Foi orthodoxe

Homélies et essais sur la Mère de Dieu

La Vierge de l'Annonciation d'Oustioug
(Novgorod, XIIe siècle)
Homélies et essais sur la Mère de Dieu
Homélie au Concil d’Éphèse (431) Saint Cyrille d'Alexandrie
Homélie pour la Nativitié de la Vierge Marie Saint Jean Damascène
Homélie sur l'Annonciation Saint Nicolas Cabasilas
La Dormition de la Mère de Dieu par Vladimir Lossky
Le dogme de l'Immaculée Conception par Vladimir Lossky
L’icône de la Mère de Dieu par Mgr Antoine (Bloom)
Actualité de la Mère de Dieu par le père Michel Quenot

HOMÉLIE AU CONCILE D’ÉPHÈSE (431)

Saint Cyrille d'Alexandrie

Nous te saluons, sainte Trinité mystérieuse, qui nous as tous convoqués dans cette Église de sainte Marie Mère de Dieu !

Nous te saluons, Marie, Mère de Dieu, trésor sacré de tout l'univers, astre sans déclin, couronne de la virginité, sceptre de la foi orthodoxe, temple indestructible, demeure de l'incommensurable, Mère et Vierge, à cause de qui est appelé béni dans les saints Évangiles, celui qui vient au nom du Seigneur.

Nous te saluons, toi qui as contenu dans ton sein virginal celui que les cieux ne peuvent contenir ; toi par qui la Trinité est glorifiée et adorée sur toute la terre ; par qui le ciel exulte ; par qui les anges et les archanges sont dans la joie ; par qui les démons sont mis en déroute  ; par qui le tentateur est tombé du ciel ; par qui la créature déchue est élevée au ciel ; par qui le monde entier, captif de l'idolâtrie, est parvenu à la connaissance de la vérité ; par qui le saint baptême est accordé à ceux qui croient, avec l'huile d'allégresse ; par qui, sur toute la terre, les Églises ont été fondées ; par qui les nations païennes sont amenées à la conversion.

Et que dirai-je encore ? C'est par toi que la lumière du Fils unique de Dieu a brillé pour ceux qui demeuraient dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort ; c'est par toi que les prophètes ont annoncé l'avenir, que les Apôtres proclament le salut aux nations, que les morts ressuscitent, et que règnent les rois, au nom de la sainte Trinité.

Y a-t-il un seul homme qui puisse célébrer dignement les louanges de Marie ? Elle est mère et vierge à la fois. Quelle merveille ! Merveille qui m'accable ! Qui a jamais entendu dire que le constructeur serait empêché d'habiter le temple qu'il a lui-même édifié ? Osera-t-on critiquer celui qui donne à sa servante le titre de Mère ?

Voici donc que le monde entier est dans la joie. Qu'il nous soit donné de vénérer et d'adorer l'unité , de vénérer et d'honorer l'indivisible Trinité en chantant les louanges de Marie toujours Vierge, c'est-à-dire du saint temple, et celles de son Fils et de son Époux immaculé  : car c'est à lui qu'appartient la gloire pour les siècles des siècles. Amen.


HOMÉLIE POUR LA NATIVITÉ DE LA VIERGE MARIE

Saint Jean Damascène

Puisque la Vierge Mère de Dieu devait naître de sainte Anne, la nature n'a pas osé anticiper sur la grâce : la nature demeura stérile jusqu'à ce que la grâce eût porté son fruit. Il fallait qu'elle naisse la première, celle qui devait enfanter le premier-né antérieur à toute créature, en qui tout subsiste. Joachim et Anne, heureux votre couple ! Toute la création est votre débitrice. C'est par vous, en effet, qu'elle a offert au Créateur le don supérieur à tous les dons, une mère toute sainte, seule digne de celui qui l'a créée.

Réjouis-toi, Anne, la stérile, toi qui n'enfantais pas ; éclate en cris de joie, toi qui n'as pas connu les douleurs. Réjouis-toi, Joachim : par ta fille un enfant nous est né, un fils nous a été donné. On proclame son nom : Messager du grand dessein de Dieu, qui est le salut de tout l'univers, Dieu fort. Oui, cet enfant est Dieu. Joachim et Anne, heureux votre couple, et parfaitement pur ! On vous a reconnus grâce à votre fruit, selon cette parole du Seigneur : Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. Vous avez eu une conduite agréable à Dieu et digne d’elle que vous avez engendrée. À cause de votre vie chaste et sainte, vous avez produit le joyau de la virginité, celle qui devait être vierge avant l'enfantement, vierge en mettant au monde, vierge après la naissance  ; la seule toujours Vierge d'esprit, d'âme et de corps.

Joachim et Anne, couple très chaste ! En observant la chasteté, cette loi de la nature, vous avez mérité ce qui dépasse la nature : vous avez engendré pour le monde celle qui sera, sans connaître d'époux, la Mère de Dieu. En menant une vie pieuse et sainte dans la nature humaine, vous avez engendré une fille supérieure aux anges, qui est maintenant la Souveraine des anges.

Enfant très gracieuse et très douce ! Fille d'Adam et Mère de Dieu ! Heureux ton père et ta mère ! Heureux les bras qui t'ont portée ! Heureuses les lèvres qui, seules, ont reçu tes chastes baisers pour que tu demeures toujours parfaitement vierge.

Acclamez Dieu, terre entière, sonnez, dansez, jouez. Élevez la voix, élevez-la, ne craignez pas !


HOMÉLIE SUR L’ANNONCIATION
À LA TRÈS SAINTE MÈRE DE DIEU
ET TOUJOURS VIERGE MARIE (extraits)

Saint Nicolas Cabasilas

S’il fallut jamais que l’homme se réjouît et dansât et chantât de joie, s’il y eut un instant que l’on doive célébrer avec grandeur et éclat, s’il faut pour cela demander la hauteur de l’esprit, la beauté du discours et l’élan des paroles, je n’en connais pas d’autre que ce jour où un ange vint du ciel annoncer tout bien à la terre. Maintenant le ciel est en fête, maintenant resplendit la terre, maintenant la création tout entière se réjouit et celui-là même qui tient les cieux en sa main n’est pas absent de la fête – car ce qui a lieu aujourd’hui est bien une panégyrie, une célébration universelle. Tous s’y rassemblent en une figure unique, en une même joie, dans ce même bonheur qui survient pour tous : et pour le Créateur, et pour toutes ses créatures et pour la mère elle-même du Créateur, celle qui a fait de lui un participant de notre nature, de nos assemblées et de nos fêtes. […]

La Vierge s’offrit d’elle-même et fut l’ouvrière de ce qui attira l’artisan vers la terre et mit en mouvement sa main créatrice. Qu’est-ce donc ? Ce furent sa vie toute-pure, le renoncement à tout péché, l’exercice de toute vertu, l’âme plus pure que la lumière, le corps en tout spirituel, plus lumineux que le soleil, plus pur que le ciel, plus saint que le trône des chérubins ; un envol de l’esprit ne craignant aucune hauteur, surpassant même les ailes des anges ; un désir de Dieu anéantissant tout emportement de l’âme ; une prise de possession par Dieu, une intimité avec Dieu excluant toute pensée créée. Ayant orné son âme et son corps de tant de beauté, elle attira le regard de Dieu et révéla la beauté de notre commune nature par sa propre beauté ; elle a ainsi attiré l’impassible, et celui que l’homme avait rebuté par le péché est devenu Homme par la Vierge. […]

Lorsque vint le moment où parut celui qui apportait l’annonce, elle crut, fit confiance et accepta le service. Car c’est cela qui était nécessaire, et il le fallait en tout cas pour notre salut. Si en effet elle n’en avait pas été capable, la Bienheureuse n’aurait pu voir la bienveillance de Dieu pour l’homme, car il n’aurait pas désiré descendre sans qu’il y eût quelqu’un pour le recevoir, quelqu’un qui fût capable de servir l’économie du salut – et la volonté de Dieu sur nous n’aurait pas pu passer en acte si la Vierge n’avait pas cru et acquiescé. Et la preuve en est que Gabriel s’est réjoui lorsque, s’adressant à elle et l’appelant pleine de grâce, il lui expliqua tout le mystère (Lc 1,26-33). Mais Dieu ne descendit pas sans que la Vierge eût demandé à savoir de quelle manière elle enfanterait. Dès qu’il l’eut persuadée, dès qu’elle eut accepté la requête, tout l’oeuvre se réalisa aussitôt : Dieu revêtit l’homme et la Vierge devint Mère de son Créateur.

