Pères et mères dans la foi

Starets Silouane :Un Saint Actuel et Universel

Pages Saint Silouane l'Athonite


 

par Maxime Egger

Photo du Saint Starets 

Le saint Starets vers 1935.

INTRODUCTION
DON ET PERTE DE LA GRÂCE
UNE PAROLE DE SALUT
LA COMPASSION UNIVERSELLE

INTRODUCTION

Figure exceptionnelle de l’Église orthodoxe contemporaine, le starets Silouane me paraît parfaitement à sa place ici, à Sylvanès. Pas seulement pour une question d’homonymie - Sylvain et Sylvanès - mais aussi parce qu’il est à la fois un authentique témoin du Christ, un spirituel de notre temps et un saint universel.

Un authentique témoin, c’est-à-dire un homme qui, par sa présence, sa vie et ses écrits, nous met en présence du Christ, non pas à travers une doctrine, un système théologique ou un discours, mais à travers une expérience directe de Dieu, vécue au plus profond de son être. Une expérience sous-tendue par une conscience dogmatique précise et rigoureuse, mais qui n’apparaît jamais en tant que telle, au premier plan, qui ne fait jamais écran, qui ne filtre jamais l’immédiateté brûlante et jaillissante de son témoignage, de sa relation vivante avec Dieu. Le starets Silouane ne parle que de ce qu’il a vu et connu par le Saint-Esprit, de ce qu’il a réalisé dans sa vie et vécu dans son être, corps, âme et esprit.

Un authentique témoin du Christ donc, mais aussi un spirituel de notre temps. Je pense ici, comme signe évident de son actualité, plus particulièrement à cette parole qu’il a reçue du Christ, à peu près à la même époque où Einstein inventait la théorie de la relativité : " Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ". Une parole qu’il nous a léguée pour notre entrée dans le XXe siècle. Une parole qui a déjà aidé d’innombrables personnes dans leur cheminement spirituel.

Authentique témoin du Christ, spirituel de notre temps, le starets Silouane est enfin un saint universel, un " saint sans frontières " pour reprendre l’expression du Père Enzo Bianchi, prieur de la Communauté de Bose en Italie. De ce rayonnement universel, j’aimerais donner quatre exemples :

- La réception du starets Silouane, la reconnaissance de sa sainteté au-delà des frontières visibles de l’Église orthodoxe, en particulier dans l’Église catholique. En 1958 déjà, Thomas Merton, célèbre moine cistercien américain, écrivait dans son livre, La paix monastique : " Peut-être découvrira-t-on que le moine le plus authentique du XXe siècle aura été le Père Silouane, ce remarquable Starets du Mont Athos ". Depuis, et même avant sa canonisation officielle, de nombreuses personnes - notamment des moines des abbayes de Saint-Wandrille, de Lérins et de Tamié - se sont placées sous la paternité spirituelle de Silouane en adoptant son nom. À Saint-Wandrille, Silouane est en bonne place dans la liste des intercesseurs, derrière la Vierge Marie, saint Benoît et saint Wandrille ; on l’invoque dans la litanie latine en ces termes : " saint Père Silouane de l’Athos, prie Dieu pour nous ".

- La diffusion très large du livre du Père Sophrony, Starets Silouane, moine du Mont Athos, paru en 1963 aux Éditions Présence. Cet ouvrage a été traduit intégralement ou partiellement en une quinzaine de langues, dont l’arabe, le suédois, le japonais et le coréen. On peut affirmer que les écrits du starets sont lus autant, sinon plus, par les catholiques, les protestants et les anglicans que par les orthodoxes.

- Le témoignage remarquable et bouleversant d’un détenu allemand, condamné à perpétuité pour homicide, qui a découvert les écrits du starets Silouane en prison et qui, touché par la grâce et la miséricorde de Dieu, s’est agenouillé sur le béton de sa cellule et, pour la première fois de son existence, a adressé une prière à Dieu. Par la suite, il a pris le nom de Silouane, étudié l’iconographie et, avec une grande détermination, commencé une vie de prière, de jeûne et de repentir. Bref, il a complètement changé de mode d’existence. Comme il le dit dans un livre publié en 1994 - Gott hinter Gittern (Herder) - " derrière les barreaux et les murs de la prison, je suis devenu un homme libre ".

Le " succès " de la très jeune Association Saint Silouane l’Athonite qui, après une année et demie d’existence, compte quelque 200 membres [400 au début de 1998], dont plus de vingt-cinq monastères. Fondée avec la bénédiction de l’Archimandrite Sophrony, cette association a notamment pour but de faire connaître le témoignage du starets Silouane, en mettant son message à l’épreuve du monde et le monde à son épreuve.

En conclusion de cette introduction, j’aimerais encore dire que cette universalité du starets Silouane a été confirmée et promue par le Patriarcat de Constantinople, qui a canonisé celui-ci le 26 novembre 1987. Dans l’acte de canonisation, le starets Silouane est présenté comme " docteur apostolique et prophétique de l’Église et du peuple chrétien ". L’important ici est le " et ", c’est-à-dire que Silouane est considéré non seulement comme un saint de et pour l’Église orthodoxe stricto sensu, mais de et pour tous les chrétiens de la terre habitée.

