Le monachisme intériorisé
La Rencontre de Saint Joachim
|
par Paul Evdokimov |
1. LA TRANSMISSION DU TÉMOIGNAGE
2. LE CARACTÈRE UNIVERSEL DE LA SPIRITUALITÉ MONASTIQUE
3. LE MONACHISME INTÉRIORISÉ DU SACERDOCE UNIVERSEL
4. L’ENFER DU MONDE MODERNE
5. LES TROIS TENTATIONS, LES TROIS RÉPONSES
DU SEIGNEUR ET LES TROIS VŒUX MONASTIQUES
6. LE VŒU DE LA PAUVRETÉ
7. LE VŒU DE LA CHASTETÉ
8. LE VŒU DE L’OBÉISSANCE
9. L’UNITÉ CHRÉTIENNE ET LA LIBERTÉ MONASTIQUE
NOTES
1. LA TRANSMISSION DU TÉMOIGNAGE
La crise que traverse un peu partout le monachisme peut suggérer l’idée qu’un cycle historique vient de se clore. Mais ici plus qu’ailleurs il faut se garder de toute simplification et distinguer entre les formes mobiles et le principe permanent, entre la transmission du message essentiel des Évangiles et l’engendrement créateur de ses témoins nouveaux.
On peut découvrir une pareille transmission dans les origines même du monachisme. Depuis le diacre Étienne, le témoignage du sang s’érige en signe de la plus haute et expressive fidélité. L’idéal du martyr, de cette compagnie glorieuse des " amis blessés de l’Époux ", de ces " violents qui prennent d’assaut le ciel ", et en qui " le Christ combat en personne ", rend absolument unique la spiritualité des premiers siècles. En route vers sa mort glorieuse, saint Ignace d’Antioche confesse : " C’est maintenant que je commence à être un véritable disciple... ne m’empêchez pas de naître à la vie " (1). De même pour saint Polycarpe les martyrs sont " les images de la vraie charité... les captifs chargés des fers vénérables, qui sont les diadèmes des véritables élus de Dieu " (2). C’est pourquoi la parole quelque peu cruelle d’Origène constate que le temps de paix est propice à Satan, qui vole au Christ ses martyrs et à l’Église sa gloire.
Vivante configuration au Christ crucifié, le martyr le prêche en se donnant en " spectacle " au monde, aux anges et aux hommes : " Vos corps sont transpercés par le glaive, mais jamais votre esprit ne pourrait être retranché de l’amour divin. Souffrant avec le Christ, vous êtes consumés par les charbons ardents du Saint Esprit. Blessés par le divin désir, tes martyrs, Seigneur, se réjouissent de leurs plaies ", chante l’Église (3).
Pouvez-vous boire le calice que moi-même je dois boire ? demande le Seigneur aux apôtres (Mt 20, 22). Cette redoutable question rend le martyr conforme au calice eucharistique ; l’âme d’un martyr porte la présence toute particulière du Christ. D’après une ancienne tradition, tout martyr, au moment de sa mort, entend la parole adressée au bon larron - hodie mecum eris in paradisio (" aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis ", Lc 23, 43) – et entre immédiatement au Royaume.
L’existence paisible de l’Église, protégée par un statut légal dès le IVe siècle, ne subira pourtant aucun dommage quant à la violence de son message. L’Esprit Saint " invente " immédiatement le " martyre par équivalence ". En effet, le témoignage que les martyrs rendaient à " l’unique nécessaire " passe au monachisme. Le " baptême du sang " des martyrs laisse place au " baptême de l’ascèse " des moines. La célèbre Vie de Saint Antoine, écrite par saint Athanase, décrit ce père du monachisme comme le premier qui soit parvenu à la sainteté sans goûter au martyre (4).
Celui qui entend et répond à l’appel évangélique devient égal aux apôtres, affirme saint Syméon le Nouveau Théologien, " il peut, comme saint Jean l’Évangéliste, se retourner vers les hommes et leur dire ce qu’il a vu en Dieu. Il le peut et il le doit. Il ne peut même faire autrement " (5). Au temps des Pères, l’expression " l’homme apostolique " désignait un charismatique qui réalise aisément, quand Dieu l’appelle, les promesses du finale de l’Évangile selon saint Marc. L’homme est tombé au-dessous de lui-même, l’ascèse monastique l’élève au-dessus de lui-même. La métanoïa approfondit la deuxième naissance du baptême qui fait vivre déjà la " petite résurrection " ; si le corps attend la " grande ", l’âme est déjà immortelle.
Les textes liturgiques appellent les moines isangeloï, " anges terrestres et hommes célestes ". La sainteté monastique forme le type du " très ressemblant ", icône vivante de Dieu. On peut dire qu’au moins ici, face aux compromis du monde, la métanoïa, revirement de toute l’économie de l’être humain, sa parfaite métamorphose, avait réussi.
La redoutable Thébaïde, berceau de tant de géants de l’esprit, désert aride, brûlé, se dresse toute illuminée de leur lumière. Ces maîtres étonnants enseignaient l’art raffiné de vivre l’Évangile. Dans le silence des cellules et des cavernes, à l’école de ces " théodidactes ", enseignés par Dieu, s’opérait lentement la naissance de la nouvelle créature. C’est dans l’extrémisme de leur loi, dans leur " maximalisme eschatologique ", dans leur attente impatiente de la Parousie, que le monde trouvait sa propre mesure, l’échelle de comparaison, le " canon de l’existence ", le sel qui chasse la fadeur. Par son aspiration à l’impossible, le monachisme l’a rendu accessible à tout homme et a sauvé le monde de la plus redoutable suffisance (autopistie, autorythmie, autolâtrie). Dans la formation de l’être chrétien tranchant sur tout type sociologique, l’ascétisme monastique a joué un rôle pédagogique et prophylactique décisif. Son culte de la prière et de l’adoration, l’art du discernement des esprits et des pensées cachées, sa culture de l’attention spirituelle, sa stratégie du " combat invisible ", l’élevant à la pureté d’un miroir où le monde venait se regarder et se juger. La foule courait au désert pour contempler un instant les stylites et emportait gravée dans son âme cette vision fulgurante. C’était déjà la pré-icône de la future iconographie des " très ressemblants " à l’image de Dieu.
2. LE CARACTÈRE UNIVERSEL DE LA SPIRITUALITÉ MONASTIQUE
Le Père Florovsky rappelle qu’" on oublie trop souvent le caractère provisoire du monachisme. Saint Jean Chrysostome avouait que les monastères sont nécessaires parce que le monde n’est pas chrétien. Qu’on le convertisse, et le besoin d’une séparation monastique disparaîtra " (6). L’histoire n’a pas justifié le bel optimisme de saint Jean. Le monachisme garde sa propre valeur permanente, gardera sûrement son témoignage unique jusqu’à la fin du monde.
