Le sacrement du frère
par le père Cyrille Argenti
Tout le message du Christ est de détruire les barrières, de transcender l’instinct de l’homme déchu pour l’ouvrir à la présence du Christ et faire de son frère un sacrement. Qu’est-ce, en effet, qu’un sacrement ? C’est un acte du Saint-Esprit qui rend le Christ présent, conformément à sa promesse. Il y a toujours un lien personnel entre les Personnes divines et nous : dans le baptême, le Saint-Esprit nous greffe sur le Christ pour devenir une même plante avec lui ; dans l’eucharistie, nous devenons un même Corps avec lui ; dans la chrismation, nous recevons le don de l’Esprit qui va nous conformer au Christ ; par le repentir, nous rentrons dans ce Corps si nous en sommes sortis ; par l’huile sainte, nous redevenons un membre sain et saint si nous avons été malades ; par le mariage, c’est dans le couple, dans l’église familiale que le Christ va devenir présent ; dans l’ordination, c’est l’articulation du Corps du Christ qui va être constituée. Dans tous ces cas, il y a toujours, par l’action du Saint-Esprit, édification du Corps du Christ et relation personnelle entre le fidèle et les Personnes de la Divine Trinité.
Ainsi, les sacrements sont des temps forts et privilégiés dans notre relation avec le Christ. Ce ne sont pas des événements momentanés ; ainsi, la durée du sacrement du mariage ne se limite pas à celle de la cérémonie, laquelle ne fait qu’inaugurer le sacrement qui est la présence du Christ dans la vie du couple. La célébration du sacrement est le temps fort, le moment évident d’une relation, qui s’étend sur toute une vie, entre nous et le Seigneur. Peu importe dès lors le nombre de sacrements, car finalement il n’y en a qu’un : celui de la présence du Verbe divin parmi les fidèles, de l’Emmanuel (« Dieu avec nous ») au milieu de son Église, du Dieu présent dans son Corps au milieu de nous.
C’est dans ce sens que l’on peut parler à juste titre du sacrement du frère : la découverte par le Saint-Esprit de la présence du Christ dans l’autre. Deux textes du Nouveau Testament en soulignent le sens et l’importance. D’abord, la parabole du Jugement dernier déjà cité (Mt 25, 31-36) : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger, soif et vous m’avez donné à boire, [...] j’étais un étranger et vous m’avez accueilli. » Autrement dit, le Seigneur est présent et caché dans chaque malade, dans chaque étranger, dans chaque personne qui a faim, dans chaque homme en prison. Ensuite, la parabole du bon samaritain, qui renverse les rôles, mais a au fond le même sens. Le samaritain, c’est-à-dire l’étranger – l’hérétique même – descend de son cheval, verse de l’huile et du vin sur les plaies du blessé, l’amène et le confie à l’aubergiste avec ces mots : « Ce qu’il te faudra dépenser en plus, je te le rendrai à mon retour » (Lc 10, 35). Par ces paroles, nous reconnaissons le Seigneur Jésus lui-même soignant l’homme meurtri par les brigands que sont les démons. Après avoir soigné le blessé avec l’huile sainte, avec le vin de l’eucharistie, Il le conduit à l’auberge, le confie à l’Église en attendant son retour. Celui qui visite le blessé représente le Christ, alors que chez saint Matthieu, le Christ se cache dans le blessé. Dans les deux cas en prenant soin du malade, nous entrons en communion avec le Christ. Dans les deux cas, il y a sacrement, puisqu’il y a présence du Christ.
Mais où est l’action du Saint-Esprit ? Le Saint-Esprit est Celui qui, dans ces cas-là, nous fait découvrir la présence du Christ dans l’autre. Je vais peut-être vous choquer, mais je crois être strictement orthodoxe en disant que recevoir le Corps et le Sang du Christ devant l’autel et recevoir à sa table familiale un chômeur algérien, sont deux actes de même nature. À chaque fois, il s’agit de l’unique sacrement, de la présence du Christ en ce monde, par l’opération du Saint-Esprit.
Quel est le lien qui unit le sacrement de l’autel et le sacrement du frère ? Lors de la célébration de la Divine liturgie, avant la récitation du Credo, nous disons : « Aimons-nous les uns les autres afin que, dans un même esprit, nous confessions le Père, le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible. » La première partie de la phrase se situe sur le plan de la relation d’amour entre les frères ; sans cette relation, il ne peut y avoir de confession du mystère trinitaire. Ainsi, l’acte de l’esprit qui confesse la Trinité et les liens du cœur qui rassemblent les fidèles dans l’amour sont absolument complémentaires. Nous ne pouvons pas confesser le mystère de la Trinité sans une expérience, au moins relative, de l’amour du frère ; sinon, nous sommes dans le mensonge et l’hypocrisie. Nous touchons là au nœud de la liturgie : le baiser de paix est essentiel à la communion. Il ne s’agit pas d’un amour sentimental ; l’amour comme préalable à la foi trinitaire est une réalité beaucoup plus profonde que le sentiment.
Nous retrouvons les deux pôles du message de Jésus reprenant les textes fondamentaux de l’Ancien Testament : l’amour de Dieu et l’amour du frère : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit » et « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lc 10,27). Le Christ rassemble ces deux commandements en un seul. Ainsi, on ne peut pas séparer sans hérésie, au sens le plus fort du mot, la dimension verticale de la dimension horizontale, le sacrement de l’autel du sacrement du frère. Toute dichotomie entre ces deux dimensions est une véritable schizophrénie.
En négligeant le sacrement du frère, on aboutit au ritualisme, à une sorte d’esthétisme liturgique. La liturgie devient un refuge, un moment de recueillement : tout est beau, on se retrouve au ciel, puis après on fait comme les autres, comme le monde. Le sacrement de l’autel sans le sacrement du frère aboutit au blasphème permanent. À l’inverse, le sacrement du frère sans le sacrement de l’autel conduit au même résultat, car il ne tarde pas à s’affadir, à dégénérer en activisme : on se dépense, on oublie que le frère est l’image de Dieu, et le service du frère devient une législation sociale. Dès que l’on sépare le sacrement de l’autel du sacrement du frère, c’est le Malin qui y trouve son compte.
Extrait du livre du père Cyrille Argenti,
N’aie pas peur, Cerf/Le sel de la terre, 2002.