Entrons maintenant dans le vif du sujet. Il y a évidemment d’innombrables manières de parler d’un saint. Pour ma part, j’ai décidé de mettre moins l’accent sur sa vie, sa biographie proprement dite ou sa personnalité - je me permets de renvoyer ici au livre fondamental de l’Archimandrite Sophrony - que sur son expérience et son enseignement spirituels. J’ai retenu plus particulièrement trois points, essentiels, qui témoignent bien de son actualité et de son universalité :

1. L’expérience du don et de la perte de la grâce.
2. Au coeur de ce mouvement de flux et de reflux de l’Esprit saint, la célèbre parole du Christ " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ".
3. La prière pour le monde entier, telle qu’elle est exprimée sur l’icône du saint, et l’amour des ennemis comme critère décisif et ultime de la vérité du témoignage chrétien et de l’Église.

DON ET PERTE DE LA GRÂCE

Le starets Silouane, de son vrai nom Syméon Ivanovitch Antonov, naît dans un village de la Russie (Chovsk) en 1866, c’est-à-dire une année après la publication des célèbres Récits d’un pèlerin russe. Sa famille est typique de la paysannerie russe, simple, pieuse et nombreuse - il a quatre frères et deux soeurs. Lui-même va mener la vie habituelle, " normale ", d’un jeune rural de son temps. Ainsi, il reçoit une éducation très rudimentaire - à peine deux hivers de scolarité. Il fait, comme le Christ, un apprentissage de charpentier. Il ira à l’armée, où il servira dans le bataillon de génie de la garde impériale. Physiquement, le starets Silouane est conforme à l’image qu’on se fait traditionnellement du moujik, un solide, fort et grand gaillard, doux et paisible de tempérament, ce qui ne l’empêche pas de se bagarrer à ses heures, d’aimer bien boire et manger, sortir avec les filles, jouer de l’accordéon, faire la fête. Il est une telle force de la nature qu’il peut, dit-on, boire trois litres de vodka sans rouler sous la table, ingurgiter sans problèmes, un jour de Pâques, une omelette faite de 50 oeufs ! Bref, jusqu’ici pas vraiment de quoi nourrir la verve poétique, le goût du merveilleux, du miraculeux et des légendes dorées des hagiographes byzantins. Du moins extérieurement. Car la vie intérieure de notre saint est d’un autre ordre. Pour la caractériser, je dirais qu’elle est, dès le départ, marquée par un mouvement qui est, pour le starets Silouane comme pour l’Archimandrite Sophrony, le coeur même de la croissance et du chemin ment spirituels. Cette dynamique, c’est une forme de synergie - de coopération entre la volonté de Dieu et la volonté de l’homme - en trois temps : don de la grâce, perte de la grâce et recouvrement de la grâce.

Je crois que toute personne engagée sur la voie du Christ a, peu ou prou, à des degrés divers, consciemment ou non, fait cette expérience, vécu ces trois moments.

Premier moment : le don de la grâce. Le starets Silouane écrit : " Avant d’être touché par la grâce, l’homme vit en pensant que tout est bien, que tout est en ordre dans son âme. Quand la grâce le visite, il découvre soudain une tout autre demeure en lui. " Une autre demeure, c’est-à-dire un autre espace intérieur, éclairé et révélé par le Saint-Esprit. Une découverte qui change sa vision des choses, renverse, inverse la perspective de son existence.

Généralement, ce premier don de la grâce est gratuit. Le Seigneur dont Silouane dit qu’il nous aime plus qu’une mère aime ses enfants, car il n’oublie jamais personne - se fait connaître en premier, par pure bonté -c’est pour cela d’ailleurs que l’on peut le chercher. Dans cet état de l’être, l’homme est comme Adam au Paradis. Tout semble facile, harmonieux, agréable : vivre avec son prochain, prier, aller à l’église. On est plein de zèle, comme porté, inspiré, aspiré vers le haut, dans une forme de félicité pascale.

Le problème, c’est que cet état intérieur, le plus souvent, ne dure pas. Je me souviens toujours de ce que me disait le Père Sophrony, peu après ma conversion au Christ et ma découverte de la tradition orthodoxe : " On ne s’installe pas au milieu de la mer Rouge. On la traverse, et, après, vient le désert. Quarante ans de désert ! " De même, les apôtres Pierre, Jacques et Jean n’ont pas pu planter des tentes sur le Mont Thabor. Ils ont dû redescendre dans la plaine et, pire encore, ils renieront et fuiront le Christ après son arrestation et sa crucifixion. C’est le deuxième moment de la croissance spirituelle : la perte de la grâce. Pourquoi ? Manque d’expérience spirituelle, de vigilance, d’attention. Mais aussi épreuve que Dieu, dans sa mystérieuse pédagogie, peut nous envoyer pour affermir notre âme dans la foi et l’humilité.

Plongé dans un monde marqué par les conséquences de la chute, en proie à la faiblesse de la chair, l’homme n’arrive pas immédiatement à l’" impassibilité ", le repos de l’âme en Dieu. Son état intérieur est fluctuant. Tôt ou tard, la joie pascale qu’il a pu connaître, l’inspiration dans laquelle il baigne, l’action de l’Esprit Saint en lui s’atténue pour finir par disparaître. Victime de ses passions, il perd la grâce. Il a le sentiment que Dieu le lâche, que l’Esprit Saint le quitte, du moins sous sa forme tangible, perceptible. Car, " en réalité ", comme le dit le Père Sophrony, " ce n’est pas une complète perte de la grâce, mais subjectivement l’âme ressent la diminution des effets de la grâce comme un abandon de Dieu ".

