L'Archimandrite Sophrony - Moine pour le monde
Archimandrite Sophrony
(1896-1993)
par Maxime Egger
« JE SUIS »
LA LUMIÈRE INCRÉÉE
TÉNÈBRES ET ESPÉRANCE
LA PRIÈRE POUR LE MONDE
L'UNIQUE NÉCESSAIRE
« Le Seigneur est ineffablement généreux, mais il se donne à nous dans la mesure où, dans notre liberté, nous sommes prêts à le recevoir », écrivait le père Sophrony. Mystère de la personne humaine et de la prescience divine : il y a des êtres qui, dès leur baptême, sont dévorés par la soif de l’absolu. Né à Moscou en 1896 dans une famille orthodoxe et nombreuse, le père Sophrony est de ceux-là. Dès son plus jeune âge, il est tourmenté par les grandes questions métaphysiques. Très vite, il prend conscience du caractère tragique de l’existence humaine. À travers la grande littérature russe, mais aussi à travers l’histoire, qui s’embrase dans les carnages absurdes de la Grande Guerre, l’eschatologie sanglante de la Révolution d’Octobre. Officier dans les troupes du génie, le père Sophrony n’ira pas au front. Mais il sera incarcéré deux fois par la « tchéka », la police des bolcheviques, dans la prison moscovite de Lioubianka.
Alors que le monde extérieur bascule dans l’horreur et la barbarie, le père Sophrony connaît, lui, un véritable bouleversement intérieur : la « mémoire de la mort ». Non pas le simple memento mori cher à la tradition ascétique, mais une vertigineuse plongée de l’âme dans les gouffres du néant. Dans « sa mort », il a le sentiment que meurt en lui et avec lui tout ce qui a été englobé par sa conscience : le genre humain, le cosmos et même Dieu. Expérience puissante, dont il retire deux choses, paradoxales : une sensation profonde de la vanité de l’existence, une ouverture « en creux » au mystère de la personne – capable d’embrasser le créé et l’incréé – et à la réalité de l’Être infini. « En creux », car, à 17 ans, l’idée lui vient un matin que l’absolu ne peut pas être « personnel », que l’éternité contenue dans l’amour évangélique n’est que de la sentimentalité et du « psychisme digne de mépris ». Abandonnant le Dieu Vivant de son enfance, il se tourne alors vers le mysticisme de l’Orient non chrétien. Il pratique une forme de méditation orientale, travaille à dépouiller son mental de toute forme relative. Confondant l’individu et la personne, il sert, comme il le dira plus tard, « le dieu des philosophes qui, en réalité, n’existe pas ».
Parallèlement, il s’adonne à sa grande passion, la peinture, qu’il a étudiée à l’École nationale des Beaux-Arts à Moscou. Mais les troubles de la Révolution bolchevique perturbent son travail. Il décide d’émigrer. Après un passage en Italie et en Allemagne, il arrive à Paris en 1922. Rapidement, il a l’occasion d’exposer dans ces illustres temples de l’art moderne que sont le Salon d’Automne et le Salon des Tuileries. Recherche de l’invisible derrière le visible, la peinture, si elle lui procure des « instants de fine jouissance », ne le satisfait pas : « Les moyens dont je disposais étaient impuissants à rendre la beauté qui règne dans la nature ».
Et puis, un jour, Celui que le père Sophrony avait abandonné se manifeste à lui. Expérience bouleversante, à laquelle un texte de la Bible va donner son vrai sens : je suis celui qui suis (Ex 3, 14). Comment le Dieu sans commencement, créateur et maître de tout l’univers, peut-il dire « Je suis » ? « Tournant dans l’histoire de l’humanité », cette révélation à Moïse de l’Être absolu comme « personne », « hypostase », est pour le père Sophrony un véritable chemin de Damas. « Grand est le mot "Je", écrit-il. Il désigne la personne. Seule la personne vit réellement. Dieu est vivant parce que hypostatique. Le contenu de cette vie, c’est l’amour. Parce que Dieu dit "Je", l’homme peut dire "tu". Dans mon "je" et dans son "tu" se trouve tout l’Être : et ce monde et Dieu. Hors et au-delà de lui, il n’y a rien. Si je suis en lui, alors moi aussi "je suis" ; mais si je suis hors de lui, je meurs ».
