un langage de jugement au sujet de la sexualité, dans la perspective du permis et du défendu, alors qu’ils ne savent pas très bien s’ils croient en Dieu, ce n’est pas seulement absurde, c’est criminel. C’est peut-être, en effet, les éloigner pour longtemps de Dieu, du Christ, de l’Église. La première tâche est l’évangélisation. Il faut – si c’est possible, et sans contrainte, même dissimulée – leur faire pressentir que nous ne sommes pas orphelins, grelottant de froid dans un monde absurde sans autre espoir, pour se rassurer, comme l’enfant qui se blottit contre sa mère, que la douce chair des autres. Ce qu’a génialement suggéré Dostoïevski dans le songe de Versilov (dans le roman intitulé L’Adolescent), où l’on voit les hommes, enfin libérés de Dieu mais cernés par la nuit, se serrer éperdument les uns contre les autres (ce qui rappelle le pauvrement blasphématoire « Aimez-vous les uns sur les autres » de mai 1968). Il faut faire aussi pressentir l’éternité dans la splendeur et la simplicité de vivre, comme à Cana, ou encore quand Jésus fit
étendre les foules sur l’herbe pour leur donner du pain et du poisson, ou lorsqu’il alluma un feu et fit griller du poisson pour le partager avec ses amis, au bord du lac... Jésus accueille, préfère, aime chacun, et chacun comme il est, pour lui donner consistance et responsabilité, comme il aima ces femmes perdues de mœurs qu’étaient la Samaritaine et la prostituée qui baigna ses pieds de ses larmes et de sa chevelure.
Et certes, pour revenir à nos jeunes gens, si leur cœur se retourne, s’ils vont vers le Christ, puis vers l’Église, non par tradition sociologique mais par faim de la Parole et de la Présence eucharistique, s’ils atteignent déjà une certaine maturité, une certaine intensité de vie spirituelle, on pourra leur parler de la chasteté – c’est-à-dire de l’intégration de l’éros dans la tendresse – comme but auquel parvenir peu à peu, sans dramatiser leurs errances momentanées, sans cristalliser sur la sexualité la notion de péché, alors que nous sommes si indifférents, le plus souvent, à des formes autrement graves de déviance : qu’on pense aux trois tentations surmontées par Jésus au désert et qui nous guettent toujours, qui guettent toujours les hommes d’Église !
Mais il est aussi des cas où de jeunes êtres (et parfois de moins jeunes) qui ne savent rien de Dieu comme source de toute vie, ni de l’Église comme ouverture sur son mystère, s’aiment avec un emportement, une naïveté, une vraie pureté où la sexualité n’a aucune autonomie, alors qu’elle peut s’objectiver de la manière la plus sinistre, devenir porneia, chez des adultes blessés par la promiscuité, animés d’une sourde haine, et pourtant dûment mariés à la mairie et à l’église. Le véritable amour, avec quelque chose d’éternellement adolescent, peut constituer un lieu privilégié d’évangélisation. Il constitue souvent une expérience spirituelle « à l’état sauvage », le pressentiment de l’unité dans la différence, le désir passionné que l’autre existe et existe au-delà de la mort, oui, que l’amour soit fort comme la mort...
Peut-être, à partir de là, pourra-t-on leur parler de la victoire du Christ sur le néant, et que notre Dieu, dans son « immobile mouvement d’amour », constitue la source secrète de toute vraie rencontre, le lieu implicite de toute communion ébauchée. Peut-être pourra-t-on ainsi aider ces deux êtres, jeunes ou moins jeunes, souvent incertains, parfois encore psychologiquement infirmes (ils ne se rencontrent pas, ils se mélangent, a dit un poète), à se regarder autrement, à se libérer d’un lien trop fusionnel, pour devenir vraiment responsables l’un de l’autre, dans l’espérance, et parfois déjà l’expérience de la résurrection dans la gloire des corps. C’est seulement si nous savons montrer aux jeunes – et au moins jeunes – la sacramentalité de leur amour que nous pourrons leur faire comprendre le sens du sacrement de mariage. Car le sacrement révèle, confirme, bénit, ouvre sur la non-mort, le mystère déjà pressenti. Si le Cantique des cantiques est un chant d’amour – d’amour aimant et d’amour érotique
-–, qui symbolise l’union de Dieu et de son peuple, l’union de Dieu et de l’âme, c’est que l’amour humain, l’amour à la fois aimant et érotique, a quelque chose à voir avec Dieu, et qu’il reste pour beaucoup une des seules expériences mystiques qu’il leur soit donné de faire ici-bas.Dans sa liturgie du mariage, l’Église orthodoxe lit un long passage de l’épître aux Éphésiens (5, 21-33) qui scandalise les auditeurs contemporains car il n’y est pas question de réciprocité entre les époux, mais seulement que l’homme aime sa femme et que la femme révère son mari. Le contexte sociologique de l’époque explique cette apparente discordance : dans une grande cité portuaire comme Éphèse, l’homme, qui travaillait et flânait hors de sa maison, était soumis à mille tentations ; il lui est donc demandé d’aimer sa femme. Celle-ci, qui ne sortait guère mais régnait sans partage sur le foyer, avait tendance, lorsque l’homme rentrait, à l’infantiliser quelque peu : il lui est donc demandé de le respecter ! Ce qui n’empêche nullement l’apôtre d’affirmer ailleurs que dans le Christ, il n’y a plus ni homme ni femme (Ga 3, 28) ou encore que si la femme (d’après la Genèse) vient de l’homme, celui-ci naît de la femme et que tous deux par conséquent sont égaux et unis dans le Seigneur (1 Co 11, 11).
Si donc l’Église orthodoxe a conservé dans sa liturgie de mariage ce texte qui demande interprétation (et peut-être une réécriture « inclusive »), c’est parce qu’il unit sans la moindre discontinuité, pourrait-on dire, le mystère de l’amour humain à celui du baptême et, plus largement, à la relation du Christ et de l’Église : « C’est là un grand mystère : j’entends par rapport au Christ et à l’Église » (1 Co 5, 32), à l’immense relation de Dieu et de la terre.
