La joie du don : Vie de Mère Marie Skobtsov
Dessin par Mère Marie
par Hélène Arjakovsky-Klépinine
POÉSIE ET RÉVOLUTION
LA JOIE DU DON
L’ÉTOILE DE DAVID
Qu’est-ce qu’une personne prophétique ? Il y a des êtres que Dieu marque de son sceau dès le sein de leur mère. Des hommes et des femmes qui traversent leur temps comme l’évidence fulgurante de l’action de Dieu à travers ses élus. Ainsi Mère Marie. Tous ceux qui l’ont approchée, ne serait-ce que brièvement, ont senti chez elle cette vocation de la sainteté, cette force dérangeante, bouleversante, qui vous transperce comme une décharge électrique : l’énergie de l’amour du prochain non seulement proclamé, mais vécu jusqu’au sacrifice suprême, comme une imitation parfaite du Christ crucifié. Un siècle après sa naissance, un demi-siècle après sa mort, cette force continue d’irradier l’Église et le monde.
C’est à Riga, au bord de la mer Baltique, que Mère Marie Skobtsov, de son nom de jeune fille Élisabeth Pilenko, " Lisa ", naît le 8 décembre 1891. Issu de la noblesse cosaque de Tauride (Crimée), son père, Iouri, est substitut du procureur. Sa mère, Sophie, née de Launay, descend du dernier gouverneur de la Bastille dont la tête fut promenée au bout d’une pique le 14 juillet 1789.
Rien de plus dramatique que la naissance de Lisa. Accompagné d’une grave opération et suivi d’un coma prolongé, l’accouchement est difficile. Le baptême, quelques jours plus tard, frise la catastrophe. Suffoquant dans l’eau baptismale, Lisa frôle la mort et doit être réanimée. Tout semble se liguer contre sa venue au monde. Comme si le diable lui-même, pressentant le destin hors pair auquel elle est promue, n’avait de cesse de s’y opposer. […]
Malgré ces tribulations, Lisa a une enfance heureuse. Les parents possèdent des terres et des vignobles à Anapa, au bord de la mer Noire. Son père, botaniste réputé, y a développé la culture de la vigne et transformé la petite ville en une station balnéaire prospère. Sa mémoire y est encore vénérée aujourd’hui et un village porte même son nom : " Iourovka ".
L’éducation que Lisa reçoit de ses parents est un mélange harmonieux de douceur et de fermeté. Iouri et Sophie désirent que leurs deux enfants soient aguerris, habitués au mal ; dans la famille proche, on les appelle les " petits spartiates ". Lisa adore la mer Noire, ses vents, ses brouillards. Elle aime la terre et partage avec son père l’amour du travail, créateur de beauté. […]
Lisa a huit ans quand sa passion pour la poésie est éveillée par un étudiant en visite à Anapa, qui déclame des vers de Constantin Balmont (1867-1942), un des premiers symbolistes russes. Elle ne cesse de répéter :
Près de la mer, la nuit,
la vague bruit.Quelques années plus tard, elle est conquise par le grand écrivain Mikhaïl Lermontov (1814-1841) et apprend par cœur son poème Mtsyri, où il est question d’un novice qui s’enfuit de son monastère. Lisa fait des études sous la direction d’une gouvernante. Elle manifeste des aptitudes dans toutes les disciplines, sauf la musique. À onze ans, elle est admise au lycée de Novorossiisk. […]
Après la mort de Iouri [en 1906], la famille Pilenko revient vivre à Saint-Pétersbourg, capitale de la Russie impériale, haut lieu de la création littéraire et artistique. Lisa se prend à détester cette ville, ses brumes, son climat : " Mon âme avait soif d’exploit, je voulais mourir pour expier le mensonge du monde, pour éloigner ce brouillard jaune et cette absurdité. "
Son apathie, heureusement, ne dure pas. Son entourage la stimule. Elle fait de brillantes études à l’école de Mme Tagantseva. Très moderne pour son époque, cette institution privée encourage les élèves à assister à des conférences. On y étudie les poètes allemands comme Novalis, dont Lisa traduira certains vers en russe. On stimule la réflexion personnelle à travers des dissertations […] Elle découvre Nietzsche, le marxisme.
Mais les discussions interminables sur la valeur ajoutée, le capital, l’infrastructure et la superstructure l’ennuient et lui semblent stériles. Elle aspire à l’action, au dévouement. Elle décide d’aller donner des cours du soir aux usines Poutilov, gros complexe métallurgique de la banlieue de Saint-Pétersbourg. Sa mère, bien que horrifiée, y consent. Intégrée dans un programme d’alphabétisation, Lisa fait des conférences sur l’histoire de l’art. Elle n’hésite pas à emmener les travailleurs, beaucoup plus âgés qu’elle, au musée de l’Ermitage. Mais, peu à peu, elle comprend que les ouvriers, à travers ses cours, ne poursuivent qu’un but, pragmatique et bien prosaïque : passer le concours des postes. Déçue, elle abandonne.
