Foi orthodoxe

Nouvelle lecture du livre de la Genèse

par Annick de Souzenelle

Le Livre de la Genèse est celui de nos origines ; mais le troisième chapitre de ce Livre, appelé celui de la chute, nous révèle qu'un drame se joue dans la Création et qu'Adam - premier homme peut-être, mais certainement l'humanité toute entière - l'Homme donc est chassé du jardin d'Éden, c'est-à-dire de son intériorité ; il est totalement déporté à l'extérieur de lui-même et n'a plus de regard sur l'au-dedans de lui décrit dans les deux premiers chapitres ; il se croit devenu dieu régnant sur le cosmos extérieur puisqu'il a pris le fruit de l'Arbre de la Connaissance prometteur de déification selon le dire du Serpent. (J'emploie le mot Homme avec une majuscule pour le distinguer de ce même mot désignant l'homme par rapport à la femme. L'Homme est l'humanité - hommes et femmes.)

Lorsque nous arrivons au monde, nous sommes tous cet Adam, cet être humain, devenu étranger à son intériorité et conditionné par la seule relation qu'établissent ses sens entre lui et le monde extérieur, ce dernier étant soumis au rythme du temps historique : passé-présent-futur. C'est dans ce conditionnement d'Homme exilé de lui-même que nos yeux ont lu et que notre intelligence a compris ces trois premiers chapitres de la Genèse, alors que les deux premiers rendent compte de la situation d'Adam en amont de la chute et que le troisième est à la charnière de cet amont et de notre situation d'exil. Cet état premier n'est pas soumis au temps historique ; il est celui de l'intériorité d'Adam que tout être humain porte en lui dans ses grandes profondeurs oubliées. Dans cette nouvelle conscience de lecture, le Livre de nos origines est celui de notre réalité fondatrice, occultée par la chute, mais encore aujourd'hui présente au coeur de chacun de nous, dans une part insoupçonnée de lui-même, son Orient , son très antique., dit la Bible.

Le premier mot de la Genèse, bereshît, ne peut donc plus être traduit par "au commencement" mais par "dans le principe", ce qu'énoncent d'ailleurs le grec (en arché) et le latin (in principio). Ce principe nous habite et nous continuons de l'ignorer !

Le texte de la Torah est relié au Verbe de Dieu

Le texte hébreu de la Torah était primitivement écrit sans qu’ aucune coupure entre les mots n'y ait été introduite : on a séparé les mots selon la compréhension la meilleure que l'on avait du message, sans éradiquer pour autant les autres aspects de celui-ci, laissés en sourdine, comme une musique jouée subtilement sur les autres octaves, selon les différentes césures du texte.

Ajoutant à cela que l'alphabet hébreu ne comporte pas de voyelle, la Tradition nous permet de contempler l'infinie fluidité de la langue dont elle invite à traverser les soixante-dix niveaux de lecture ; soixante-dix ! mais essentiellement quatre niveaux exprimés par les quatre lettres du mot pardès, PRDS, qui signifie le "verger". Entrons dans le premier verger et goûtons-en les fruits.

Il est celui du pshat, de ce qui est tout simple, ; ce niveau, comme je viens de le dire, rend compte d'une réalité historique inadéquate ; il est celui sur lequel nous nous tenons en notre état d'exil ; c'est lui seul qui est proposé à nos traductions et nous sommes loin d'être suffisamment nourris de lui, car c'est l'Homme extérieur qui en donne le sens alors que c'est inconsciemment l'Homme intérieur qui le cherche (tant d'êtres insatisfaits ont refermé la Bible et sont allés quêter dans d'autres traditions un supplément de vie !).

Le deuxième verger est celui du remez, de ce qui "clignote" : une âme palpite derrière la lettre, un coeur bat, une respiration s ébauche entre le texte et le Verbe divin créateur. Les fruits de ce jardin ouvrent notre intelligence à la dimension symbolique du message ; l'Homme intérieur est concerné et s'attable au festin.

Le troisième verger est celui du darash. En celui-là on retourne la terre, on "scrute" ses richesses ; ses fruits nous comblent ; mais le message délivré "exige" un retournement total vers l'intériorité de l'être laissé jusque là en friche car ce message appartient au registre des lois ontologiques - celles de l'état d'Adam en amont de son exil - lois qui structurent le Créé.

