La prière dans la Divine Liturgie
par Paul Ladouceur
Les formes de prière dans la Divine Liturgie
La liturgie est l’action offerte à Dieu – la prière – des chrétiens rassemblés en tant que communauté ecclésiale. Dans l’ensemble de l’office divin (qu’on appelle aussi " liturgie "), c’est la Divine Liturgie, le sacrement de l’Eucharistie, qui occupe la première place en tant qu’expression liturgique et accomplissement de la foi chrétienne. La Divine Liturgie contient une grande variété de prières, ainsi que d’autres éléments, par exemple les lectures bibliques, qui ne sont pas des prières en soi, tout en faisant partie de l’action de la communauté chrétienne.
Nous proposons d’examiner ici les différent
es types ou formes de prière se trouvant dans la Divine Liturgie, prenant comme point de départ les principaux types ou formes de prières mentionnées par saint Paul dans la première épître à Timothée. Saint Paul énumère quatre sortes de prières principales, soit personnelles ou communautaires : Je recommande donc, avant tout, qu’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes (1 T 2,1). Origène, écrivant à des laïcs au début du IIIe siècle, reprend les mêmes distinctions, en donnant des exemples de divers types de prière dans l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Saint Nicolas Cabasilas, dans son Explication de la Divine Liturgie, emploie une topologie légèrement différente : " L’entretien avec Dieu est action de grâces, glorification, confession, demande. " Pour Cabasilas, la forme de prière la plus élevée est la glorification (ou louange), car " celui qui glorifie Dieu, s’étant laissé de côté lui-même et tous ses intérêts, glorifie le Maître pour lui-même, et sa puissance et sa gloire ". La confession est la reconnaissance de " notre propre méchanceté ", de " nos misères devant Dieu ". Cabasilas ne fait pas de distinction entre la prière de demande pour soi-même et pour autrui (intercession).Voyons brièvement les quatre formes essentielles de la prière selon saint Paul, en notant quelques distinctions et variantes importantes, avant de les considérer en détail dans le contexte de la Divine Liturgie :
1. La prière de demande ou de supplication : C’est la prière qui demande des bienfaits pour soi-même, ou, si la prière est communautaire, pour les membres de la communauté.
Une forme particulière de la prière de supplication, très importante pour la vie spirituelle, est la prière de pardon : demander à Dieu le pardon de nos fautes.
2. La prière d’intercession (la troisième type de prière selon saint Paul et Origène) : Il s’agit de présenter des demandes pour autrui ; c’est déjà un dépassement de soi, un don de soi fait dans l’amour.
Une forme spéciale de la prière d’intercession est la prière pour les défunts. L’Église orthodoxe, ainsi que les Églises catholiques et anglicanes, attachent une grande importance à la prière pour les défunts.
3. La prière d’action de grâce : C’est la prière de remerciement à Dieu pour les bienfaits accordés ou à venir. " Eucharistie " a justement le sens d’action de grâce.
4. La prière de louange ou d’adoration : C’est ce que Paul et Origène appellent simplement " prière ". Les prières qui remémorent les hauts faits de Dieu, ainsi que les références à la gloire divine (" doxologie "), à la sainteté de Dieu et à d’autres qualités ou Noms de Dieu, et les prières qui bénissent Dieu, sont également des prières de louange.
La bénédiction adressée à Dieu est une prière de louange ou d’adoration, alors que la bénédiction adressée aux personnes est une prière d’intercession : en bénissant, le priant demande (intercède) pour que Dieu accorde un bienfait particulier ou général à une personne ou à un groupe. La bénédiction s’applique aussi aux êtres vivants ainsi qu’à la nourriture et aux objets (églises, icônes, vases sacrés, maisons et autres bâtiments etc.)
Une autre type de la prière de louange est la prière d’offrande, celle qui accompagne une offrande faite à Dieu, ce qui revêt bien sûr une grande importance dans la Divine Liturgie.