Si la Toute-Pure a observé devant Dieu tout ce qu’il faut observer, si elle s’est montrée aussi sainte comme homme sans rien omettre de ce qui se doit, comment n’eût-elle pas convenu à Dieu ? Et si rien n’a échappé à la Vierge de ce qui pouvait la désigner comme Mère de Dieu, si elle en a conçu un ardent amour pour lui, encore plus Dieu devait-il observer le juste retour et devenir son Fils. lui qui donne aux princes méchants selon leur cœur, comment n’aurait-il pas pris comme mère celle qui s’était montrée en tout selon son désir ? C’est ainsi que ce don fut approprié et convenable en tout pour la Bienheureuse. C’est pourquoi, pour lui annoncer clairement qu’elle allait enfanter Dieu, Gabriel lui dit : Il régnera pour les siècles sur la maison de Jacob et son règne n’aura pas de fin (Lc 1,33). Comme si ce qu’elle venait d’apprendre n’était ni étrange ni inhabituel, elle reçut cette annonce avec joie. Et d’une voix bienheureuse, l’âme exempte de trouble et dans le calme des pensées, elle répond : Voici la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole ! (Lc 1,38).

Tels furent ses mots, et la réalité suivit : Et le Verbe est devenu chair, et il a fait son habitation en nous (Jn 1,14). Ayant donné sa réponse à Dieu, elle en reçut l’Esprit, artisan de cette chair consubstantielle à Dieu. Sa voix fut une voix puissante, comme le dit David (cf. Ps 67,34), et le Verbe du Père fut formé par le verbe d’une mère, le Créateur par la voix d’une créature. Et de même que Dieu dit : Que la lumière soit !, et aussitôt la lumière fut (Gn 1,3), de même la vraie lumière se leva à la voix de la Vierge, et Il s’unit à la chair et fut enfanté, Celui qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn 1, 9).

Ô voix sainte ! Ô majesté de tes paroles puissantes ! Ô bouche bienheureuse rassemblant de l’exil l’univers entier ! Ô trésor de ce cœur qui déverse en quelques mots sur nous l’abondance de ses biens ! Ces mots ont transformé la terre en ciel et vidé l’enfer de ses prisonniers, ils ont fait du ciel l’habitation des hommes, des anges leurs compagnons, ils ont fondu en un seul chœur la race des cieux et celle de la terre.

Quelle action de grâce t’adresserons-nous pour ces paroles ? Oh, que peut-on te dire, toi dont rien n’est digne parmi les hommes ? Nos paroles viennent de ce qui est, mais toi tu excèdes tout ce qui surpasse le monde. S’il faut te présenter des mots, ce doit être oeuvre des anges, oeuvre de l’intellect chérubique, oeuvre de langues de feu. Aussi pour parler dignement de ta puissance, ayant commémoré par la bénédiction ce qui est de toi, t’ayant chanté comme notre salut autant qu’il nous est possible, nous voudrions encore emprunter la voix des anges, et nous terminerons notre discours en t’honorant par ces mots de la salutation de Gabriel : Réjouis-toi, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi !

Nicolas Cabasilas, La Mère de Dieu :
Homélies sur la Nativité, sur l'Annonciation
et sur la Dormition de la Très-Sainte Mère de Dieu,

trad. Jean-Louis Palierne, Éd. L'Âge d'homme, 1992.


LA DORMITION DE LA MÈRE DE DIEU

par Vladimir Lossky

La fête de la Dormition de la Mère de Dieu, connue en Occident sous le nom de l’Assomption, comprend deux moments distincts mais inséparables pour la foi de l’Église : la mort et l’ensevelissement de la Mère de Dieu ; et sa résurrection et son ascension . L’Orient orthodoxe a su respecter le caractère mystérieux de cet événement qui, contrairement à la résurrection du Christ, n’a pas fait l’objet de la prédication apostolique. En effet, il s’agit d’un mystère qui n’est pas destiné aux oreilles de " ceux de l’extérieur ", mais se révèle à la conscience intérieure de l’Église. Pour ceux qui sont affermis dans la foi en la résurrection et l’ascension du Seigneur, il est évident que, si le Fils de Dieu avait assumé sa nature humaine dans le sein de la Vierge, celle qui a servi à l’Incarnation devait à son tour être assumée dans la gloire de son Fils ressuscité et monté au ciel. Ressuscite, Seigneur, en ton repos, toi et l’Arche de ta sainteté (Ps 131, 8, qui revient à maintes reprises dans l’office de la Dormition). " Le cercueil et la mort " n’ont pas pu retenir " la Mère de la vie " car son Fils l’a transférée dans la vie du siècle futur (kondakion).

La glorification de la Mère est une conséquence directe de l’humiliation volontaire du Fils : le Fils de Dieu s’incarne de la Vierge Marie et se fait " Fils de l’homme ", capable de mourir, tandis que Marie, en devenant Mère de Dieu, reçoit la " gloire qui convient à Dieu " (vêpres, ton 1) et participe, la première parmi les êtres humains, à la déification finale de la créature. " Dieu se fit homme, pour que l’homme soit déifié " (S. Irénée, S. Athanase, S. Grégoire de Nazianze, S. Grégoire de Nysse [PG 7, 1120 ; 25, 192 ; 37, 465 ; 45, 65] et d’autres Pères de l’Église). La portée de l’incarnation du Verbe apparaît ainsi dans la fin de la vie terrestre de Marie. " La Sagesse est justifiée par ses enfants " : la gloire du siècle à venir, la fin dernière de l’homme est déjà réalisée, non seulement dans une hypostase divine incarnée, mais aussi dans une personne humaine déifiée. Ce passage de la mort à la vie, du temps à l’éternité, de la condition terrestre à la béatitude céleste, établit la Mère de Dieu au-delà de la résurrection générale et du jugement dernier, au-delà de la parousie qui mettra fin à l’histoire du monde. La fête du 15 août est une seconde Pâque mystérieuse, puisque l’Église y célèbre, avant la fin des temps, les prémices secrètes de sa consommation eschatologique. Ceci explique la sobriété des textes liturgiques qui laissent entrevoir, dans l’office de la Dormition, la gloire ineffable de l’Assomption de la Mère de Dieu (l’office de " l’Ensevelissement de la Mère de Dieu ", 17 août, d’origine très tardive, est au contraire trop explicite : il est calqué sur les matines du Samedi saint (" Ensevelissement du Christ ").

La fête de la Dormition est probablement d’origine hiérosolymitaine. Cependant, à la fin du IVe siècle, Éthérie ne la connaît pas encore. On peut supposer néanmoins que cette solennité n’a pas tardé à apparaître, puisque au VIe siècle, elle est déjà répandue partout : S. Grégoire de Tours est le premier témoin de la fête de l’Assomption en Occident (De gloria martyrum, Miracula I, 4 et 9 - PL 71, 708 et 713), où elle était célébrée primitivement en janvier. de missel de Bobbio et le sacramentaire gallican indiquent la date du 18 janvier.) Sous l’empereur Maurice (582-602) la date de la fête est définitivement fixée au 15 août (Nicéphore Calliste, Hist. Eccles., 1.XVII, c. 28 - PG, 147, 292).

Parmi les premiers monuments iconographiques de l’Assomption, il faut signaler le sarcophage de Santa Engracia à Saragosse (début du IVe siècle) avec une scène qui est très probablement celle de l’Assomption (Dom Cabrol, Dict. d’archéol. chrét., I, 2990-94) et un relief du VIe siècle, dans la basilique de Bolnis-Kapanakéi, en Georgie, qui représente l’Ascension de la Mère de Dieu et fait pendant au relief avec l’Ascension du Christ (S. Amiranaschwili, Histoire de l’art géorgien (en russe, Moscou, 1950), p. 128 ). Le récit apocryphe qui circulait sous le nom de S. Méliton (IIe siècle), n’est pas antérieur au commencement du V siècle (PG, 5, 1231-1240). Il abonde en détails légendaires sur la mort, la résurrection et l’ascension de la Mère de Dieu, informations douteuses que l’Église prendra soin d’écarter. Ainsi, S. Modeste de Jérusalem (+634), dans son " Éloge à la Dormition " - (Encomium, PG 86, 3277-3312), est très sobre dans les détails qu’il donne : il signale la présence des Apôtres " amenés de loin, par une inspiration d’en haut ", l’apparition du Christ, venu pour recevoir l’âme de sa Mère, enfin, le retour à la vie de la Mère de Dieu, " afin de participer corporellement à l’incorruption éternelle de celui qui l’a fait sortir du tombeau et qui l’a attirée à lui, de la manière que lui seul connaît ". (Patrologia Orientalis, XIX, 375-438.) L’homélie de S. Jean de Thessalonique (+vers 630) ainsi que d’autres homélies plus récentes – de S. André de Crète, de S. Germain de Constantinople, de S. Jean Damascène (PG 97, 1045-1109 ; 98, 340-372 ; 96, 700-761) – sont plus riches en détails qui entreront aussi bien dans la liturgie que dans l’iconographie de la Dormition de la Mère de Dieu.