À ce niveau, et dans une incontournable réalisation quotidienne, l'Homme extérieur doit commencer de s'effacer devant l'Homme intérieur. "Scruter" et "exiger" recouvrent d'une façon distincte, mais non séparable, cette racine darash ; cela signifie qu'une même énergie les tient ensemble et que celui qui scrute le texte et qui le voit s'ouvrir à lui, entre dans "l'exigence" d'actualisation de ce qui lui est délivré. Il s'agit là d'un engagement de vie, engagement très désécurisant eu égard aux schémas qui imposaient jusque là leurs normes de l'extérieur et dont il faut faire le deuil ; eu égard à l'incompréhension, voire au rejet d'un collectif resté quant à lui dans ces schémas et doué de redoutable intolérance envers toute différence ou tout changement.

Celui qui fait cette expérience et qui obéit à l'ordre de ce nouveau message, voit le texte s'ouvrir encore un peu plus à lui, mais avec une exigence nouvelle. Le texte est comme une équipe qui retire ses voiles sous le regard et la caresse de son amant, dans une relation amoureuse, exigeante et bouleversante ; elle retire ses voiles jusqu'à délivrer son secret, car tel est le nom du quatrième verger.

Sod est le secret où nul ne peut être introduit sans avoir parcouru auparavant la totalité des autres vergers, ce qui veut dire, sans s'être nourri de leurs fruits, en avoir acquis la force, avoir ainsi atteint à la totalité de lui-même ; nul ne peut être introduit non plus dans ce sanctuaire qu'est la "terre promise" sans que Dieu lui ouvre la porte. Dans le secret et de la main divine, le fruit de l'Arbre de la Connaissance lui sera remis.

Nécessité de revêtir le regard ontologique pour lire la Torah

On ne peut entrer dans ce chemin sans revêtir très vite un regard ontologique. C'est alors que le mot bereshit, "dans le principe" se révèle être aussi : bar-eshit : un Fils je pose en fondement ; ou encore : hara-shit : Il crée et pose en fondement... ; ou d'autres merveilles encore, à tel point que des mystiques juifs ont passé leur vie à l'étude de ce seul premier mot dont la Tradition dit qu'il contient la totalité du message de la Torah !

Saint Jean l'Évangéliste, qui parlait hébreu avant le grec, vient le confirmer : Dans le principe est le Verbe. Et le Verbe est le Fils dont le Germe, Image de Dieu, fonde chacun de nous en son Orient ; Il est le Saint NOM, YHWH présent du verbe être JE SUIS.

Créé "Image de Dieu", Adam a pour vocation d'aller jusqu'à sa Ressemblance et de devenir son NOM ; il est un  "JE SUIS" en devenir d'être ... Mais il se détourne de ce chemin. Plusieurs récits bibliques rendent compte de ce drame. L'un d'eux est très peu étudié ; il est celui qui met l'accent sur l'énergie "Puissance" ontologiquement juste puisqu'elle est exaltée au premier chapitre de la Genèse lorsque Dieu invite Adam à dominer sur son cosmos intérieur - animaux des cinquième et sixième jours. Le troisième chapitre appelé couramment celui de la chute, met l'accent sur l'énergie "Jouissance" ; le quatrième chapitre - celui de Qain - sur l'énergie "Possession". Jouissance, Possession et Puissance sont les composantes du Saint NOM, celles du Fruit de l'Arbre de la Connaissance, décrites par Ishah lorsqu'elle contemple ce fruit offert par le Serpent et qu'elle le dit bon à manger, désirable pour la vue et précieux pour réussir - (Gn 3,6). Mais pris des mains du Satan, ce fruit nourrit l'Homme d'énergies dévoyées.