Il est vrai qu’il suffit d’un rien, un simple mouvement d’orgueil, une pensée de vanité ou de jugement d’autrui, un retour complaisant de la conscience sur elle-même, pour que le coeur se ferme et se durcisse, que les mauvaises pensées - racines du péché - naissent dans l’âme, que l’esprit s’obscurcisse, que " la main gauche ruine ce que la Droite du Seigneur envoie ". Tout alors devient pénible. L’envie de prier diminue, la tension et l’attention spirituelles se relâchent. Les relations avec autrui se compliquent.

Parfois, ce sentiment d’abandon est tel que l’homme sombre dans l’acédie, cette maladie bien connue des moines que le Père Sophrony définit par " l’absence de souci pour le salut (...), la perte de la conscience que Dieu veut nous donner la vie éternelle ". Le ciel alors se voile. Les horizons se bouchent. Loin de chercher à s’élever vers Dieu, la vie se limite aux besoins quotidiens, aux passions du monde et aux actes routiniers.

D’où la question suivante, cruciale et caractéristique du troisième moment : Comment retrouver la grâce qu’on a perdue ? C’est là qu’intervient l’ascèse, le travail sur soi-même, la transformation intérieure par le repentir, la conversion perpétuelle, la prière, le jeûne, la garde des commandements du Christ, l’apprentissage de l’humilité.

Ici, nous dit le starets Silouane, l’homme entre dans une guerre contre l’Ennemi et contre lui-même. Un combat impitoyable qui ne va pas sans effort ni souffrance. Pensons, à titre de comparaison, aux mille jours d’enfer intérieur que saint Séraphin de Sarov a passés sur sa pierre. Pour pouvoir, comme lui, dire " ma joie " à chaque personne et irradier la lumière de l’Esprit Saint, pour pouvoir, comme Silouane, embrasser le monde entier d’un regard de douceur, d’amour et de compassion, il faut, d’une certaine manière, en payer le prix. Le Père Sophrony écrit : " Insondables sont les profondeurs de la vie en Christ. On ne peut les assimiler qu’au cours d’un long processus, qui requiert une grande tension intérieure et tous nos efforts. Douloureux est le combat que nous devons mener pour nous dépouiller des passions qui font obstacle à la venue de la Lumière. Si on perd le Saint-Esprit, on peut le retrouver, mais seulement au prix de nombreuses larmes, de longues prières ".

C’est exactement ce que le starets Silouane va vivre. Mais, évidemment, avec une intensité, une violence, à la mesure de la grâce et des forces que Dieu va lui donner.

À l’âge de quatre ans, après la visite d’un marchand de livres ambulant qui prétend dur comme fer que Dieu n’existe pas, le petit Silouane est troublé. Le doute s’insinue dans son esprit. Et il se dit : " Quand je serai grand, j’irai chercher Dieu par toute la terre. "

Quinze ans plus tard, alors qu’il travaille sur un chantier, il est touché par le témoignage de la cuisinière de l’équipe, qui revient d’un pèlerinage sur la tombe d’un saint, où elle a vu s’accomplir des miracles. Il se dit : " S’il est saint, c’est que Dieu est avec nous, et je n’ai as besoin de parcourir la terre pour le trouver. " À cette pensée, qui est une vraie grâce, son coeur s’enflamme d’amour pour Dieu. Silouane a trouvé la foi. Il se convertit. Sa vie change. Il prie beaucoup en versant des larmes et il éprouve, pour la première fois, le désir de devenir moine. Mais son père lui dit qu’il doit d’abord faire son service militaire.

Cet état exceptionnel, cette première grâce va durer trois mois, puis s’évanouir peu à peu. Silouane reprend une vie ordinaire, mondaine pourrait-on dire. Il va même commettre deux grands péchés, puisqu’il couche avec une fille (sans être marié) et que - au cours d’une bagarre - il frappe si fort le jeune cordonnier du village qu’il manque de peu le tuer.

Mais Dieu, qui l’a élu, n’abandonne pas le jeune homme. Quelque temps plus tard - nouvelle grâce - il l’appelle à nouveau à travers une vision. Assoupi, Silouane rêve en effet qu’un serpent se glisse dans sa bouche et pénètre son coeur. Il se réveille, dégoûté, et il entend une voix, très belle et très douce, qu’il reconnaît comme celle de la Mère de Dieu : " Tu as avalé un serpent, et cela te répugne. Moi non plus je n’aime pas voir ce que tu fais. "

Cette seconde grâce est déterminante. Silouane, à nouveau, se repent, mais plus profondément que la première fois. Un sens aigu du péché s’éveille en lui. Sa vision du monde, sa vie quotidienne, ses rapports avec les autres, tout se transforme. Il fait son armée et, après être allé demander à saint Jean de Cronstadt de prier pour lui, il se met en route pour le Mont Athos - haut lieu du monachisme orthodoxe - où il arrive en 1892. Il a 26 ans. Il devient moine au monastère russe de Saint Pantéléïmon, véritable cité qui ne compte à l’époque pas moins de 2000 moines.

 


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Katholikon du Monastère de Saint-Pantéléïmon,
où vécut le starets Silouane de 1892 à 1938.

 

Loin de tout, coupé du monde, le Mont Athos est-il le havre de paix et de stabilité auquel il rêve ? Il le croit. Mais il se trompe. Car l’alternance de grâces et d’abandons de Dieu qu’il a connue dans le monde se poursuit de plus belle, avec même une intensité redoublée.

Ainsi, dès son arrivée, après s’être confessé, c’est plein de zèle que Silouane commence sa nouvelle vie de moine, se lance dans l’ascèse. Mais tout de suite, il est assailli de tentations charnelles, envahi de pensées obsédantes qui lui suggèrent de retourner dans le monde pour s’y marier.