La prière de confession de foi est une autre forme de prière de louange. La confession de foi existe depuis les premiers temps de l’Église – l’Évangile en connaît plusieurs, notamment celles de Pierre (Mt 16, 16) et de Marthe (Jn 11, 27). La confession de foi est véritablement une prière, puisqu’il s’agit à la fois de raconter les hauts faits de Dieu et d’y adhérer avec foi et amour, dans l’action de l’Esprit Saint en nous.
La prière " contemplative ", ce que beaucoup de grands spirituels appellent " la prière pure ", est difficilement identifiable dans les énumérations de saint Paul et d’Origène. Pourtant, nous pouvons y voir une forme particulière de la prière de louange, un dépassement des mots et des images devant la grandeur de Dieu, ce qui se ce qui se raccorde à l’état de béatitude éternelle du Royaume de Dieu.
Considérons la présence de ces formes de prières dans la Divine Liturgie.
1. La prière de demande ou de supplication.
C’est la forme de prière la plus fréquente dans la liturgie et les psaumes : la communauté liturgique prie pour elle-même. Ces prières se trouvent notamment dans les cinq grandes ecténies (ou litanies) de la liturgie de saint Jean Chrysostome, ainsi que dans les prières du prêtre à la fin des demandes récitées par le diacre et à d’autres moments de la liturgie. Le diacre proclame les demandes au nom de la communauté, à haute voix, pendant que le prêtre lit silencieusement la prière du prêtre accompagnant chacune de ces ecténies et qui est, en fait, une prière à part. L’énonciation des demandes par le diacre n’est pas en soi la prière, mais c’est plutôt l’assentiment aux demandes donné par la communauté, signifié le plus souvent par le Kyrie eleison – " Seigneur, prends pitié ".
Les prières du prêtres accompagnant les ecténies se terminent par une l’ecphonèse ou exclamation, une formule doxologique, par exemple : " Car à toi appartiennent tout gloire, honneur et adoration, Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles " (p. 20). Parfois des prêtres diront certaines des prières " secrètes " à haute voix, mais généralement les fidèles entendent seulement l’exclamation qui les conclut, à laquelle ils donnent leur assentiment en disant Amen, " qu’il en soit ainsi ! "
Au début de la liturgie des catéchumènes, le diacre entonne la grande ecténie de paix, invitant d’abord les fidèles de prier " en paix ", puis on prie pour la communauté elle-même, les Églises, le monde entier, le clergé et les fidèles, la patrie, la ville locale, ceux qui ont des besoins particuliers (les voyageurs, les malades, les prisonniers). Pendant ce temps, le prêtre dit la prière " sécrète " :
Seigneur, notre Dieu, dont la puissance est incomparable et la gloire incompréhensible, dont la miséricorde est incommensurable et l’amour pour les hommes ineffable, toi-même, Maître dans ta tendresse, abaisse ton regard sur nous et sur cette sainte maison et accorde-nous et à tous ceux qui prient avec nous, tes riches bienfaits et tes largesses. (p. 20)
À première vue, les ecténies de la liturgie peuvent sembler répétitives, et il est vrai que certaines demandes reviennent plusieurs fois, mais une écoute ou une lecture attentive distingue une progression des principales demandes des ecténies. Ainsi, à l’ecténie de paix au début de la liturgie, l’assemblée prie pour la communauté, pour divers groupes en besoin et le monde entier (pp. 19-20) ; l’ecténie qui suit la lecture de l’Évangile précise les besoins d’ordre général