Toutefois, le monde baptisé est suffisamment chrétien pour entendre le message monastique et l’assimiler à sa manière. Tout le problème est là. Comme jadis, le martyre a trouvé la sphère de sa transmission dans l’institution monastique, de même aujourd’hui, semble-t-il, le monachisme suscite la sphère d’une certaine réceptivité dans le sacerdoce universel des laïcs. Le témoignage de la foi chrétienne dans les cadres du monde moderne postule la vocation universelle du monachisme intériorisé.
Le passé historique met en présence de deux solutions. La première, monastique, prêche une séparation complète avec la société, qui vit selon les " éléments de ce monde ", et avec ses problèmes politiques, économiques et sociologiques. C’est la " fuite au désert ", et, plus tard, l’existence autonome des communautés qui répondraient à tous les besoins de ses membres. La " république monacale " du Mont Athos offre l’exemple frappant d’une forme de vie sociétaire et autarcique, séparée et même opposée au monde. Il est parfaitement clair que tous ne peuvent jamais partager cette vocation, la solution monastique reste limitée, elle n’est pas la solution du monde dans sa totalité.
La seconde solution essaye de christianiser le monde sans en sortir, afin de bâtir la Cité chrétienne. Les théocraties, tant en Orient qu’en Occident, manifestent cet effort maximal sous la forme ambiguë des empires et des états chrétiens. L’échec retentissant de cette tentative démontre qu’on ne peut jamais imposer l’Évangile d’en haut, prescrire sa grâce, comme une loi.
Y a-t-il une troisième solution? Sans préjuger, on peut dire au moins qu’elle doit s’approprier les deux existantes en les intériorisant, ce qui veut dire s’approprier leurs principes dans un au-delà de leurs formes précises. Vous n’êtes pas de ce monde, vous êtes dans le monde. Cette parole du Seigneur préconise un ministère très particulier qui est celui d’être signe, référence au " tout autre " ; il était jadis réalisé différemment là et ailleurs, actuellement, le signe semble-t-il se fait voir au-dessus de la cité et du désert, car il est appelé à dépasser toute forme, afin de pouvoir s’exprimer partout et à travers toute circonstance.
L’Occident a canonisé le monachisme et le laïcat comme deux formes de vie : une, répondant aux consilia, conseils, l’autre, aux praecepta, préceptes de l’Évangile. L’unique absolu s’est trouvé dès lors brisé. D’une part s’avancent les parfaits, de l’autre côté se tiennent les faibles, vivant dans les demi-mesures. Une certaine conception ascétique ne justifie la vie conjugale que pour autant qu’elle engendre des vierges et peuple les couvents.
Le caractère foncièrement homogène de la spiritualité orientale ignore la différence entre les " préceptes " et les " conseils évangéliques ". C’est dans sa totale exigence que l’Évangile s’adresse à tous et à chacun. " Quand le Christ, dit saint Jean Chrysostome, ordonne de suivre la voie étroite, il s’adresse à tous les hommes. Le moine et le séculier doivent atteindre les mêmes hauteurs " (7). On voit bien, il n’existe qu’une seule spiritualité pour tous, sans aucune distinction, quant à son exigence, en évêque, moine ou laïc, et c’est la spiritualité monastique (8). Or, celle-ci est formée par les moines-laïcs, ce qui donne au terme " laïc " un sens maximalement spirituel et ecclésial.
En effet, selon les grands maîtres, les moines ne sont pas autre chose que ceux qui veulent " être sauvés ", " ceux qui mènent la vie selon l’Évangile ", " cherchent l’unique nécessaire " et " se font violence en tout " (9). Il est parfaitement évident que ces paroles définissent très exactement l’état de tout croyant-laïc. Saint Nil estime que toutes les pratiques monacales s’imposent au gens du monde (10). Comme le dit encore une fois saint Jean Chrysostome : " Ceux qui vivent dans le monde bien que mariés, doivent par tout le reste ressembler aux moines ". " Vous vous trompez tout-à-fait, si vous pensez qu’il est des choses exigées des séculiers et d’autres des moines... ils auront les mêmes comptes à rendre " (11). La prière, le jeûne, la lecture des Écritures, la discipline ascétique, s’imposent à tous au même titre. Saint Théodore Studite dans sa lettre à un dignitaire byzantin dresse le programme de la vie monastique et précise : " Ne croyez pas que cette liste vaille pour le moine et non pas, tout entier et également pour le laïc " (12).
Quand les Pères parlaient, ils s’adressaient a tous les membres du Corps, sans aucune distinction entre le clergé et le laïcat, ils parlaient au sacerdoce universel. Le pluralisme actuel des théologies de l’épiscopat, du clergé, du monachisme, du laïcat, étant inconnu au temps des Pères, serait même incompréhensible pour eux. L’Évangile dans sa totalité s’applique à tout problème particulier de tout milieu.
D’autre part, certaines grandes figures parmi les moines montrent un net dépassement de leur propre état, comme de toute formule ou forme définie. Tel est par exemple le type si lumineux de saint Séraphin de Sarov. Il n’a pas formé de disciples et il n’est point maître d’une école, et pourtant il est maître de tous, car son témoignage de l’Orthodoxie dépasse tout ce qui est type, catégorie, style, définition, limite. Sa joie pascale ne vient pas de son tempérament, mais fait entendre le chant de l’Orthodoxie même. Avec une langue ordinaire il dit des choses extraordinaires, qu’il a reçues de l’Esprit Saint. Après une lutte redoutable, à l’ombre d’un silence qui cache une vie qu’aucun moine ne pouvait supporter, saint Séraphin quitte ces formes extrêmes d’ermite et de stylite, et sort vers le monde. " Ange terrestre et homme céleste ", il transcende même le monachisme. Dans une certaine mesure, il n’est plus ni moine retiré du monde, ni homme vivant parmi les hommes, il est l’un et l’autre, et le dépassement des deux, témoin essentiellement de l’Esprit Saint. Il le dit à Nicolas Motovilov dans son célèbre entretien : " Ce n’est pas à vous seul qu’il est donné de comprendre ces choses, mais par vous, au monde entier, afin que vous soyez affermis dans l’œuvre de Dieu, pour l’utilité de plusieurs. Quant au fait que vous êtes laïc, et que je suis moine, il n’est pas besoin d’y penser... Le Seigneur recherche les cœurs remplis d’amour pour Dieu et le prochain. Voilà le trône sur lequel il aime s’asseoir et sur lequel il apparaît dans la plénitude de sa gloire céleste. ‘Mon enfant, donne-moi ton cœur, et tout le reste je te le donnerai de même’, parce que c’est dans le cœur de l’homme qu’est le Royaume de Dieu... Le Seigneur entend aussi bien les prières du moine que celles du simple laïc, pourvu que tous deux aient une foi sans erreur, soient vraiment croyants et aiment Dieu du plus profond de leur âme, car quand bien même leur foi ne serait qu’un grain de moutarde, ils transporteront tous deux des montagnes " (13). Tous deux, le moine et le laïc, s’érigent en signe et référence du " Tout Autre ".