Le mythe de la tour de Babel lu sous le regard ontologique (Gn 11,1-9)

Un mythe n'est pas un récit historique ; il n'est pas non plus une construction de l'esprit dénuée de réalité- comme le définit le Larousse ! Il nous est présenté comme un récit de banale réalité destinée à saisir l'Homme intérieur à travers les outils propres à l'Homme extérieur ; cela veut dire qu'il relève d'une réalité inhérente à l'Homme intérieur et que les outils du mythe - les mots et le sens du récit - ont une fonction symbolique. Dans les Évangiles, le Christ se servira constamment de cette méthode en disant : Que celui qui a des oreilles entende (Lc 8,8). Déjà Salomon dans sa Sagesse disait :

C'est la gloire de Dieu de chercher la Parole
c'est la gloire des rois de la sonder.
(Pv 25,2)

Ouvrons donc nos oreilles du coeur ; entrons dans la dimension royale de notre être et sondons ce récit mythique de la Tour de Babel : Voici que toute la terre est parole une et mots uns.

Il ne s'agit pas d'une même parole et des mêmes mots, mais d'une unité qui signifie l'intimité de l'Homme avec Dieu qui Seul est UN. Ce nombre est pour l'Hébreu un Nom divin. Le récit nous situe donc à l'Orient du grand Adam, mais aussi à l'Orient de chaque être humain. Ce récit concerne chacun de nous capable de se souvenir de cet espace sacré de notre Bereshit.

Et voici, poursuit le texte, que dans leur être voyageant venant de l'Orient, ils trouvent une percée dans la terre de Shinéar et ils s’établissent là. Les Hommes tournent donc le dos à leur Orient et font une percée dans la terre "où l'on crie, où l'on rugit, dont le principe même est l'errance", nous dit le mot hébreu Shinéar, qui désigne le lieu appelé quelques versets plus loin Babel.

Cela fait penser à ce que vit un enfant d'une façon très concrète, lorsqu'au moment de sa naissance il quitte un paradis archétypiel pour entrer dans le monde où il crie, où tout n'est que cri, eu égard à la - langue divine - qu'il entendait des archétypes dans le ventre maternel, et où l'axe vertical de référence semble perdu. Cette situation bien existentielle qui appartient au temps historique signifie en raccourci ce que dit le mythe du passage de la langue une divine de l'intériorité au cri de nos langues ; si belles soient-elles, ces langues ne sont que rugissements par rapport à la langue divine. L'Homme qui tourne le dos à son Orient bascule à l'extérieur de lui-même, totalement identifié à la Babylone cacophonique, sourd à la voix du Verbe, à celle de la langue une de son orient. Coupé de la Parole, l'Homme est désinséré de lui-même, de son nom secret, - JE SUIS en devenir - ; il va et vient sans repère en ce monde d'exil et n'est plus que souffrance.

Le récit biblique confirme ce niveau d'écoute du mythe en relatant que les habitants de Shinéar - se disent les uns aux autres : Eh bien ! briquons des briques et cuisons-les au brasier. La brique leur tient lieu de pierre et le bitume de ciment.

Ce verset est la clef du récit. La "pierre", Eben en hébreu, contient en son nom le nom du  "père" - ab - et celui du fils - ben -.

Le symbole de la pierre est alors éclatant : est "pierre" celui qui se fait "fils du père" et qui peut entretenir avec les autres Hommes une relation fraternelle, dans l'amour. Le psalmiste chante : La pierre rejetée des bâtisseurs, qui est devenue Pierre d'Angle (Ps 117,22). L'Homme-pierre est celui qui confesse la Pierre d'Angle, le Christ, Fils du Père. Simon, fils de Jonas, vient de confesser le Christ Fils de Dieu, et Jésus le reconnaît capable d'atteindre à la qualité de la Pierre d'Angle : Tu es pierre, et sur cette Pierre je bâtis mon Église (Mt 16,17-18).

Les Hommes de Shinéar qui ont tourné le dos à leur Orient se sont détournés du Père divin ; symboliquement ils sont devenus des briques et ne peuvent travailler que des briques.

La "brique", Lebéna en hébreu, ne contient plus la présence du Père en son nom ; seule celle du "fils" - ben - est encore là ; mais ces fils qui ne sont plus reliés par l'unité deviennent des étrangers les uns aux autres et se vivent en rapports de force. Les Hébreux esclaves des Égyptiens pendant les 430 années d'exil hors de la Terre d'Israël sont eux aussi chargés de faire des briques. La brique est liée à l'état d'esclavage ; et aujourd'hui encore, dans notre monde de totale inconscience, l'Homme sur le marché économique vaut tant de briques !