edes membres de l’assemblée : " Nous prions encore pour obtenir miséricorde, vie, paix, santé, salut, protection et rémission des péchés des serviteurs et des servantes de Dieu, les membres de cette paroisse (ou : les frères de ce saint monastère) " (p. 31) ; l’ecténie qui suit la grande entrée souligne davantage les besoins spirituels de la communauté : " Que ce jour entier soit parfait, saint, paisible et sans péché… ; un ange de paix… ; pardon et rémission de nos péchés et de nos transgressions… ; ce qui est bon et utile à nos âmes… ; d’achever notre vie dans la paix et la pénitence… ; une fin chrétienne… " (p. 41) ; l’ecténie avant le Notre Père et la communion inscrit ces mêmes demandes dans le contexte des " dons précieux offerts et sanctifiés… afin que notre Dieu, ami des hommes, qui les a reçus à son autel saint, céleste et invisible, comme un parfum de spirituelle suavité, nous envoie en retour la grâce divine et le don du Saint-Esprit " (p. 50). Aux demandes déjà prononcées avant la consécration est ajouté un rappel que la communauté a demandé " l’unité de la foi et la communion du Saint Esprit " (p. 51).Une autre prière de demande a la forme spéciale de supplication par le prêtre en son nom seul, pour lui-même ; c’est la prière qu’il récite pendant le chant de l’hymne des chérubins. Il demande la bénédiction et la purification divines afin d’être digne d’exercer le pouvoir sacerdotal
ede consacrer les Corps et le Sang du Christ et d’offrir les dons à Dieu (cf. p. 37). C’est la seule prière de la liturgie où le prêtre prie en son nom propre plutôt qu’en tant que représentant de la communauté.La prière du Seigneur, le " Notre Père ", qui fait partie des prières préparatoires à la communion (p. 51), a la forme d’une prière de demande, mais les trois premières demandes sont tout-à-fait exceptionnelles : " Que ton Nom soit sanctifié, que ton règne arrive, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ". Ces demandes ne se rapportent pas à la seule communauté, mais plutôt à la venue du Royaume de Dieu. Elles ont donc un aspect immédiat – que le Royaume soit accompli maintenant – et eschatologique – que le Royaume soit pleinement accompli dans le monde à venir. La Divine Liturgie étant déjà l’entrée dans le Royaume, les demandes se trouvent en fait exaucées par la Liturgie elle-même. Trois des autres demandes du Notre Père sont des supplications pour la communauté : " Donne-nous aujourd’hui notre pain substantiel, " " ne nous soumets pas à l’épreuve, mais délivre-nous du Malin ". L’avant dernière demande, " remets-nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs, " est aussi une supplication, une demande de pardon, qui revient plusieurs fois ailleurs au cours de la liturgie.
Le Psaume 50/51 (le Miserere) est le grand psaume pénitentiel, où le priant se reconnaît pécheur et demande pardon à Dieu pour ses fautes. L’expression pénitentielle est d’une grande sincérité et d’une grande beauté ; c’est un psaume que tout chrétien devrait connaître par cœur et réciter chaque jour. On attribue ce psaume au roi David " quand Nathan le prophète vint à lui parce qu’il était allé vers Bethsabée ". David fut épris d’un amour passionnel pour Bethsabée, femme d’Uri, après avoir vu Bethsabée pendant son bain ; il couche avec elle et elle devient enceinte. David initie un complot pour se débarrasser d’Uri pendant une bataille, afin de pouvoir s’emparer de Bethsabée. Dieu envoie alors le prophète Nathan à David pour lui reprocher son double péché ; dans le récit du livre des Rois (cf. 2 R 11-12) David dit simplement : " J’ai péché contre Dieu ! ", mais c’est le Psaume 50 qui exprime la plénitude de cette reconnaissance de sa faute et l’espoir d’obtenir le pardon divin.
Au cours de la divine Liturgie la Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome, le diacre (ou à défaut, le prêtre) récite le Psaume 50 pendant les deux encensements du sanctuaire et de l’église entière, à la fin de la proscomidie et juste avant la grande entrée, pendant le chant des chérubins (cf. p. 17 et 37). Il s’agit en fait d’une prière privée du diacre, puisqu’il n’y a aucune participation de la communauté. Quelques versets du psaume 50 sont récités également dans la Liturgie des fidèles, notamment juste après la grande entrée (p. 39), et, dans l’usage slave, entre les prières de l’institution de l’eucharistie et l’épiclèse, l’invocation de l’Esprit Saint sur les saints Dons (p. 46).