Le type classique de la Dormition dans l’iconographie orthodoxe se borne, habituellement, à représenter la Mère de Dieu couchée sur son lit de mort, au milieu des Apôtres, et le Christ en gloire recevant dans ses bras l’âme de sa Mère. Cependant, quelquefois, on a voulu signaler également le moment de l’assomption corporelle : on y voit alors, en haut de l’icône, au-dessus de la scène de Dormition, la Mère de Dieu assise sur un trône dans la mandorle, que les anges portent vers les cieux.

Sur notre icône (Paris, XXe siècle), le Christ glorieux entouré de mandorle regarde le corps de sa Mère étendu sur un lit de parade. Il tient sur son bras gauche une figurine enfantine revêtue de blanc et couronnée de nimbe : c’est " l’âme toute lumineuse " (vêpres, stichère du ton 5) qu’il vient de recueillir. Les douze Apôtres " se tenant autour du lit, assistent avec effroi " (vêpres, stichère du ton 6) au trépas de la Mère de Dieu. On reconnaît facilement, au premier plan, S. Pierre et S. Paul, des deux côtés du lit. Sur quelques icônes, on représente en haut, dans le ciel, le moment de l’arrivée miraculeuse des Apôtres, rassemblés " des confins de la terre sur les nues " (kondakion, ton 2). La multitude d’anges présents à la Dormition forme parfois une bordure extérieure autour de la mandorle du Christ. Sur notre icône, les vertus célestes qui accompagnent le Christ sont signalées par un séraphin à six ailes. Trois évêques nimbés se tiennent derrière les Apôtres. Ce sont S. Jacques, " le frère du Seigneur ", premier évêque de Jérusalem, et deux disciples des Apôtres : Hiérothée et Denys l’Aréopagite, venus avec S. Paul (kondakion, ton 2 ; voir le passage des Noms divins du Pseudo-Denys sur la Dormition : III, 2 PG, 3, 681). Au dernier plan, deux groupes de femmes représentent les fidèles de Jérusalem qui, avec les 633 évêques et les Apôtres, forment le cercle intérieur de l’Église où s’accomplit le mystère de la Dormition de la Mère de Dieu.

L’épisode d’Athonius, un Juif fanatique qui eut les deux mains coupées par le glaive angélique, pour avoir osé toucher à la couche funèbre de la Mère de Dieu, figure sur la plupart des icônes de la Dormition. La présence de ce détail apocryphe dans la liturgie (tropaire de l’ode 3) et l’iconographie de la fête doit rappeler que la fin de la vie terrestre de la Mère de Dieu est un mystère intime de l’Église qui ne doit pas être exposé à la profanation : inaccessible aux regards de ceux de l’extérieur, la gloire de la Dormition de Marie ne peut être contemplée que dans la lumière intérieure de la Tradition.

Article paru dans Le Messager de l’Exarcat
du Patriarcat russe en Europe occidentale
,
n° 27, juillet-septembre 1957.


LE DOGME DE L'IMMACULÉE CONCEPTION

par Vladimir Lossky

La Vierge royale, revêtue de vrai titres
de gloire et de dignités,
n’a pas besoin d’une fausse gloire.

Bernard de Clairvaux

Certaines personnes, se laissant tromper par une ressemblance d’expressions verbales ou par une fausse association d’idées, sont portées à confondre l’enseignement de l’Église romaine sur l’Immaculée Conception de Marie avec le dogme de la conception virginale de notre Seigneur Jésus Christ. Le premier de ces enseignements, représentant une innovation du catholicisme romain, se rapporte à la naissance de la Vierge elle-même, tandis que le second, trésor commun de la foi chrétienne, concerne la Nativité de notre Seigneur Jésus Christ, « Qui, pour nous hommes et pour notre salut est descendu des cieux et s’est incarné de l’Esprit Saint et de Marie la Vierge, et s’est fait homme » (Symbole de Foi de Nicée-Constantinople).

La doctrine de l’Immaculée Conception prend son origine dans la dévotion particulière que certains milieux spirituels de l’Occident séparé vouaient à la Vierge depuis la fin du XIIIe siècle. Elle fut proclamée « vérité révélée » le 8 décembre 1854, par le pape Pie IX motu proprio (sans convocation de concile). Ce nouveau dogme fut promulgué dans l’intention de glorifier la Sainte Vierge, qui, en tant qu’instrument de l’Incarnation de notre Seigneur, devient Coopératrice de notre rédemption. D’après cette doctrine, elle jouirait d’un privilège particulier, celui d’être exemptée du péché originel dès le moment de sa conception par ses parents Joachim et Anne. Cette grâce spéciale qui la ferait, pour ainsi dire, rachetée avant l’oeuvre de la Rédemption, lui aurait été accordée en prévision du mérite futur de son Fils. Pour s’incarner et devenir « Homme parfait », le Verbe divin avait besoin d’une nature humaine, non contaminée par le péché : il fallait donc que le vase dans lequel il assumait son humanité fût pur de toute souillure, purifié d’avance. De là, selon les théologiens romains, la nécessité de prêter à la Vierge, bien que conçue naturellement et comme toute créature humaine, un privilège spécial, la plaçant en dehors de la postérité d’Adam et la libérant de la faute originelle commune au genre humain. En effet, d’après le nouveau dogme romain, la Sainte Vierge aurait participé, dès le sein de sa mère, à l’état du premier homme avant le péché.

L’Église orthodoxe qui a toujours rendu un culte particulier à la Mère de Dieu, exaltée au-dessus des esprits célestes, « plus vénérable que les chérubins et incomparablement plus glorieuse que les séraphins » (hymne du rite byzantin), n’a jamais admis – du moins dans le sens que lui prête l’Église de Rome – le dogme de l’Immaculée Conception. La définition : « privilège accordé à la Vierge en vue du mérite futur de son Fils » répugne à l’esprit de l’orthodoxie chrétienne ; elle ne peut accepter ce juridisme outrancier qui efface le caractère réel de l’oeuvre de notre Rédemption, ne voyant en elle qu’un mérite abstrait du Christ, imputable à une personne humaine avant la Passion et la Résurrection, avant même l’Incarnation du Christ et ceci par décret spécial de Dieu. Si la Sainte Vierge pouvait jouir des effets de la Rédemption avant l’oeuvre rédemptrice du Christ, on ne voit pas pourquoi ce privilège n’aurait pu être étendu à d’autres personnes, à tout le lignage du Christ, par exemple, à toute cette postérité d’Adam, qui contribua de génération en génération à préparer la nature humaine assumée par le Verbe dans le sein de Marie. En effet, cela eût été logique et conforme à l’idée que nous avons de la bonté de Dieu, et pourtant l’absurdité d’une telle conjecture est éclatante une humanité jouissant d’un « non-lieu » malgré sa chute, sauvée d’avance et attendant, néanmoins l’oeuvre de son salut par le Christ ! Ce qui semble absurde, appliqué â toute l’humanité antérieure au Christ, ne l’est pas moins lorsqu’il s’agit d’un seul être humain. Le contresens n’apparaît que plus manifeste : afin que l’oeuvre de la Rédemption pût s’accomplir pour toute l’humanité, il fallait qu’elle s’accomplit, au préalable, pour l’un de ses membres. Autrement dit, pour que la Rédemption eût lieu, il fallait qu’elle existât déjà, que quelqu’un jouît d’avance de ses fruits.