La ville et la tour que construisent alors ces Hommes-briques de Shinéar investissent la totalité des énergies que ceux-ci auraient employées à faire croître l'Image de Dieu en eux, s'ils étaient restés Hommes-pierres liés à leur Orient. S'ils étaient restés Hommes-pierres, ils auraient pris le chemin de la Ressemblance qui conduit au Saint NOM, ils seraient devenus le NOM ; chacun aurait atteint son JE SUIS, seule véritable identité. Au lieu de cela, en projetant leur dessein de construction, ils ajoutent : Faisons-nous un nom de peur que nous ne soyons dispersés sur toute la terre.

L'Homme-pierre devient son NOM (accomplissement du Germe divin qu'est l'Image fondatrice). L'Homme-brique, lui, cherche la renommée. Ce faire extérieur est compensation inconsciente au non-faire intérieur. La ville alors appelée Babel est le contrepoint de la Jérusalem céleste ; et la tour qui prétend atteindre jusqu'aux cieux, la volonté de puissance de l'Homme qui veut se faire dieu. Cette puissance s'exprime dans les plus grandioses civilisations, mais aussi dans toutes les armes de destruction, dans les techniques les plus admirables, mais aussi les plus alarmantes.

Dieu vient alors mettre un terme à la folie de ces Hommes devenus capables par leurs techniques de retrouver la langue UNE et donc capable de réaliser leur dessein, ce qui impliquerait, nous laissent entendre d'autres récits bibliques, qu'il n'y aurait plus jamais pour eux de retournement possible vers leur Orient, plus de sortie d'exil, plus de réceptivité au pardon divin, à la tendresse divine. L'intervention d'en-haut est alors oeuvre de salut ; et si douloureuse soit-elle pour les Hommes, dans leur être immédiat, si incompréhensible à leur niveau d'inconscience, Si apparemment injuste, elle est miséricordieuse de la part de Celui qui attend le retournement de l'humanité vers Lui. Celle-ci dénoncée comme prostituée s'étant donnée au faux époux - le Satan diabolique - est constamment appelée par Dieu, seul véritable Époux, à être épousée de Lui.

C'est pourquoi je vais l'attirer, la conduire au désert,
et là je parlerai à son coeur...
(Os 2,16)

Car ton Époux, c'est ton Créateur,
Il se nomme le Seigneur des armées,
Ton Rédempteur, c'est le Saint d'Israël...
(Is 54,5).

Le retournement de l'homme, le pardon de Dieu

La Bible toute entière n'est qu'une grandiose histoire d'amour entre Dieu et Sa Création, entre Dieu et l'Homme. Mais dans l'aveuglement de son exil, celui-ci se montre incapable d'entrer dans l'intelligence des événements qui l'invitent à ses noces ; il lui faudra beaucoup de souffrance - non punitives, mais consécutives à son éloignement de Dieu et de lui-même - pour qu'il entende à nouveau ce langage. En effet, et le mythe de la chute le dit très clairement, l'Homme s'est laissé - épouser -par le serpent-satan. Le nouvel époux de l'humanité mange son épouse, il "dévore la poussière", c'est-à-dire les multiples énergies de la Adamah - espace intérieur de l'Adam - qui lui sont confiées pour sa croissance. Dans ce parasitage continuel, l'Homme ne peut plus se construire en tant que Fils - ; au mieux, il obéit à la loi extérieure et tente de faire le bien et de ne pas faire le mal. Mais dans ces catégories de bien et de mal, "la poussière d'énergies," dont l'Homme ignore la présence à l'intérieur de lui, n'en est pas pour autant investie dans le travail d'accomplissement ; elle se trouve dévorée par le Satan qui exerce sur l'Homme une puissance dévastatrice. L'Homme est en esclavage.

Tu mangeras ton pain à la sueur de tes narines
jusqu'à ce que tu te retournes vers la Adamah...
car poussière toi, et vers la poussière retournes-toi
(Gn 3,19).

Tu mangeras ton pain... est-il dit à Adam par l'Époux divin qui le prévient des conséquences de son choix et qui l'invite avec une infinie tendresse à trouver le chemin du retournement de tout son être vers ses normes ontologiques et libérantes.