La demande de pardon figure aussi en plusieurs des grandes ecténies et des prières du prêtre : " Pardonne-nous toute faute volontaire et involontaire " (prière du Trisagion, p. 27) ; " Nous prions encore pour obtenir… pardon et rémission des péchés… " (ecténie après l’Évangile, p. 31 ; ecténie de supplication, p. 41 ; et ecténie avant la communion p. 51) ; " Accorde-nous de t’offrir les dons et des sacrifices spirituels pour nos péchés et les inadvertances de ton peuple " (prière de l’offrande, p. 42).
Le lien entre l’eucharistie et le pardon des péchés suggéré par cette dernière formule est renforcé et confirmé par les paroles de l’institution employées par Jésus à la dernière Cène et répétées par le prêtre :
Prenez, mangez, ceci est mon Corps qui est rompu pour vous, en rémission des péchés... Buvez-en tous, ceci est mon Sang, le Sang de la Nouvelle Alliance, qui est répandu pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. (p. 46; cf. Mt 26, 26 ; 1 Co 11, 24).
Le pardon des péchés est aussi souligné dans la formule de communion du clergé et des fidèles :
Voici que je m’approche de nouveau du Christ, le Roi immortel et notre Dieu. Serviteur de Dieu et prêtre N., je communie au précieux et saint Sang de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus Christ en rémission de mes péchés et pour la vie éternelle (p. 55).
Le serviteur (servante) de Dieu N. communie aux précieux et saints Corps et Sang de notre Seigneur Dieu et Sauveur Jésus Christ en rémission de ses péchés et pour la vie éternelle (p. 57).
L’efficacité de la communion au saint Corps et précieux Sang du Christ pour le pardon et la rémission des péchés est confirmée par le prêtre qui récite, après avoir communié lui-même et donné la communion au diacre et aux fidèles, la parole du Séraphin au prophète Isaïe après que l’ange l’eut touché la bouche avec une braise prise sur l’autel devant Dieu : " Ceci a touché mes lèvres ; mes iniquités seront enlevées et mes péchés effacés " (Is 6, 7) ; " Ceci a touché vos lèvres, vos iniquités seront levées et vos péchés effacés " (p. 56). (La récitation de cette parole du livre d’Isaïe après la communion des fidèles n’est pas pratiquée par tous les prêtres.)
Les ecténies contiennent un grand nombre de demandes qui sont des prières d’intercession : la communauté supplie Dieu en faveur d’autrui : le clergé, la ville, tous ceux qui vivent dans la foi (pas seulement les fidèles orthodoxes, remarquons-nous au passage), le pays, les gouvernants, les malades, les opprimés, les prisonniers etc. (voir notamment la grande ecténie, pp. 19-20). La communauté intercède spécialement pour les catéchumènes et, pendant les jours précédant la Semaine sainte, pour ceux qui seront baptisés (p. 34).
Plusieurs des prières du prêtre sont des prières d’intercession pour les fidèles. Le début de la liturgie des fidèles est marqué par deux de ces belles prières pour les fidèles ; la deuxième dit notamment : " Accorde, ô Dieu, à ceux qui prient avec nous de progresser dans la vie, la foi et le discernement spirituel ; donne-leur de te servir toujours irréprochablement avec crainte et amour, de participer sans encourir de condamnation à tes saints Mystères et d’être jugés dignes de ton Royaume céleste " (p. 36).
2.1. La prière pour les défunts.
Parmi les prières d’intercession de la Divine Liturgie figure la prière pour les défunts ; la Divine Liturgie est l’action de la communion des saints, de l’Église céleste et l’Église terrestre ; nous prions pour ceux qui nous ont précédés dans la vie et la foi. Dans la liturgie dominicale et des grandes fêtes, les défunts sont mentionnés notamment dans certaines ecténies, mais en semaine il est habituel d’ajouter une ecténie spéciale pour les défunts immédiatement après l’ecténie qui suit l’Évangile. Des défunts particuliers peuvent être mentionnés à ce moment-là dans la très belle prière pour les défunts " Dieu des esprits et de toute chair… ", qui se termine par une évocation de l’espoir chrétien face à la mort :
Car tu es la résurrection, la vie et le repos de tes serviteurs/ servantes défunts NN., ô Christ notre Dieu, et nous te rendons gloire, avec ton Père éternel et ton Esprit très Saint, bon et vivifiant, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles (p. 33).