Un nouveau combat s’engage. Il lutte contre ces pensées, se repent, décide de prier sans relâche. Trois semaines plus tard, alors qu’il prie devant l’icône de la Mère de Dieu, il reçoit - nouvelle grâce exceptionnelle que la plupart des ascètes n’obtiennent généralement qu’après des années et des années de lutte - le don de la prière incessante. La prière de Jésus, " Seigneur Jésus Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur, " entre dans son coeur, se met à jaillir d’elle-même, sans effort, jour et nuit, accompagnée de larmes.

Silouane vient - par la grâce de Dieu - de faire un bond sur l’échelle de la sainteté. Mais le risque de tomber n’en est que plus grand. Ce don, associé aux compliments de ses frères qui apprécient sa compagnie et la qualité de son travail, fait naître en lui des pensées de vanité, d’autosatisfaction. Il pense qu’il vit une vie exemplaire, que ses péchés lui sont pardonnés, bref qu’il est un bon moine. Et à nouveau, c’est la tourmente, le combat intérieur contre toutes sortes de pensées, de passions qui tantôt l’exaltent, tantôt le plongent dans l’abîme. Pire, comme à saint Antoine dans le désert d’Égypte, les démons lui apparaissent. Il redouble ses prières, mais il a le sentiment qu’elles se perdent dans le vide. Il se sent seul, abandonné, l’âme envahie de ténèbres. Ses forces physiques faiblissent. Il perd courage. Angoissé, désespéré, il s’effondra : " Dieu est inexorable, on a beau le prier, il ne nous écoute pas. "

C’est alors, comme en réponse à sa détresse, ou plutôt à son abandon total dans les mains de Dieu, qu’il reçoit une grâce plus grande encore que les précédentes. Six mois après son arrivée au Mont Athos, pendant les vêpres, alors qu’il prie devant l’icône du Christ, le Seigneur lui apparaît. Le temps d’un éclair, Silouane voit le Christ vivant, rayonnant de lumière, de beauté et de joie. Instantanément, tout son être - corps, âme et esprit - se trouve rempli du feu de la grâce, de la lumière de l’Esprit Saint, de la plénitude de l’amour de Dieu. Une véritable illumination, qu’il vit comme une Pâque, une résurrection, une nouvelle naissance d’en haut, comme la béatitude d’Adam au Paradis. Il goûte, ici et maintenant, à la vie éternelle.

Cette expérience, inouïe, sera dès lors la référence centrale et permanente de toute son existence. La source de son amour brûlant pour le Christ et toute la création, mais aussi de sa souffrance et de sa nostalgie sans fin, qu’il a si bien exprimée dans Les lamentations d’Adam. Pour celui qui a connu la gloire de Dieu, la joie, la paix, la douceur et l’amour qui l’accompagnent, la perte de la grâce, l’éloignement de Dieu est le plus grand des malheurs, nous dit le starets Silouane. Il se sent comme Adam chassé du Paradis, incapable de trouver le repos sur terre. Les souffrances de son âme sont sans limites. Il se lamente, crie : " Seigneur, pourquoi m’as-tu caché ton visage ? Où es-tu ? Où te caches-tu ? Pourquoi tardes-tu ? Mon âme languit après toi, Seigneur, et je te cherche avec des larmes. "

Mais Silouane, malheureusement, n’a pas encore l’expérience, la maturité spirituelle qui lui permettrait de garder et de faire fructifier cette grâce incommensurable. Au fil des jours et des semaines, cet état de félicité pascale peu à peu s’affaiblit, jusqu’à s’évanouir presque complètement. Et le combat qu’il avait connu auparavant recommence. Encore plus fort, plus profond, plus radical. D’autant plus violent qu’un père spirituel, à qui il demande conseil, suscite en lui des pensées de vanité en disant : " Si tu es déjà maintenant comme tu es, que seras-tu dans ta vieillesse ? "

Et voilà Silouane engagé dans le combat, impitoyable, contre la pire et la plus subtile des passions, l’origine de tous les maux et de tous les péchés selon les Pères de l’Église : l’orgueil. Une guerre sainte, acharnée, qui va durer quinze ans.

Une période où quasiment seul - car aucun des pères spirituels qu’il a consultés ne peut l’aider - Silouane va se livrer à une ascèse extrême, passant l’essentiel de ses nuits en prière, dans une lutte sans répit contre les pensées qui troublent et enténèbrent son esprit, contre les démons qui lui apparaissent. " Si le Seigneur ne m’avait fait connaître au commencement de quel amour il aime les hommes, je n’aurais jamais supporté une seule de ces nuits, et j’en ai eu une multitude ", écrit-il.

Vers 1906, au coeur d’une de ces nuits terribles où un démon va même jusqu’à s’interposer entre lui et l’icône du Christ, Silouane, complètement désespéré, s’adresse au Seigneur : " Tu vois que je m’efforce de te prier avec un esprit pur, mais les démons m’en empêchent. Apprends-moi ce que je dois faire pour qu’ils cessent de me déranger. " Il reçoit alors dans son âme cette information : " Les orgueilleux ont toujours à souffrir des démons. " Il demande : " Seigneur, apprends-moi ce que je dois faire pour que mon âme devienne humble. " Et de nouveau, il entend dans son coeur cette réponse du Christ : " Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ".