Grand moment de sa jeunesse, Lisa assiste, en janvier 1908, à sa première soirée poétique autour des grandes figures de l’Âge d’argent : Valéry Brioussov (1873-1924), Serge Gorodetski (1884-1967) et Alexandre Blok (1880-1921), maître à penser de la nouvelle génération, qui récite son fameux poème L‘inconnue. […]
Le parcours scolaire de Lisa subit alors quelques bouleversements. Pour avoir pris la défense d’une condisciple, elle est renvoyée de l’école. Qu’à cela ne tienne ! Elle prend des leçons de latin et passe son examen d’entrée au cours Bestoujev, prestigieux institut d’études supérieures pour femmes dont le diplôme donne le droit d’enseigner dans les établissements secondaires. Voici donc Lisa parfaite bestoujevka, nom donné aux jeunes intellectuelles progressistes du début du siècle. Une photo de l’époque nous la montre grande, forte, les yeux légèrement saillants, un lorgnon sur le nez.
C’est alors, surprise générale, qu’elle se marie avec Dimitri Kouzmine-Karavaïev. Le 9 février 1910 précisément. Elle n’a pas dix-neuf ans, il en a vingt-quatre. Fils de bonne famille, il est bien introduit dans les milieux littéraires de Saint-Pétersbourg et chez les sociaux-démocrates mencheviques. Lisa est fascinée par son talent d’orateur. Elle l’épouse " pour lui donner une discipline de travail et le sauver ".
Ce mariage est loin de faire de Lisa une jeune fille rangée. Elle poursuit ses études et fréquente assidûment les salons littéraires, en particulier celui de Viatcheslav Ivanov (1866-1949), où elle revoit Blok. Là, dans d’interminables discussions présidées par le futur grand philosophe Nicolas Berdiaev, la fine fleur de l’intelligentsia russe refait le monde. Comme l’écrit T. Stratton Smith, dans ce milieu agnostique voire carrément athée, " se moquer de la foi chrétienne est à la mode, "à la page". Toute la nuit, on y discute d’une révolution qu’on imagine sous la forme d’un Troisième Testament, révélé, qui remplacerait les mythes chrétiens. "
Brillante, Lisa fait vite sa place dans ce microcosme. Ses poèmes et ses tableaux, notamment des icônes peintes d’une manière très personnelle, lui valent de nombreux admirateurs. En 1910 et 1911, elle lit ses vers devant d’autres auteurs réunis dans l’Atelier des poètes. En 1912, elle publie son premier recueil, Les Tessons scythes. […]
Cette vie, à l’évidence, ne répond pas à ses aspirations les plus profondes : " Mon âme est insatisfaite. C’est de l’ivresse sans vin, une nourriture qui ne nourrit pas. " Pour Lisa, toute créativité doit se nourrir de la vie. Déjà, secrètement, elle se sent attirée par le Christ : " J’ai pitié des révolutionnaires parce qu’ils meurent, alors que nous, nous ne savons faire que des beaux discours sur leur mort. J’éprouve de la pitié non pour Dieu, car pour l’heure Il n’existe pas, mais pour le Christ. Lui aussi a connu l’agonie, la sueur sanglante. Il a été souffleté et nous, qui ne connaissons aucun mot tabou, nous osons parler haut et fort de sa passion. Si nous pouvons comprendre sa mort pour les brigands, les femmes adultères et les publicains, sa mort pour nous, en revanche, nous échappe. Nous ne faisons qu’effleurer ses plaies. Nous ne brûlons pas au feu de son sang. "
Au début de 1913, Lisa se sépare de Dimitri qui, bientôt, émigrera en France, se convertira au catholicisme et sera ordonné prêtre. Bénéficiant d’une dérogation du Saint-Synode, elle devient la première femme autorisée à suivre des cours de théologie à l’Académie religieuse de Saint-Pétersbourg. Lors d’un séjour à Anapa, la ville de son enfance, elle rencontre un homme simple, " aimant la terre et le ciel ", comme Alexandre Blok l’avait imaginé. De cette brève liaison naît une fille, Gaïana, nom qui signifie " terre ". Un témoin de cette époque se souvient d’une Lisa pleine de vie, en amazone sur un cheval, galopant à travers la steppe et les roseaux.
Pendant ce temps, la révolution se prépare. Lisa en est très consciente. Il faut, pense-t-elle, être prêt au sacrifice suprême. Ce que ne sont pas les intellectuels qui l’entourent ; ils sont, en effet, " incapables de comprendre que mourir pour la révolution, cela signifie sentir la corde autour de son cou, laisser la vie derrière soi, mourir pour de bon, physiquement, par une aube grise et endormie ". Comme l’écrit T. Stratton Smith, " la tragédie de l’intelligentsia vint de son attachement aux plaisirs de ce monde ; on y brûlait d’ardeur pour la révolution, mais plutôt pour la justifier que pour l’aider à se réaliser. Tandis que Lénine et Trotski se préoccupaient des moyens, l’intelligentsia discutait à l’infini sur les fins. Elle provoqua la révolution mais, par son manque d’esprit pratique, par son détachement des réalités, elle la perdit. "
En 1917, Lisa adhère au parti socialiste-révolutionnaire, mouvement idéaliste qu’elle considère comme le parti du sacrifice de soi, " où se rejoignent, non sans une certaine confusion, le populisme russe avec son aspiration à la pravda (la "justice-vérité") et les idéaux de la démocratie occidentale. "
Elle assiste, impuissante, à l’accélération de l’Histoire. En juin, le rapport des forces au 1er Congrès panrusse des soviets est à l’avantage des réformistes. Mais c’est sans compter avec la rage des bolcheviques qui, véritable coup d’État, s’emparent du pouvoir le 25 octobre et évincent les modérés. […]
En janvier 1918, fuyant le bolchevisme, Lisa rentre à Anapa, dans la propriété familiale. En février, événement sans précédent pour une femme en Russie, elle est élue maire de la ville. Elle offre son domaine de Khan Tchokrak aux paysans pour en faire une école, qui existera jusqu’en 1940. […]
En octobre, Anapa tombe aux mains des Blancs. Lisa est arrêtée et inculpée de collaboration avec les bolcheviques. Traduite devant un tribunal militaire, elle risque la peine de mort. Elle se défend avec énergie et habileté et, contre toute attente, s’en tire avec deux semaines de prison ; elle finit par être amnistiée. L’ami de l’avocat de Lisa est un jeune officier cosaque, Danilo Skobtsov. Il tombe amoureux de Lisa et... l’épouse quelques jours plus tard.