3. La prière d’action de grâce.
La prière d’action de grâce est bien en vue après la communion, mais elle figure aussi à plusieurs reprises avant les paroles de l’institution, notamment dans la première partie de la prière de l’oblation, où le prêtre remercie Dieu de nous avoir " amenés à l’être ", de nous avoir relevés après notre chute, et nous avoir " élevés au ciel " et nous avoir " fait don de ton Royaume à venir " – une reconnaissance du fait que nous devons rendre grâces à Dieu pour ce qui n’est pas encore accompli dans le temps (le Royaume et la vie éternelle), la Divine Liturgie étant en fait intemporelle et éternelle. La prière continue : " Pour cela nous te rendons grâce, à toi et à ton Fils unique et à ton Esprit Saint ; pour tous les bienfaits connus ou ignorés de nous, manifestés ou cachés, répandus sur nous ", et le prêtre rend grâce aussi pour la liturgie même (p. 45).
Toute la partie de la Divine Liturgie après la communion des fidèles, depuis le triple " Alléluia " de la chorale qui marque la fin de la communion jusqu’aux formules de congé, peut être considérée une expression à la fois de la joie de la communauté d’avoir participer à la Croix et la Résurrection du Christ dans la communion, et la reconnaissance à Dieu de nous avoir permis ce privilège. Y figurent plusieurs des plus belles et joyeuses prières de la liturgie, dont certaines ne sont pas récitées à haute voix, par exemple les prières du diacre dites pendant qu’il dépose dans le calice les parcelles de pain restées sur la patène : " Témoins de la Résurrection du Christ, adorons le Saint Seigneur Jésus qui seul est sans péché… Venez, croyants, adorons tous la sainte Résurrection du Christ… Resplendis, resplendis, ô Nouvelle Jérusalem… Ô Christ, grande et très sainte Pâque… " (p. 57).
Cette partie de la liturgie prend pour acquis que toute la communauté a communié, ce qui, malheureusement, n’est pas toujours le cas, surtout dans les communautés où seuls les enfants et quelques adultes communient. Comment peut-on chanter alors une hymne d’action de grâces au Seigneur de nous avoir " rendus dignes de communier à tes saints, divins, immortels et vivifiants mystères " (p. 59) ?
4. La prière de louange ou d’adoration.
La louange de Dieu relève non seulement du ressort des anges mais aussi de l’humanité ; la Divine Liturgie est l’expression suprême de cette louange, réunissant anges, saints et justes de tous les temps, aux fidèles présents dans le temple, agissant de fait au nom de toute l’humanité, même ceux qui ne se joignent pas consciemment à la louange ou s’y opposent, volontairement ou inconsciemment. Parmi les moments forts de cette louange dans la Divine Liturgie, sont la " prière du Trisagion " (prière du prêtre après la petite entrée) ; le Trisagion lui-même ; la prière du prêtre pour lui-même pendant le chant des chérubins ; et les prières de l’anaphore, y compris le chant du " Sanctus ". Les prières de louange racontent les hauts faits de Dieu et expriment sa sainteté.
Une forme particulière de la prière de louange est la reconnaissance de l’incognoscibilité de Dieu, qui se trouve dans la première partie de la prière de l’oblation : " Tu es Dieu inexprimable, incompréhensible, invisible, inaccessible, être éternel, toujours le même, toi et ton Fils unique et ton Esprit Saint " (p. 44). Cette courte expression, en particulier les quatre expressions négatives, reflète la tradition de la " théologie apophatique " de l’Église orthodoxe, exprimée notamment dans les écrits du " Pseudo-Denys " (probablement début du VIe siècle), mais qui a ses origines chez les Pères du IVe siècle. C’est saint Grégoire Palamas au XVe siècle qui a précisé le sens de cette incognoscibilité de Dieu : Dieu est inconnaissable dans son essence, mais connaissable et participable dans ses énergies, par lesquelles il se manifeste dans sa création.