Aussitôt, le starets Silouane va agir selon ce " commandement ", appliquer ce remède à son âme malade. C’est le début d’une nouvelle période - à nouveau une quinzaine d’années - où, armé de ce glaive spirituel, il va mener un long combat contre l’orgueil. Peu à peu, son esprit trouvera le repos en Dieu, et l’Esprit Saint témoignera de son salut.

À partir de 1920, une nouvelle période commence, tranche de sérénité et de paix marquée par la victoire contre les pensées et les démons, l’entrée " dans les hautes sphères de la sainte impassibilité ". C’est au cours de cette période qu’il va rédiger ses écrits que son plus proche disciple, le Père Sophrony, recueillera à sa mort, en 1938.

UNE PAROLE DE SALUT

" Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ". Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur cette phrase, qui est la manifestation par excellence de l’actualité du starets Silouane, l’expression synthétique de son enseignement spirituel - de la voie vers la sainteté et le salut qu’il a tracée - et l’une des clefs de son rayonnement. C’est une parole qui frappe et qui interpelle, une phrase mystérieuse et problématique. Elle peut être, en effet, comprise de différentes manières, à différents niveaux : spirituel, mais aussi psychologique. Parfois même elle choque. Des gens lui trouvent un relent de masochisme ou de morbidité, et la rejettent.

Il faut donc en parler, mais avec humilité, en sachant qu’il est non seulement difficile, mais quasiment impossible d’en comprendre et d’en dire vraiment tout le sens profond. Pour cela, il faudrait en avoir fait soi-même l’expérience, avoir été ou être soi-même dans le même état spirituel que Silouane. Comme c’est rarement le cas - ce n’est en tout cas pas le mien - il convient d’approcher cette parole un peu à la manière de Moïse devant le Buisson ardent, c’est-à-dire avec beaucoup de prudence et de révérence. Il en va de cette phrase comme de toute parole de Dieu : les problèmes et les malentendus commencent quand nous l’abordons non pas à partir de la Lumière divine, de l’Esprit Saint, mais avec les catégories de notre raison humaine, trop humaine, avec la logique et la sagesse de ce monde. Je crois qu’il faut accepter qu’avec cette parole, il y a un moment où nous avançons dans un espace intérieur, dans des eaux si profondes et si mystérieuses que l’esprit humain perd simplement pied.

Comment donc comprendre cette phrase, " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas " ? Je distinguerai, sans les séparer, trois sens possibles.

D’abord, une signification plutôt psychologique, sans doute la plus éloignée de sa portée originelle : une parole de réconfort. C’est la manière dont elle est le plus souvent reçue, comprise dans le monde. Une réponse, consolatrice, à la souffrance humaine. Un viatique, une aide pour tous ceux qui peinent sous le poids du monde et de l’existence, qui sont confrontés au malheur, à la maladie, la solitude, etc. Une façon de dire : " Ma vie est un enfer, mais Dieu, à travers Silouane, me dit que, même dans ces conditions difficiles, il ne faut pas désespérer. "

Ensuite, une interprétation que je dirais analogique, plus proche déjà de l’expérience particulière du starets Silouane, mais sur un plan plus général : cette parole est l’expression, singulière, de la loi spirituelle fondamentale du christianisme, telle qu’elle apparaît dans la croix - comme mort et victoire sur la mort - et les Béatitudes : bienheureux ceux qui pleurent, sont affamés, persécutés, car ils connaîtront la gloire de Dieu...

Ce qui compte dans cette approche, c’est moins les termes proprement dits de la phrase que le mouvement, paradoxal et antinomique, qui les unit : d’un côté la souffrance, l’enfer, la mort " tiens ton esprit en enfer " -, de l’autre la béatitude, l’espérance, la résurrection - " mais ne désespère pas ". Mouvement qui est celui de notre baptême - mort du vieil homme et résurrection du nouvel homme en Christ - mais aussi celui de l’ascèse, par laquelle nous actualisons et faisons fructifier la grâce de ce même baptême. Ascèse qui, dans son sens profond, n’est qu’une manière de suivre le Christ, qui nous a montré que le chemin vers la Résurrection, le Royaume de la vie éternelle, passe par la croix et l’enfer.

En ce sens, ce que trace cette parole n’est autre que la voie du repentir : " On ne peut arriver au Royaume, où rien d’impur ne pénètre, que par de grandes souffrances, un esprit brisé, d’abondantes larmes ", écrit le starets Silouane. Autrement dit, on n’accède à la Résurrection que par la mort, à la vraie Lumière que par les ténèbres (l’abandon des fausses lumières), à la joie que par la souffrance. De même que le Christ s’est vidé de sa divinité pour prendre condition d’esclave, nous devons nous vider de nous-mêmes, nous purifier de nos passions,. pour créer, dans notre coeur, un espace où la grâce de l’Esprit Saint pourra agir, vivre, manifester sa présence. Et ce qui nous remplit de nous-mêmes, fait obstacle à la grâce, c’est, comme le dit le Christ à Silouane, l’orgueil. Ni plus ni moins que la racine de tout mal, la source de tous les tourments, qui a fait tomber Adam et Ève en éveillant en eux le désir de devenir comme des dieux.

Mais comment lutter contre l’orgueil, comment guérir de cette maladie ? Il n’y a qu’un moyen, qui est d’ailleurs le but de l’ascèse : l’apprentissage de l’humilité. Pour le starets Silouane, l’humilité, c’est la porte du salut, la clef du combat spirituel, la source de la liberté, " la lumière dans laquelle nous pouvons voir la Lumière ". Le modèle de cette humilité, c’est évidemment le Christ, mais aussi la Vierge Marie, qui a su renoncer à sa volonté propre pour vivre selon la volonté de Dieu.