On nous répondra sans doute que ceci est légitime lorsqu’il s’agit d’un être aussi exceptionnel que la Sainte Vierge, prédestinée à servir d’instrument à l’Incarnation et, par cela même, à la Rédemption. Dans une certaine mesure ceci est vrai : la Vierge qui enfanta sans tache le Verbe, vrai Dieu et vrai homme, ne fut pas un être ordinaire. Mais peut-on la séparer d’une manière aussi absolue, dès le moment de sa conception par Joachim et Anne, du reste de la postérité d’Adam ? En l’isolant ainsi ne court-on pas le risque de déprécier toute l’histoire de l’humanité avant le Christ, d’abolir le sens même de l’Ancien Testament, qui fut une attente messianique, une préparation progressive de l’humanité à l’Incarnation du Verbe ? En effet, si l’Incarnation n’était conditionnée que par le privilège accordée à la Vierge « en vue du mérite de son Fils », la venue du Messie dans le monde pouvait s’accomplir à n’importe quel autre moment de son histoire ; à n’importe quel moment Dieu pouvait, par un décret spécial qui n’aurait dépendu que de l’arbitraire divin, créer l’instrument immaculé de son Incarnation, sans tenir compte de la liberté humaine dans les destinées du monde déchu ? Pourtant, l’histoire de l’Ancien Testament nous apprend autre chose : le sacrifice volontaire d’Abraham, les souffrances de Job, l’oeuvre des prophètes, toute l’histoire enfin du peuple élu avec ses ascensions et ses chutes, n’est pas seulement un assemblage de préfigurations du Christ, mais aussi une épreuve incessante de la liberté humaine répondant à l’appel divin, fournissant à Dieu, dans cet acheminement lent et laborieux, les conditions humaines nécessaires à l’accomplissement de sa promesse.

Toute l’histoire biblique se découvre ainsi comme une préparation de l’humanité à l’Incarnation, à cette « plénitude des temps », lorsque l’ange fut envoyé pour saluer Marie et recueillir de ses lèvres les paroles de consentement de l’humanité à ce que le Verbe se fît chair : Voici la servante de Dieu, qu’il me soit fait selon ta parole (Lc 1, 38).

Nicolas Cabasilas, un théologien byzantin du XIVe siècle, disait dans son homélie sur l’Annonciation : « L’Incarnation fut non seulement l’oeuvre du Père, de sa Vertu et de son Esprit, mais aussi l’oeuvre de la volonté et de la foi de la Vierge. Sans le consentement de l’Immaculée, sans le concours de la foi, ce dessein était aussi irréalisable que sans l’intervention des trois Personnes divines elles-mêmes. Ce n’est qu’après l’avoir instruite et persuadée, que Dieu la prend pour Mère, et lui emprunte la chair qu’elle veut bien lui prêter. De même qu’il incarnait volontairement, de même voulait-il que sa Mère l’enfantât librement et de son plein gré (édition Jugie, Patrologia orientalis, XIX, 2).

Si la Sainte Vierge avait été isolée du reste de l’humanité par un privilège de Dieu lui conférant d’avance l’état de l’homme avant le péché, alors son consentement libre à la volonté divine, sa réponse à l’archange Gabriel, perdraient le lien de solidarité historique avec les autres actes qui contribuèrent à préparer, au long des siècles, l’avènement du Messie ; alors serait rompue la continuité avec la sainteté de l’Ancien Testament qui s’accumulait de génération en génération pour s’achever enfin en la personne de Marie, Vierge toute pure dont l’humble obéissance devait franchir le dernier pas qui, du côté humain, rendait possible l’oeuvre de notre salut. Le dogme de l’Immaculée Conception, tel qu’il est formulé par l’Église romaine, déchire cette sainte continuité des justes ancêtres de Dieu qui trouve son terme final dans le Ecce ancila Domini. L’histoire d’Israël perd son sens intrinsèque, la liberté humaine est privée de toute sa valeur et la venue même du Christ qui s’effectuerait en vertu d’un décret arbitraire de Dieu, reçoit le caractère d’une apparition de deus ex machina, faisant irruption dans l’histoire humaine. Tels sont les fruits d’une doctrine artificielle et abstraite qui, en voulant glorifier la Vierge, la prive de son lien intime, profond, avec l’humanité et, en lui conférant le privilège d’être exemptée du péché originel dès le moment de sa conception, diminue singulièrement la valeur de son obéissance au message divin le jour de l’Annonciation.

L’Église orthodoxe rejette l’interprétation catholique romaine de l’Immaculée Conception. Pourtant, elle honore la Sainte Vierge par les appellations d’« immaculée », « sans tache », « toute pure ». Saint Éphrem le Syrien (IVe siècle) dit même : « Toi, Seigneur, ainsi que ta Mère, vous êtes seuls parfaitement saints, car tu n’as aucune tâche, Seigneur, et ta Mère n’a aucun péché » (Carp. Nisib. 27,8). Comment cela est-il possible en dehors des cadres juridiques (privilège d’exemption) du dogme de l’Immaculée Conception ?

D’abord, il faut distinguer entre le péché originel, en tant que faute commise envers Dieu et commune à toute l’humanité depuis Adam, et le même péché, force du mal opérant dans la nature de l’humanité déchue ; de même, il faut distinguer entre la nature commune â toute l’humanité et la personne propre à chacun en particulier. Personnellement, la Vierge fut étrangère à toute tache, à tout péché, mais, en vertu de sa nature, elle portait avec tous les descendants d’Adam la responsabilité de la faute originelle. Ceci suppose que le péché en tant que force du mal était inagissant dans la nature de la Vierge élue progressivement purifiée dans les générations de ses justes ancêtres et protégée en elle par la grâce dès le moment de sa conception.

La Sainte Vierge fut protégée de toute souillure mais non pas exemptée de la responsabilité de la faute d’Adam, faute qui ne pouvait pas être abolie dans l’humanité déchue que par la Personne divine du Verbe.

L’Écriture nous fournit d’autres exemples d’assistance divine et de sanctification dès le sein de la mère : David, Jérémie (Avant de te former dans le sein de ta mère, je te connaissais et, avant que tu sortisses de ses flancs, je t’ai consacré (Jr 1,5), enfin Jean Baptiste (Lc 1,41). C’est dans ce sens que l’Église orthodoxe fête depuis l’antiquité le jour de la Conception de la Sainte Vierge (8 décembre), comme elle fête aussi la Conception de saint Jean Baptiste (24 septembre). Il faut noter, à ce sujet, que le dogme romain établit, en ce qui concerne la conception de la Vierge par Joachim et Anne, une distinction entre « conception active » et « conception passive », celle-là étant oeuvre naturelle de la chair, l’acte des parents qui engendrent, celle-ci ne concernant que l’effet de l’union conjugale ; le caractère d’« Immaculée Conception » ne s’applique qu’à l’aspect passif de la conception de la Vierge.

L’Église orthodoxe, étrangère à cette aversion devant ce qui se rapporte à la nature charnelle, ne connaît pas de distinction artificielle entre « conception active » et conception passive ». En célébrant la conception de la nativité de la Sainte Vierge et de saint Jean Baptiste, elle rend témoignage au caractère miraculeux de ces naissances, elle vénère la chaste union des parents en même temps que la sainteté de leurs fruits. Pour la Vierge comme pour Jean Baptiste, cette sainteté ne réside pas dans un privilège abstrait de non-culpabilité, mais dans un changement réel de la nature humaine progressivement purifiée et rehaussée par la grâce dans les générations précédentes. Cette ascension incessante de notre nature, destinée à devenir celle du Fils de Dieu incarné, se poursuit dans la vie de Marie ; par la fête de sa Présentation au Temple (21 novembre) la Tradition témoigne de cette sanctification continue, de cette protection exercée par la grâce divine contre toute souillure du péché. La sanctification de la Vierge est consommée au moment de l’Annonciation lorsque l’Esprit Saint la rendit apte à une Conception immaculée, dans la valeur plénière de ce mot : la Conception virginale du Fils de Dieu devenu Fils de l’homme.

Note conjointe à la publication de l’article - Du dogme de l’Immaculée Conception

Écrite il y a plus de douze ans [c. 1942], cette mise au point sur le dogme catholique romain de l’Immaculée Conception aurait dû être entièrement refondue et considérablement développée. Espérant le faire un jour, nous nous contenterons pour le moment, afin de ne point retarder sa parution cette année, de compléter le texte de ce bref aperçu par deux remarques qui doivent écarter certains malentendus.