Ce "retournement" vers le véritable Époux, vers Celui qui, lui, nourrit son épouse, est le pont focal de notre vie. Quitter la prostitution pour entrer dans la sainteté - même mot QDSH en hébreu - est le geste de retournement sauveur vers l'Orient. Laisser là les briques pour devenir pierre, s'éloigner de Babylone pour aller vers Jérusalem, autant d'expressions bibliques nous invitant à reprendre contact avec l'Image divine fondatrice, à nous ancrer en elle, pour conquérir la Ressemblance. Et ce retournement est possible parce que le Christ est mort et ressuscité.

Tous les Bar-Abbas, "fils du Père", que nous sommes, ligotés au fond de la prison de l'exil, sont libérés par la mort et la résurrection de Celui qui pardonne à son Épouse et qui lui ouvre à nouveau son espace d'accomplissement en son Orient. Cela est possible depuis le premier - instant - de la chute. La Rédemption est coexistante à la chute car c'est au-delà du temps historique que s'inscrit l'oeuvre de Celui qui est Dieu. Le temps divin est celui de l'éternité qui est en soi radicalement transcendante au temps historique ; mais par son Incarnation le Christ pénètre l'Histoire des Hommes ; Il est - JE SUIS, YHWH. N'affirme-t-il pas cela en disant : - Avant qu'Abraham fut, - JE SUIS. ou encore : - Si vous ne croyez pas que JE SUIS, vous resterez dans votre péché. (Jn 8,58 et 24).

Le Christ est l'Instant qui habite chaque instant de l'Histoire. Chaque instant est vide pour celui qui reste Homme-brique, identifié à la situation d'exil qu'il normalise et à l'âme-groupe humain d'où n'a pas émergé sa personne - ; mais ce même instant, pour l'Homme-pierre, est lourd d'éternité, lourd de la Présence de JE SUIS, riche de tous les pardons, ouvert à tous les possibles.

À cette lumière, nous pouvons mieux comprendre les deux récits qui précèdent celui de la Tour de Babel et dont je disais plus haut qu'ils exprimaient, avec ce dernier, les aspects "jouissance, possession et puissance" de la chute.

Au troisième chapitre de la Genèse - aspect "jouissance" Dieu s'adresse au serpent en lui disant

Une inimitié je place entre toi et Ishah,
entre ta semence et sa semence ;
toi tu l'écrases (au niveau du) talon ;
elle
(la semence de Ishah1) t'écrase (au niveau de la) tête. (Gn 3,15)

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1 C'est faire une faute de grammaire que de traduire ce "elle" par Ishah. La semence, Zera, en hébreu est un masculin, et le verbe dont ce mot est le sujet est à la troisième personne masculin singulier.

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La - semence - du serpent est le Satan. La semence de Ishah c'est-à-dire ; de tout être humain en son intériorité est le Christ, le Verbe de Dieu, Principe du Créé.

L'événement historique de la victoire du Christ sur le Satan ne peut appartenir qu'à un avenir pour la période qui précède la vie du Christ et à un passé pour la période qui la suit, mais il ne peut être traduit en ce verset que par un présent car, vécu par le Christ, YHWH qui est Dieu, il est de toute éternité et habite chaque instant de l'Histoire, depuis le commencement jusqu'à la fin des temps de l'exil.

Si nous scrutons maintenant le mythe de Qain - aspect "possession" : le verbe qanoh veut dire "acquérir" - nous avons à faire à l'Homme-brique de Babel qui n'a plus de regard vers son Ishah intérieure ; en conséquence, celui qu'il porte sur l'"autre" à l'extérieur de lui, objectivation inconsciente de cet "autre" intérieur, ne suscite que rivalité, rapports de force, mépris ... "Habel son frère" est celui qui n'est présenté que dans sa fonction de frère, comme s'il n'avait pas d'existence en soi ; son nom signifie "vanité, celui qui n'est pas". Indigné de ce que le Seigneur YHWH ait regardé et reçu l'offrande de ce " rien " et non la sienne, une jalousie éclate comme un feu à l'intérieur de Qain et il décide de tuer son frère ; il exécute son plan, le feu s'éteint et, totalement refroidi, Qain se trouve anéanti par les conséquences de son crime : "Ma peine est trop lourde à porter !" (Gn 4,13).