L’anaphore de saint Basile le Grand est un longue et magnifique chant de louange de Dieu, où sont racontés, dans un langage sublime et d’une théologie profonde, la gloire de Dieu et ses hauts faits envers l’humanité ; chaque Personne de la Sainte Trinité est invoquée et louée ; puis l’action divine dans la création et dans l’histoire ontologique de l’humanité est reconnue et louée.
La reconnaissance de la sainteté de Dieu est aussi un aspect de la louange divine. Mais qu’est-ce que la sainteté ? La sainteté est avant tout une qualité ineffable de la transcendance divine : Dieu, le Tout-Autre, dépasse notre entendement. Et une façon d’exprimer cette transcendance est ce mot qui n’a de référence que par rapport à Dieu lui-même : " En effet, "Saint" est le nom réel de Dieu, du Dieu vivant, le Tout-Autre, l’Unique ". Car ce que nous appelons " saint " - une personne, un objet, une action – n’est saint que par rapport à Dieu. C’est ce que reconnaît l’assemblée liturgique en réponse à la déclaration du prêtre en élevant les Saints Dons : " Les Saints Dons aux saints ! " (p. 53). Comme frappée de stupeur devant cet auguste exigence, l’assemblée, paraphrasant saint Paul (1 Co 8, 6 et Ph 2, 11), répond : " Seul est Saint, seul est Seigneur, Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père " (p. 53) : la sainteté humaine vient du Christ-Dieu et non d’une source humaine. Cette idée revient dans les prières d’action de grâces après la communion : " Garde-nous dans ta sainteté, afin que le jour entier nous apprenions ta justice " (p. 59).
La Divine Liturgie célèbre la sainteté de Dieu notamment juste avant la consécration, dans le " Sanctus " et la prière du prêtre qui introduit les paroles de l’institution : " Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth. Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire " (Is 6, 3); puis : " Nous clamons et disons : Tu es saint. Tu es parfaitement saint, toi et ton Fils unique et ton Esprit Saint. Tu es saint, tu es parfaitement saint, magnifique est ta gloire " (p. 45). La citation du livre d’Isaïe qui constitue la première partie du " Sanctus " comprend une reconnaissance à la fois de la transcendance de Dieu (" Saint, saint, saint, le Seigneur Sabaoth ") et de sa Présence dans la création (" Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire ").
La prière de louange fait aussi partie de l’action de grâce après la communion, par exemple dans les deux chants " Nous avons vu la vraie lumière " et " Que nos lèvres s’emplissent de ta louange " (p. 58). Ici, la louange devient adoration, adoration comprise moins dans le sens d’un geste que synonyme de louange. Le premier chant rappelle les principaux bienfaits de la communion : " Nous avons vu la vraie lumière, nous avons reçu l’Esprit céleste, nous avons trouvé la foi véritable " et les communiants, " déifiés " après la communion au Saint Corps et au Précieux Sang du Christ, sont invités à adorer " l’indivisible Trinité, car c’est elle qui nous a sauvés " (p. 58).
La bénédiction est une des formes les plus élevées de la prière. Les offices du rite byzantin commencent tous par une bénédiction, dont la solennité varie selon l’importance de l’office. L’office de la préparation de la Divine Liturgie (ou proscomidie) débute avec la bénédiction de saint Paul dans l’épître à Timothée : " Béni soit notre Dieu en tout temps, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles " (p. 5 ; 1 Tm 1, 17). La bénédiction qui ouvre la liturgie des catéchumènes invoque le Règne de Dieu, dans un temps à la fois actuel et eschatologique : " Béni est le Règne du Père et du Fils et du Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles " (p. 19). La bénédiction qui commence les vigiles ou les matines est une doxologie : " Gloire à la sainte, consubstantielle, vivifiante et indivisible Trinité, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles ".