Cette relation, cet amour divino-humain précède le nôtre, le fonde et le renouvelle. C’est comme si nous vivions à la surface d’une infinie profondeur d’amour. « Tout grand amour, disait Paul Evdokimov, est nécessairement crucifié. » Mais par cette croix, par cette mort à soi-même pour que l’autre soit, par cette acceptation sacrificielle (le mot de pardon aurait quelque chose d’impudique), les scories sont écartées, les indurations de l’habitude et de la promiscuité brisées, et nous laissons monter à la surface cette inépuisable profondeur qui renouvelle notre pauvre, notre défaillante tendresse. Il suffit parfois d’un détail, une expression du visage, un tic de langage, le souvenir d’un moment de paix, pour que notre cœur se déchire et que nous sentions à nouveau que l’autre existe.
C’est ainsi que la fidélité est possible. Le sacrement, c’est-à-dire l’entrée dans la lumière de la Résurrection, m’aide à retrouver le vrai visage de l’autre. Il approfondit en moi, il stabilise, la grâce unique qui m’est échue de pressentir l’autre comme une révélation (rayonnement d’un secret tantôt caché, tantôt livré, toujours au-delà d’autant plus inconnu qu’il est connu). De sorte que dans l’autre qui change, si j’aime aussi ce changement, si je refuse d’immobiliser un destin, je pressens celui ou celle qui ne change pas. Je pressens son icône, sa vocation, comme si Dieu m’associait à l’amour qu’il a pour lui, pour elle, de toute éternité, à cet appel que de toute éternité il lui adresse. Alors l’autre, pour moi, existe non seulement dans le temps de la mort et de la discontinuité, mais aussi dans le temps ressuscité où l’on mûrit comme un étrange fruit d’immortalité. Être fidèle, c’est retrouver en soi une révélation que nul autre ne peut avoir.
Grandes, on le sait de reste, sont les difficultés. On ne peut en rester au seul sentiment, en oubliant la volonté, ou plutôt l’acte de foi, la parole donnée, car ni l’un ni l’autre partenaire n’est toujours « aimable », au sens fort du mot. Il y a une ascèse du couple, comme il y a une ascèse de la vie monastique, et ces deux ascèses ont le même but : faire prévaloir la transcendance de la personne par rapport à une nature disloquée, par rapport à une sexualité trop souvent anonyme, par rapport surtout à l’indifférence vite agressive des âmes. C’est d’ailleurs pourquoi le monachisme, s’il n’est pas dualiste et totalitaire, ni humblement orgueilleux, peut être d’une si grande aide pour ceux qui sont engagés dans la voie de l’amour humain.
Ainsi un homme, une femme, un couple, cela se construit à travers beaucoup d’éloignements et de retours, de déserts où reste seulement la « foi » engagée, et soudain de tendresse renouvelée, d’amour rempli d’humour, plus stable, plus dépouillé.
Parfois cependant l’échec est irrémédiable et l’Église orthodoxe le constate (je sais que le point de vue catholique est différent) : il y a eu durablement pornéia, comme dit Jésus dans l’évangile matthéen, c’est-à-dire non pas exactement adultère, mais objectivation, changement de sens de la sexualité (un homme et une femme peuvent s’étreindre dans l’indifférence, voire la haine, ou en pensant à quelqu’un d’autre) et donc dérive irréversible des personnes : elles n’ont pas su correspondre au « mystère » que l’Église leur a proposé. La chair alors peut devenir enfer, le couple un lieu où chacun détruit l’autre. L’orthodoxie n’accepte pas comme tel le divorce, mais elle peut le comprendre et le pardonner. Le discernement est réalisé par le père spirituel et par l’évêque. Les réserves canoniques – seul l’époux lésé, abandonné, pouvant théoriquement se remarier –, sont de facto tombées en désuétude, car il est souvent bien difficile de doser la culpabilité de l’un et de l’autre. De sorte que les anciens conjoints finissent par être réadmis à la communion, et une nouvelle union, voire une troisième (une quatrième relèverait des mœurs des pourceaux, dit un Père de l’Église) peuvent être bénies, dans un rituel qui porte une forte marque pénitentielle.
De génération en génération cependant, tant de couples ont humblement correspondu à la bénédiction paradisiaque reprise par Jésus : l’homme et la femme quitteront leur père et leur mère « et les deux deviendront une seule chair » (Mt 19, 5). Tant de foyers ont été, sont, des lieux de paix et de lumière, ce « noyau d’amour » presque indispensable à l’enfant.
Qu’il y ait donc, dans le véritable amour, respect et vœu, on pourrait presque dire, en italien : devozione. Respect, parce que je sais que l’autre ne m’appartient pas, et que je surmonte par là ce qui peut subsister de captation dans la démarche érotique. Que chacun donc porte en lui et respecte en l’autre cette intérieure cellule monastique où se fait la rencontre du « seul avec le Seul ». L’amour fidèle a besoin de cette distance bonne.
Ainsi la devozione : devant Dieu, faire vœu de vivre, voire de mourir, pour que l’autre existe. Exigence du vœu, au-delà de toute affectivité changeante, de toute sentimentalité zigzagante. « Je croyais que je pouvais compter sur toi – Bien sûr, mais cela voulait dire que je te dirai toujours la vérité. Or, aujourd’hui, la vérité c’est que je ne t’aime plus. » Dialogue tragi-comique bien connu. Un peu de mauvaise psychanalyse achèvera de le ou de la convaincre qu’il est (ou qu’elle est) homosexuel(le) ! À l’encontre, le vœu, sa dureté, pour moi-même peut-être, finalement sa fécondité : car surgit la véritable paix...
Alors s’accordent peu à peu le désir et la tendresse, pour reprendre le titre d’un beau livre d’Éric Fuchs (Le Désir et la tendresse, Genève, 1979). Ni fuite du plaisir (Drewermann, mais faut-il le prendre au sérieux ? raconte que longtemps, dans la bourgeoisie catholique allemande, la femme disait son rosaire pendant l’« amour' » (Fonctionnaires de Dieu, 1993, p. 459)) : notre Dieu n’est pas un Dieu sadique qui aurait plaisir à ce que nous n’ayons point de plaisir – ni quête de celui-ci pour lui-même, comme une drogue, mais « liturgie des corps », fête de la vie, splendeur partagée.