D’où cette nouvelle interrogation : comment devenir humble ? C’est justement à cette question que le Christ répond par sa parole, qu’il offre à Silouane comme un moyen thérapeutique. Et nous arrivons ici à la troisième interprétation, spécifique : " Le Seigneur m’a enseigné à tenir mon esprit en enfer et à ne pas désespérer, et c’est ainsi que mon âme apprend l’humilité (...). C’est ainsi qu’on triomphe des ennemis ", écrit le starets Silouane.

Cet outil thérapeutique qui permet de guérir de la maladie de l’orgueil, cette arme spirituelle contre les passions, c’est l’autocondamnation. Le starets Silouane, qui n’hésite pas à se considérer lui-même comme un " chien galeux ", écrit : " On doit s’estimer pire que tous les êtres et se condamner à l’enfer. Je ne suis pas digne de Dieu ni du Paradis. Je suis digne des tourments de l’enfer et, éternellement, je brûlerai dans le feu. Quand je tiens mon esprit en enfer, mon âme est en paix. Quand, en revanche, je laisse mon esprit sortir du feu, les pensées qui ne plaisent pas à Dieu retrouvent leur force. "

Attention, il convient ici de bien comprendre le sens des mots. Et particulièrement la signification du mot " enfer ". Pour cela, il nous faut sortir d’un certain imaginaire encore très marqué par les représentations médiévales.

Royaume de la mort, l’enfer n’est pas un lieu géographique - par exemple le lieu où Dieu n’est pas - mais un état spirituel, l’état de l’âme coupée de Dieu à cause de ses péchés, c’est-à-dire, pour être encore plus précis, l’état de l’âme plongée dans l’amour de Dieu, mais encore trop opaque, trop fermée, trop pleine de passions pour en recevoir la lumière et y répondre. Comme le dit saint Isaac le Syrien, " les tourments de l’enfer sont les tourments de l’amour. " Dans cette perspective, la phrase du Christ au starets Silouane exprime simplement le repentir à son plus haut degré d’incandescence. Le feu de l’enfer n’est autre que le feu de l’amour de Dieu, l’enfer n’est autre que l’action du feu de la grâce sur l’âme non encore purifiée des passions.

On ne dira jamais assez l’importance du repentir pour le starets Silouane. Par le repentir, nous dit-il, tout est réparé. Les péchés sont pardonnés. L’Esprit Saint nous est donné. Les saints sont des hommes comme les autres, pareils à nous. Beaucoup sont de grands pécheurs. Simplement, par le repentir, ils sont parvenus au Royaume des cieux. L’homme orgueilleux ne peut être sauvé que par le repentir. À celui qui se repent, Dieu donne sa paix, le Royaume éternel, le Paradis, la liberté de l’aimer. Le starets Silouane le répète : Si tous les hommes se repentaient, gardaient les commandements divins, le Paradis serait sur terre. Car le Royaume des cieux est au-dedans de nous.

Alors, masochiste, doloriste, épouvantable, cette injonction du Christ à Silouane ? Pas plus que n’importe quelle parole de l’Évangile. Et d’autant moins qu’elle se termine, s’ouvre sur la miséricorde. La deuxième partie de la phrase - " et ne désespère pas " - est en effet absolument indissociable de la première - " tiens ton esprit en enfer ".

" Ne désespère pas ", c’est-à-dire ne tombe pas dans la redoutable passion du désespoir, qui n’est qu’une autre forme, extrêmement subtile, de l’orgueil, de l’amour de soi, de l’ego enroulé et fermé sur lui-même. Comme le dit Silouane : " J’aurais succombé sous le poids de mes péchés et, depuis longtemps déjà, je serais en enfer, si le Seigneur et la Très-Pure Mère de Dieu n’avaient eu pitié de moi... J’aurais désespéré de mon salut si Dieu ne m’avait pas accordé la grâce du Saint-Esprit. Il faut se condamner soi-même, mais ne pas désespérer de la miséricorde et de l’amour divin. "

Autrement dit, il faut espérer fermement en Dieu. Car Dieu, qui nous aime plus que tout, veut notre salut. Ce n’est pas lui qui crée l’enfer, c’est le pécheur lui-même. Si le Christ, par ses souffrances, nous a donné sur terre le Saint-Esprit, s’il a offert son corps et son sang en sacrifice pour l’humanité entière, s’il a prié et demandé le pardon pour ceux qui le crucifiaient, comment pourrait-il nous refuser ce que nous lui demandons ? Non, il ne nous refusera rien. Il nous donnera, en temps voulu, tout ce dont nous avons besoin, même ce que nous n’attendons pas. À une condition toutefois : que nous nous repentions sincèrement, que nous nous humiliions devant lui, que nous pardonnions aux autres, que nous priions avec plus d’audace et d’espérance. Ce qui n’a rien d’évident, puisque cela va à l’encontre, à rebours de tout ce à quoi le monde nous invite et nous pousse.

On le voit. Comme le montre le théologien Jean-Claude Larchet dans une étude à paraître dans le premier numéro des Cahiers Saint-Silouane, Buisson ardent, le conseil du Christ au starets Silouane témoigne d’un remarquable équilibre. Il permet de vaincre les deux pensées qui, habituellement, mènent l’homme à la perdition : " je suis un saint " et " je ne serai pas sauvé. " Une espérance qui priverait l’homme de la conscience de son péché (et donc de l’humilité) serait, spirituellement, aussi néfaste qu’une conscience du péché qui priverait l’homme de toute espérance, de tout espoir d’être sauvé.