1°Quelques orthodoxes, animés d’un zèle très compréhensible pour la vérité, se croient obligés de nier l’authenticité de l’apparition de la Mère de Dieu à Bernadette et refusent de reconnaître les manifestations de la grâce à Lourdes, sous prétexte que ces phénomènes spirituels servent à confirmer le dogme mariologique étranger à la tradition chrétienne. Cette attitude, croyons-nous, n’a pas de justification, car elle provient d’un manque de discernement entre un fait d’ordre religieux et son utilisation doctrinale par l’Église romaine. Avant de porter un jugement négatif sur l’apparition de Notre Dame à Lourdes, en courant le risque de commettre un péché contre la grâce illimitée de l’Esprit Saint, il aurait été plus prudent (et plus juste) d’examiner avec la sobriété d’esprit et l’attention religieuse les paroles entendues par la jeune Bernadette et les circonstances dans lesquelles ces paroles lui ont été adressées. Pendant toute la période de ses quinze apparitions à Lourdes, la Sainte Vierge a parlé une seule fois pour se nommer. Elle dit : « Je suis l’Immaculée Conception ». Or, ces paroles ont été prononcées le 25 mars 1858, à la fête de l’Annonciation. Leur sens direct reste clair à ceux qui ne sont pas obligés de les interpréter en dépit de la saine théologie et des règles de la grammaire : la Conception immaculée du Fils de Dieu est le suprême titre de gloire de la Vierge sans tache.

2° Les auteurs catholiques romains insistent souvent sur le fait que la doctrine de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge a été reconnue, explicitement ou implicitement, par plusieurs théologiens orthodoxes, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les listes impressionnantes des manuels de théologie rédigés à cette époque, pour la plupart dans la Russie du sud, témoignent en effet jusqu’à quel point l’enseignement théologique à l’Académie de Kiev et dans d’autres écoles d’Ukraine, de Galicie, de Lituanie ou de BiéloRussie a été affecté par les thèmes doctrinaux et dévotionnels propres à l’Église de Rome. Tout en défendant héroïquement leur foi, les orthodoxes de ces régions limitrophes subissaient inévitablement l’influence de leurs adversaires catholiques romains, car ils appartenaient au même monde de civilisation baroque, avec ses formes particulières de piété.

On sait que la théologie « latinisée » des Ukrainiens a provoqué un scandale dogmatique à Moscou vers la fin du XVIIe siècle au sujet de l’épiclèse. Le thème de l’Immaculée Conception était d’autant plus assimilable qu’il s’exprimait dans la dévotion plutôt que dans une doctrine théologique définie. C’est sous cette forme dévotionnelle qu’on trouve quelques traces de mariologie romaine dans les écrits de saint Dimitri de Rostov, prélat russe d’origine et d’éducation ukrainienne. C’est le seul nom important parmi les « autorités » théologiques que l’on cite habituellement pour montrer que le dogme de l’immaculée Conception de Marie est acceptable pour les orthodoxes. Nous n’allons pas dresser, à notre tour, une liste (combien plus imposante !) de théologiens de l’Église de Rome, dont la pensée mariologique s’oppose résolument à la doctrine transformée en article de la foi, il y a un siècle. Il suffira de citer un seul nom, celui de saint Thomas d’Aquin, pour constater que le dogme de 1854 va à l’encontre de tout ce qu’il y a de plus sain dans la tradition théologique de l’Occident séparé. Que l’on relise les passages du Commentaire aux Sentences (I, 111, 3, I, art. 1 et 2 ; 4, I) et de la Somme théologique (IIIa, 27), ainsi que d’autres écrits où le Docteur angélique traite la question de l’Immaculée Conception de la Vierge : on y trouvera l’exemple d’un jugement théologique sobre et précis, d’une pensée clairvoyante, sachant utiliser les textes des Pères occidentaux (saint Augustin) et orientaux (saint Jean Damascène) pour montrer le vrai titre de gloire de la très Sainte Vierge et Mère de notre Dieu. Depuis cent ans, ces pages mariologiques de saint Thomas d’Aquin sont scellées pour les théologiens catholiques romains, obligés de se conformer à la « ligne générale » mais elles ne cesseront pas d’être un témoignage de la tradition commune pour ceux des orthodoxes qui savent apprécier le trésor théologique de leurs frères séparés.

Vladimir LOSSKY
En la fête de la Conception
de la très Sainte Vierge Marie

Article paru dans
Le Messager de l’Exarcat du Patriarcat russe
en Europe occidentale
n° 20, décembre 1954.


L’ICÔNE DE LA MÈRE DE DIEU

par Mgr Antoine (Bloom),
Métropolite de Souroge

Il existe deux types d’icônes de la Mère de Dieu. Le type le plus connu est celui qu’on trouve en Orient et en Occident : la Vierge tenant l’Enfant. Cette image est plus qu’une représentation ou un portrait de la Mère de Dieu. Elle est une image de l’Incarnation, une affirmation de l’Incarnation et de sa réalité. Elle est une affirmation de la réalité et de la vérité de la maternité de la Vierge. Si l’on considère l’icône avec attention, on constate que la Mère de Dieu qui tient l’Enfant ne regarde jamais celui-ci. Dans toutes ces icônes, elle ne fixe ni ceux qui la regardent ni le lointain : ses yeux grands ouverts regardent au-dedans d’elle-même. Elle est plongée dans une contemplation intense. Elle ne regarde pas les objets extérieurs. Sa tendresse est exprimée par la timidité de ses mains : elle tient l’Enfant sans le serrer contre elle. Elle le tient comme on tiendrait quelque chose de sacré présenté en offrande et toute la tendresse, tout l’amour humain sont exprimés par l’Enfant et non par sa Mère. Celle-ci demeure la Mère de Dieu ; elle traite l’Enfant non comme le « petit Jésus » mais comme le Fils de Dieu incarné, devenu fils de la Vierge et c’est lui qui, vrai homme et vrai Dieu, manifeste tout l’amour et toute la tendresse d’un homme et d’un Dieu à celle qui est à la fois sa Mère et sa créature.

Une autre image, très rare celle-là, est l’image de la Mère de Dieu, seule, cette fois, sans la présence visible du Christ. Je pense en particulier à certaine icône russe du XVIIe siècle. On se trouve en présence d’une paysanne russe, sans voile, dont les bandeaux encadrent un visage plutôt carré. Elle a de grands yeux qui fixent, non ce qui s’offre à son regard, mais l’infini ou des profondeurs insondables. En regardant plus attentivement, on aperçoit deux mains, deux mains dont la place singulière est un défi à l’anatomie ; elles sont là non comme les éléments d’une œuvre réaliste, mais pour traduire ce que ni le visage, ni les mains, ni les yeux ne pourraient exprimer sans cesser d’exprimer quelque chose de plus important. Ce sont les mains de l’angoisse. Enfin, dans le coin de l’icône, presque invisibles, se détachant en jaune pâle sur un fond jaune pâle, une colline et une croix nue. Cette Vierge est la Mère contemplant le crucifiement et la mort de son fils unique.

Lorsque nous nous tournons dans la prière vers la Mère de Dieu, nous devrions être conscients, plus souvent que nous ne le sommes, que toute prière à la Mère de Dieu signifie : « Mère, j’ai tué ton Fils ! Si tu me pardonnes, je puis être pardonné. Si tu retiens ton pardon, rien ne peut me sauver de la damnation. » Et il est vraiment surprenant que la Mère de Dieu, dans tout ce que l’Évangile nous révèle, nous ait fait comprendre, en nous donnant l’audace de lui adresser cette prière, que nous ne pouvons rien lui dire d’autre.

Elle est pour nous la Mère de Dieu. Elle est celle qui a introduit Dieu lui-même sur notre terre. C’est en ce sens que nous insistons sur l’expression « Mère de Dieu ». C’est par elle que Dieu s’est fait homme. C’est par elle qu’il est né dans notre condition humaine. Et elle n’est pas seulement pour nous l’instrument de l’Incarnation. Elle est celle dont l’abandon personnel à Dieu, l’amour pour Dieu, la disponibilité à tout ce que Dieu voulut d’elle, l’humilité – au sens exposé plus haut – furent tels que Dieu put naître d’elle.

Un de nos grands saints et théologiens remarque à son sujet : « L’Incarnation eût été tout aussi impossible sans le ‘voici la servante du Seigneur’ de la Vierge que sans la volonté du Père. » On découvre dans ce mystère une coopération totale entre elle et Dieu. Dans son roman All Hallows Eve, l’écrivain anglais Charles Williams exprime admirablement, me semble-t-il, ce que je voudrais souligner à propos de l’Incarnation et de l’attitude de la Vierge. Il dit que le caractère unique de l’Incarnation vient de ce qu’ « un jour, une vierge d’Israël fut capable de prononcer le nom sacré de tout son cœur, de tout son esprit, de tout son être, de tout son corps, de telle sorte qu’en elle le Verbe se fit chair ». Ces lignes constituent un excellent énoncé théologique qui montre bien la place de la Vierge dans l’Incarnation.