« Fait suprême et primordial de l’Être », ce principe hypostatique a un nom et un visage, redoutables de force et de sainteté : Jésus-Christ. « Sans lui, je ne connais ni Dieu ni l’homme », écrit le père Sophrony. Qui contemple dans le Fils incarné du Père le dessein pré-éternel de Dieu sur l’homme : le salut comme déification. « L’homme est plus qu’un microcosme, il est un microthéos ». Puisque le Créateur, prenant une forme d’esclave, s’est rendu en tout semblable à l’homme, l’homme a la possibilité de devenir en tout semblable à Dieu. Pour le père Sophrony, la sainteté n’est pas d’ordre éthique, mais ontologique : « Saint n’est pas celui qui a atteint un degré élevé dans le domaine de la morale humaine ou dans une vie d’ascèse et même de prière (les pharisiens aussi jeûnaient et disaient de "longues" prières), mais celui qui porte en lui le Saint-Esprit ».
Joie infinie, cette autorévélation de Dieu est aussi pour le père Sophrony la source d’une « douleur qui sera le leitmotif de toute sa vie en Dieu ». Car, en se révélant à lui tel qu’il est, Dieu lui permet de se voir tel qu’il est, dans le fond le plus intime de son être. Illuminant son âme, l’Esprit Saint lui fait voir la profondeur de son péché et de ses ténèbres intérieures. Péché non pas comme transgression d’une norme éthique, mais comme ignorance du Dieu véritable, refus de l’amour du Père, « séparation d’avec la source ontologique de notre être ». Découvrant avec effroi son « cadavre intérieur », le père Sophrony entre alors dans « l’enfer du repentir ». Un don du ciel, « plus grand que de voir les anges », qu’il considère comme sa troisième naissance, après celle selon la chair et celle selon l’Esprit. Indignité, honte, désespoir, haine de soi, les sentiments les plus extrêmes le terrassent. Comme Pierre après son reniement, il verse des larmes « à se broyer les os ». Pourtant, loin de l’anéantir, cette souffrance métaphysique, pire que la plus grande douleur physique, refond sa nature créée, fait surgir en lui « un autre regard, une autre écoute, l’énergie d’une vie nouvelle ».
Du Feu qui consume les passions et purifie à la Lumière qui illumine, il y a un passage dont le père Sophrony recevra la grâce en 1924. La veille de Pâques, juste après la communion, Dieu en effet le visite et lui donne de contempler la Lumière incréée de son Royaume. « Je la perçus comme une touche de l’éternité divine sur mon esprit. Douce, remplie de paix et d’amour, elle demeura avec moi pendant trois jours. Elle dissipa les ténèbres du néant qui se dressaient devant moi. Je ressuscitai et, en moi et avec moi, le monde entier était ressuscité. Le seul véritable esclavage est celui du péché. La seule véritable liberté, c’est la résurrection en Dieu ».
Liée à sa connaissance pratique de la mystique orientale, cette expérience de la Lumière incréée, qu’il ne cessera d’approfondir, donnera au père Sophrony une vision pénétrante des différents modes de contemplation, divine, humaine ou démoniaque. Son discernement en fera, dès son installation en Occident, un interlocuteur privilégié de nombreux aventuriers de l’esprit. Nul mieux que lui n’a montré les illusions et dangers de certaines formes de gnose et de mystique naturelle, fondées sur les méthodes psychotechniques : confusion entre la Lumière incréée (qui vient de Dieu) et la lumière créée de l’intellect (qui n’est que son reflet), autodéification via l’identification de la nature de l’homme à celle de Dieu, pacification intérieure qui n’est souvent qu’une forme de « quiétisme », incompatibilité entre la méditation (détente) et la prière (tension extrême), dissolution de la personne humaine dans « l’immuable océan de l’absolu impersonnel ». Pour le père Sophrony, « la vision de la Lumière incréée est indissolublement liée à la foi en la divinité du Christ ». Elle en découle et la confirme. Nombreux sont les guénoniens, schuoniens, bouddhistes et autres gnostiques que le Christ à convertis à travers leur rencontre avec le père Sophrony.