Il découvre aussi la loi ontologique selon laquelle, ayant tué, certainement il sera tué. Alors le Seigneur met un signe sur Qain..., signe de protection, signe de pardon, signe de la croix, signe d'une promesse de résurrection !

Pendant sept générations Qain sera protégé de la mort, mais restant en exil et totalement inconscient, il perpétuera son crime et devra aller jusqu'au bout de l'expérience de son choix. L'humanité d'aujourd'hui fait encore partie de ces générations ; mais peut-être pouvons-nous repérer à quelle étape nous en sommes dans le collectif.

Le fils de Qain, troisième patriarche depuis Adam, est Hanok (prononcer Ranor) ; il est père de celui qui inaugure la lignée des meurtriers pour se consacrer, à sa propre gloire - acquérir la renommée comme ses frères de la Tour de Babel ! - On pourrait dire qu'il pose la première brique à la construction de la tour ; il construit villes et civilisations du monde extérieur.

Irad, après lui, est celui qui poursuit l'oeuvre de son père et qui construit villes sur villes, civilisations sur civilisations. Son nom exprime cette succession de "villes-Ir". Son fils Mehouyaël, cinquième génération, "oublie Dieu".

La tour touche presque au ciel, pouvons-nous dire en continuant de rapprocher les deux récits. L'Homme devient un dieu, qu'a-t-il encore à s'encombrer de Dieu ?

En même temps qu'il rejette Dieu et qu'il est ainsi menacé de mort, la protection divine promise joue en lui et YHWH infiltre discrètement Sa Présence dans le nom de Mehouyaël ; lorsqu'il engendre à son tour un fils, le patriarche devient Mehiyaël. La lettre Yod inscrite dans son nom indique un changement de programme : dans les profondeurs de l'inconscient de cette tranche d'humanité, YHWH dynamise subtilement l'Image de Dieu oubliée. Mais le Saint NOM est une Épée le yod en est le pommeau, le waw la lame, et les deux les deux tranchants2 dit la Tradition hébraïque.

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2 ANNICK DE SOUZENELLE, Le symbolisme du corps humain, Paris, Albin Michel, 1991, p. 32.
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Cette descente de YHWH dans les profondeurs de l'Homme au moment même où celui-ci, ivre de sa puissance, rejette Dieu à sa correspondance et sa confirmation dans le mythe de la Tour de Babel. À ce même moment où l'Homme-brique risque d'atteindre à l'unité en haut de la tour, "YHWH descend sur la terre et vient confondre les langues". Dans le mythe de la chute, on en trouve aussi l'écho :

Voici : l'Homme est devenu capable d'atteindre à l'unité...
empêchons-le d'avancer la main et de prendre aussi de l'Arbre de Vie..
. (Gn 3,22).

Avec Mehiyaël, l'Épée plonge au coeur de l'humanité et vient stériliser ses oeuvres. L'Épée à - double tranchant , qui court dans toute la Bible, que le Christ vient révéler (Je ne suis pas venu apporter la paix mais l'Épée.  Mt 10,34) détermine comme un précipité dans cette préparation alchimique de l'humanité, qui s'est opérée au cours des générations précédentes ; elle fait aller les "méchants" et les "bons" jusqu'à l'extrême d'eux-mêmes, et opère un rigoureux clivage qui conduit les premiers au maximalisme de leur méchanceté et les seconds vers l'accomplissement de leur être devant l'épreuve. Lorsque je parle des "méchants et des bons", j'emploie une image qui rejoint celle des Évangiles lorsque le Christ sépare les brebis des boucs (Mt 25,32).

La brebis, kebesh en hébreu, est celle qui est  "soumise", qui accomplit la volonté du Père ; le bouc, Atoud, donne en son nom la clef de ce que le Christ signifie de lui le mot  atoud est fait des trois mêmes lettres que daat, la "connaissance", mais non disposées dans l'ordre de la "connaissance" ; le bouc est celui qui est encore dans le désordre ténébreux de l'inaccompli et qui cependant est appelé à construire plus tard l'arbre de la connaissance, lorsque son tour viendra. Je ne veux pas dire autre chose que cela en parlant "des bons et des méchants" ; le méchant sera un jour appelé lui aussi au retournement. Mais au temps du clivage, il exerce son pouvoir ténébreux de telle sorte que la souffrance de l'humanité devient intolérable. Ma peine est trop lourde à porter. N'en pouvant plus, le sixième patriarche est alors Metoushoël, celui qui "demande la mort", ou une mutation, un changement, autre chose en tout cas que cette situation insoutenable.