Et c’est cela la véritable chasteté de l’amour humain. Ce n’est pas la continence – la continence est utile à
certains moments, l’Église la recommande quand elle conseille le jeûne, elle souligne la distance, interdit l’habitude
-–, c’est, répétons-le, l’intégration de l’élan dans une vraie rencontre, un état non séparé de la sexualité, de sorte qu’il devient impossible, malgré l’obsession de l’époque, de parler alors de sexualité. Chaque personne apprend que l’autre est à l’image de Dieu, et leur amour aussi est à l’image de Dieu, jusque dans son expression corporelle.* * *
L’enfant n’est pas le but et la justification de l’amour – qui n’a pas besoin de justification –, il naît de sa surabondance. Il est rare qu’un homme et une femme qui s’aiment ne se disent pas un jour : je voudrais avoir un enfant de toi. L’Évangile n’est pas tendre pour la famille : « Le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant, et les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront mettre à mort » (Mt 10,21). « Je suis venu diviser et jeter l’homme contre son père, la fille contre sa mère, la belle-fille contre sa belle-mère, chacun aura pour ennemis les gens de sa propre maison » (Mt 10,35). Et, à la suite, l’abolition du pronom possessif, mon père, ma mère, mon fils, ma fille (Mt 10,37), car le véritable amour, en Christ, se dépossède. Jésus cite le texte de la Genèse sur l’homme et la femme devenant « une seule chair », mais omet le « croissez et multipliez ». Par contre, il est d’une infinie tendresse pour les personnes : il rend son fils à une veuve, sa fille à un notable, il laisse les petits enfants venir à lui, il célèbre la joie de la femme qui vient de mettre un enfant au monde. La révolution évangélique place avant toute loi la personne et la communion des personnes. Avant même la famille et la lignée comme elles existaient alors en Terre Sainte. « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, c’est lui qui est mon frère, et ma sœur, et ma mère » (Mt 12,50). C’est dans ces perspectives que se placent et le « sacrement de l’amour », et le mystère de l’enfant.
Extrait de : Corps de mort et corps de gloire.
Petite introduction à une théopoétique du corps,
Desclée de Brouwer, 1995.
« Les choses saintes sont aux saints », dit la liturgie byzantine avant la communion. Et le chœur répond « Un seul est saint, Jésus Christ... » Un seul est saint : mais tous ceux que l’eucharistie intègre au corps du Christ participent à cette sainteté. Tout être humain, créé à l’image de Dieu, participe à cette sainteté. Un arbre, une pierre, autant de paroles du Verbe, y participent à leur manière. L’Église déborde ses limites canoniques pour préserver et approfondir à l’infini cette sainteté, celle de l’existence universelle que porte et pénètre l’Esprit.
Dans le christianisme primitif, toute communauté était nommée « église des saints », une communion (caritas, agapè) de sauvés-sauveurs appelés à prier, témoigner, servir pour que se manifeste, en tout être et en toute chose, la Résurrection. Car la sainteté, c’est la vie enfin libérée de la mort.
Peu à peu, on s’est rendu compte que certains étaient de meilleurs témoins. Les martyrs d’abord, et il y en eut tant au IIIe siècle et au début du IVe que l’Église syrienne (qui fut longtemps le moteur et le modèle du monde chrétien) institua une fête de tous les martyrs. Plus tard, à Rome, le Panthéon, temple de tous les dieux, le devint de tous ces témoins : rigoureuse coupole où s’exprime la vieille pietas romaine avec, à son sommet, une ouverture par où l’on voit l’azur, parfois un oiseau... En Orient, vers la même époque, on consacra à tous les saints, fort logiquement, le dimanche qui suit la Pentecôte. En Occident, après bien des variantes locales, la fête fut fixée, en 835, au 1er novembre. Or, ce moment était déjà chez les Celtes fête de tous les morts. Ce crépuscule de l’année convenait, pensaient-ils, à la célébration de ces voyageurs d’inter-mondes. Le coup de génie de l’Occident chrétien, c’est d’avoir placé la Toussaint avant ce « jour des morts », d’avoir mis en avant des morts, et les entraînant dans leur sillage, les saints, ceux qui savent qu’il n’y a plus de mort dans le Ressuscité. Car il s’interpose à jamais entre le néant et nous, il entraîne les morts dans l’immense fleuve de vie de la communion des saints.
Aujourd’hui, dans la société sécularisée, où l’on voit peu mourir, où l’on ne connaît quelques figures de sainteté que déformées par les médias, ou bien cette fête, chez les jeunes surtout, est oubliée, ou bien le jour des morts absorbe et gomme la Toussaint. On se rend encore dans les cimetières, on nettoie les tombes, on dépose sur elles des chrysanthèmes. La plupart ne prient pas, ils ne savent plus ; cependant il y a un silence, un recueillement où se brouille la
limite entre la mort et la vie, comme chez les Celtes d’autrefois. Nous qui tentons d’être chrétiens, nous devrions rendre tout son sens à la Toussaint, pour qu’elle embrasse, pour qu’elle embrase le jour des morts. Jésus a dit : « Je suis la résurrection et la vie » (Jn 11, 25) : vers lui les saints ouvrent la voie, eux qui, le sachant ou non, se sont ici-bas identifiés au seul Vivant. Le sachant, comme saint Paul qui disait : « Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 12). Ou ne le sachant pas, comme tous ceux qui ont donné au plus petit nourriture, vêtement, maison, amitié, et par là les ont donnés au Christ (Mt 25, 37-40).
Il y a beaucoup plus de saints que nous n’imaginons. Certains, certes, sont reconnus, on sait et c’est pourquoi on se confie à leurs prières – qu’ils font en quelque sorte circuler l’amour dans le Corps du Christ et, sans doute, dans le monde entier devenu secrètement eucharistie. Mais il nous arrive aussi, lorsque nous prions pour un homme ou une femme qui vient de nous quitter, de lui demander de prier pour nous. La sainteté est aussi dans la communion, il faut donner la main, disait Péguy, c’est la vision englobante de l’Église ancienne, « Église des saints », qui revient. Oui, la sainteté, authentifiée, d’un individu extraordinaire, sur la tombe duquel se produisent des miracles, nous importe peut-être moins, me semble-t-il, que la communion des saints, une communion ouverte qui sanctifie l’humanité et l’univers. Il y a beaucoup de saints inconnus, parfois incongrus, dont la bonté désintéressée, la force calme, la présence rassurante et joyeuse, l’humble capacité non seulement de servir mais de créer font, si j’ose dire, des ravaudeurs de l’existence universelle, sans cesse déchirée par les puissances perverses du néant. Il faudra bien que l’Église se décide, oh ! non pas à canoniser, mais à ouvrir les yeux, à nous ouvrir les yeux sur la sainteté vivante, créatrice, trouée de ténèbres, trouant les ténèbres, des faiseurs de
'justice, de paix, de beauté – tous ces très ordinaires « chevaliers de la foi », pour parler comme Kierkegaard –-, tous ces héros aussi de l’humaine grandeur, un Rembrandt, un Dostoïevski, ou cette Simone Weil qui pensait que la plus grande grâce est de savoir vraiment que les autres existent...La Toussaint ouvre nos yeux sur la sainteté secrète de chaque personne, voire sur la sainteté de la terre – et c’est pourquoi nous aimons le « Cantiques des créatures » de saint François. La Toussaint, précédant, illuminant, le jour des morts, nous rappelle que le Christ ne cesse de vaincre la mort et l’enfer. Un moine de l’Athos disait au starets Silouane que tant qu’une âme, se murant dans son refus, serait en enfer, le Christ y serait avec elle, et tous les sauvés, priant avec lui qu’elle s’ouvre à l’universelle, à l’éternelle « Tous-Saints ».