Saint Tikhon de Zadonsk écrivait dans le même sens aux autorités ecclésiastiques : " Ne soyez pas pressés de multiplier les moines. L’habit noir ne sauve point. Celui qui porte l’habit blanc et qui a l’esprit d’obéissance, d’humilité et de pureté, celui-ci est un vrai moine du monachisme intériorisé " (14).
3. LE MONACHISME INTÉRIORISÉ DU SACERDOCE UNIVERSEL
Le sacrement de l’onction chrismale établit tout baptisé dans la dignité du sacerdoce universel des laïcs. C’est une consécration totale que met en relief le rite de la tonsure, rite identique à celui de l’entrée dans l’ordre monastique. Le prêtre demande : " Bénis ton serviteur qui est venu t’offrir en prémisse la tonsure des cheveux de sa tête ", geste symbolique signifiant l’offrande totale de sa vie et de son être. L’accent eschatologique renforce ce sens ultime de don : " Qu’il te rende gloire et que tous les jours de sa vie, il ait la vision de biens de Jérusalem ". En passant par la tonsure, tout laïc est un moine du monachisme intériorisé soumis à toutes les exigences de l’Évangile.
Les attouchements par l’onction de toutes les parties du corps sont accompagnées de la formule : " Sceau du don de l’Esprit Saint ". C’est donc dans tout son être que tout laïc’est scellé des dons, des langues de feu de la Pentecôte baptismale qui en fait un être entièrement charismatique. La prière placée au cœur du sacrement, précise le but de ses dons : " Qu’il se complaise à te servir en tout acte et en toute parole ". Tout instant, toute action et tout discours sont au service du Roi, ministère essentiellement ecclésial.
Dans la prière sur le saint chrême, l’évêque demande : " Ô Dieu, marque-les du sceau du chrême immaculé, ils porteront dans leur cœur le Christ pour être demeure trinitaire ". Scellé par l’Esprit, l’homme est devenu christophore pour être demeure trinitaire.
Le choix de lecture, Matthieu 28, 19 : Allez donc et enseignez toutes les nations, est très significatif. L’ordre du Seigneur s’adresse donc à tout chrétien confirmé, et c’est pour qu’il puisse l’accomplir que le sacrement lui offre sa grâce : " Il doit prêcher aux autres ce qu’il a reçu dans le baptême ". À côté des missionnaires accrédités, tout confirmé est " l’homme apostolique " à sa manière. C’est par sa vie et dans sa vie qu’il est appelé à être témoin.
L’idée d’un peuple passif est en contradiction flagrante avec l’ecclésiologie patristique. Les laïcs forment un milieu ecclésial qui est à la fois le Monde et l’Église. Par leur présence active dans le monde, ces " êtres sanctifiés ", ces " prêtres " dans leur substance même (sacerdoce ontologique des laïcs), ces " demeures trinitaires ", les laïcs font de leur vie la liturgie continuée hors des murs des temples. Leur lieu d’habitation et de travail prend la valeur " d’église domestique ". Ils peuvent ainsi mettre sur toute chose le Nom de Jésus, sceau de la doxologie incessante.
Tout jugement chrétien sur le monde gagnerait en équilibre en faisant sienne la pénétrante parole de Simone Weil : " Il y a deux sortes d’athéisme, dont l’un est une épuration du concept de Dieu ". D’autre part le réalisme marxiste pose clairement le problème du sens de l’histoire. C’est précisément ce monde clos, son état captif que la ferme assurance d’une foi épurée est appelée à trouer et à brancher sa vacuité sur l’" Église pleine de la Trinité ".
Le conformisme théologique est toujours tenté de minimiser et d’émousser les textes les plus explosifs de l’Écriture. À leur lumière, c’est le maximalisme eschatologique des moines qui justifie le plus fortement l’histoire. Car celui qui ne consent pas à cet état angélique, à l’arrêt de la procréation et au passage immédiat à l’éon futur, celui-là assume la responsabilité de l’existence historique et de son sens, et s’oblige à dénoncer le pouvoir démoniaque et " orienter " la marche de l’histoire vers l’" Orient ".
Autrefois les ermites en allant au désert, cherchaient à affronter l’ennemi face à face. Aujourd’hui, le désert, " demeure des démons ", se transpose et se situe au cœur même des peuples qui vivent dans le monde sans espérance et sans Dieu (Ép 2, 2). Les moines n’ont plus besoin de quitter le monde, l’axe du combat s’est déplacé et le problème de l’homme eschatologique – filius sapientia de la race d’Élie et de Jean-Baptiste – est posé par l’histoire elle-même. Il ne s’agit plus ni des moines en fuite du monde, ni des bâtisseurs de la cité, il s’agit de témoins dont le type est magnifiquement défini par saint Paul, celui qui aime la Parousie (2 Tm 4, 8). Cette dimension eschatologique était bien au centre de la catéchèse primitive du baptême. Saint Jean Chrysostome la formule clairement en parlant du sacrement de baptême par immersion : " L’action de descendre dans l’eau et de remonter ensuite symbolise la descente aux enfers et la sortie de cette demeure " (15). Ainsi le baptême n’est pas seulement mourir et ressusciter avec le Christ, mais c’est aussi descendre aux enfers et porter les stigmates des soucis sacerdotaux du Christ-Prêtre, son angoisse apostolique pour le destin de ceux qui choisissent l’enfer. Selon l’Évangile de saint Jean (3, 16 et 12, 32), Dieu a aimé le monde dans son péché, dans sa révolte, dans son opposition infernale à Dieu. Les Pères de l’Église formulent bien cet aspect tragique de l’amour divin en en faisant leur adage : " Dieu peut tout, sauf contraindre l’homme à l’aimer ". Consciente et attentive, sans rien préjuger, l’Église s’abandonne à la philanthropie de Dieu et redouble sa prière pour tous les vivants et pour tous les morts, jette sur la " balance de la justice " qui est la Croix, la charité de ses saints.