Pendant toute l’année 1919, l’Armée blanche se bat si bien qu’elle semble devoir remporter la victoire. Mais Léon Trostki, énergique commissaire à la guerre qui sillonne le pays avec son train blindé, renverse la vapeur. Par une contre-offensive dans le bassin minier du Donets, les Rouges font refluer les Blancs en masse au Kouban et en Crimée, la région de Lisa et des siens. En été 1920, l’ordre est donné d’évacuer les troupes. C’est la grande débâcle de l’armée de Wrangel : soldats, hommes, femmes, enfants, chevaux, armes, dynamite, tout est embarqué. Lisa se découvre enceinte.
Danilo Skobtsov, voyant sa famille en péril, la fait embarquer à Novorossiisk pour Tiflis (Géorgie), où la mère de Lisa a des amis ; lui-même, chargé de hautes responsabilités au Kouban, doit rester. Après une traversée mouvementée, Lisa, sa fille Gaïana et sa mère parviennent à destination. Provisoire, cet exil deviendra définitif. Lisa ne reverra jamais la Russie. De la famille, seule Gaïana, liée à Alexis Tolstoï, y retournera et y restera jusqu’à sa mort, en 1936.
Le 27 février 1921, Lisa donne naissance à Iouri. Danilo les rejoint ; ému par les conditions de vie très précaires en Géorgie — la famine menace et les Rouges sont aux portes — il s’embarque pour Constantinople où il fait venir sa famille. Mais, là aussi, les réfugiés sont en surnombre et le travail manque. Les Skobtsov parviennent à partir et gagnent la Serbie. Le 4 décembre 1922, Lisa, à nouveau enceinte, met au monde Anastasia, nom qui signifie " résurrection ". La petite fille et Iouri sont baptisés ensemble. Mais Danilo ne trouve que des emplois précaires. Il décide de tenter sa chance à Paris.
C’est ainsi que toute la famille Skobtsov prend le chemin de la capitale française. Mais les conditions de vie des émigrés, russes notamment, sont très dures. La pauvreté, l’insécurité, les privations de tous ordres sont leur lot quotidien. Danilo devient chauffeur de taxi. Lisa confectionne des fleurs en papier et des poupées, fait de la broderie et des travaux plutôt repoussants comme la désinfection d’appartements où, dit-on, elle excelle. La vie du couple n’est pas très heureuse : sans qu’il y ait divorce légal, les époux se sépareront en 1927. La mort de la petite Anastasia, le 7 mars 1926, y est-elle pour quelque chose ?
Pendant l’hiver 1925-1926, la famille Skobtsov est frappée par une épidémie de grippe ; tous s’en remettent, sauf Anastasia dont l’état de santé se dégrade rapidement. À l’Institut Pasteur, où elle est admise grâce à Olga Metchnikov, veuve du prix Nobel russe de biologie, on diagnostique une méningite. Lisa est autorisée à veiller sa fille. Elle reste à son chevet nuit et jour, en fait quelques croquis et prend des notes dans son carnet. Les souffrances de l’enfant durent un mois. Une épreuve atroce, mais qui est aussi pour Lisa une révélation. Mieux, une véritable " visitation de Dieu ", une forme de jugement et de repentir : " Au chevet de Nastia, je sentis que mon âme, toute ma vie durant, avait erré sur des sentiers tortueux, écrit-elle. Désormais, j’aspire à une route véritable, droite et déblayée, non parce que je crois en la vie, mais pour justifier, comprendre et accepter la mort. Ce faisant, il ne faut pas que j’oublie ma propre indignité. Rien n’a jamais été inventé de plus fort que ces paroles : "Aimez-vous les uns les autres." Seulement, il faut aller jusqu’au bout et ne pas faire d’exception. Alors, tout sera justifié et la vie illuminée. Sans cela, tout est horreur et pesanteur. " […]
À Paris, Lisa retrouve ses racines chrétiennes et, en même temps, l’Église ; en l’occurrence l’Église orthodoxe de l’émigration, pauvre, éloignée de toute tentation de puissance terrestre, libre de tout pouvoir temporel. En 1923, un groupe d’intellectuels, émigrés revenus à la foi, avait créé à Pserov (Slovaquie) l’Action chrétienne des étudiants russes (ACER). Avec un double but. D’une part, ecclésialiser la vie dans tous ses aspects, faire du christianisme, qui n’est pas qu’une religion de salut individuel, une force transformatrice de l’activité humaine. D’autre part, sauvegarder l’héritage spirituel de la Russie, dénoncer les persécutions communistes contre l’Église, aider les chrétiens russes et ramener à l’Église les incroyants et les tièdes. En France, où elle s’est implantée, l’ACER organise des camps de vacances pour enfants orthodoxes, des cercles d’étude et des congrès pour ses membres qui viennent des quatre coins de l’Europe et de l’Amérique. Lisa y prend volontiers la parole ; par son charisme, elle réunit souvent autour d’elle des groupes de jeunes pour des discussions animées qui durent jusque tard dans la nuit.