À l’évidence, Pâques 1924 marque un tournant dans la trajectoire du père Sophrony. L’Esprit Saint, comme il le dira, « a versé dans son cœur une inspiration qui ne le quittera plus ». Il lui a donné la « folle audace » nécessaire pour être chrétien. Une vie nouvelle commence. Il se plonge à corps perdu dans la prière, « vivante rencontre de notre personne créée et de la Personne divine ». Il se sent placé devant un choix radical : soit l’adoption filiale par Dieu le Père, soit les ténèbres du non-être. « Il n’y a pas de voie intermédiaire », estime-t-il. Dans son cœur, une bataille terrible oppose son amour du Christ à sa passion de l’art, qui « le possède comme un esclave ». Après des mois de déchirement intérieur, tel Abraham prêt à sacrifier ce qu’il a de plus cher, il abandonne la peinture.
Désireux de consacrer sa vie à Dieu, le père Sophrony entre alors à l’Institut Saint-Serge, qui vient de s’ouvrir à Paris. Mais les études ne le satisfont pas. Il trouve qu’on y parle moins de Dieu que sur et autour de Dieu. Jusqu’à la fin de sa vie, il gardera une attitude critique à l’égard de la théologie académique. Utile à la vie historique de l’Église, la science théologique ne l’est, selon lui, ni au salut personnel ni à la connaissance véritable de Dieu. Motif : « Elle ne donne qu’une compréhension intellectuelle, mais n’élève pas réellement dans le domaine de l’Être divin ». Pour le père Sophrony, fidèle disciple de saint Silouane (1866-1938), « le christianisme n’est pas une doctrine, mais la vie ». La théologie n’est pas un exercice spéculatif, mais « l’état de l’être inspiré par la grâce divine ». La connaissance spirituelle n’est pas un savoir, mais « l’expérience, dans l’existence, de la communion avec Dieu ». Primat de l’expérience existentielle donc, mais qui n’exclut pas la nécessité, essentielle, d’une conscience dogmatique forte. Comme l’écrit le père Sophrony, « une vie juste est conditionnée par des conceptions correctes au sujet du Christ et de la Sainte Trinité. Inversement, la moindre déviation de la vérité dans notre vie intérieure dénature notre perspective dogmatique ».
En 1925, le père Sophrony part pour le Mont Athos. Il devient moine au monastère russe Saint-Pantéléïmon. Pour lui, le monachisme est, selon l’expression de Théodore Stoudite (VIII e-IXe s.) qu’il aime à citer, la « troisième grâce ». C’est la vie céleste sur terre, le cœur spirituel de l’Église. Très vite, il reçoit la grâce de la prière incessante, « don de Dieu, lié à un autre don : le repentir ». Habité, transformé par la prière, il devient prière, colonne d’intercession entre la terre et le ciel. Le moine, pour lui, est l’icône de la Mère de Dieu. Il est celui qui prie pour le monde entier, selon le sacerdoce royal et prophétique de Melchisédek, sacerdoce universel et accessible à tous les chrétiens, supérieur spirituellement au sacerdoce hiérarchique selon l’ordre d’Aaron.
Au Mont Athos, le père Sophrony fait également l’expérience de la perte de la grâce. Marqué par la « loi du péché », l’homme ne peut « garder en plénitude le don de l’amour divin ». Tôt ou tard, victime de ses passions, il a le sentiment que l’Esprit Saint le quitte sous sa forme tangible. Car il suffit d’un rien, un simple mouvement d’orgueil, un retour complaisant de la conscience sur elle-même, pour que le cœur se ferme et que l’esprit s’obscurcisse. La chute, parfois, est telle que l’homme sombre dans l’acédie, maladie spirituelle que le père Sophrony définit par « l’absence de souci pour son propre salut ».
Selon le degré de la grâce reçue auparavant, cet abandon de Dieu peut être vécu comme un véritable « enfer » : une angoisse, une détresse, une douleur proches de celles que le Christ a connues à Gethsémani et au Golgotha. Pour retrouver la grâce, c’est-à-dire transfigurer notre être en le dépouillant de ses passions, il va falloir une ascèse. Un combat intérieur. Un « processus de kénose totale » par lequel s’exprime notre désir de suivre le Christ, de lui ressembler plus parfaitement. « L’amour du Christ est une béatitude à laquelle rien dans le monde ne peut être comparé, écrit le père Sophrony. Mais, en même temps, aimer de l’amour du Christ, c’est boire son calice. L’amour de Dieu est kénotique. Il nous a commandé de l’aimer jusqu’à la haine de soi ».