Le Royaume de Dieu est au milieu de vous (Lc 17, 21), son irruption signifie que son contraire, l’enfer, est aussi au milieu et au dedans de nous. Il n’est pas autre chose que le lieu d’où Dieu est exclu et cet enfer nous le connaissons tous vraiment, c’est le monde moderne en rupture avec Dieu et bâti sur son refus. Or si les désespérés explorent les profondeurs de Satan, l’Évangile appelle les croyants à " déplacer les montagnes ". Il se peut que cet appel signifie déplacer la montagne infernale du monde moderne, la tirer de son néant vers l’être fulgurant de la Pentecôte-Parousie. Pour celui qui est attentif et sensible à l’existence du monde, l’expérience de l’enfer est immédiate, mais l’ascension vers la Maison du Père peut être amorcée aussi immédiatement.
Le monachisme tout centré sur les choses dernières a changé jadis la face du monde. Aujourd’hui il fait appel à tous, aux laïcs comme aux moines, et pose une vocation universelle. Il s’agit pour chacun du mode d’adaptation, d’un équivalent personnel des vœux monastiques. Or pour les comprendre, il faut saisir leur origine évangélique.
5. LES TROIS TENTATIONS, LES TROIS RÉPONSES
DU SEIGNEUR ET LES TROIS VŒUX MONASTIQUESLes trois vœux monastiques s’inscrivent en grande charte de la liberté humaine. La pauvreté libère de l’emprise du matériel et c’est la transmutation baptismale en la nouvelle créature ; la chasteté libère de l’emprise du charnel et c’est le mystère nuptial de l’agapè ; l’obéissance libère de l’emprise idolâtre de l’ego et c’est la divine filiation dans le Père. Tous, moines ou non, les demandent à Dieu en suivant la structure tripartite de la prière dominicale : l’obéissance à la seule volonté du Père, la pauvreté de celui qui n’a que l’unique faim du pain substantiel, eucharistique, la chasteté, enfin, purification du Malin.
Au temps de l’Ancien Testament, chaque fois qu’Israël nomade-viator rencontre la civilisation matérialiste des " pays installés ", il y découvre les trois tentations : la richesse, contraire de la pauvreté ; la prostitution, contraire de la chasteté ; les idoles, contraire de l’obéissance. Les prophètes ne cessent de dénoncer et de combattre le primat de l’efficacité sur la vérité, la réussite matérielle et sa puissance comme critère de la valeur, toute justification par la force. Le monde d’aujourd’hui reprend ces principes, plus que jamais. Or tout l’effort des prophètes va à l’encontre et prêche l’adoration du seul Dieu, la purification du peuple, l’exercice de la charité par le pauvre.
Le Nouveau Testament, dans le récit des trois tentations du Seigneur, reprend le même sujet mais maintenant sous la forme de la suprême et définitive révélation. Le texte le souligne : Ayant alors épuisé toute tentation, le diable s’éloigna (Lc 4, 13). Le Serviteur de Yahvé, l’Obéissant, le Pauvre, qui n’a pas de lieu où reposer sa tête, le Pur, voici Satan et il n’a rien en moi (Jn 14, 30), vient au cœur du désert comme le Moine absolu et proclame urbi et orbi, la triple synthèse de l’existence humaine.
La pensée patristique attribue à ce récit la place centrale parmi les premiers événements évangéliques. Le Christ est venu combattre les puissances qui asservissent l’homme et c’est tout ce sens libérateur de son œuvre qui est mis en cause. Déjà saint Justin rapproche les tentations du premier et du second Adam et fait voir en Christ l’attitude universelle de tout fils de Dieu (16). De même, Origène y voit l’événement décisif qui éclaire l’ultime combat de tout fidèle, car son enjeu, ni plus ni moins, est de " rendre tout homme martyr ou idolâtre " (17). Il souligne que les tentations chercheraient à faire du Christ une nouvelle origine du péché au point que sa portée l’élèverait au niveau du péché originel. Pour saint Irénée (18), la tentation a échoué de rendre l’homme définitivement captif ; dès lors la victoire éclatante de Jésus oriente le combat de l’Église et libère le vrai fidèle de toute emprise satanique : Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds... toute la puissance de l’ennemi (Lc 10, 19).
Ainsi la pensée des Pères dès le début a bien vu dans le récit des tentations au désert, les ultima verba du message évangélique. En effet, à l’archétype de l’homme dans la Sagesse divine, le Tentateur oppose le contre projet, l’homme de la sophia démoniaque. Toute l’histoire humaine se déroule dans un raccourci saisissant où tout est dit dans un sens ou dans un autre. Satan avance les trois solutions infaillibles du destin humain : le miracle alchimique de la " pierre philosophale ", le mystère des sciences occultes et leur pouvoir illimité et enfin l’unique autorité unificatrice.
Transformer les pierres en pain, c’est résoudre le problème économique, c’est supprimer " la sueur du front ", l’effort ascétique et la création. Se jeter du haut du temple, c’est supprimer le Temple et le besoin même de la prière, c’est substituer à Dieu le pouvoir magique, triompher sur le principe de la nécessité, s’approprier les mystères et résoudre le problème de la connaissance. Or connaissance-pénétration, sans limites, c’est la soumission des éléments cosmiques et charnels, c’est la satisfaction immédiate de toute convoitise, c’est la durée constituée des " petites éternités de jouissances ", la suppression de la chasteté. Enfin réunir toutes les nations par le pouvoir de l’unique glaive, c’est résoudre le problème politique, supprimer la guerre, inaugurer l’ère de paix de ce monde.
Le premier acte se passe entre Dieu-Homme et Satan. Si le Christ se prosterne devant Satan, Satan se retire du monde, parce qu’il n’a plus rien à y faire. Définitivement captive, l’humanité vivra sans connaître la liberté du choix, car elle vivra en deçà du bien et du mal.
La tentation pèsera encore une fois et de tout son poids sur la prière du Seigneur : Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi (Mt, 26, 39). Ce que le Père ne fait pas, Satan peut le faire et offre la possibilité très réelle d’éloigner définitivement la coupe, d’éluder la Croix. La tragédie de Dieu et de l’homme se résoudrait ainsi dans un " happy ending " démoniaque.
Il faut prendre de l’adversaire une exacte mesure et saisir l’ampleur du Mal qui oblige Dieu de quitter " le sommet du silence " et de faire entendre le cri : Pourquoi m’as tu abandonné (Mt 27, 46). Elle rend la tentation maximalement réelle, sans aucune fiction, et hors de toute " mise en scène ". En laissant à la volonté de Lucifer la liberté de se pervertir en Malin, Dieu s’est posé à lui-même la question d’être ou ne pas être l’Unique, au risque de se trouver un Être seul, souffrant et abandonné. Au Dieu engagé dans l’histoire, Satan propose le messianisme infaillible, sans risque ni souffrance, fondé sur la triple suppression de la liberté, sur le triple esclavage de l’homme, viol de sa liberté par le miracle, le mystère et le pouvoir (19).