Sur cette phrase, en conclusion, j’aimerais encore relever deux points : D’abord, son caractère absolument traditionnel. Dans sa nouveauté, sa force de frappe, la modernité même de sa formulation, cette parole du Christ à Silouane s’inscrit parfaitement dans l’enseignement et la tradition des Pères de l’Église. Comme le révèle Jean-Claude Larchet dans l’étude que je viens de mentionner, les antécédents patristiques de cette phrase sont nombreux. Le starets Silouane lui-même fait référence à certains Pères du Désert, comme Abba Poemen qui dit : " Croyez-moi, là où est Satan, c’est là que je serai. " Comme saint Antoine aussi, envoyé par Dieu chez un cordonnier d’Alexandrie qui, toute la journée, répète : " Tous seront sauvés, moi seul périrai. "

En suite, la prudence que la mise en oeuvre de cette parole requiert. Comme tous les commandements de l’Évangile, cette parole du Christ à Silouane a une double dimension : particulière et universelle. Particulière dans le sens où elle a été adressée à une personne dans un contexte précis. Universelle dans la mesure où, par son origine divino-humaine, elle vaut pour tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Chacun peut donc l’appliquer à sa propre vie. Simplement, il faut le faire avec sobriété et discernement. Le starets Silouane le dit lui-même : " Dans cette pratique, il faut connaître ses propres limites afin de ne pas écraser son âme. Apprends à te connaître et ne charge pas ton âme au-delà de ses forces. "

Saint Silouane était un géant spirituel et il était capable d’endurer l’ascèse la plus extrême sans sombrer dans le désespoir ou la folie. Mais les âmes n’ont pas toutes la même force. Comme le disait l’un des proches de l’Archimandrite Sophrony, la parole " tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas " est du feu, de l’alcool à l’état pur, à 90 degrés. La prendre telle quelle, c’est risquer de se brûler : certaines personnes, en essayant de se plonger mentalement, spirituellement, en enfer, se sont rendues malades. Il faut donc l’adapter à sa propre situation, à ses propres capacités spirituelles et psychiques.

En principe valable pour tous, cette formule n’est donc, en réalité, pas à la portée de chacun. Plutôt que de l’appliquer littéralement, il convient d’en saisir l’esprit, de trouver pour soi-même - par analogie - le chemin de l’humilité. Pour la plupart d’entre nous, si je me réfère à l’enseignement du Père Sophrony, cela consistera avant tout à vivre dans le repentir, à s’accuser soi-même de ses propres fautes et à ne pas juger son frère - comme nous le disons dans la prière de saint Éphrem pendant le Grand Carême. Cela reviendra aussi à apprendre, patiemment, à accepter, utiliser les souffrances et échecs de la vie quotidienne comme des épreuves que le Seigneur nous, envoie pour nous éduquer sur le chemin de l’humilité. C’est, si j’en crois par exemple les lettres d’un autre spirituel russe - l’Higoumène Nikon - le chemin que nombre de Russes ont choisi pour leur sanctification au temps de la persécution de l’Église : non pas l’ascèse artificielle des moines, mais l’ascèse naturelle de la commune trame des jours avec toutes ses difficultés et ses peines.

LA COMPASSION UNIVERSELLE

J’en viens maintenant au troisième et dernier point de mon exposé : la prière pour le monde entier et son corollaire, l’amour des ennemis. C’est une prière que le starets Silouane répète souvent dans ses écrits, sous diverses formes, et qui a été retenue par l’iconographe russe Leonid Ouspensky, le premier à avoir peint une icône du starets dans les années 60, c’est-à-dire avant qu’il soit canonisé : " Seigneur miséricordieux, écoute ma prière. Fais que tous les peuples de la terre te connaissent par le Saint-Esprit ".

Entre la parole précédente - " tiens ton esprit en enfer..." - et cette prière, qui à elles deux résument tout le message du starets Silouane, il y a un lien, un passage du repentir personnel au repentir ontologique. C’est-à-dire une transformation du repentir de l’âme individuelle pour ses propres péchés en un repentir, beaucoup plus vaste et profond, pour les péchés de l’humanité entière.

Comment une telle ouverture, une telle transformation est-elle possible ? C’est au fond très simple. Plus le coeur, par le repentir, se purifie de ses passions, plus il est habité par l’Esprit Saint. Plus l’Esprit Saint agit en lui, le transfigure, plus il se christifie, s’unit au Christ. Plus le Christ vit en lui, plus il se sent porteur de ce que le Christ a récapitulé dans sa personne : l’Adam total, l’humanité entière et même, comme le dit saint Maxime le Confesseur, toute la création. On touche là à la plénitude, la perfection de l’amour.

C’est à cette compassion universelle que le starets Silouane va parvenir, lui un paysan de la campagne russe de la fin du siècle dernier, quasi illettré, hostile aux journaux et qui n’est sorti de chez lui que pour venir au Mont Athos. C’est à cet amour pour tous les peuples de la terre que la vision du Christ, intériorisée et intégrée dans tout son être par sa longue descente en enfer, va le conduire.