Don gratuit de la grâce, abandon de Dieu, recouvrement de la grâce. Pour le père Sophrony, toute la vie spirituelle est dans ce triple mouvement. Lui-même n’aura de cesse de vivre « simultanément et les ténèbres de sa mort et l’espérance en Dieu qui nous sauve ». Cette oscillation entre l’enfer et la lumière, cet état paradoxal où l’âme est tantôt élevée jusqu’au ciel, tantôt précipitée dans les sombres vallées de l’enfer, marquera sa longue marche « au travers des tourments » et deviendra l’une des clés de sa spiritualité.
De cette expérience brûlante, le père Sophrony ne pourra toutefois tirer profit qu’à partir du moment où, en 1930, événement capital de sa vie, il rencontre le bienheureux starets Silouane. Immédiatement, lui, l’intellectuel cultivé et féru de métaphysique, se met aux pieds de cet homme simple, d’origine paysanne et presque illettré. Proche alors de l’impassibilité, vivant au plus haut degré l’amour des ennemis, le starets Silouane avait connu les états spirituels les plus extrêmes : la vision désespérante de sa damnation éternelle suivie, le temps d’un éclair, par la vision du Christ dans sa Lumière éclatante. Vers 1905, alors qu’Einstein annonçait les révolutions du xxe siècle par sa théorie de la relativité, ce saint moine avait reçu du Christ une parole de salut pour notre temps : « Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas ».
Pour le père Sophrony, cet appel à l’autocondamnation permanente est l’expression la plus parfaite de la voie kénotique du Christ, le chemin le plus direct et le plus sûr vers la perfection. C’est en nous abaissant comme indignes de Dieu, en nous condamnant aux tourments éternels de l’enfer que nous anéantirons en nous toute passion, que nous rendrons notre cœur humble et libre de recevoir l’amour divin. Car « une chose est l’humilité ascétique, une autre l’humilité du Christ ». La première – relative – consiste à se voir « pire que tous » ; elle est le fruit d’un terrible combat contre les pensées. La seconde – absolue – est « un attribut de l’amour divin qui se donne sans mesure » ; elle est l’action en nous de l’Esprit Saint quand nous vivons toute l’humanité, l’Adam total, comme nous-mêmes.
Le starets Silouane s’endort dans le Seigneur le 24 septembre 1938. Au printemps suivant, le père Sophrony part vivre comme ermite dans une « cellule » à Karoulia, au cœur du « désert » athonite. Histoire de mettre à l’épreuve la fidélité de son amour pour le Père, d’approfondir sa connaissance des réalités divines, mais surtout d’aller jusqu’au bout de son repentir et de sa kénose. Là, dans la solitude, il connaît des instants de prière pure. Dans une telle prière, face à Face avec Dieu, sans images ni pensées distrayantes, l’intellect et le corps sont parfaitement unis au cœur ; l’esprit est entraîné dans l’infini immense, lumineux et sans nom de l’éternité divine, au-delà des limites de l’espace et du temps. À cet égard, le procédé littéraire que le père Sophrony utilise dans le dernier chapitre de son livre La prière, expérience de l’éternité ne trompe personne : le « vénérable ascète » qu’il interroge pour l’initier aux mystères de la Lumière du Thabor lui ressemble trop pour ne pas être lui-même. Par la bouche de l’ancien « jugé digne de contempler cette Lumière » – figure derrière laquelle il se cache et qui manifeste son humilité –, c’est bien évidemment sa propre expérience qu’il nous communique.
Mais, nouveau paradoxe, alors même que l’homme « éprouve la présence du Dieu Vivant jusqu’à en oublier le monde », la prière élargit son cœur et sa conscience aux dimensions du cosmos. Là, dans le « désert » de l’Athos, le père Sophrony entend les échos de la guerre jusqu’au fond de sa grotte. La nuit, surtout, les cris de l’humanité souffrante lui traversent le cœur. Comme le starets Silouane, il prie pour le monde entier, l’Adam total, avec les mêmes pleurs que pour lui-même. Il voit dans ces larmes, don de Dieu, un reflet de la prière du Christ à Gethsémani quand, « triste à en mourir, sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient sur le sol » (Mt 26, 38 et Lc 22, 44). Il réalise alors le sens profond de la parole du Christ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ce commandement, selon lui, indique moins la mesure dont il faut aimer qu’il ne révèle la communauté ontologique du genre humain, brisée par le péché originel, déjà restaurée par le Christ dans son incarnation-mort-résurrection, et à actualiser par chacun dans l’amour. Aimer de l’amour du Christ, c’est inclure dans son existence personnelle la vie de l’humanité entière ; c’est prendre sur soi tout le mal du monde comme son propre mal ; c’est intégrer dans son repentir pour ses propres chutes les péchés de son prochain.