Le refus divin ne change rien dans les dispositions du Tentateur. Son projet maintenant va être offert à l’homme, et c’est le second acte qui conditionne l’histoire.
Le temps cruel des persécutions contraint de saluer l’Empire chrétien. La paradoxale canonisation de Constantin déclaré " saint ", témoigne de l’élément positif de son geste, justifiée dialectiquement par le principe de l’" économie ". L’Église est imposée au monde païen, elle obtient une large audience, va-t-elle réussir ? Ceci est une autre question. Dans cette confrontation, une partie va " salir les mains ", une autre les gardera propres de tout compromis, les deux sont nécessaires et se complètent. D’ailleurs ce n’est pas l’Église officielle, fonctionnalisée, qui dira les paroles de vie, elle confiera cette tâche aux Pères des Conciles, et surtout aux grands spirituels moines. Toute la portée de l’avènement du monachisme est dans cette liberté d’esprit dont jouira une formation irrégulière des charismatiques, en marge du monde et de l’Église installée.
Il faut l’avouer, l’Empire proclamé chrétien se construit sur les trois solutions de Satan certes, non pas entièrement et consciemment, mais en mélangeant la lumière et l’obscurité, Dieu et César, les suggestions de Satan et les réfutations du Christ. L’Empire est ambigu, car il contourne la Croix, aucun " État chrétien " en tant qu’État n’a jamais été un état crucifié. Ce n’est qu’au sujet de l’Église que Jacques Saroug pose la question : " Quelle épouse a jamais choisi comme époux un crucifie ? " Bien au contraire, la méconnaissance de la puissance protectrice de la Croix, livre les princes et les politiciens sans défense aux facilités des trois tentations.
C’est à ce moment que le monachisme entre sur la scène de l’histoire. Il est le non le plus catégorique à toute compromission, à tout conformisme, à tout complice du Tentateur, déguisé tantôt sous la couronne impériale, tantôt sous la mitre épiscopale. Il est le oui retentissant au Christ du désert. On ne revient jamais assez sur le caractère salvateur pour la chrétienté du simple fait de l’avènement du monachisme. " Notre Seigneur nous a légué ce qu’il avait lui-même, lorsqu’il avait été tenté par Satan ", dit Évagre (19a). Dès son origine, le monachisme du désert égyptien a compris sa spiritualité comme la continuation du combat inauguré par le Seigneur au désert.
Si l’Empire fait sa substance secrète des trois tentations de Satan, le monachisme se construit ouvertement sur les trois réponses immortelles du Christ. Il est étonnant que l’exégèse n’ait jamais reconnu la triple Parole placée en pierre angulaire de l’être même du monachisme.
Les trois vœux monastiques reproduisent exactement les trois réponses de Jésus. Le Christ-Moine les accomplit en acceptant la coupe et en montant sur la Croix pour détruire les œuvres du diable (1 Jn 3, 8). Il a effacé l’acte qui était rédigé contre nous et dont les dispositions nous étaient contraires, et il l’a supprimé, en le clouant à la Croix (Col 2, 14).
Le Christ détruit l’acte, la charte satanique du triple esclavage, et annonce du haut de la Croix, la charte divine de la triple liberté. saint Paul le souligne par l’énergique avertissement du début de son passage : Prenez garde que personne ne vous subjugue (Col 2, 8), n’enlève la liberté dont la Croix est le gage éclatant. Tout moine est " staurophore ", un être " crucifié ". Il est aussi pneumatophore, car la Croix est la puissance triomphante de l’Esprit Saint manifestant le Christ crucifié. " Donne ton sang et reçois l’Esprit ", dit un ancien logion monastique et révèle ainsi dans tout moine la liberté faite chair, l’icône de l’Esprit Saint. Tels étaient les premiers charismatiques avant toute démocratisation par l’apport des masses et la nécessité organisatrice de les soumettre à la dure loi monastique. Ceux qui savaient en faire la grâce répondaient à la grandeur authentique du monachisme ; au-dessus de toute institution, il demeure, essentiellement, événement.
Les trois réponses du Christ ont résonné dans le silence du désert, c’est donc là que les moines sont partis, pour les ré-entendre et les recevoir en règle de vie monastique, sous la forme des trois vœux.
Saint Grégoire Palamas décrit ainsi le type des saints moines : " Ils ont abandonné la jouissance des biens matériels (la pauvreté), les mauvais plaisirs du corps (la chasteté), et la gloire humaine (l’obéissance), et ont préféré la vie évangélique " ; ainsi les parfaits " sont parvenus à l’âge adulte selon le Christ " (20). Dans la lettre à Paul Asen, au sujet des vêtements et des signes extérieurs de degrés monastiques, saint Grégoire conseille " de perfectionner son genre de vie et non de changer de vêtements ". Dans le cas des grandes figures du monachisme, on voit le dépassement de tout principe formel, de toute forme.
Je l’attirerai au désert et là je lui parlerai au cœur (Os 2, 16). Cette " course du seul vers le Seul ", c’est le primat de l’anachorèse, de l’érémitisme sur la forme cénobite, une aristocratie de l’esprit qui se libère de tout, même d’une communauté et de ses règles. Mais si on quitte la société pour retrouver la liberté, c’est afin de mieux retrouver le monde des hommes.
Ce niveau de liberté transcende les limites des institutions et s’offre dans sa signification universelle en solution du destin humain. Le monachisme intériorisé du Sacerdoce Royal trouve sa propre spiritualité en s’appropriant l’équivalent des mêmes vœux monastiques.
Jadis la fidélité comportait le sang des martyrs ou l’exploit du désert, spectacle éclatant de sa grandeur visible. À ce sujet, Tauler note très profondément : " Certains subissent le martyr une bonne fois, par le glaive ; d’autres connaissent le martyr de l’amour qui les couronne de l’intérieur ", invisiblement pour les autres. À l’heure où se clôt visiblement l’époque constantinienne, le combat du roi chrétien laisse place au règne des martyrs (Ap 20) et à l’héroïsme des fidèles sous le manteau du quotidien et qui n’est pas forcément spectaculaire.