Le message du starets Silouane ici est clair : l’homme qui reçoit la grâce de vivre une grande expérience mystique ne doit pas s’enfermer dans son extase. Il peut oublier le monde pour un temps - histoire de s’adonner pleinement à la contemplation - mais il ne saurait s’y abîmer. Il doit revenir à lui-même, se souvenir de la création. " Celui qui a connu Dieu par le Saint-Esprit prie et verse des larmes pour le monde entier ", écrit-il. Il a compassion de tous, de tous les hommes qui souffrent à cause de leur orgueil et sont privés de la grâce, de tous les peuples qui sont plongés dans la souffrance, la famine et la guerre. Le starets Silouane ne cesse de le redire : l’âme animée par le Saint-Esprit s’afflige quand elle voit l’autre souffrir. Elle désire pour lui, pour tout le monde, la même grâce qu’elle a reçue. Elle veut que tous les hommes connaissent le même bonheur, la même béatitude, qu’ils se repentent, voient la gloire de Dieu, connaissent sa miséricorde, afin que toute douleur et tout mal soient chassés de la terre. Afin que la paix règne. L’amour, le vrai amour, ne souffre pas la perte d’une seule âme. " Notre frère est notre propre vie, dit le starets Silouane. Seront glorifiés ceux qui, parce qu’ils étaient pleins de l’amour du Christ, ont porté la souffrance du monde entier. "

Du monde entier, c’est-à-dire aussi de leurs ennemis (Mt 5, 44), et même des démons qui, s’étant éloignés de la vérité de l’amour, se sont condamnés à l’enfer. Car nous dit le starets Silouane, il est facile d’aimer un saint, mais un grand pécheur, quelqu’un qui nous offense, nous méprise, nous fait du mal, persécute l’Église ? Aimer ses ennemis, c’est suivre le Christ, qui est mort sur la croix pour le salut de ses ennemis, qui leur a pardonné. Aimer ses ennemis, c’est compatir, savoir qu’ils endurent une grande souffrance à cause de leurs passions et donc prier pour eux. Le starets a vécu et écrit aux heures les plus noires de l’histoire de la Russie, au temps des purges staliniennes. Il savait, dans son coeur, la souffrance extrême de son peuple. L’amour des ennemis était sa réponse à la persécution de l’Église russe.

Mais il était plus que cela : la conséquence de la vie selon l’Évangile, le critère ultime de la vraie foi et de la justesse de notre vie spirituelle, la preuve absolue de la véritable communion avec Dieu et de la présence en nous de la grâce. L’amour des ennemis est ce qui, en-deçà et au-delà de tous les rites, constructions théologiques et expériences mystiques, témoigne de la vérité de l’Église.

Là-dessus, le starets Silouane est impitoyable, catégorique : qui a la force de l’amour des ennemis connaît le Seigneur Jésus Christ en esprit et en vérité. Qui, en revanche, ne l’a pas, est encore entre les mains de la mort ; la grâce, l’amour de Dieu n’est pas vraiment, pleinement en lui. Autrement dit, il n’a pas encore vraiment connu Dieu tel qu’il est c’est-à-dire qu’il n’est pas encore " orthodoxe ". Et le starets d’ajouter : " L’âme qui n’a pas l’amour des ennemis n’aura jamais la paix ; elle se tourmentera et fera souffrir les autres ".

Nous touchons là au sens profond du deuxième commandement du Christ : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mt 22,39). Ce " comme toi-même " n’indique pas la mesure dont il faut aimer notre prochain. Il dit l’unité ontologique, la consubstantialité du genre humain, divisée par la chute mais restaurée par le Christ. Aimer son prochain comme soi-même, c’est l’aimer comme sa propre vie. C’est, écrit le Père Sophrony, " à l’instar du Christ Jésus priant au jardin de Gethsémani, vivre réellement toute l’humanité comme une seule vie, une seule nature en une multiplicité de personnes. Si chaque personne humaine, créée à l’image de la Trinité, parvient à contenir, inclure dans sa propre existence la totalité de l’existence humaine, au même titre que chaque personne de la Trinité est porteuse de toute la plénitude de l’Être divin, alors tout le mal qui s’accomplit dans le monde ne sera plus considéré seulement comme quelque chose qui nous est extérieur, mais comme notre propre mal. "

Oui, on ne se sauve pas seul. Mon salut n’est pas mon affaire, ma seule petite affaire, individuelle. C’est un événement ontologique, qui concerne toute l’humanité, l’Adam total.

Toute l’humanité, mais plus encore que cela : toute la création, tout ce qui a été créé par Dieu. Le starets Silouane, qui marche ici sur les pas de saint Isaac le Syrien, nous parle de la tristesse qui l’accable après avoir arraché une feuille d’un arbre sans nécessité, des larmes abondantes qu’il verse pendant trois jours pour avoir blessé à mort une mouche qui l’énervait ou versé de l’eau bouillante sur des chauves-souris pour s’en débarrasser. Il écrit : " Depuis ce jour-là, je n’ai plus fait de mal à aucune créature. L’Esprit de Dieu nous apprend à aimer tout ce qui vit. "

Le salut, ici, devient non seulement un événement ontologique, mais un événement cosmique. Le salut de toute l’humanité, du cosmos entier, est une part de mon propre salut.

Pour le starets Silouane, " le moine est, fondamentalement, l’homme qui prie et pleure pour le monde entier. " En cela, la Vierge Marie est son modèle et il est le modèle de tout chrétien. Le starets Silouane, comme l’a dit Thomas Merton, est un vrai moine. Il est donc notre modèle.

Conférence prononcée à l’Abbaye de Sylvanès en juin 1995,
et publiée dans Contacts, no. 171, vol. 47, 3, 1995.
Reproduit avec l’autorisation de Maxime Egger.


Pages Saint Silouane l'Athonite et Archimandrite Sophrony

 


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Jeudi 21 juillet 2022