« Prier pour les hommes, c’est verser son sang », disait saint Silouane. Une telle prière, cependant, ne va pas de soi. Don de l’Esprit, elle suppose un repentir parfait. Essentielle car salvatrice, elle est aussi frappée d’impuissance. Car, comme le dit le père Sophrony, « rien ni personne ne peut priver l’homme de sa liberté de céder au mal, de préférer les ténèbres à la lumière. Les hommes construisent eux-mêmes leur enfer ». Et le pire enfer, le plus grand péché, c’est la guerre. Contre cette malédiction, que peut le chrétien ? En cette fin de siècle où, de l’Irlande au Caucase, en passant par l’ex-Yougoslavie et le Proche-Orient, les fanatismes de tous ordres, religieux, nationalistes, ethniques, ensanglantent les terres de l’ancienne chrétienté, il convient plus que jamais de se souvenir du double message de saint Silouane et du père Sophrony. D’abord, l’universalité du Verbe incarné de Dieu : « Je ne connais pas de Christ grec, russe, anglais, arabe, dit le père Sophrony. Le Christ, pour moi, est tout, l’Être supracosmique. Dès que nous limitons la personne du Christ, en l’abaissant par exemple au plan des nationalités, nous perdons tout et tombons dans les ténèbres ». Ensuite, l’amour des ennemis. Pour le père Sophrony, ce commandement du Christ est ni plus ni moins que la pierre angulaire de l’Évangile. C’est le seul remède à tous les maux, le critère ultime et indépassable de la vraie foi, de la véritable communion avec Dieu, de la vérité dans l’Église. Qui a la force de l’amour pour les ennemis connaît le Christ en esprit et en vérité. Qui, en revanche, ne l’a pas est encore prisonnier de la mort, n’est pas encore « orthodoxe », c’est-à-dire ne connaît pas encore « Dieu tel qu’il est ».
Concrètement, à quoi reconnaît-on l’amour des ennemis ? Au fait que l’on préfère être tué que tuer, dit le père Sophrony. « Il ne faut pas tuer nos ennemis, mais les vaincre par l’amour. Se souvenir que le mal absolu n’existe pas, que seul est absolu le Bien sans origine. Le commandement de ne pas résister au méchant (Mt 5, 39) est la forme la plus efficace de la lutte contre le mal ». Lutter par la force, c’est substituer une violence à une autre violence, entretenir la dynamique du mal. La victoire obtenue par la force est toujours une honte pour l’humanité. Par nature, elle ne dure pas éternellement. La victoire des martyrs et des saints est, elle, en revanche, une véritable gloire. Elle demeure pour les siècles des siècles. À preuve, l’histoire récente de la Russie, pour laquelle le père Sophrony ne cessait de prier et dont il relevait le caractère éminemment paradoxal : souffrances, crimes et drames infinis sur terre, moisson de saints au ciel et dans l’Église ! « Il n’y a pas de tragédie en Dieu, disait-il et répète-t-il d’une autre manière dans La prière, expérience de l’éternité. La tragédie n’existe que pour l’homme dont le regard ne dépasse pas les confins de la terre. Le Christ a vécu la tragédie de toute l’humanité, mais en lui-même, il n’y avait aucune tragédie ». Juste une incommensurable paix...