Avec Metoushoël, l'humanité semble être précipitée dans l'oeil du cyclone qu'elle a déclenché. Aussi Lemek, septième patriarche, fait-il le radical retournement. Il prend deux femmes, ce qui signifie qu'il porte à nouveau son regard sur sa Adamah-Ishah, sur le féminin de ses profondeurs. Avec lui se réalise le contenu de l'information divine donnée à Adam : Tu vivras en état d'esclavage, "jusqu'a ce que tu te retournes vers ta adamah", vers la poussière des énergies qui la composent et qui sont tes richesses potentielles et ta libération ontologique. Adah et Tsilah, les deux femmes de Lemek sont l'espace-temps intérieur du patriarche. Ici aussi tes lettres sont en désordre, mais le nom du patriarche contient la promesse de la royauté. Melek sera le "roi". Pour l'instant Lemek, a un énorme travail intérieur à faire et, dès maintenant, il prend conscience de son crime. J'ai tué un homme ! s'écrie-t-il. Et tout aussitôt, parce qu'il a pénétré son intériorité, épousé son Ishah, il voit, comme voient les prophètes, - les cieux ouverts -il voit l'espace-temps intérieur à lui et à l'humanité ; il voit la mort et la Résurrection du Christ ; c'est pourquoi il ajoute tout aussitôt à sa confession : J'ai tué un homme pour ma blessure, et un jeune homme pour ma guérison. Il se sait guéri, pardonné, ressuscité'. Un immense processus de fécondité se met en route.

Et Shet est redonné à Adam à la place d'Habel que Qain a tué. Shet signifie le "fondement". L'humanité va se continuer maintenant sur un nouveau "fondement", un nouveau Bereshit ; elle va peu à peu sortir de son exil et s'accomplir à travers dix descendants dont Noé sera le dixième à partir d'Adam, dans la lignée de Shet. Noé est celui dont Saint Hilaire de Poitiers dira qu'" il est préfigure du Messie à venir" (Traité des mystères 1,13), préfigure de Celui qui dira Tout est accompli (Jn 19,30) et ce sera la Résurrection.

Regard sur l'humanité d’aujourd’hui

À la lumière de ce mythe fondateur, nous sommes en droit de nous demander où en est notre humanité d'aujourd'hui. Car il est certain que ce schéma mythique appliqué au peuple hébreu a déterminé dans un premier temps toute la montée messianique en Israël : Lemek, libérateur de la descendance qaïnique de son esclavage ressemble fort à Moïse faisant sortir d'Égypte le peuple hébreu, et le Christ est Celui que Noé promettait. Mais depuis le Christ ce même schéma s'applique dans un deuxième temps à toutes les nations, à tous les êtres humains.

Nous approchons-nous d'un Lemek ? L'émergence du monde féminin, inséparable de celle de la découverte du féminin intérieur de chaque être me donne la tentation de le dire. Mais en même temps Mehouyaël, - l'oubli de Dieu - préside encore à toute vie officielle ; il semble aussi que l'Épée divine commence à séparer - les brebis des boucs - et à précipiter les événements dans un maximalisme de souffrance et de folie en même temps que vers les premiers indices d'une montée de conscience qui ne joue cependant qu'à bas bruit pour l'instant, mais qui mûrira certainement lorsque toutes les vieilles structures achèveront de s'effondrer.

Plus que Lemek, nous sommes certains du pardon divin, de l'amour infini de Celui qui ne cesse de nous appeler au pardon, à l'amour les uns des autres, à la totale ouverture du coeur, lieu de mort et de résurrection.

Article paru dans la Revue Scriptura 26 (1997).
Reproduit avec l'autorisation de Mme Annick de Souzenelle.

 


 



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Lundi 27 mars 2023