Sur le plan spirituel, la mort de Nastia marque un tournant dans la vie de Lisa. Le début d’une vocation, mystérieuse et incontournable. […]
En 1926, juste après la mort d’Anastasia, Lisa entre au bureau exécutif de l’ACER en qualité de secrétaire itinérante. Sa tâche : visiter les Russes disséminés à travers la France. Des groupes d’étudiants dans les villes universitaires, mais aussi les travailleurs des régions périphériques. L’occasion non seulement de sillonner la France, mais surtout de découvrir l’immense détresse économique, morale et spirituelle des émigrés. Employés dans les régions industrielles et minières du Nord et de l’Est, livrés à eux-mêmes, confinés dans les cités ouvrières, atterrés par leurs conditions de vie précaires, dépités par l’exil, ceux-ci sont la proie de tous les maux. Alcoolisme, tuberculose, solitude, suicide, dépression se conjuguent sur tous les tons et à tous les temps. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, Lisa se sent irrésistiblement attirée vers eux. Elle en est sûre : c’est le Christ lui-même qui l’envoie au milieu d’eux. Un jour de printemps 1931, elle écrit :
Va vivre au milieu des vagabonds et des pauvres.
Entre eux et toi, entre le monde et toi,
noue un lien que rien ne pourra rompre.Vêtue et coiffée à la diable, fumant cigarette sur cigarette, Lisa voyage ainsi tous azimuts à travers le pays. Très vite, un certain décalage apparaît entre les buts de l’ACER — apporter une aide spirituelle sous forme de livres et de conférences — et la réalité, l’extrême misère physique et psychique des émigrés russes. Douée d’une grande perspicacité, Lisa rétablit les priorités. Elle s’investit personnellement, essaie de briser le mur de solitude qui entoure tous ces désespérés et déracinés en les faisant parler. Peu à peu, elle devient leur soutien, leur espoir, leur confidente et même, dans certains cas, leur confesseur. […]
Riche d’expériences, cette vie itinérante, pourtant, ne la satisfait pas. " Ce que je leur donne est si misérable, note-t-elle. J’ai parlé, je suis partie, j’ai oublié. Mais j’ai compris pourquoi je n’obtiens pas plus de résultat. Chacun d’eux exige de nous notre vie entière, ni plus ni moins. Donner sa vie à un ivrogne ou à un estropié, c’est si dur ! " […]
Une évidence, toujours plus forte, grandit dans le cœur de Lisa : Dieu l’appelle à un nouvel apostolat. La pensée qu’elle est une épée dans les mains du Créateur ne la quitte plus. C’est alors qu’elle publie deux recueils de vies de saints sous le titre Moisson de l’Esprit. Une façon, à travers cette hagiographie personnelle, de définir sa propre vision du monachisme. La forme de sainteté qui l’attire, c’est le sacrifice total. Si dépouillé que soit le moine, il trouvera toujours sur son chemin plus pauvre que lui, quelqu’un à qui sacrifier ses seuls biens, son manteau troué et son Évangile. Mais il y a plus : le sacrifice des sacrifices, c’est de prendre sur soi les pêchés d’autrui et de souffrir pour des fautes que l’on n’a pas commises. De plus en plus, Lisa se sent attirée par cette forme de service. Mais de nombreux obstacles se dressent sur son chemin : est-il raisonnable de songer à la vie monastique quand on a deux maris encore vivants, même si l’on est séparé d’eux ?
Lisa confie ses projets et ses doutes à son père spirituel, le père Serge Boulgakov (1871-1944), figure remarquable de l’élite intellectuelle expulsée par Lénine en 1923, ancien marxiste devenu professeur de théologie dogmatique à l’Institut Saint-Serge, et dont les prises de position sont alors très discutées dans les cercles orthodoxes et les milieux oecuméniques. Lisa avait eu l’occasion de le côtoyer dans les congrès de l’ACER ; elle avait suivi ses cours et l’appréciait particulièrement comme prêtre et père spirituel, car il savait toujours préserver la liberté de chacun. Rien d’étonnant donc à ce qu’il l’encourage dans son dessein.