Extrait de : Le Christ est ressuscité. Propos sur
les fêtes chrétiennes, Desclée de Brouwer, 2000.
Un éminent spirituel russe de la première moitié du XIXe siècle, saint Séraphin de Sarov, a affirmé que « le but de la vie chrétienne est l’acquisition du Saint Esprit ». Cette expression souligne qu’il ne s’agit pas d’une simple « réception », mais d’une démarche active, où la liberté de l’homme a sa part.
L’Esprit et la célébration liturgique.
En Christ, l’Esprit fait irruption dans notre monde, établit comme une « tête de pont » sacramentelle du royaume, provoque une anticipation eschatologique qui exige le culte et s’exprime par lui. Le culte est un «jeu eschatologique » où vibrent la gratitude des hommes, la célébration des grandes œuvres de Dieu comme au jour de la Pentecôte, une louange analogue à celle qui monte dans les Évangiles après les gestes de libération et de guérison du Seigneur.
Dans le culte, et selon une démarche épiclétique sans cesse reprise et accentuée, l’Esprit « représente », avons-nous dit, l’œuvre du Christ, empêche qu’elle soit rejetée dans un passé lointain, dans une culture périmée. L’Esprit, dans la vie sacramentelle et liturgique de l’Église, garantit et illustre la portée universelle de ce qui s’est passé entre la Nativité et l’Ascension. « Il confesse Jésus Christ venu dans la chair » (1 Jn 4,2). En même temps, dans la « parousie sacramentelle », il anticipe la seconde venue. En lui, le passé messianique reste présent et l’avenir eschatologique affleure déjà.
Le culte, selon la règle liturgique de la pars pro
ltoto, selon le rôle du « petit reste » pour le salut du monde, est célébré au nom de l’humanité et de l’univers, et nul n’en avait plus conscience que les chrétiens des tout premiers siècles, une poignée, nul aujourd’hui n’en a plus conscience que les chrétiens sourdement persécutés dans divers pays du monde. Dans le culte, l’homme et la création reprennent conscience de leur vraie vocation, qui est liturgique ; le monde et la culture retrouvent leur sens, qui est eucharistique. L’homme en Christ redevient le prêtre de la « liturgie cosmique », appelé, selon Maxime le Confesseur'[21], à réaliser dans l’Esprit les « synthèses christologiques » : du masculin et du féminin, de l’Église et de la terre, de l’esprit et de la matière, de l’incréé et du créé. Le culte rappelle aux hommes, leur fait déjà expérimenter, qu’ils ne peuvent être les rois de la création que s’ils en sont d’abord les prêtres : à ceux qui acceptent de faire offrande de leur science, de leur art, de leur capacité technique, de leur responsabilité politique et sociale, l’Esprit « vivifiant » accorde en retour la force bienfaisante de découvrir et d’exprimer le monde non pour le détruire, mais pour le spiritualiser, de servir les hommes et non de les asservir, de connaître, mais dans le respect des êtres et des choses, de créer de la beauté non pour séduire, mais pour éveiller au mystère. C’est ainsi que le culte a été, et doit redevenir, le ferment d’une authentique culture, par le rayonnement de cette « liturgie après la liturgie » qu’ont souvent appelée de leurs vœux les théologiens orthodoxes.L’Esprit et la célébration personnelle.
« L’Esprit scrute tout, jusqu’aux profondeurs de Dieu » (1 Co 2,10).
« Priez à tout moment dans l’Esprit, et pour cela soyez vigilants» (Ép 6,18).
La prière personnelle intériorise et stabilise en nous la célébration liturgique, elle constitue la prise de conscience vécue de la grâce sacramentelle. Comme telle, elle provoque une « pneumatisation » progressive de tout notre être. Dans l’Esprit, notre intelligence décèle, au plus central de notre vie, dans notre « cœur », l’énergie baptismale. « Ainsi, Dieu embrase notre cœur..., lui qui, depuis le baptême, y habite[22]. » Alors s’éveille une « sensibilité » qui n’est pas de l’ordre du sensible (ni de celui de l’intelligible), la « sensibilité de l’Esprit[23] », la capacité de « sentir Dieu » au-delà de tout et au cœur de tout. « Qu’est-ce que la connaissance ? – La conscience de la vie immortelle. Et qu’est-ce que la vie immortelle ? – Tout sentir en Dieu. Car l’amour vient de la rencontre [...] Et pour le cœur qui reçoit cette connaissance, celle-ci est tout entière douceur débordant sur la terre. Car il n’est rien de semblable à la douceur de la connaissance dé Dieu[24]. »
L’ouverture à l’Esprit passe par la mort-résurrection baptismale, sans cesse renouvelée par une ascèse qui crucifie cette « idolâtrie de nous-mêmes » qui nous rend opaques à la « lumière de la vie ». Dans la grande tradition monastique, le spirituel est inséparablement « stavrophore » – porteur de la croix – et « pneumatophore » – porteur de l’Esprit –, car c’est la croix qui est « vivifiante ». Le « pneumatophore » par excellence est le martyr – et il y a tant d’humbles façons de l’être... Ce sont les moines, ces successeurs volontaires des martyrs, qui ont forgé l’adage : « Donne ton sang et reçois l’Esprit. »
L’ascèse va de la foi à l’amour par l’humilité et par l’espérance, elle « purifie le cœur » des vaines pensées par la « mémoire de la mort » qui se transforme en « mémoire de Dieu », en mémoire du Christ descendant pour les vaincre dans notre mort et dans notre enfer. Ascèse donc de métanoïa au sens fort de basculement du cœur, de retournement de notre intelligence, de toute notre saisie du réel. La « tristesse pour la mort » devient « tristesse pour Dieu », l’angoisse de la finitude se transforme en émerveillement et en gratitude, quand on comprend que la racine du péché est le manque de foi, une attention insuffisante à la résurrection. Dans la grande tradition monastique, le « baptême de l’Esprit », prise de conscience personnelle de la grâce baptismale, s’identifie, loin de tout triomphalisme charismatique, au « don des larmes », larmes de repentir puis de joie, larmes « pneumatiques », « vêtement de noces », dit saint Jean Climaque[25], du gueux appelé par pure grâce au festin du royaume et à qui rien d’autre n’est demandé que d’habiller son cœur d’un habit de fête.