Le geste de " bénir Dieu " ou de " glorifier Dieu " de la part de nous, humains, soulève une difficulté : Comment nous, créatures, mortels, pécheurs, pouvons-nous bénir Dieu qui est " le Créateur du ciel et de la terre " (Symbole de foi, p. 43), lui " qui [est] immortel " (hymne " Fils unique " p. 23), le " seul sans péché " (prière après la communion, p. 57), le " parfaitement saint " (prière de l’oblation, p. 45) ? N’est-ce pas la plus haute présomption de penser que les humains peuvent ajouter quelque chose à la gloire de Dieu ? Dans un sens absolu, il est évident que Dieu n’a pas besoin de ses créatures, mais néanmoins il cherche l’amour libre de ses créatures et une façon pour nous d’exprimer cet amour est de rendre gloire à Dieu, de le " bénir ". Une prière de la Divine Liturgie résout partiellement le dilemme : la " prière de l’ambon ", vers la fin de la liturgie, commence par la phrase : " Seigneur, toi qui bénis ceux qui te bénissent et sanctifies ceux qui mettent leur confiance en toi, sauve ton peuple et bénis ton héritage " (p. 60). En fait, c’est la bénédiction que nous recevons du Seigneur qui nous permet de le bénir.
Plusieurs fois pendant la liturgie, le diacre demande la bénédiction du prêtre, par exemple avant de proclamer l’Évangile (cf. p. 30) et les grandes ecténies, alors que le prêtre bénit les fidèles deux fois avant la consécration et deux fois avant la communion. Les deux formes de bénédiction n’ont pas le même sens : la bénédiction que demande le diacre du prêtre est en fait en partie une demande de permission d’accomplir le geste liturgique qui s’en suivra, alors que la bénédiction de fidèles est une intercession en leur faveur. Juste avant le canon eucharistique, le prêtre bénit l’assemblée avec la magnifique formule trinitaire de la deuxième épître aux Corinthiens : " Que la grâce de notre Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu le Père et la communion du Saint Esprit soient avec vous tous " (2 Co 13, 13 ; p. 44).
L’action essentielle de la Divine Liturgie est constituée d’une part en l’offrande des Saints Dons à Dieu, en commémoration et actualisation de l’offrande du Christ lui-même, et d’autre part, par la réception de ces mêmes Dons, Saint Corps et Précieux Sang du Christ, par l’assemblée. L’offrande est contenue dans la partie centrale de la Divine Liturgie, appelée " canon eucharistique " ou " anaphore ". Celui-ci est précédé par une supplication que Dieu agrée l’offrande : " Accepte aussi notre prière de pécheurs et porte-la à ton très saint autel. Accorde-nous de t’offrir les dons et des sacrifices spirituels pour nos péchés et les inadvertances de ton peuple. Et rends-nous dignes de trouver grâce devant toi, afin que notre sacrifice te soit agréable… " (p. 42).
La prière d’offrande vient après les paroles de l’institution et avant l’invocation de l’ Esprit Saint sur les saints Dons (épiclèse) : " Ce qui est à toi, le tenant de toi, nous te l’offrons en tout et pour tout " (p. 46). La formule exprime ici une reconnaissance que nous avons reçu de Dieu ce que nous offrons, c’est-à-dire le Christ lui-même. Le prière du prêtre pour lui-même avant la grande entrée va encore plus loin en exprimant ce sens paradoxal
ede l’offrande : " C’est toi qui offres et qui es offert, toi qui reçois et qui es distribué, ô Christ notre Dieu " (p. 37). Ce paradoxe découle de l’Incarnation du Fils de Dieu : en prenant la nature humaine sans cesser d’être Dieu par nature, le Christ déifie la nature humaine et toute la race humaine s’identifie au Christ en l’offrande de son Incarnation, sa Passion, sa Mort, sa Résurrection. Car l’offrande de la Divine Liturgie n’est pas seulement celle du Christ, mais toute l’assemblée de tous les fidèles; les fidèles sont sanctifiés, déifiés dans la mesure où ils s’offrent aussi à Dieu, en s’associant à l’offrande du Christ. Cela est reflétéeen partie dans la formule qui termine la plupart des ecténies : " Confions-nous nous-mêmes, les uns les autres et toute notre vie, au Christ, notre Dieu " (p. 20 etc.).4.3. La prière de confession de foi.