Lisa trouve également une oreille attentive chez son évêque, le métropolite Euloge Guéorguievski (1868-1946), très ouvert à toutes les idées et initiatives des laïcs et du clergé de son diocèse. De fait, rien dans le droit canon ne s’oppose à la prise d’habit de Lisa. Il ne lui reste donc plus qu’un obstacle à surmonter : son mari, Danilo Skobtsov, qui est plus que réticent. Il faudra l’intervention personnelle de l’archevêque pour le convaincre. La voie est ouverte. Le divorce est prononcé le 7 mars 1932 et la profession monastique suit, à l’église Saint-Serge : " Je te nomme Marie, en souvenir de sainte Marie l’Égyptienne. De même qu’elle se retira dans le désert après une vie orageuse, va, parle et agis dans le désert des coeurs humains ", déclare Mgr Euloge. […]
Mgr Euloge compte beaucoup sur Mère Marie pour fonder une communauté de moniales orthodoxes en Europe occidentale, dans la grande tradition ascétique et contemplative du monachisme oriental. Un projet dont il devra peu à peu faire le deuil. Homme de prière plein de discernement, il comprend assez vite que Mère Marie, personne absolument hors normes, sera une religieuse dans le monde. Une sorte de diaconesse. Un jour qu’ils voyagent ensemble en train, l’évêque fait un large geste en direction des champs baignés par le soleil : " Voici votre monastère, Mère Marie ! ". […]
Pour Mère Marie, le temps de la quête et de la réflexion s’achève, celui de l’action commence. Nous sommes en 1932 et, bien que ne possédant pas un sou, elle décide d’ouvrir un foyer pour femmes sans famille. Mgr Euloge lui fait don de cinq mille francs. Elle trouve une petite maison à un étage, la villa de Saxe, dans le VIIe arrondissement de Paris ; l’agent immobilier la lui loue sans prendre de commission. Les jours suivants, dons et cadeaux affluent. Une vieille religieuse, qui mendie à la rue Daru, lui offre un calice. Mère Marie achète quelques meubles, disparates, chez les brocanteurs. Elle installe sa cellule dans un renfoncement du mur, derrière la chaudière. Des rats y vont et viennent par un trou, qu’elle bouche avec une vieille chaussure. " Venez vous asseoir sur les cendres avec moi ", dit-elle en riant à ses visiteurs. Point essentiel, on transforme une pièce en petite chapelle. Mère Marie peint l’iconostase. Le prêtre officiant n’est autre que le père Lev Gillet, aujourd’hui célèbre pour ses livres signés " Un moine de l’Église d’Orient ". Il prend ses quartiers au grenier ; un carreau est cassé, mais il refuse qu’on dépense de l’argent pour le remplacer. […]
La maison de la villa de Saxe devient rapidement trop petite. En 1934, Mère Marie se met en quête d’un nouveau logement. Elle sillonne le XVe arrondissement, le Paris des ouvriers, des petits employés, des Russes émigrés. Au 77 de la rue de Lourmel, qui court parallèlement à la Seine, elle découvre une maison vaste et pratique, mais en fort mauvais état car inoccupée depuis longtemps. Le loyer est de vingt mille francs. Mère Marie n’a, bien entendu, pas le premier sou, mais elle fonce. " Vous me voyez sans crainte, confie-t-elle à son ami et confident, le critique littéraire Constantin Vassilievitch Motchoulski (1892-1947). Villa de Saxe, je sustentais vingt-cinq affamés. Ici, je pourrai en nourrir une centaine. J’ai parfois l’impression que le Seigneur me saisit au collet pour m’obliger à faire ce qu’Il désire. Il en est ainsi pour cette maison. "
Mère Marie va, littéralement, créer " Lourmel " de ses propres mains. Elle gratte les parquets, remplit les paillasses, décore la chapelle — dédiée à la Protection-de-la-Mère de Dieu — de broderies superbes, dont une " Vie du roi David " inspirée par la tapisserie de Bayeux. La maison d’accueil sert un déjeuner avec de la viande pour deux francs. Un boulanger polonais fournit du pain gratuitement. Les pièces, très vite, s’emplissent de toutes sortes de gens : inadaptés, exclus, clochards, délinquants, ex-prostituées, artistes sur la paille, jeunes ou vieux, seuls ou en famille. " C’est un étrange pandemonium. Nous avons des jeunes filles, des fous, des expulsés, des chômeurs et, en ce moment, le choeur de l’Opéra russe et le choeur grégorien de Dom Malherbe, un centre missionnaire et maintenant des services à la chapelle matin et soir, " écrit le père Lev à propos de l’étrange "monastère" de Mère Marie dont il apprécie le climat de bohème évangélique. [...]
Chaque jour, avant l’aube, Mère Marie chausse ses gros godillots et se rend aux Halles à pied. Les marchands, qui finissent par bien la connaître, lui cèdent leurs marchandises au prix de gros. Ses achats sont quelquefois si lourds que, malgré sa grande force physique, elle ne peut hisser le sac sur ses épaules. Elle doit alors prendre une charrette à bras et se faire accompagner par Anatole, ex-pensionnaire d’un asile psychiatrique qu’elle a pris en charge.
Le soir, bien souvent, Mère Marie passe avec le père Lev dans les cafés et les bistros autour des Halles, à l’écoute et au service de tous les blessés de l’âme et du corps qui tentent de noyer leur désespoir et leur solitude dans l’alcool. Son engagement est total, quasi sans limites. Comme si la nature n’avait pas de lois pour elle. Forte d’une endurance qui lui servira beaucoup sous l’Occupation et en captivité, elle ignore la fatigue et le froid. Il lui arrive — c’est sa forme d’ascèse — de rester des jours entiers sans manger ni dormir. Elle a la foi qui déplace les montagnes, le " dynamisme eschatologique " des premiers chrétiens.
Rien ne peut arrêter Mère Marie. " Il y a deux façons de marcher, dit-elle. Il y a une façon de marcher sur le chemin, en mesurant ses pas. Et il y a une façon de marcher sur l’eau, mais là il faut avoir la foi car le moindre faux pas vous fait vous noyer. " Son programme est simple : vaincre la démesure du mal par l’amour et le bien sans mesure. […]
Lourmel devient ainsi peu à peu le centre social dont Mère Marie rêvait. On y donne à manger, offre un toit, distribue des vêtements Avec un amour, une compassion infinie, la moniale sait accueillir toutes les détresses et fermer les yeux sur toutes les faiblesses. Plus d’une fois, elle surprend un de ses protégés en train de revendre un vêtement qu’il vient juste de recevoir pour s’enivrer au bistro du coin. Mais elle ne dit mot. Son credo est simple, vibrant :
À chacun je voudrais donner mon âme
pour que mangent les affamés,
soient couverts les nus, se désaltèrent les assoiffés
et que les sourds entendent la nouvelle.