Peu à peu, l’homme sent s’ouvrir en lui, au-delà de l’espace-temps, la respiration de l’immense : « Il respire l’Esprit », disent les spirituels
'[26]. Son intelligence et son cœur s’unifient au feu de l’Esprit dont la douceur et la plénitude peuvent même transfigurer ses sens (la conception des « sens spirituels » est tout à fait réaliste dans le monachisme oriental). Le désir de l’homme se libère des besoins et des passions, devient « éros de Dieu », pulsation de l’Esprit.Alors, la prière n’est plus une obligation périodique, elle rejoint la spontanéité profonde de la vie, la célébration cosmique, de sorte que l’homme « spirituel » (pneumatikos) est prière : « Lorsque l’Esprit établit sa demeure dans un homme, celui-ci ne peut plus s’arrêter de prier, car l’Esprit ne cesse de prier pour lui. Qu’il dorme ou qu’il veille, la prière ne se sépare pas de son âme. Tandis qu’il mange, qu’il boit, qu’il est couché, qu’il se livre au travail, qu’il est plongé dans le sommeil, le parfum de la prière s’exhale spontanément de son âme [...]. Les mouvements de l’intelligence purifiée sont des voix muettes qui chantent dans le secret une psalmodie à l’Invisible[27]
'. »Ainsi se manifestent les « fruits de l’Esprit » : la perception du mystère des êtres et des choses, les charismes de service et d’amour actif. L’homme spirituel, « séparé de tous », est « uni à tous
'[28] », selon la formule d’Évagre le Pontique : il perçoit l’unité fondamentale de tous les hommes en Christ, il reçoit le don de « sympathie », au sens fort, c’est-à-dire la capacité de « sentir avec ». Crucifié avec le Christ, vivant de sa miséricorde, il éprouve quelque chose de sa compassion sans limites, il porte tous les êtres dans sa prière. Devant le rayonnement de cet amour charismatique, les âmes s’ouvrent ; elles cessent de se haïr, elles découvrent que l’amour est possible. Le spirituel reçoit le « discernement des esprits », il devient un authentique « père spirituel » qui libère, éveille, guérit.L’Esprit et l’acte créateur.
L’Esprit est donné à tous, et tous, à des degrés divers, sont appelés à cette « sensibilité » spirituelle qui pousse l’homme, inséparablement, à la prière et à la responsabilité (car rien n’engage davantage que la prière). Qui le pousse non seulement à s’immerger en Dieu, comme le mystique, mais à agir avec Dieu, comme le prophète. « La gloire des yeux de l’homme consiste à pouvoir exister et voir dans et par les yeux de la Colombe
'[29]. » Voyant par les yeux de l’Esprit, l’homme perçoit le dynamisme que celui-ci introduit dans l’histoire : le plan des phénomènes – causes, déterminations, structures, alchimie du désir et de la mort – lui apparaît traversé par le plan du mystère, c’est-à-dire la venue libératrice et transfigurante du Christ dans l’Esprit. Il voit le « monde nouveau » – « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5) – travailler déjà l’humanité comme un ferment irréductible. Il apprend à rendre « pascale », résurrectionnelle, toute situation, serait-elle d’agonie et de mort, dans sa vie comme dans l’histoire.C’est Nicolas Berdiaev en particulier qui n’a cessé de réfléchir au sens spirituel de l’acte créateur. Pour apporter à Marx, à Nietzsche surtout, une réponse chrétienne, il a tenté d’élaborer une « éthique paradoxale », celle de la création humaine dans le Saint Esprit... Seul un christianisme qui donne toute sa place à l’Esprit, nous dit-il, peut déceler et accomplir la vocation créatrice de l’homme. Dieu, en effet, attend de l’homme la réponse d’un amour créateur, car l’accomplissement de l’histoire ne peut être que divino-humain, grâce à la libération de notre liberté par le Saint Esprit qui seul justement peut la rendre créatrice. L’homme est l’image dynamique du Créateur, « poète du ciel et de la terre ». En tant que personne unique, jamais vue, il dépasse toute détermination pour susciter une nouveauté absolue : qui est l’accession à une existence proprement personnelle destinée à marquer le monde d’une marque incomparable.
L’Esprit se révèle ainsi l’espace infini de ma liberté. Tout geste créateur, si humble soit-il, est désormais un miracle eschatologique qui anticipe la transfiguration du monde dans la lumière du huitième jour. La mère qui sourit à son enfant, la vraie tendresse entre un homme et une femme, le patient effort vers la justice du réformateur social sont de tels actes créateurs, autant que la génialité de l’artiste, ou celle de l’ascète qui se prend lui-même pour matière dans son effort d’illumination. La beauté d’éveil, de libération, de communion qui apparaît ainsi est à la fois personnelle et ontologique. C’est une irradiation capable de tout transfigurer, même le « méchant » (c’est pourquoi l’« éthique de la création » culmine au combat spirituel pour le salut universel). Le royaume sera aussi la métamorphose de l’éros universel dans la beauté.