La réponse du Seigneur : L’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4, 4), fait voir le passage de l’ancienne malédiction à la sueur de ton front tu mangeras ton pain (Gn 3, 19), à la nouvelle hiérarchie des valeurs, à la primauté de l’esprit sur la matière, de la grâce sur la nécessité. Dans la maison de Marthe et Marie, Jésus passe du repas matériel, de la faim physique au banquet spirituel, à la faim de l’unique nécessaire. La version des béatitudes dans l’Évangile de Luc accentue le renversement des situations : Heureux vous les pauvres... vous qui avez faim…(Lc 6, 20-22). Même la pauvreté physique " à la sueur du front ", n’est plus une malédiction mais un signe d’élection posé sur les humbles, les derniers et les petits opposés aux puissants et aux riches. Les " pauvres d’Israël " disponibles pour le Royaume, plus généralement les " pauvres en esprit ", reçoivent en don, gratuitement, le " froment des anges ", la Parole du Père descendue dans le pain eucharistique.
La pierre devenant pain de la première tentation, ce miracle simpliste, évacue avant tout le " pauvre ", non pas le mendiant, objet des " bazars de charité ", mais le Pauvre, celui qui partage son être, sa chair et son sang eucharistiques. Ainsi tout vrai pauvre à la " sueur de son cœur " partage son être. Une pareille " pauvreté " était prêchée comme la seule solution économique par les Pères de l’Église du type de saint Jean Chrysostome. L’Évangile exige ce qu’aucune doctrine politique n’exige de ses adeptes. À l’échelle mondiale, seule l’économie basée sur le besoin et non sur le profit a des chances de réussir, mais elle comporte des sacrifices et des renoncements. On ne peut pas jouir des biens anarchiquement. Les vrais besoins varient selon les vocations, mais l’essentiel se trouve dans l’indépendance de l’esprit à l’égard de tout avoir.
L’absence du besoin d’avoir, passe au besoin de ne pas avoir. L’espace de la liberté désintéressée entre l’esprit et les choses, restitue la capacité de les aimer comme don de Dieu. Vivre dans ce qui est " donné par surcroît ", c’est vivre entre la misère et le superflu. Même l’idéal monastique ne prêche point la pauvreté formelle mais une sage frugalité des besoins.
La mesure de pauvreté, toujours très personnelle, exige l’invention créatrice et exclut tout esprit sectaire simpliste. Le problème n’est pas dans la privation, mais dans l’usage, c’est la qualité de don qu’on met dans un verre d’eau offert qui justifie l’homme au jugement dernier. C’est pourquoi saint Jacques (1, 27) précise si bien le sens de l’aumône : Visitez les veuves et les orphelins dans leur affliction. Et s’il n’y a rien à partager, il reste l’exemple de l’" économe infidèle " de la parabole évangélique qui distribue les richesses de son Maître (l’inépuisable amour) afin de multiplier les " amitiés en Christ ".
Celui qui ne possède rien devient comme saint Syméon le Nouveau Théologien, le " pauvre frère de tous ". Siméon, Anne, Joseph, Marie sont les " pauvres d’Israël " dans l’attente de la consolation, mais ils sont déjà " riches en Dieu " car l’Esprit Saint était sur eux (Lc 2, 25). Ainsi la Vierge gardait les paroles dans son cœur (Lc 2, 51), en a fait son être et l’Esprit Saint a fait d’elle le " Don de la Consolation " et la " Porte du Royaume ".
Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. Tenter, c’est éprouver. Tenter Dieu, c’est éprouver la limite de sa magnanimité. N’a-t-il pas créé l’homme " à son image ", tel un " microthéos " : Vous êtes tous des dieux, fils du Très-Haut (Ps 82, 6). Conscient de sa grandeur, ce " petit dieu " risque de revendiquer les attributs de sa haute dignité. Tenter le Seigneur, dans ce cas, c’est se servir de Dieu, du pouvoir " à l’égal de Dieu ", afin de satisfaire tous ses désirs.
Dans la seconde tentation (Mt 4, 6), se jeter du haut du temple, il ne s’agit pas de l’exploit d’Icare. Celui-ci n’était qu’un symbole particulier de la domination sur les éléments cosmiques. La tentation convoite le pouvoir infiniment plus vaste dont parle le passage de saint Luc (10, 19-20) : Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents, scorpions, et toute puissance, et rien ne pourra vous nuire. Ce pouvoir inclut la domination sur l’espace – se jeter du toit du temple, surmonter la pesanteur terrestre, dominer le ciel astronomique et les esprits. Cependant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis (la soumission des anges dont parle Satan) ; réjouissez-vous de ce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux. Le nom désigne la personne. Le texte parle de la joie de se voir admis dans le ciel spirituel de la présence divine. On lit ici le message de la liberté des enfants de Dieu et de leur puissance ouranienne opposée à toute tentation par le pouvoir magique.
Entre les mains des " chefs ", ce pouvoir de la magie suscite l’éros collectif des foules ; il hypnotise, charme et domine. Pour tous, c’est le pouvoir sur l’espace et donc sur ce qu’il contient, sur le plan matériel. La magie déflore le mystère de la nature, profane le sacré du cosmos en tant que création de Dieu.
Il faut se souvenir de la parenté très intime du féminin avec le cosmique. C’est toute la gamme des mystères païens préfiguratifs jusqu’au culte de la Vierge : " Terre bienheureuse, Terre promise, Moisson munificente ", ces noms sont des symboles cosmiques d’Ève nouvelle : Vierge et Mère. Ce lien mystérieux explique l’ordre de ne pas tenter Dieu, de ne pas souiller et profaner la chasteté, Celle ci dépasse le physiologique et exprime la structure chaste, entière, intègre, de l’esprit humain. Elle constitue le charisme du sacrement de mariage ; plus largement, elle inspire le sens du sacre inviolable, de toute parcelle de la création de Dieu inviolable dans son attente du salut, venant de l’homme chaste (Rm 5, 21). La puissance de la chasteté est le contraire du pouvoir magique et signifie le retour au vrai pouvoir " surnaturellement naturel " du Paradis (21). Tu ne tenteras point le Seigneur veut dire alors, tu ne feras pas de ta conformité à Dieu le complice de tes passions, l’antichasteté.
Origène parle de la " chasteté de l’âme " (22), qui s’appellera chez les pères du désert la " purification du cœur ". À cette puberté spirituelle parviennent, au même titre, les moines qui étaient jadis mariés. Il y a là déjà une transcendance de l’état physiologique seul.
L’amour chaste est aimanté par le cœur qui reste vierge au-delà de toute actuation corporelle. Selon la Bible, il est la " connaissance " totale de deux êtres, une conversation de l’esprit à l’esprit, où le corps apparaît prodigieusement véhicule du spirituel. C’est pourquoi : Usez du corps avec sainteté et respect (1 Th 4, 4). Comme une matière pure, bonne pour l’emploi liturgique, l’homme chaste est tout entier âme et corps la matière du sacrement du mariage avec la sanctification cultuelle de son amour. Le charisme du sacrement opère la transcendance du pour-soi vers la transparente présence de l’un pour l’autre, de l’un vers l’autre, afin de s’offrir ensemble, en un seul être, à Dieu.