Du ciel qui tonne au murmure de la brise,
tout me commande : " Donne jusqu‘au dernier sou. "
De la plénitude grave d’une expérience sacrée
mon âme est pleine à déborder.
Et j’ai oublié : s’il y a parmi la multitude
ce que tous appellent " moi ",
il n’a plus que planement d’amour, et pauvreté,
et pulsation de la totalité.[…] Le 10 octobre 1939, un nouveau prêtre arrive à la rue de Lourmel, le père Dimitri Klépinine, avec sa femme Tamara et sa fille Hélène. C’est le cinquième desservant de l’église de Lourmel, le plus humble, le plus jeune, mais aussi, comme cela se révélera plus tard, le plus adapté à cette paroisse difficile. Peu loquace, calme, modeste, il sait cependant être inflexible dès qu’il s’agit de défendre la vérité du Christ. L’entente avec Mère Marie est immédiate. Un véritable cadeau de la Providence en cette période de bruit et de fureur belliqueuse. […]
Le 10 mai 1940, les Allemands envahissent les Pays-Bas. Presque aussitôt un premier drame, personnel, frappe Lourmel : le fils de Sophia Medvédéva est tué lors de la bataille des Ardennes. Cette rapide avance de l’armée du IIIe Reich incite Mère Marie à réunir ses amis et à prononcer un discours sur la folie de l’Histoire. Elle a lu Mein Kampf et ne se fait guère d’illusions sur la folie meurtrière du chancelier Hitler : " L’Allemagne nazie a empoisonné toutes les sources et tous les puits. À la tête de cette race des seigneurs se trouve un fou, un paranoïaque dont la place est à l’asile, qui a besoin d’une camisole de force, d’une pièce insonorisée afin que son hurlement de fauve ne vienne ébranler le monde. "
Le 14 juin, Paris est déclaré ville ouverte et occupé par les troupes allemandes. Forte de sa terrible expérience de la guerre civile russe, Mère Marie a été prévoyante et a constitué des stocks : les gens de Lourmel ne souffriront pas trop de la désorganisation générale et de la pénurie extrême de cet été infernal.
Mais l’arrivée des nazis est aussi le début des arrestations ; la première vague touche les étrangers. Parmi eux, des Russes dont le professeur Léon Zander, le secrétaire de l’Action orthodoxe Théodore Pianov et Élie Bounakov-Fondaminskj, Juif d’une remarquable honnêteté et d’une grande sagesse dont Mère Marie aimait à dire qu’il était " de la pâte dont on fait les saints " ; il recevra le baptême en captivité, mais refusera un plan d’évasion et mourra en déportation. Tous sont envoyés dans un camp à Compiègne, au nord de Paris. Aussitôt s’organise un comité secret d’aide aux prisonniers autour de Mère Marie et du père Dimitri. On envoie des colis. Serge Stem, un ami juif qui a échappé par miracle à l’arrestation, collecte des fonds. La Croix rouge fournit un camion. […]
Les ténèbres, cependant, s’épaississent. Les lois antijuives sont publiées. Craignant la réaction des Français, les Allemands commencent par arrêter les Juifs étrangers. Parmi eux, de nombreux Russes qui affluent à Lourmel pour chercher de l’aide. Ceux qui peuvent prouver qu’ils sont baptisés échappent aux persécutions. Le père Dimitri est pressé de délivrer des certificats de baptême. Bientôt, son fichier compte quatre-vingts nouveaux " paroissiens ". L’inscription est toujours précédée d’une conversation. Certains Juifs, au contact du prêtre, demandent un vrai baptême, d’autres non. Certaines fiches sont discrètement marquées au crayon d’une lettre " T" : ce sont les faux baptisés. Un jour, les autorités diocésaines orthodoxes réclament au père Dimitri une liste complète des baptisés ; il refuse catégoriquement : " Votre démarche est due à des pressions extérieures et revêt un caractère policier. Ces baptisés sont mes enfants spirituels. Je suis contraint de rejeter votre demande. "
Mais le calvaire du peuple d’Israël ne fait que commencer. Le 4 mars 1942, Adolf Eichmann, colonel de la Gestapo chargé de la " solution finale ", décide d’imposer à tous les Juifs le port de l’étoile jaune. Mère Marie écrit aussitôt son célèbre poème sur l’Étoile de David :
Deux triangles, une étoile,
le bouclier de l’ancêtre David.
C’est élection, non pas offense,
un grand chemin, pas un malheur.
Le signe de Celui qui est, de Jéhova,
la fusion de Dieu et de sa créature,
cette révélation secrète
que vous avez reçue.
Encore une étape franchie,
sonne à nouveau le clairon de l’Exode,
le prophète annonce à nouveau
le destin du peuple élu.
Israël, tu es encore persécuté,
mais qu‘importe la haine des hommes
si, dans l’orage du Sinaï,
Élohim à nouveau te questionne.