En 1941, le père Sophrony est ordonné prêtre au monastère Saint-Paul. Une année plus tard, il est élevé à la dignité de père spirituel. Il sera, dès lors, confesseur auprès de plusieurs monastères. Le début d’une paternité spirituelle, qui ne cessera de s’étendre après sa venue en Europe occidentale. Ironie du destin et clin d’œil de la Providence : lui qui, alors qu’il était officier dans les troupes de camouflage, travaillait à rendre invisible le visible, allait maintenant œuvrer à rendre visible l’invisible pour des milliers de disciples. Oui – et le chapitre qu’il consacre à la paternité spirituelle dans La prière, expérience de l’éternité le confirme –, le père Sophrony fut un vrai starets. Un homme en Christ soucieux d’incarner le Logos dans l’histoire et le cosmos, de transfigurer l’histoire et le cosmos dans la Lumière du Logos. Un homme de silence à travers qui le Verbe parle, qui nous engendre à nous-mêmes et à la vie en Christ par sa parole inspirée. Un homme de parole, enflammé comme le psalmiste, capable de dialoguer d’égal à égal avec tout un chacun, de l’enfant au philosophe le plus sophistiqué en passant par l’ouvrier le plus simple. Un homme-prière, qui fait don de sa première pensée à Dieu et reçoit de lui les réponses aux mille et une questions de ses visiteurs. Un homme porteur de l’Esprit, qui sait lire dans les cœurs, participer à leurs joies et à leurs souffrances, les ouvrir à l’action de la grâce. Parler avec le père Sophrony, c’était être irrésistiblement amené à un déplacement, à un dépassement : du psychologique au spirituel, des inévitables détails et défauts de la vie quotidienne à l’« unique nécessaire », de notre petit « moi » aux dimensions cosmiques de l’Adam total, de la logique du monde à la « perspective inversée » de l’Évangile.
Vers la fin de 1943, faisant suite à une demande ancienne des moines du monastère Saint-Paul, le père Sophrony quitte Karoulia pour l’ermitage de la Sainte-Trinité, près de Néa Skiti. Les conditions de vie y sont très dures, car la grotte, isolée et pourvue d’une petite chapelle, est en proie à d’importantes infiltrations d’eau. La santé du père Sophrony en pâtit et, au bout de deux ans, il doit renoncer. Il séjourne quelque temps au skite Saint-André, qui appartient au monastère de Vatopeidi. C’est alors qu’il ressent la nécessité intérieure de faire connaître au monde l’expérience spirituelle du starets Silouane. Malade, troublé dans son hésychia par le climat anti-slave qui règne au Mont Athos, il quitte la Sainte Montagne pour la France en février 1947. Une année plus tard, il publie les écrits du starets Silouane. Il les accompagne d’une analyse très profonde de sa vie et de sa pensée. Car, entendues d’En-haut, les « paroles de vie éternelle » de Silouane sont si simples, si transparentes, que leur profondeur théologique, le haut degré de perfection spirituelle dont elles témoignent, échappent aux plus grandes intelligences de l’époque. Traduit depuis en d’innombrables langues, l’ouvrage - Starets Silouane, Moine du Mont Athos (Éditions Présence) - est devenu un classique de la littérature ascétique orthodoxe. Pour le père Aimilianos, higoumène du monastère Simonos Petra (Mont Athos), il constitue même « une nouvelle Philocalie ». L’intuition du père Sophrony et son témoignage porteront leurs fruits. En 1988, le starets Silouane sera canonisé par le Patriarcat de Constantinople.
Victime d’une grave maladie, mal remis des suites d’une importante opération en 1951, le père Sophrony ne peut retourner à la Sainte-Montagne où, contrecoup de la Guerre froide, la situation s’est fortement dégradée pour les moines d’origine slave. Il reste donc dans cette Russie miniature de l’émigration qu’est Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris. Attirées par son rayonnement spirituel, plusieurs personnes d’horizons divers se rassemblent autour de lui. En 1959, après avoir vainement cherché en France un lieu plus favorable où développer une forme de vie communautaire, le père Sophrony part pour l’Angleterre avec une poignée de disciples. Le groupe s’installe à Tolleshunt Knights (Essex), dans un vieux presbytère désaffecté. Le monastère Saint-Jean-Baptiste est né, du nom de la première chapelle ornée d’icônes peintes par le père Grégoire Krug.