La Divine Liturgie contient plusieurs formules de confession de foi, dont en particulier, bien sûr, le chant ou la récitation du Symbole de Nicée-Constantinople à la liturgie des fidèles (p. 43). À la liturgie des catéchumènes, c’est l’hymne " Fils unique et Verbe de Dieu " qui constitue une confession de foi :
Fils unique et Verbe de Dieu, toi qui es immortel,
et qui daignas pour notre salut t’incarner
de la Sainte Mère de Dieu et toujours Vierge Marie,
et qui sans changement te fis homme
et fus crucifié, ô Christ Dieu,
par la mort ayant vaincu la mort,
étant l’Un de la Sainte Trinité,
glorifié avec le Père et le Saint-Esprit, sauve-nous. (p. 23)Cette magnifique hymne, attribuée à l’empereur Justinien (Ve siècle), est concentrée sur l’Incarnation du Verbe de Dieu, mais l’économie du Fils est située dans le contexte de la Trinité toute entière. De même, et d’une façon exclusivement trinitaire, juste avant le Credo le diacre invite les fidèles d’abord à confesser : " Le Père, le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible " (p. 42). Cette même formule trinitaire est répétée également après la récitation du Credo, cette fois dans le cadre de la prière de l’oblation et sous la forme, non seulement d’une déclaration de foi, mais d’adoration : " Il est digne et juste d'adorer le Père et le Fils et le Saint Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible " (p. 44).
Par sa nature même, la prière contemplative semble être peu présente dans la liturgie ; il s’agit avant tout d’une prière personnelle, sans pour autant être coupée de l’Église, car il n’y a pas vraiment de prière personnelle ; toute prière d’un fidèle se fait dans l’Église.
La prière contemplative comprend deux versants : l’une se rapportant au temps présent ; l’autre eschatologique, en tant qu’anticipation du Royaume de Dieu. Nous trouvons néanmoins dans la Divine Liturgie une prière qui fait allusion à la dimension eschatologique de la contemplation. C’est une des prières du diacre après la communion des fidèles, qui dit : " Ô Christ, grande et très sainte Pâque ! Ô Sagesse, Verbe et Puissance de Dieu ! Donne-nous de communier à toi plus intimement dans le jour sans crépuscule de ton Royaume " (p. 57). De même, il y a quelques références dans les psaumes, où contemplation et louange de Dieu se mêlent. Un verset psalmique est bien connu puisqu’il se trouve dans la Doxologie (Gloria) des matines ; la louange actuelle se prolonge dans le Siècle à venir : " Chaque jour je te bénirai, et je louerai ton Nom dès maintenant et dans les siècles des siècles " (Ps 144, 2).
Si la prière est bien la manifestation " la plus intime de notre vie spirituelle " et la vie de prière, " sa densité, sa profondeur, son rythme ", la gage de notre " santé spirituelle ", alors la participation à la Divine Liturgie est le gage de la santé de notre vie de prière. Par la liturgie nous nous joignons à la prière du Christ, dans la sainteté de l’Esprit, en compagnie de la Mère de Dieu, des anges et des saints et justes de tous les temps, ceux qui nous ont précédés dans la vie et la foi, nos contemporains, ceux qui doivent naître. La Divine Liturgie est l’acte suprême de la communauté ecclésiale, les premiers fruits de la création entière offerts à Dieu. Prière actuelle et eschatologique, la Divine Liturgie comprend et récapitule toutes les formes de prière. Il n’est pas possible d’aller plus loin, ou plus haut, en cette vie que la Divine Liturgie. La liturgie est elle-même la réponse à notre prière la plus profonde : connaissance et amour de Dieu, rémission des péchés, purification, sanctification et déification dans la communion des saints, prémisse de la vie éternelle au sein même de la Sainte Trinité.