Que ceux qui portent le sceau,
le sceau de l’étoile hexagone,
sachent répondre d’une âme libre
et pulsation de la totalité.[…] Pour Mère Marie, la question est claire. Comme elle le dit à Constantin Motchoulski, " il n’y a pas de problème juif, il y a surtout un problème chrétien. Ne voyez-vous pas que la lutte est, au fond, dirigée contre le christianisme ? Si nous étions de véritables chrétiens, nous mettrions tous l’étoile jaune. Le temps de témoigner est venu. La plupart succomberont à la tentation, mais le Seigneur a dit : "Ne crains rien, petit troupeau." "
Cependant, l’abomination continue. Un nouveau pas est franchi avec la tristement célèbre " rafle du Vél’ d’hiv’ " : la nuit du 15 au 16 juillet 1942, treize mille Juifs sont arrêtés et parqués comme des bestiaux dans le Vélodrome d’hiver, à quelques centaines de mètres de la rue de Lourmel. Grâce à son habit monastique, Mère Marie peut y pénétrer ; elle passe trois jours au chevet d’une amie juive et aide les bénévoles de la Croix rouge à secourir les malades et à consoler les désespérés. Quand, au petit matin, les éboueurs parisiens débarquent, elle réussit, amadouant l’un d’eux, à faire sortir du stade quatre enfants cachés dans des poubelles.
Au 77, rue de Lourmel, la crise du logement est aiguë. Les familles juives qui s’y sont réfugiées occupent les lieux jusqu’au moindre recoin, dans l’attente d’un passage vers la " zone libre ". " Si les Allemands débarquent, je leur montrerai l’icône de la Mère de Dieu ", dit Mère Marie. Et Nicolas Berdiaev de sourire " L’icône passe encore, mais s’ils tombent sur Otsup, ce sera une autre histoire. " Poète juif à l’allure très pittoresque résidant à Lourmel, Otsup échappera finalement à l’arrestation, car on pourra l’emmener à temps se cacher en Bourgogne. Le Comité de Lourmel est alors en rapport étroit avec la Résistance, précisément avec le " comité de Dourdan " d’Ougrimov ; celui-ci fournit à Mère Marie des cartes de rationnement et de la nourriture.
Le matin du 8 février 1943, alors que Mère Marie se repose dans la ferme de son ex-mari, Danilo Skobtsov, des officiers font irruption dans le centre de Lourmel. Ils saisissent son fils, Iouri, le fouillent et trouvent dans ses poches un billet adressé au père Dimitri par une femme juive en quête d’un certificat de baptême. Iouri est arrêté et emmené comme otage. Les SS s’emparent des papiers du père Dimitri. Comment ont-ils su ? À l’évidence, Mère Marie et les siens ont été trahis, dénoncés. La Gestapo a introduit à Lourmel une femme russe qui se prétendait persécutée par les Allemands. Comme le dira plus tard un officier nazi à Sophie Pilenko : " Un de nos agents mangeait à votre table. "
Convoqué à la Gestapo, très conscient de ce qui l’attend, le père Dimitri célèbre sa dernière liturgie dans la chapelle annexe consacrée à saint Philippe de Moscou. Il se rend ensuite au siège de la police secrète allemande, rue des Saussaies. L’interrogatoire dure quatre heures. L’officier responsable, Hoffmann, lui propose un marché : la liberté contre l’arrêt de toute aide aux Juifs. Intransigeant, le père Dimitri lui répond doucement, en montrant sa croix pectorale : " Et ce Juif-là, vous le connaissez ? " Une gifle, immédiate, le jette à terre. " Votre pope s’est condamné lui-même ", dit Hoffmann en revenant à Lourmel.
Le 10 février, Mère Marie est arrêtée à son tour, ainsi que des amis de Lourmel, Théodore Pianov, Anatole Visskovski et Georges Kazatchkine, parrain du fils du père Dimitri. Hoffmann fouille Mère Marie, puis lui permet d’embrasser sa vieille mère, Sophie Pilenko, à laquelle il dit : " Vous avez mal élevé votre fille ; elle aide les youpins. — Elle aide tout le monde, rétorque la vieille dame. Pour une chrétienne comme elle, il n’y a ni Juif ni Grec. Si vous aviez été en danger, elle vous aurait aidé. " Et Mère Marie de sourire : " Ma foi, oui, je vous aurais aidé. "
Le moment de la séparation est arrivé, inéluctable. " Nous nous embrassâmes, témoignera plus tard Sophie Pilenko. Nous avions vécu toute cette vie dans l’amour. Elle me répéta ce qu’elle me disait toujours aux moments les plus graves de ma vie, comme à la mort de mon fils et de ma petite-fille : "Sois forte, mère !" " La mère et sa fille ne devaient plus jamais se revoir.
Rue de Lourmel, c’est la débandade. La maison ressemble à une ruche abandonnée par son essaim. La femme du prêtre, Tamara Klépinine, brûle des documents compromettants dans le poêle de sa chambre. Son fils Paul, âgé de quelques mois, sert de cache ; ses couches sont truffées de billets de banque destinés aux familles juives.