Avant-hier cénobite, hier ermite et maintenant starets au cœur du monde : la trajectoire du père Sophrony est exemplaire. En Grande-Bretagne, tout son effort sera de construire une « famille spirituelle », unie dans l’amour et la recherche de « l’unique nécessaire ». Difficile en découvrant son monastère de ne pas penser à l’esprit mystique de saint Serge de Radonège (XIVe s.) et, plus encore, à saint Nil Sorski (XVe s.). Comme ce dernier, malgré sa méfiance à l’égard de la théologie académique, il donne une grande valeur à l’activité intellectuelle. Comme lui, le respect de l’unicité de la personne prime sur la règle. Ce n’est pas le typikon (ensemble des règles rituelles et coutumes de l’Église), mais la volonté et la pleine conscience de vivre dans l’Esprit du Christ qui créent l’unité de la communauté. Ce n’est pas le respect des prescriptions alimentaires extérieures, mais la lutte intérieure contre les pensées et l’attention de l’intellect à la vie de la Sainte Trinité qui font le sens et l’essence du jeûne. L’ascèse n’est pas un but en soi, mais un moyen pour nous libérer du péché, purifier notre cœur, recevoir la grâce, conformer notre volonté à celle de Dieu, « acquérir l’amour qui nous a été commandé par le Christ ». Le grand danger d’une règle, dans la vie monastique comme ailleurs, c’est d’inciter la personne à se mettre en ordre avec elle, de développer une « conscience en forme de détroit des Dardanelles », trop étriquée pour saisir la « majesté supracosmique du Christ ». La seule règle qui vaille, en réalité, c’est le Christ, avec lequel, justement, on ne peut jamais « être en règle », face auquel notre repentir n’aura pas de fin sur terre.
Le monastère Saint-Jean-Baptiste n’aura donc pas de règle, mais un horaire. Une structuration de la journée en trois temps forts : les repas, les travaux et surtout la prière, liturgie et invocation du Nom. Pour le père Sophrony, la liturgie n’était pas simplement « l’acte d’une foi respectueuse, mais la contemplation du Dieu-homme à l’œuvre, la Pâque du Seigneur constamment présente parmi nous ». Il disait : « Si le salut en Christ est l’unique but de notre vie, tout ce que nous faisons peut devenir acte de prière. Notre quotidien doit être une liturgie ininterrompue ».
Le fondement spirituel du monastère Saint-Jean-Baptiste sera, bien sûr, l’enseignement de saint Silouane. Pas de recherche d’états mystiques particuliers, de contemplations sublimes, mais une vie simple, eucharistique, évangélique. À la suite du Christ, « partout où il va » (Ap 14, 4). Si le but est clair – accomplir son salut, être déifié –, le moyen ne l’est pas moins : faire des commandements du Christ la loi unique et immuable de l’être. Pour le père Sophrony, très inspiré par saint Grégoire Palamas (XIVe s.), les commandements ne sont pas des normes éthiques, mais des « énergies divines ». Ils sont le reflet sur terre de la Vie éternelle : « En demeurant dans ses commandements, nous devenons organiquement pareils au Christ. Sa vie devient notre vie, sa conscience notre conscience, sa pensée notre pensée ».
Ces commandements du Christ, qui ouvrent ici-bas la porte des cieux, le père Sophrony les condensera dans une seule formule, liturgique, qu’il ne cessera de répéter : « Efforcez-vous de passer votre journée sans péché ». Sans péché, c’est-à-dire saintement. Sans blesser autrui, mais en se mettant à son service et en assumant ses éventuels manquements. Dans la conscience, tendue à l’extrême, de la présence permanente et invisible de Dieu, ici et maintenant : «Veillez à ce qu’il n’y ait rien d’impersonnel dans vos vies. Soyez attentifs à vivre comme si vous aviez à répondre de chaque mouvement de votre cœur et de votre intellect devant toute l’humanité. Que votre esprit demeure, jour et nuit, là où est le Christ ». Exigeante à l’extrême, cette attitude intérieure suppose une lutte sans répit contre les passions et leurs énergies cosmiques : les pensées. C’est à cette culture de l’esprit, véritable « science des sciences » pour laquelle on ne reçoit un diplôme que dans l’au-delà, que le père Sophrony, qui en était un maître, exhortait ses enfants spirituels.
S’efforcer de vivre sans péché, prendre sur soi la faiblesse des autres. Simple et profond, ce programme spirituel était aussi, pour le père Sophrony, la voie vers l’unité des chrétiens. « Que chacun, là où Dieu l’a placé, travaille à acquérir l’Esprit Saint, et Dieu fera le reste ». Pour diverses raisons, le père Sophrony ne croyait guère à l’œcuménisme institutionnel. Mais il vivait, dans l’accueil et la charité, l’œcuménisme du cœur. À preuve, les quelque 1000 hôtes, dont bon nombre de non-orthodoxes, que le monastère Saint-Jean-Baptiste accueille chaque année. Par l’option légèrement naturaliste de son iconographie, son souci de célébrer la liturgie dans les langues vernaculaires, la constitution en office de la « prière de Jésus », l’important travail de traduction de ses disciples, ses dialogues et ses amitiés spirituelles avec de nombreux chrétiens d’autres confessions, le père Sophrony aura été, pour reprendre l’expression d’Olivier Clément, un véritable « passeur » entre l’Orient et l’Occident chrétien, l’un des grands témoins de ce siècle de l’universalité de l’Orthodoxie.