Nous aimons la Vierge Marie : peut-être voyons-nous en elle, de façon toute particulière, le Verbe de Dieu dire, comme l’exprime Paul : « C’est dans la faiblesse que ma puissance se trouve manifestée. » Nous voyons cette frêle vierge d’Israël, cette frêle jeune fille vaincre le péché, vaincre l’enfer, triompher de tous les obstacles par la puissance de Dieu qui est en elle. C’est pourquoi, dans les périodes de persécution, par exemple, lorsque la puissance de Dieu ne se manifeste que dans la faiblesse, la bienheureuse Vierge Marie se dresse devant nos yeux, si miraculeusement et avec une telle puissance. S’il lui a été possible de vaincre la terre et l’enfer, elle est donc pour nous un bastion, celle qui peut intercéder pour nous et nous sauver ; et nous soulignons le fait qu’elle est totalement accordée à la volonté de Dieu, qu’elle se trouve en totale harmonie avec le vouloir divin, en lui adressant cette invocation réservée uniquement à Dieu et à elle : « Sauve-nous ! » Nous ne disons pas : « Prie pour nous ! »

Extrait de L’École de la prière, Seuil, 1972.


ACTUALITÉ DE LA MÈRE DE DIEU

par le père Michel Quenot

Mère des vivants

Adam nomme sa compagne " Ève ", ce qui signifie " vie ", " parce qu’elle fut la mère de tous les vivants " (Ex 3, 20). Promue mère des croyants à la suite d’Abraham qui en assure la paternité, la Vierge Marie a aussi cru en l’accomplissement de la promesse du Seigneur (Lc 1, 45), devenant ainsi la bienheureuse Mère des vrais vivants. Son importance dans l’histoire du salut et dans la vie de chaque homme puise ici sa source. À l’instar de la première Ève, dont la chute concerne l’humanité entière, son " oui " à l’accueil en elle du Sauveur a uni le divin à l’humain.

D’Ève la mère des vivants,
Mère de Dieu, tu fus le relèvement,
car tu as mis au monde l’Auteur de la vie.

En la Pâque hivernale de la Nativité, elle nous a donné la " Pâque " qu’est le Christ. Imaginons un instant sa douleur quand elle assiste, impuissante au pied de la Croix, à la déchéance de son Fils moribond ? Première créature humaine dans l’ordre de la sainteté, elle nous représente malgré notre lâcheté. Avant de mourir, Jésus ne confie pas sa Mère à la parenté, mais à l’apôtre Jean, surnommé le théologien pour avoir accordé un accent particulier à la parole du Maître dans son évangile, avant de devenir lui-même parole. Cette maternité trouve son plein épanouissement au Calvaire qui la fait accéder à une maternité universelle envers le peuple de Dieu.

Dans son amour profond pour la Mère des vivants, saint Silouane l’Athonite écrit : " Lorsque l’âme est toute pénétrée par l’amour de Dieu, oh ! comme tout est bon alors, comme tout est rempli de douceur et de joie ! Mais, même alors, on n’échappe pas aux afflictions, et plus grand est l’amour, plus grandes sont les afflictions. La Mère de Dieu n’a jamais péché, même par une seule pensée, et elle n’a jamais perdu la grâce, mais, elle aussi, eut à endurer de grandes afflictions. Quand elle se tenait au pied de la Croix, sa peine était vaste comme l’océan. Les douleurs de son âme étaient incomparablement plus grandes que celles d’Adam lorsqu’il fut chassé du Paradis, parce que son amour était, lui aussi, incomparablement plus grand que celui d’Adam. Et si elle resta en vie, c’est uniquement parce que la force du Seigneur la soutenait, car le Seigneur voulait qu’elle voie sa Résurrection, et qu’après son Ascension elle reste sur terre pour consoler et réjouir les Apôtres et le nouveau peuple chrétien. "

Un voile de silence entoure la fin terrestre de la Mère de Jésus. Ni le Nouveau Testament, ni les Pères de l’Église ne la mentionnent. Entre le Ve et la première moitié du VIe siècle, de nombreux textes syriaques, puis coptes, ont fleuri sur ses derniers instants. Le récit imagé et semi-légendaire de sa Dormition précède celui de son enlèvement au ciel. En gros, certains textes insistent sur son élévation au ciel, sans mort et sans ensevelissement préalables, d’autres, sur une élévation consécutive à son endormissement, laissant le corps incorruptible. La vérité nous amène à dire que le corps de la Vierge Marie n’a laissé aucune trace ici-bas.

En préférant le terme de Dormition à celui d’Assomption, l’Église orthodoxe suit la Tradition de l’Église indivise des sept grands Conciles œcuméniques dans sa croyance que la Vierge Marie est passée par la mort, comme son divin Fils, avant d’être élevée au ciel. Héritière du péché originel, elle devait mourir mais son union totale à son Fils, le Dieu-homme, l’a fait échapper à la corruptibilité et triompher de la mort en participant tout de suite à sa Résurrection, entraînant à travers sa personne une partie de la création dans sa propre transfiguration.

Célébrée dès le concile d’Éphèse, et bien fixée vers la fin du VIIe siècle, la fête de sa Dormition jouit d’une faveur particulière. Elle est en outre précédée d’un jeûne de quinze jours. Rappel puissant de notre destinée, la scène de la Dormition figure souvent, en alternance avec le Jugement dernier, sur le mur surplombant la porte de sortie des églises. Sa main pointée vers le ciel fait écho aux paroles de l’Ange dans l’icône de l’Ascension : " Celui qui vous a été enlevé, ce même Jésus, viendra comme cela, de la même manière dont vous l’avez vu s’en aller vers le ciel " (Ac 1, 11).

Dans l’icône, les apôtres font cercle autour de sa couche mortuaire. Leur disposition correspond à celle de fils autour d’une mère, qui, privilège unique, est en outre Mère de la Vie. Quand le Christ l’enlève vers le ciel, " les anges et les apôtres en chœur regardent comment passe de la vie à la vie celle qui enfanta le Prince de la vie ". " Les anges dans le ciel étaient frappés d’étonnement, voyant que dans Sion leur propre Seigneur tenait une âme dans ses mains ; car à la Femme qui très purement l’avait mis au monde il s’adressa filialement et déclara : Viens partager la gloire de ton Fils ton Dieu ".

Mère des vivants, elle est aussi Mère des morts en attente de la résurrection finale. Première à passer de la vie à la Vie, elle nous précède, nous soutient et nous guide. Mère du Dieu-homme, elle est à la fois Mère de Dieu et Mère des hommes, leur soutien et leur protectrice. Modèle durant notre vie, elle pointe par sa mort vers le sens de notre mort. L’icône de sa Dormition esquisse l’image de la mort de chaque disciple fidèle que le Christ accueillera dans son Royaume. Ayant mené le bon combat en renonçant volontairement aux passions, elle repose sur sa couche mortuaire entourée du monde terrestre et céleste.

Dans sa bienveillance maternelle, elle nous éveille à la vie en Christ qu’elle contribue à former en nous. Après avoir permis la naissance charnelle de Dieu sur terre, elle continue ainsi de l’enfanter dans le cœur humain qui accède par elle au Fils, dans la grâce de l’Esprit Saint. À l’encontre d’une mère possessive, elle veille aux besoins profonds de chaque personne.

En décalage avec l’enseignement catholique, les fidèles orthodoxes ne la considèrent pas comme la Mère de l’Église, mais comme leur Mère au sein de l’Église. L’Orante, figurant souvent dans l’abside des églises, suffit à le rappeler.

Ô Vierge qui as enfanté l’inaccessible clarté,
de ton éclat resplendissant
illumine les ténèbres de mon cœur
et donne-moi la main
pour conduire ma vie sur les chemins du salut.

La femme accomplie

Au sein de notre société où l’affrontement des sexes prend des tournures subtiles, la femme occupe une position en point de mire à travers une sérieuse remise en question de son rôle et de sa place par rapport au passé. Toute recherche de fusion relève de l’illusion et nivelle les charismes propres à chacun.