Au camp de Compiègne, les hommes se sont regroupés pour se soutenir mutuellement. Le père Dimitri a fabriqué un autel et une iconostase avec des lits et des bancs renversés. Il célèbre la liturgie, car Tamara a réussi à lui envoyer un antimension et des vases sacrés. Dans une lettre à sa grand-mère, Iouri écrit : " Nous vivons tous les quatre dans la fraternité et l’amour mutuel. Dimitri et moi, nous nous tutoyons et il me prépare à la prêtrise. " Plus tard, Fédor Pianov témoignera : " J’ose affirmer que Dieu peut parler à travers un homme. J’ai appris au contact du père Dimitri Klépinine quel immense secours moral et spirituel un homme peut apporter à un autre homme. "
Le 16 décembre, tous les hommes du groupe de Lourmel sont envoyés à Buchenwald. Seuls Théodore Pianov et Georges Kazatchkine en reviendront. Iouri, atteint de furonculose, sera emmené dans une direction inconnue. Le père Dimitri, âgé de trente-neuf ans, mourra d’épuisement le 9 février 1944 à Dora, près d’Erflirt, dans un camp annexe de Buchenwald où l’on creuse les usines souterraines destinées à la fabrication des fusées V2. De son côté, après plusieurs mois passés à Romainville, Mère Marie est déportée à Ravensbrück à la fin d’avril 1943. […]
Ici, comme ailleurs en d’autres temps, Mère Marie va marquer profondément et durablement ceux qui partagent son quotidien. Elle a le don du contact direct et une expérience de tous les milieux sociaux. Dans ses conversations, elle sait toujours écouter, aller à l’essentiel, redonner courage au cœur de l’épreuve, sentir ce dont son interlocuteur a le plus besoin au moment présent. Ses codétenues au camp de concentration le relèvent : douée d’un extraordinaire sens eschatologique, Mère Marie a l’art de transformer les aspects les plus répugnants de la captivité en occasions de consolation, d’édification, d’expression de sa vision du monde et de sa foi. Alors que les cheminées du four crématoire, qui crachent jour et nuit la fumée des corps consumés, sont pour les prisonnières les plus endurcies un spectacle funeste et une véritable hantise, elle déclare : " Cette fumée n’est sinistre qu’au sortir de la cheminée. Car regardez-la s’élever, voyez comme en montant elle se transforme en un nuage léger, immatériel, qui se dissipe dans l’espace infini. Ainsi font nos âmes qui s’arrachent à cette terre de péché et, après un vol léger, sont aspirées par l’éternité pour une nouvelle vie de bonheur. " […]
La vie dans les camps, c’est la faim, le froid, la vermine qui rongent et finissent par épuiser les constitutions les plus robustes. Mère Marie n’y échappe pas. Mais elle résiste. Minée par la dysenterie, elle trouve cependant la force de soutenir le moral de ses compagnes. Pour fêter le débarquement des Alliés en Normandie, elle brode un foulard avec de la soie subtilisée par une équipe travaillant aux câbleries Siemens. Étonnante de fraîcheur, cette broderie s’inspire de la tapisserie de Bayeux et comprend des vers en anglais sur l’exploit des " valeureux soldats " ; elle sera miraculeusement préservée par sa destinataire, une autre détenue, Rosane Lascroux.
Mais le mal poursuit son œuvre. Sentant sa fin approcher, Mère Marie demande à une amie d’apprendre par cœur son message au père Serge Boulgakov et à sa famille : " Voici mon état présent : je me soumets totalement à la souffrance et à ce qui doit m’arriver. Si je meurs, j’y verrai une bénédiction d’En-Haut. Mon seul souci, c’est de laisser ma vieille mère... "
Au début de 1945, la guerre touche à sa fin. Dans les camps, où les fours crématoires ne cessent de cracher leur macabre fumée, on entend déjà les canons de l’Armée rouge. Les Allemands deviennent de plus en plus nerveux. Mère Marie est sélectionnée pour le Jugendlager voisin, un ancien camp pour la jeunesse hitlérienne où les rations sont tellement réduites qu’on y meurt presque aussitôt.
À la grande surprise de ses compagnes, elle en revient. Mais elle atteint l’extrême limite de ses forces. Elle tient à peine debout. Avec la complicité d’une gardienne, Christina, qui admire Mère Marie en secret, ses compagnes réussissent parfois à la cacher sous une paillasse pour lui éviter l’appel. Le plus souvent, Mère Marie est couchée, les yeux fermés, l’air grave. Elle est, comme le dira une codétenue, Jacqueline Perry, " en train de vivre son Gethsémani. "
Un jour de mars 1945, les nazis procèdent à une ultime sélection. Que s’est-il passé exactement ? Difficile à dire. Les témoignages divergent. Pour les uns, Mère Marie aurait pris la place d’une femme terrorisée à l’idée d’être conduite au Jugendlager. Pour d’autres, touchée par leur panique et désireuse de les réconforter, elle se serait approchée de quelque deux cent soixante détenues choisies pour le Jugendlager ; des SS lui auraient alors pris son matricule, arraché ses lunettes et l’auraient embarquée avec le groupe. " Il est tout à fait plausible que Mère Marie se soit jointe aux sélectionnées, estime Jacqueline Perry. C’était pleinement conforme à son esprit d’abnégation. En se portant volontairement en sacrifice, elle aidait chacune d’entre nous à accepter sa croix. "
Quelque temps plus tard, le 31 mars, la gardienne Christina voit sur la liste des femmes gazées ce jour-là le nom d’Élisabeth Skobtsov, matricule 19263. Mère Marie était entrée dans la paix du Seigneur la veille de Pâques.
Extrait de Mère Marie Skobtsov, Le sacrement du frère.
© Les Éditions du Cerf et Le Sel de la Terre, 2001.
Reproduit avec autorisation.
Introduction aux Pages Mère Marie Skobtsov