Après des débuts difficiles, dans un environnement à la fois indifférent et suspicieux, le monastère Saint-Jean-Baptiste grandira peu à peu pour compter, aujourd’hui, quelque vingt-cinq moines et moniales d’une douzaine de nationalités différentes. En 1965, il entre dans la juridiction du Patriarcat œcuménique de Constantinople et devient stavropégiaque [qui dépend du patriarche]. Retrouvant ses charismes d’antan, le père Sophrony ouvre un atelier d’iconographie ; avec ses moines et surtout ses moniales, il orne de fresques le réfectoire et la nouvelle église, dédiée aujourd’hui à saint Silouane. Il prend aussi la plume et écrit livres et articles. Il publiera, en français, Sa vie est la mienne (Cerf, 1981), La Félicité de connaître la voie (Labor et Fides, 1988), De vie et d’esprit (Le Sel de la Terre, 1992) et surtout son autobiographie spirituelle : Voir Dieu tel qu’il est (Labor et Fides, 1984).
Moine, ermite, prêtre, confesseur, père spirituel, fondateur de monastère, iconographe, auteur liturgique, écrivain, épistolier, « missionnaire », les charismes du père Sophrony furent innombrables. Multiple, sa personnalité fut aussi profondément paradoxale. Car si sa vie spirituelle fut comme une « ligne à haute tension » entre le jardin de Gethsémani et le Mont Thabor, son activité apostolique s’est tout entière développée entre nova et vetera, nouveauté et tradition. Héritier de saint Irénée de Lyon (IIe s.) dans sa lutte contre le gnosticisme et sa vision « récapitulatrice » de l’Adam total, disciple de saint Macaire d’Egypte (IVe s.) dans sa conception de la grâce, cousin de saint Maxime le Confesseur (VI-VIIe s.) dans sa double nature d’ascète et de métaphysicien, frère de saint Syméon le Nouveau Théologien (X-XIe s.) par la vénération de son maître et sa verve autobiographique, palamite dans son approche de la Lumière incréée et des commandements du Christ, enfant de la longue tradition russe du Christ kénotique, le père Sophrony est complètement immergé dans la tradition de l’Église. Mais, en même temps, celle-ci ne fut jamais pour lui simplement synonyme de répétition et de conservation. Ainsi, il n’a pas hésité à imaginer de nouveaux symboles (la terre au centre du cosmos, surmontée d’une croix byzantine), à innover iconographiquement (Judas quittant la Sainte Cène), à créer des prières liturgiques, à permettre le développement d’une communauté monastique « double « composée d’hommes et de femmes. Quand la tradition signifie création dans l’Esprit et réappropriation personnelle !
Le père Sophrony est, pour reprendre sa propre expression, entré « dans le silence et la Lumière de l’éternité » le 11 juillet 1993. Il allait avoir 97 ans. « Comment est-il possible d’unir l’esprit, ressemblance de l’Absolu, avec la terre ? », se demandait-il. Toute sa vie, il aura été travaillé par le mystère de l’homme, « esprit » pur et libre dans un corps soumis aux forces cosmiques. Ce mystère, on peut dire qu’il l’aura vécu de tout son être jusqu’à la fin. Tous ceux qui l’ont rencontré avant sa mort ont été frappés par le contraste entre l’extrême faiblesse de son corps, qui n’arrivait même plus à le porter, et la vivacité flamboyante de son intellect. Comme le disait l’un de ses proches, « la flamme de l’Esprit aura consumé et transfiguré en lui jusqu’à la dernière parcelle de matière ».
Extrait du livre de l'Archimandrite Sophrony,
La prière, expérience de l'éternité.
Éditions du Cerf / Le Sel de La Terre, 1998.
Reproduit avec l'autorisation de Maxime Egger.
Pages Saint Silouane l'Athonite et Archimandrite Sophrony