Dans une vision du monde rivée à la terre, l’homme tend à tout organiser selon des schémas logiques, sans référence à la personne. La vie cède alors la place aux lois, et l’homme – surtout dans sa dimension masculine, dimension parfois désavantageusement convoitée par la femme – risque à tout moment de succomber à la tentation du pouvoir, de la force et de la violence. Ontologiquement distincts, l’homme et la femme fondent leur union dans l’amour, et non dans l’égalité, comme on tend à nous le faire croire. La femme enfante et entretient par sa nature une relation privilégiée avec la vie. Sa vraie vocation ne se situe pas dans l’imitation de l’homme souvent en lutte pour le pouvoir à tous les niveaux de la société, y compris dans l’Église, mais dans le dépassement de la vision figée mâle qui consiste à réduire la vie à des schémas stériles. Il lui incombe la tâche de souligner l’unicité et la plénitude de la vie, de montrer que l’authenticité de la vie réside dans l’amour et non dans le sexe.

Pour Jean Vanier, qui jouit d’une grande expérience humaine glanée à travers les continents et dans ses communautés de l’Arche :

…le danger de l’homme est de fuir la vulnérabilité de son propre cœur et ses puissances de tendresse. Parfois, il réclame une femme-mère, puis très vite, comme un petit garçon, il la refuse, voulant sa propre liberté. Il se jette alors dans le monde de l’efficacité et de l’organisation, niant la tendresse et la véritable réciprocité. Mais par le fait même, il se mutile et se sépare de ce qui en lui est essentiel. Tantôt il idéalise la femme – elle est la vierge toute pure – tantôt il la plonge dans la déchéance – elle est la grande séductrice, l’instrument du diable, la prostituée, ou encore il se sert d’elle comme d’une servante. Dans tous les cas, il ne fait rien d’autre que rejeter sa propre sexualité, qu’il considère comme mauvaise, ou la nie. De toute façon, il refuse toute relation vraie avec la femme comme personne et ne la voit plus que comme symbole de péché ou de pureté, ou comme un être inférieur.

Toute la croissance de l’homme est dans la maturation de ses rapports avec la femme. Tant qu’il demeure au stade des rapports mère–enfant, ou au stade de la femme séduction–répulsion, il ne peut vraiment grandir, même spirituellement.

[…] De la même façon, la femme, elle aussi, doit trouver son équilibre. Elle ne doit pas, par refus de sa féminité, chercher le même pouvoir que l’homme ni loucher jalousement sur ses capacités d’organisation, mais elle doit découvrir les richesses de sa propre féminité, le pouvoir qui peut être caché dans sa faiblesse même, la lumière et la sagesse propres de son intelligence, et les capacités de guérison et de compassion qui sont en elle. Lorsqu’elle est dépourvue de tout pouvoir, il arrive qu’elle ait une intuition d’autant plus limpide et plus vraie, moins mêlée aux passions d’orgueil et de puissance qui colorent souvent l’intelligence de l’homme.

Si tout n’est pas aussi tranché dans la réalité, quant aux qualités réciproques, il reste néanmoins vrai que l’homme (" Yang ", selon la sagesse chinoise) tend à être davantage orienté vers l’action et l’extériorité que la femme (" Yin "), plus intériorisée et plus relationnelle de par sa capacité de maternité.

Face à la tentation prométhéenne de la femme moderne qui consiste à brader sa féminité au profit d’une masculinité en qui elle croit trouver sa force et sa grandeur, la Vierge Marie offre l’exemple d’un être ayant harmonieusement intégré le masculin et le féminin vers un dépassement du genre. Elle oppose à l’orgueil une humilité remplie de vigueur spirituelle, au paraître l’être, au masque le visage, à l’impudeur la pure beauté, à la quête frénétique du changement le repos dans l’Esprit, à la haine l’amour de ce Dieu d’amour qu’elle a enfanté. Sa violence pacifique est celle des Béatitudes, sa gloire le Christ. Femme accomplie et personnification de la femme dans un monde dominé par l’homme, elle arbore la virilité du Royaume.

L’histoire humaine montre que le plus grand péché conduit souvent à la prostitution chez la femme et à l’hérésie chez l’homme. La pureté revêt ainsi une dimension d’autant plus grande chez la femme. La Toute-pure est en effet la Toute-sainte, celle qui n’a pas connu le péché.

Pour l’homme, la confession de la foi juste prend une dimension particulière. Il risque en effet à tout moment de donner la priorité aux choses secondaires. On sait, par exemple, que les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la sauvegarde de la foi en Russie durant la période communiste. Cette approche dualiste, entre d’un côté le péché de la chair et de l’autre le péché de l’esprit, nous amène aussi à dire que la prostitution n’est pas l’apanage de la femme, loin s’en faut. Elle nous rend simplement attentifs à deux péchés qui ont trait à la séduction de la chair et à celle de l’esprit.

La " femme forte, qui la trouvera ? " (Pr 31, 10), s’exclame Salomon dans les Proverbes. N’est-il pas surprenant que la femme la plus forte, la " pleine de grâces ", selon les propres termes de l’archange Gabriel, soit en même temps la plus humble, la servante du Seigneur ? Gloire des humains, première de cordée et première créature déifiée, fierté et modèle des femmes, la Mère de Dieu a parfaitement réalisé en elle l’union du masculin et du féminin, de la terre et du ciel, du divin et de l’humain. Ayant atteint la perfection de l’humain à l’image du Dieu-homme, elle transcende le dualisme homme – femme, propre à la condition corrompue. […]

Résumant en sa personne les qualités de la femme par excellence que sont l’intériorité, la douceur et l’amour miséricordieux d’une mère, la Vierge Marie démontre en sa personne comment la féminité trouve son accomplissement plénier dans la sainteté. Si la première créature humaine est une femme, son œuvre majeure fut d’accueillir l’Esprit, but de la vie chrétienne selon Séraphim de Sarov. Qui ajoute : cette acquisition contribuera au salut de beaucoup d’hommes ainsi côtoyés. Il n’est donc nullement demandé de parcourir les océans et de soulever les montagnes.

L’humilité, à l’exemple de la Vierge Marie, constitue le meilleur antidote à la tentation de pouvoir qui empoisonne les relations humaines et crée de nombreuses distorsions dans la solution des problèmes au sein de l’Église et de la société civile. Où trouver un meilleur modèle pour la femme d’aujourd’hui en quête de sa place dans la société et dans l’Église ?

Ayant adhéré à l’Incarnation de tout son cœur, de tout son esprit et de toutes ses forces, elle est le modèle pour la femme qui enfante, invitation à transmettre la vie de l’esprit avec la vie biologique. Bien plus, elle incarne l’humanité restaurée en Christ.

Modèle de foi, elle a cru en cet Enfant apparemment pareil aux autres, et cela malgré l’incrédulité ambiante et les rejets répétés. Dans la lignée d’Abraham qui a cru : " Bienheureuse, toi qui a cru " (Lc 1, 45), son épreuve de la foi a dépassé celle de ce dernier, stoppé par un ange au moment fatidique. Elle est allée jusqu’au sacrifice suprême de la Croix et de l’ensevelissement de son Fils.

À la déception des apôtres manifestée dans un premier temps, puis signifiée lors de la rencontre d’Emmaüs : " Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël, mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées ! " (Lc 24, 21), elle a opposé une constance inouïe, celle de la Mère d’un Fils qu’elle a reconnu imperturbablement comme son Seigneur et son Dieu.

Plus que toute créature, elle a gardé en son cœur la Parole de Dieu et l’a mise en pratique jusqu’à devenir elle-même parole. Elle a fait sienne la parole de son Fils à l’apôtre Paul : " Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse " (2 Co 12, 9). L’homme accède en effet à la sainteté quand il se déleste de ce qui fait sa force aux yeux du monde.

Son profil spirituel, fait d’humble disponibilité, apparaît le mieux dans sa déclaration : " Je suis la servante du Seigneur ". Elle se tait et s’efface : silence et humilité. L’évangéliste Luc ajoute qu’" elle conservait toutes ces choses avec soin, les méditant en son cœur " (Lc 2, 19). […]

Par son don du Dieu-Homme au monde, elle constitue le prototype de l’Église dont la mission consiste à transmettre le Christ aux hommes. Elle est aussi le prototype de chaque chrétien appelé, selon Ignace d’Antioche, à devenir " porteur de Dieu ".