Certes, l’incandescence créatrice se monnaie en produits culturels « refroidis », qui la trahissent, « Beethoven créait des symphonies. Mais sa puissance créatrice aurait dû amener le monde entier à résonner comme une symphonie[30]. » L’objectivation inévitable permet aussi une « incarnation », une « expressivité[31] ». Des signes apparaissent, la lumière du royaume filtre malgré tout dans l’opacité de l’histoire. L’impatience grandit d’une création eschatologique où l’on passerait enfin du symbole à la réalité. Berdiaev aimait dans Scriabine le musicien halluciné qui rêvait de composer un « mystère » du Saint Esprit dont les derniers accords seraient si réels que le vieux monde s’embraserait dans l’éternité. Folie, sans doute. Mais le saint, le prophète, le créateur de vie et de beauté sont ces fous de l’Esprit qui seuls empêchent le monde de s’engloutir dans la bestialité.
Extrait de : Espace infini de liberté.
Le Saint Esprit et Marie Théotokos,
Sillery, QC, Anne Sigier, 2005.
Le fondement de toute primauté dans l’Église est le Christ – et lui seul, crucifié et ressuscité, vainqueur de la mort mais par la mort. Le Christ est l’unique grand prêtre de la nouvelle Alliance, celui à qui revient toute autorité au ciel et sur la terre. Il est frappant que le Nouveau Testament n’applique le mot hiéreus, le grand prêtre, dans la traduction grecque de la Bible, qu’au Christ d’une part et à l’ensemble du Peuple de Dieu de l’autre.
Toute primauté dans l’humanité rachetée, fondamentalement de l’évêque dans l’église locale, mais aussi du métropolite parmi ses évêques, du patriarche parmi ses métropolites, enfin du premier évêque, celui de Rome, dans la Pentarchie au temps de l’Église indivise, n’est qu’une image précaire, toujours à purifier, de la primauté, de celui que le père Lev Gillet, « un Moine de l’Église d’Orient », appelait le « Seigneur-Amour
'[32] ». Primauté de service, jusqu’au témoignage, s’il le faut, du sang et de la mort.Je n’aime guère la basilique Saint-Pierre
,à Rome,,son volume colossal et vide, son orgueil presque naïf. Par contre, le sous-sol de Saint-Pierre, qu’ont révélé des fouilles, est d’une significative humilité. Qu’on imagine une quelconque voie romaine bordée de tombeaux, puisque les morts, dans l’antiquité, étaient soit brûlés soit ensevelis loin des vivants. Une de ces tombes est peut-être celle de saint Pierre. On ne sait pas, car les fouilles, nécessairement menées du haut vers le bas, ont entraîné des éboulements. Mais on a trouvé des ossements enveloppés d’une étoffe couleur de sang. Tous les responsables orthodoxes de passage à Rome viennent prier devant cette tombe. En vérité, le vrai Saint-Pierre est cryptique, et l’on comprend alors que pour les chrétiens des premiers siècles, l’église de Rome ait été vénérée comme l’église des apôtres martyrs Pierre et Paul, puis des évêques martyrs, et que son vrai rôle n’ait pu être – et c’est encore vrai aujourd’hui comme le pressentait Athenagoras Ier – qu’une martyria, au double et unique sens de témoignage et de martyre.Il y a un autre fondement pour la primauté, et c’est l’enseignement du Christ, dans l’évangile selon saint Jean, sur l’unité des disciples à l’image de l’amour du Père et du Fils, c’est-à-dire de l’amour trinitaire. En Dieu, le principe de l’unité est la Personne du Père, et c’est le mystère d’une paternité sacrificielle et libératrice. « Immobile mouvement », dit Maxime le Confesseur, où le Père donne tout ce qu’il est, tout en assurant la circumincession – et la donation aux hommes – de la Vie et de l’Amour. Non que le Père « produise » les autres Personnes, ce serait une interprétation chosifiée de sa « monarchie » : il se pose en les posant, il se fait, comme elles, responsable de la communion, dont il est justement le premier responsable. Une fois encore on pense au 34e canon dit « apostolique » : « Il convient que les évêques sachent qui est le premier d’entre eux et le reconnaissent comme tête, qu’ils ne fassent rien en dehors de leurs propres églises sans en avoir délibéré avec lui [...] mais que le premier non plus ne fasse rien sans en délibérer avec tous les autres [...]. Car c’est ainsi qu’il y aura unité de pensée, et que Dieu sera glorifié [Dieu, ici, signifie le Père] par le Seigneur, dans l’Esprit Saint... »
Faut-il ajouter qu’il n’est nullement essentiel à l’exercice d’une telle primauté que l’évêque de Rome nomme les évêques du monde entier, qu’il ait son siège sur un territoire souverain et soit un chef d’État parmi tous ces puissants « qui se font appeler bienfaiteurs », et donc qu’il entretienne une représentation diplomatique
'[33]...Ainsi peut-on imaginer une Église recomposée faite de vigoureuses communautés eucharistiques, chacune autour de son évêque, se regroupant selon tout un ensemble de centres d’accord, de centres de communion : métropoles, patriarcats (par unités nationales en bien des lieux, mais de plus en plus, par unités de culture et de destin), enfin primauté universelle revenant à l’évêque de Rome comme présence « vicariale » de Pierre mais aussi inspiration charismatique de Paul.
Jean-Paul II, à plusieurs reprises, mais toujours dans des entretiens privés, a évoqué une autorité primatiale « à plusieurs vitesses » qui respecterait, comme le proposent les Antiochiens, la pleine liberté intérieure des Églises orientales, telle qu’elle existait au premier millénaire (ce qui entraînerait sans doute de vastes réaménagements dans les rapports entre Rome et plusieurs Églises issues de la Réforme). Le pape actuel [Jean-Paul II] n’a-t-il pas dit aussi, toujours dans les mêmes circonstances : « Ce que je souhaite avec les orthodoxes, c’est la communion, ce n’est pas la juridiction » ?