La chasteté intègre tous les éléments de l’être humain en un tout virginal intérieur à l’esprit, et c’est pourquoi 1 Timothée 2, 15, parle du salut de toute mère au moyen de la chasteté. La dialectique paulinienne de la circoncision dans la chair, l’intériorise jusqu’au cœur circoncis (Rm 2, 26-29). La même dialectique intériorise la chasteté : " Celui qui n’est pas spirituel jusque dans sa chair, devient charnel jusque dans son esprit ", et encore " la virginité de la chair appartient à un petit nombre, la virginité du cœur doit être le fait de tous " (23).
L’amour pénètre à la racine même de l’instinct et " change la substance même des choses ", dit saint Jean Chrysostome (24). Il surélève les finalités empiriques jusqu’aux finalités créées par l’esprit, en fait une source pure de joie immatérielle.
Une éducation iconographique purifie l’imagination, enseigne le " jeûne des yeux ", afin de contempler chastement la beauté. Dans la beauté d’un corps, c’est l’âme qui est sa forme, et dans la beauté de l’âme, c’est l’image de Dieu qui nous ravit. La sagesse islamique l’a bien compris : " Le paradis du gnostique fidèle, c’est son corps même, et l’enfer de l’homme sans foi ni gnose, c’est également son corps même " (25).
L’évêque Nonne d’Édesse en contemplant la beauté d’une danseuse (Pélagie, future sainte) " en prit sujet pour adorer et glorifier par ses louanges la souveraine beauté, dont celle-ci n’était que l’ouvrage et se sentit tout transporté du feu de l’amour divin, fondant en larmes de joie ... celui-là, dit saint Jean Climaque, est ressuscité tout incorruptible avant l’universelle résurrection de tous " (26).
L’imagination érotique décompose l’esprit par une soif inextinguible des enfers. Par contre, le signe de chasteté, selon Clément de Rome, c’est lorsqu’un chrétien en regardant une femme n’aura rien de charnel dans son esprit. " Ô femme singulière, tu es pour moi toute l’espèce ", dit le poète sur l’" unique ", et chante la chasteté de l’amour conjugal.
L’histoire de Tobie décrit admirablement la victoire sur la concupiscence. Le nom de l’ange Raphaël signifie " le remède de Dieu ", il est la chasteté présente dans tout amor magnus, quand il est allumé au feu dévorant de l’Éternel (De 4, 24).
Berdiaef met bien en relief la chasteté intériorisée : " L’amour est appelé à vaincre l’antique chair et à en découvrir une nouvelle, dans laquelle l’union de deux ne sera pas la perte, mais l’accomplissement de la virginité, c’est-à-dire de sa toute nouvelle intégralité. C’est uniquement dans ce point incandescent que peut prendre naissance la transfiguration du monde " (27).
À " se jeter du haut du temple ", ce qui veut dire le désaffecter, le rendre inutile, à cette concupiscence qui porte à s’emparer du pouvoir qu’il symbolise et détient réellement, au point de se soumettre même les anges, répond la chasteté. " Se jeter du haut du temple ", désigne le mouvement du haut vers le bas, du ciel vers l’enfer, et c’est l’itinéraire exact de Lucifer, la chute qu’entraîne la concupiscence (28). La chasteté est l’ascension et c’est l’itinéraire du Sauveur, de l’enfer vers le Royaume du Père. Elle est aussi l’ascension intériorisée, vers la proximité brûlante de Dieu. C’est au dedans de son esprit, qu’on se jette dans la présence de Dieu, et la chasteté n’est qu’un des noms du mystère nuptial de l’Agneau.
Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne rendras de culte qu’à lui seul. La définition liturgique de l’homme: l’être du Trisagion et du Sanctus, supprime tout état passif. La vraie obéissance en Dieu comporte la suprême liberté toujours créatrice ; le Christ le montre dans sa manière d’accomplir toute la loi : il plénifie et surélève la loi à sa propre et mystérieuse vérité d’être la grâce. De même la forme négative, restrictive du Décalogue – tu ne feras point – , se plénifie en faisant place aux béatitudes, à la création positive et sans imite de la sainteté.
L’obéissance dans l’ Évangile est réceptive de la Vérité, et celle-ci affranchit avant tout. C’est pourquoi Dieu ne prescrit pas des ordres, mais lance des appels, des invitations : Écoute Israël…, si quelqu’un veut..., si tu veux être parfait... C’est l’invitation à retrouver la liberté. Si quelqu’un vient à moi et cependant ne hait pas... son..., sa..., ses... " (Lc 14, 26) : l’adjectif possessif ici est symptomatique d’un état captif ; le " haïr " signifie s’en libérer et retrouver la vraie charité dépossessive.
L’enseignement lumineux vient de l’école des " pères spirituels ". Ils avertissent du grand danger qu’on risque en cherchant une aide. Plus grande est l’autorité d’un père, et plus grand est son effacement. Un disciple formule bien le vrai et seul but de sa requête : " Mon père, confie-moi ce que l’Esprit Saint te suggère, afin de guérir mon âme " (29). L’abbé Poemen, de son côté, précise l’art d’un starets : " Ne commande jamais, mais sois pour tous un exemple, jamais un législateur " (30). " Un jeune vient trouver un vieil ascète pour être instruit dans la voie de la perfection, mais le vieillard ne disait mot. L’autre lui demande la raison de son silence : Suis-je donc un supérieur pour te commander ? lui répondit-il. Je ne dirai rien. Fais, si tu le veux, ce que tu me vois faire. Dès lors le jeune homme imitait en tout le vieil ascète, et apprit le sens du silence " (31) et l’esprit de l’obéissance libre.
Un père spirituel n’est jamais un " directeur de conscience ", il est avant tout un charismatique. Il n’engendre pas " son " enfant spirituel, il engendre un enfant de Dieu. Les deux, en commun, se mettent à l’école de la Vérité. Le disciple reçoit le charisme de l’attention spirituelle, le père reçoit le charisme d’être organe de l’Esprit Saint. Saint Basile conseille de trouver un " ami de Dieu " qui présente la certitude que Dieu parle par lui. N’appelez personne père (Mt 23, 9), signifie que toute paternité participe à l’unique paternité divine, toute obéissance est celle à la volonté du Père, en participant aux actes du Christ obéissant.