Durant l’office des matines, le prêtre quitte l’autel, peu avant la neuvième ode, et sort avec l’encensoir en main pour se placer devant l’icône de la Theotokos, à gauche des Portes Royales. Il invite alors l’assemblée : " Magnifions par des hymnes la Mère de Dieu, Mère de la Lumière ", puis encense l’église et les fidèles pendant le chant du Magnificat. L’Église rappelle ainsi à chacun que cette Lumière nous est parvenue à travers une femme et que nous avons tous, comme elle, par l’accueil de l’Esprit Saint, à devenir des porteurs de Lumière et à rendre le Sauveur présent au milieu des hommes pour qu’il les délivre de la mort du péché.

" Bénie entre toutes les femmes ", elle l’est assurément en tant que Mère de Dieu, mais particulièrement aussi par la tension de tout son être – corps, âme, esprit – vers Dieu. Le Christ dit en effet clairement que sa mère et ses frères sont ceux qui font la volonté de son Père. À l’image du Christ s’offrant au Père, chaque disciple a pour vocation de s’offrir et d’offrir avec lui le monde en retour : " Ce qui est à toi, le tenant de toi, nous te l’offrons en tout et pour tout ". Ce sacerdoce royal, auquel nous sommes conviés, a trouvé sa plus belle expression en celle qui est devenue à la fois Christophore (porteur du Christ) et Pneumatophore (porteur de l’Esprit). Au chapitre douze du livre de l’Apocalypse, la femme couronnée d’étoiles symbolise l’Église et la Vierge Marie qui en manifeste l’accomplissement par sa christification totale. […]

Dans un monde aux esprits et aux cœurs pollués, elle donne un exemple de pureté. Ébloui par sa beauté, saint Grégoire Palamas écrit : " Voulant créer une image de la beauté absolue et manifester clairement aux anges et aux hommes la puissance de son art, Dieu a fait véritablement Marie toute belle. Il a réuni en elle les beautés partielles qu’il a distribuées aux autres créatures et l’a constituée le commun ornement de tous les êtres visibles et invisibles ; ou plutôt, il a fait d’elle comme un mélange de toutes les perfections divines, angéliques et humaines, une beauté sublime embellissant les deux mondes, s’élevant de terre jusqu’au ciel et dépassant même ce dernier ".

Sa présence au milieu des apôtres nous interpelle. Proche de l’évangéliste Luc, qui en fournit le portrait spirituel le plus imagé, elle est aux côtés de l’évangéliste Jean au pied de la Croix. Après l’Ascension, elle participe à la prière des apôtres dans la Chambre haute (Ac 1, 14) et reçoit l’Esprit le jour de la Pentecôte. […]

De l’amour de Dieu à l’amour des hommes

À maintes reprises, le Christ rappelle à ses disciples cette réalité : " Je suis au milieu de vous comme celui qui sert " (Lc 22, 27) ; " Le serviteur n’est pas plus grand que son maître " (Jn 15, 20) ; " Si quelqu’un me sert, qu’il me suive " (Jn 12, 26) et " mon Père l’honorera " (Jn 12, 26) ; " Le plus grand parmi vous sera votre serviteur " (Mt 23, 11) ; " Il sera le dernier de tous et le serviteur de tous " (Mc 9, 35). Et l’apôtre Paul, qui se présente comme " serviteur de Dieu, apôtre de Jésus-Christ " (Tt 1,1), lance aux Romains, plongés dans un milieu païen : " Qu’on nous regarde donc comme les serviteurs du Christ " (Rm 4, 1).

Servante du Seigneur accordée à sa parole, la Vierge Marie s’est vidée d’elle-même pour accueillir l’autre, le Tout-Autre. Avant l’heure, elle a actualisé la parole de son Fils : " Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime " (Jn 15, 13). Et donner sa vie implique de donner en premier tout ce que l’on aime ; c’est accepter de mourir inlassablement à son moi. Servante du Seigneur, elle est aussi la Mère du Serviteur suprême qui " n’est pas venu pour être servi, mais pour servir " (Mt 20, 28).

Jésus semble rudoyer sa mère en disant : " qui est ma mère et qui sont mes frères ? " (Mt 12, 48), lorsque celle-ci et ses cousins cherchent à lui parler. Mais il ajoute aussitôt : " Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique " (Lc 8, 21). Si cette réponse abrupte contribue à éloigner les cousins, sans doute enclins à profiter de la situation, la Vierge Marie mérite doublement son titre de Mère, puisqu’elle se met au diapason de la volonté divine. Et face à la femme qui lui crie un jour du milieu de la foule : " Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés ", Jésus rétorque : " Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et l’observent ! " (Lc 11, 27-28).

Loin de minimiser l’importance de sa Mère qu’il nous donne comme modèle humain, ces paroles lui conviennent parfaitement. Qui mieux qu’elle en effet a gardé en son cœur la parole de Dieu ? Jésus sait que sa mère, devenue parole, le comprend. Mais elle souffre incontestablement de porter seule le mystère de son union au Verbe.

Dans l’esprit du disciple bien-aimé de Jésus, " il n’y a pas de crainte dans l’amour ; au contraire, le parfait amour bannit la crainte… " (1 Jn 4, 18). Et Jean Vanier de préciser : " Sartre a tort : l’autre n’est pas l’enfer ; il est le ciel. Il ne devient l’enfer que si déjà j’y suis, c’est-à-dire si je suis enfermé dans mes ténèbres et mes égoïsmes. Pour qu’il devienne ciel, il me faut faire lentement ce passage de l’égoïsme à l’amour. Mes yeux et mon cœur doivent changer ". Et Alexandre Schmemann ajoute : " Le contraire de l’amour n’est pas la haine mais la peur. C’est profond et vrai à la fois. La peur est avant tout l’absence d’amour ou plutôt ce qui se développe comme des mauvaises herbes là où il n’y a pas d’amour, provoquant peur et angoisse que les diverses thérapies s’efforcent de résorber mais qui vont de pair avec ce monde, en constituent les excroissances. La chute du monde se manifeste dans cette aliénation de Dieu qui est amour, de là les ténèbres et les ombres de la mort. "

Lors de la Présentation de Jésus au Temple, le vieillard Syméon prophétise à Marie : " Vois ! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël ; il doit être un signe en but à la contradiction, et toi-même, une épée te transpercera l’âme ! " (Lc 2, 35-36). La voilà très tôt informée de ce qui attend son Fils et du fait qu’elle aura part à sa souffrance. Elle a en effet partagé la compassion de son divin Fils qui s’est livré lui-même à la mort pour les hommes et un glaive a transpercé son cœur.

Jusqu’à la fin des temps, elle communie quotidiennement à la tragédie humaine assumée par son Fils sur la Croix, réalisant pleinement la parole : " Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive " (Lc 9, 23). Tout " oui, oui ", selon l’injonction de l’apôtre Jacques (Jc 5, 12), elle n’a pas connu le péché et rien en elle ne s’est opposé à l’amour.

Silouane l’Athonite est clair : " Nous ne parvenons pas à la plénitude de l’amour de la Mère de Dieu, et c’est pourquoi nous ne pouvons pas non plus pleinement comprendre sa douleur. Son amour était parfait. Elle aimait immensément son Dieu et son Fils, mais elle aimait aussi d’un grand amour les hommes. Et que n’a-t-elle pas enduré lorsque ces hommes, qu’elle aimait tant et pour lesquels jusqu’à la fin elle voulait le salut, crucifièrent son Fils bien-aimé ? " Il ajoute plus loin que même si les détails de sa vie nous échappent, nous savons pourtant que " son amour embrasse le monde entier, que, dans l’Esprit Saint, elle voit tous les peuples de la terre et que, tout comme son Fils, elle a de la compassion pour tous les hommes ".

Sa maternité divino-humaine l’a fait entrer dans une relation privilégiée avec la Sainte Trinité. Modèle pour tout chrétien, elle l’est par excellence pour ceux qui exercent une activité dans l’Église et dont la tâche primordiale revient à l’intercession.

Pour saint Siméon le Nouveau Théologien, chacun de nous est invité, comme la Mère de Dieu, à mettre mystiquement le Christ au monde, à devenir Theotokos, c’est-à-dire porteur de Dieu. Accueillir le Christ en nous, le laisser s’incarner dans notre être, corps – âme – esprit, c’est manifester aujourd’hui son incarnation dans le monde.

Extrait du livre du père Michel Quenot,
La Mère de Dieu, Joyau terrestre, Icône de l’humanité
nouvelle
, Éd. Saint-Augustin, Saint-Maurice CH, 2006.
Reproduit avec l’autorisation de l’auteur.

Dernière modification: 
Jeudi 21 juillet 2022