Sans doute faudrait-il préciser que l’infaillibilité – ou plutôt, pour l’essentiel de la foi, l’indéfectibilité – est conférée uniquement par le Saint Esprit qui, nous l’avons dit, est perçu de manières multiples dans l’Église et donc que les définitions formulées ex cathedra par l’évêque de Rome expriment la communion concrète de cette Église. Le dogme de Vatican I précise d’ailleurs que ce n’est nullement le pape qui est infaillible, ce sont ses définitions, et ceci, par une assistance particulière du Saint Esprit. Comme telles, elles seraient valables par elles-mêmes et n’exigeraient pas la confirmation de l’Église, en quelque sorte par voie démocratique. Il faut avouer cependant que l’expression non ex consensu ecclesiae est fort maladroite, et qu’il faudrait préciser la connexion de ces formules avec toute la communion ecclésiale. C’est-à-dire prévoir un lien entre les trois formes de la « succession » de Pierre que nous avons décelées : la foi du Peuple de Dieu, qu’un seul prophète, parfois, peut exprimer ; l’épiscopat dans sa synodalité, in solidum comme disait saint Cyprien de Carthage ; enfin l’évêque de l’église « fondée et constituée » par les apôtres Pierre et Paul. Cela ne veut pas dire que le pape doit être seulement un porte-parole, comme le souverain qui « règne et ne gouverne pas » dans les monarchies constitutionnelles. Un certain droit d’appel (à préciser comme cela avait été le cas avec les canons de Sardique), des prises de position non décisives mais d’un grand poids tels les « tomes » célèbres envoyés, durant le premier millénaire, aux conciles œcuméniques, conciles qu’aujourd’hui il serait appelé à convoquer, présider et ratifier, tout cela permettrait au pape de faire face aussi bien aux emportements de l’opinion qu’aux hésitations ou aux discordes de l’épiscopat.
L’essentiel serait le passage d’une logique d’« emboîtements » juridiquement garantie à une logique de tensions sans solutions juridiques prédéterminées. Dans une logique d’« emboîtements », l’opinion – si l’on peut dire – du Peuple de Dieu, doit s’emboîter, de gré ou de force, dans les décisions des évêques, et celles-ci, ultimement, dans la volonté du pape. Avec toutes les notae praeviae nécessaires pour « résoudre » les conflits. Dans une logique de tensions, parfois d’affrontements virils comme celui qui opposa Pierre et Paul à Antioche, le dernier mot n’appartient à personne sinon à l’Esprit Saint qui ne peut pas ne pas susciter un accord – ce qui est certitude de foi pour tous ceux qui font confiance aux promesses du Christ. Mais, à la différence des systèmes constitutionnels du monde politique (même ceux qui, tenant le pouvoir pour un mal nécessaire, multiplient « checks and balances »), il ne peut exister de recettes bien établies, seulement la prière et, dans l’appel à la communion des saints, l’ascèse de l’intelligence, pour l’ouvrir aux motions de l’Esprit. Avec un peu d’humour, un humour triste, on pourrait rappeler qu’entre chalcédoniens et non-chalcédoniens[34], il a fallu quatorze siècles pour que l’évidence d’un accord fondamental commence à s’imposer !
Je l’ai déjà noté, Paul VI, dans un message écrit en 1974, a distingué les véritables conciles œcuméniques, tenus ensemble par l’Orient et par l’Occident au premier millénaire, et les conciles généraux de l’Occident qui, réunis après la séparation, ne s’imposent nullement à l’Orthodoxie. Ainsi pourrait-on s’acheminer, comme l’a demandé Jean-Paul II à la fin de l’encyclique Ut unum sint, vers une étude à nouveau commune (peut-être, en définitive, dans un authentique concile d’union) des décisions prises pendant les siècles de division, notamment pour réviser le dogme de 1870, déjà partiellement équilibré par le deuxième concile du Vatican.
Que le pape s’effondre, ensanglanté, dans le triomphal et dérisoire décor du Bernin, et c’est le Saint-Pierre cryptique qui reparaît, la tradition des apôtres et des évêques martyrs. Lorsque Jean-Paul II, de sa propre initiative, était allé rendre visite au patriarche de Constantinople, il savait ce qu’il risquait : des menaces très précises avaient été proférées dans des milieux extrémistes unissant une approche fanatique de la nation et de l’islam, milieux où s’affirmait déjà le futur meurtrier que les dirigeants du monde communiste n’eurent pas grand-peine à utiliser. L’attentat, alors, n’avait été que différé. Il a été le prix de la visite à Constantinople, le sacrifice qui a donné à cette visite une dimension mystique dont l’importance se révélera peu à peu. Car le sang a fait sans conteste du Pontifex maximus, le Servus servorum Dei.
Extrait de Rome autrement.
Une réflexion orthodoxe sur la papauté,
Desclée de Brouwer, 1996.
L’Ascension est ainsi l’accomplissement par le Christ des tâches dévolues à l’homme et dont il nous rend la réalisation possible, par l’union de l’Esprit et de notre liberté. Le Christ « récapitule » toutes choses, il « rassemble en lui ce qui est aux cieux et ce qui est sur la terre » (Ép 1,10). Dans son humanité intégrale, il transcende l’opposition du masculin et du féminin et permet la libération de la femme et
l’authenticité durable de l’amour ; en lui, autour de lui, même sur la Croix quand il répond au larron, la terre devient paradis ; par son Ascension, après avoir uni le monde terrestre et les mondes angéliques, il fait offrande au Père de tout le créé.
L’Ascension scelle l’immense union de l’humanité et du Père. « Ce n’est pas en effet dans un sanctuaire fait de main d’homme [...] que le Christ est entré, mais dans le ciel lui-même afin de paraître devant la face de Dieu en notre faveur » (Hé 9,24). L’image même de la « montée » est sacerdotale car on « monte à l’autel ». Le Christ glorifié, mais toujours marqué de nos plaies, « intercède pour nous ». L’Ascension fonde ainsi le culte chrétien, elle est l’épiclèse, l’intercession fondatrice et permanente grâce à laquelle le Père envoie sur nous son Esprit.
Ainsi se réalise secrètement, sacramentellement, la volonté originelle de Dieu, c’est-à-dire la glorification, la « déification » de l’humanité, sa « participation à la nature divine » (2 P 1,4). Le Christ accomplit notre vraie destinée et nous la propose en lui, dans une dynamique de transfiguration. Désormais, dit Paul, « vous êtes passés par la mort et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ; lorsque le Christ, votre vie, sera manifesté, vous aussi vous serez manifestés avec lui dans la gloire » (Col 3,3-4). L’Ascension est toute tournée, à travers la Pentecôte, vers le retour du Christ, ou plutôt vers le retour de toutes choses en Christ.