Jean de Lycopolis conseille : " Discerne tes pensées, pieusement, selon Dieu ; si tu ne le peux pas, interroge celui qui est capable de les discerner " (32). Le but est de détruire le mur des désirs élevé entre l’âme et Dieu. À ceux qui se ont exercés dans l’art de l’humilité Théognoste dit : " Celui qui a réalise la soumission, l’obéissance spirituelle et assujetti le corps à l’esprit, n’a pas besoin de soumission à un homme. Il est soumis au Verbe de Dieu et à sa loi, comme un obéissant véritable " (33). Bien plus : " Qui veut habiter le désert ne doit pas avoir besoin d’être enseigné, il doit être lui-même docteur, sans quoi il pâtira " (34). Mais ceci est pour les forts. Toutefois le conseil explicite l’essentiel : aucune obéissance aux éléments humains, aucune idolâtrie d’un père spirituel, même s’il est un saint. Tout conseil d’un starets conduit à l’état d’un affranchi prosterné devant la face de Dieu.
L’obéissance crucifie toute volonté propre, afin de ressusciter la liberté ultime : l’esprit à l’écoute de l’Esprit.
9. L’UNITÉ CHRÉTIENNE ET LA LIBERTÉ MONASTIQUE
Les déformations historiques, là où elles ont eu lieu, ont trahi le magnifique type de moine, l’homme libre absolument au service de son Roi (35). Elles en ont fait un être brisé et soumis aux dures lois.
Si depuis le moyen âge on assiste au divorce entre la spiritualité mystique et la théologie " le monde d’aujourd’hui a besoin de saints qui ont du génie " afin de retrouver l’unité de la prière et du dogme. Pour les Pères de l’Église, " Théologien est celui qui sait prier ". " À ceux qui ne sont pas capables de recevoir les rayons solaires du Christ les saints sont là pour leur fournit une lumière ; celle-ci est très inférieure, mais ils sont à peine capables de la recevoir, et elle suffit à les remplir " (36).
Celui qui construit sa vie sur les trois vœux monastiques, le fait sur les trois paroles du Christ. Il peut alors se tourner vers le monde et dire ce qu’il a vu en Dieu. S’il a su croître jusqu’à la stature de " l’homme nouveau ", de l’adulte en Christ, le monde l’écoutera. Celui qui sait, car sa foi voit l’invisible ; celui qui peut ressusciter les morts, si Dieu le veut, car il vit déjà la " petite résurrection " ; celui qui peut entrevoir le Sens, car il peut mettre le vrai nom sur toute chose, n’étant lui-même que le Nom de Jésus " collé " à sa respiration ; celui-là peut ouvrir les temps derniers et annoncer la Parousie.
La division de la chrétienté n’est point un obstacle formel mais un manque de vraie liberté, de celle qui s’origine dans la Vérité totale. Plus que les autres, les moines feraient l’unité organiquement, car ils la feraient liturgiquement. Leur " orthodoxie " ne durcit rien en interdits, mais ouvre toutes les voies. Par leur adoration et leurs chants de louange ils n’excluent personne, ils invitent tous et chacun à devenir " adulte " en Christ. Une pareille maturité place dans un au-delà des situations crispées, dans le Corps du Christ, au niveau de l’Unique et de l’Une.
Selon la belle parole de saint Syméon le Nouveau Théologien, l’Esprit Saint ne craint personne et ne méprise personne. L’icône de l’Esprit Saint, le monachisme, est une vivante " épiclèse " œcuménique. L’unité ne peut se trouver que dans cette dimension du monachisme universel, s’il sait se rendre enfin aussi libre que les souffles du grand Libérateur.
Extrait du livre Le millénaire du Mont Athos 963-1963 :
Études et mélanges, tome I, Éditions de Chevetogne, Belgique, 1963.
Ce texte fut incorporé au dernier livre de Paul Evdokimov,
Les âges de la vie spirituelle, Desclée de Brouwer, 1964, 1980.
1. Ép. aux Romains 5, 3 ; 6, 2.
2. Ép. aux Philippiens 1, l.
3. Oktoichos grec.
4. Voir D. H. Leclercq, " Monachisme ", dans D.A.L., XI, 1802.
5. I. Hausherr, " Syméon le Nouveau Théologien, " dans Orientalia christiana, XII, p. 30.
6. Le Corps du Christ vivant dans La Sainte Église universelle, p. 56, n. 1.
7. In epist. ad haebr., 7, 4 ; 7, 41 ; Adv. oppugn vitae monast. 3, 14..
8. Cf H. Pourrat, La spiritualité chrétienne, I, ix.
9. Évagre le Pontique, P.G. 79, 180D.
10. Epist., I, 167, 169 ; cf. Hom. in Éph.
11. Hom. in epist. ad haebr., 7, 41.
12. P.G. 99, 1388.
13. " Les révélations de saint Séraphim de Sarov ", trad. fr. dans Le Semeur, mars-avril, 1927.
14. Anna Giuppius, Saint Tikhon de Zadonsk (en russe), Paris, p. 15.
15. Hom. 40 in Cor. Cité par D. O. Rousseau, dans Mélanges Lebreton, II. p. 273. Cf. Cyrille de Jérusalem, P.G. 33, 1079 ; Grégoire de Naziance, P.G. 46, 565.
16. Dialogue avec Triphon, 103, 6.
17. Ad martyr., 32.
18. Adv. haer., V, 20, 2.
19. Cet aspect des trois tentations se trouve au centre de la « Légende du Grand Inquisiteur » de Dostoieveski [dans Les frères Karamozov].
19a. Antirrhétique, éd. Frankenberg, p. 472.
20. P.G. 150, 1228.
21. Selon Clément d’Alexandrie, le sacrement du mariage comporte une " grâce paradisiaque ". P.G. 8, 1096.
22. P.G. 12, 728C.
23. Saint Augustin, Enarr. in ps. 147.
24. P.G. 61, 273.
25. Voir H. Corbin, Terre céleste et corps de résurrection, p. 161.
26. P.G. 88, 893.
27. Destin de l’Homme (en russe), Paris, p. 260.
28. Dans le traité Beracot du Talmud babylonien (fol. 55), on lit : " Celui qui monte en rêve sur un toit montera aux grandeurs ; celui qui descend en rêve d’un toit descendra des grandeurs ". Le désir caché de Satan est de faire descendre le Fils du sommet de la grandeur divine.
29. Apophtegmata patrum.
30. P.G. 65, 363 ; 65, 564.
31. P.G. 65, 224.
32. Voir Recherches de science religieuse, 41 (1953), p. 526.
33. Philocalie, t. 1, p. 500.
34. Vitae patrum VII, 19, 6.
35. Marc l’Ascète déclare : " Après le baptême, l’exploit de tout chrétien est uniquement l’affaire de sa foi et de sa liberté ".
36. Origène, In ioann., I, 1, 25.
Introduction aux Pages du Mariage et
de la Vie Chrétienne dans le Monde