Désormais on pourrait dire, avec certains Pères de l’Église, et c’est une vision prodigieuse, que non seulement l’humanité mais le monde entier sont devenus un immense « Buisson Ardent ». Oui, tout existe désormais sous deux modalités : en profondeur (n’oublions pas que le latin altus désigne à la fois la profondeur et la hauteur) dans l’incandescence de la gloire, dans les racines divines, vivifiées en Christ, des êtres et des choses – puisque Dieu « nous a ressuscités et fait asseoir aux cieux, dans le Christ Jésus » (Ép 2,6), de sorte que notre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu. Mais ce Buisson Ardent est masqué par la cendre de notre aveuglement, de notre avidité, de notre orgueil désespéré, qui permettent aux forces du néant de s’interposer entre le Christ glorifié et le Christ crucifié. Dans l’eucharistie cependant, ce feu, qui n’est autre que celui de l’Esprit, ne cesse de nous investir. La prophétie, la sainteté, c’est d’écarter ici ou là la cendre pour faire monter l’incandescence secrète à la surface de l’histoire. Le ministère des chrétiens dans le monde, ministère de rois, de prêtres, de prophètes, se poursuit ainsi entre persécution et créativité, dans la force toujours crucifiée, toujours ressuscitante du Christ Pantocrator dont le corps à la fois troué et glorifié fait jaillir sur la terre l’eau du baptême et le sang de l’eucharistie. Ainsi préparons-nous le jour sans déclin où l’Esprit soufflera si fort qu’il écartera toute la cendre.
Extrait de : Le Christ est ressuscité.
Propos sur les fêtes chrétiennes,
Desclée de Brouwer, 2000.
[1] Henri de Lubac, L’Éternel féminin, Aubier, 1983.
[2] Vladimir Lossky, Vision de Dieu, Paris-Neuchâtel, 1964, p. 64.
[3] S. Grégoire de Nysse, C. Eunom. 12. PG45, 932C–952C.
[4] Ibid., 937 A.
[5] Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, 1944, p. 101.
[6] S. Grégoire le Grand, Dial. II, 35, PL66, 198-200. Cf. E. Lanne, « L’Interprétation palamite de la vision de saint Benoît », dans Le Millénaire du Mont-Athos, Chevetogne, 1963, II, pp. 21-47.
[7] Cent. Car. I, 95, Cerf (SC 9), pp. 90-91.
[8] S. Maxime le Confesseur, Amb. PG 91, 1360 AB.
[9] Amb. PG 91, 1285 C – 1288 A.
[10] Ibid., 1128 AB, 1160 CD.
[11] Ibid., 1128 CD.
[12] Voir surtout ses quatre volumes sur l’Exégèse médiévale, Paris, 1959-1964.
[13] In Ps. VIII, 8. In Ps. CIII, 1,8. Conf. 1, 13, 18 et 49.
[14] Moscou, 1911, p. 52 s.
[15] On trouvera un beau commentaire de ces textes dans le livre de Dominique Cerbelaud, Le Diable..., éd. de l’Atelier, 1997, « Méditation théologique », p. 91s.
[16] .Trad Henri Mongault, Gallimard, La Pléiade, 1952 ; Folio classique, 1973.
[17] Ambroise d’Optino (1812-1891) fut le plus grand des startsi russes du XIXe siècle (le starets, ou « ancien », est un père spirituel charismatique). À la fois profond mystique et homme de culture, il savait accueillir aussi bien les paysans que les philosophes et les écrivains comme Dostoïevski, Soloviev ou Léontiev.
[18] Les éons sont des états spirituels inférieurs ou supérieurs à l’existence terrestre (elle-même liée à l’ensemble du cosmos sensible), états donc infernaux ou angéliques à travers lesquels, selon de nombreux Pères de l’Église, l’âme, après la mort, si elle n’a pas atteint une parfaite sanctification, connaît un exode purificateur.
[19] Nicolas Berdiaev, De la destination de l’homme, 1935, p. 363 ; L’Âge d’homme, 1979.
[20] Cette expression, de saint Jean Chrysostome, est le titre d’un important ouvrage de Paul Evdokimov, Desclée de Brouwer, 1980.
[21] Voir H. Urs von Balthasar, Liturgie cosmique, Maxime le Confesseur, Paris, 1947, p. 203.
[22] Hésychius de Batos, Centurie 2, 3.
[23] Diadoque de Photicée, Cent considérations sur la foi, 34, 36.
[24] Isaac le Syrien, Discours 1, 62.
[25] L’Échelle sainte 7, 67.
[26] Grégoire le Sinaïte, « L’hésychia et les deux modes de la prière », in Philocalia.
[27] Isaac le Syrien, in Petite philocalie de la prière du cœur, p. 82.
[28] La Prière, 124.
[29]Grégoire de Nysse, Hom. sur le Cantique des Cantiques, 4.
[30] Nicolas Berdiaev, Le Sens de la création, p. 319.
[31] Voir Nicolas Berdiaev, Essai de métaphysique eschatologique, Paris, 1946, 3e partie : « Être et acte créateur, le mystère de la nouveauté », p. 163-220.
[32] Voir « Un moine de l’Église d’Orient », Amour sans limites, Chevetogne, 1971.
[33] Que l’existence de l’État du Vatican garantisse l’indépendance de la papauté est un mythe. Aucun des grands papes des huit premiers siècles ne disposait d’un tel État. L’indépendance de l’Église, ils en témoignaient, s’il le fallait, par le martyre. Aujourd’hui tout dépend de la situation politique et idéologique de l’Italie et de l’Europe occidentale. Si celles-ci se trouvaient directement aux mains d’un Hitler ou d’un Staline, le pape n’aurait d’autre issue que le silence, l’action dissimulée et finalement, une fois de plus, le martyre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, et bien que Mussolini ne fût nullement comparable à Hitler, Pie XII a gardé, sur les tragédies en cours, un silence prudent, masquant quelques initiatives qu’on pourrait dire « privées ».
[34] 3. Les chalcédoniens – catholiques, orthodoxes et la plupart des protestants – confessent le dogme du concile de Chalcédoine (451) selon lequel la « nature » divine et la « nature » humaine s’unissent dans l’unique « personne » du Christ, « sans mélange, sans changement, sans division ni séparation ». Les non-chalcédoniens (Arméniens, Jacobites, Coptes, Éthiopiens, Inde du Sud) confessent une seule nature divino-humaine du Christ. Il est évident que le mot « nature » n’a pas le même sens pour les uns et pour les autres, mais que la foi est la même, surtout si l’on tient compte des précisions et rectifications apportées de part et d’autre au cours des siècles suivants.