Pères et mères dans la foi

La paternité spirituelle

Pages de la paternité spirituelle


Saint Séraphim de Sarov

Saint Séraphim de Sarov
(Fraternité monastique
Saint-Séraphim-de-Sarov,
Rawdon, Québec)

La paternité spirituelle

par le Higoumène Syméon

Propos recueillis
par Maxime Egger

 

 

" Abba, dis-moi une parole " . Au IVe siècle, dans le désert de Scété, il était coutume d’aller voir un ancien pour lui demander un conseil spirituel. L’une des spécificités de l’Orthodoxie est d’avoir conservé cette tradition vivante. La place du père spirituel y est non seulement légitime, mais considérée comme tout à fait indispensable. Car la personne est tellement unique et multiple qu’elle ne trouve pas toujours dans sa paroisse exactement ou complètement ce qui convient à son être profond. Spirituellement, elle peut avoir besoin d’autre chose pour être pleinement satisfaite, et c’est au travers d’un père spirituel – qui va l’accueillir dans sa singularité, la mettre en relation vivante avec Dieu – qu’elle pourra trouver équilibre et plénitude.

C’est une grande bénédiction pour l’Église orthodoxe d’avoir su garder cet équilibre entre une vie ecclésiale nécessaire et nourrissante – avec les offices liturgiques, les sacrements, la prière personnelle, la prédication, etc. – et ce mouvement des pères spirituels qui, en transcendant l’institution de l’intérieur, permet à l’Église de devenir un ensemble de personnes appartenant à Dieu, vivant de Dieu et constituant chacune un reflet particulier de Dieu. Si l’Église est un peu comme un beau bijou composé de plusieurs pierres aux couleurs et aux tailles très variées, le rôle du père spirituel est d’aider chaque pierre à trouver la place qui convient pour que l’ensemble soit l’image de la beauté divine.

Qui est père spirituel ?

Personne ne peut mettre sur la porte de sa chambre ou de sa maison : " Ici, père spirituel. " En revanche, on peut très bien indiquer : " Confesseur ". Il faut donc bien différencier les choses. Il y a le rôle du prêtre qui confesse et bénit de la part de Dieu, qui permet à celui qui – dans un état d’humilité – est venu dire ses erreurs et ses faiblesses, de se remettre debout devant Dieu ; c’est un service d’Église bien précis, qui nécessite une ordination, une bénédiction spéciale. En revanche, le rôle du père spirituel – ou starets, en russe – est d’ordre prophétique, charismatique ; il relève directement du travail du Saint-Esprit. Quelqu’un est reconnu comme étant la " bouche " et " l’instrument " du Saint-Esprit ; ce n’est pas elle-même, mais ceux qui viennent près d’elle qui font d’une personne un père ou une mère spirituelle. À l’inverse de la fonction de confesseur, qui est réservé aux prêtres, tout homme et toute femme, quelle que soit sa condition et sa position dans l’Église, peut jouer ce rôle.

Numériquement, il est vrai que les moines ont occupé et occupent encore une place importante dans ce mouvement. Souvent, les pères spirituels s’inscrivent dans une filiation qui peut remonter très loin à travers les lignées de saints. Ainsi, par exemple, l’Archimandrite Sophrony (1896-1993) était le disciple de saint Silouane l’Athonite (1866-1938). Que ces pères spirituels soient renommés ou non n’a aucune importance. L’essentiel n’est pas la personnalité du père spirituel, mais que le Saint-Esprit puisse faire son travail à travers elle.

Guide des âmes

Il est tout à fait possible, pour un père spirituel orthodoxe, d’avoir des disciples non orthodoxes. D’abord parce que l’Esprit souffle où il veut, comme il veut et quand il veut. Ensuite, quelle que soit son identité religieuse, si quelqu’un en quête sincère de Dieu vient s’adresser à un père spirituel, celui-ci n’a pas le droit de lui fermer la porte.

Abba Pœmen, un père du désert du IVe siècle, disait : " Sois pour tes frères un modèle, pas un législateur. " Le premier rôle que les gens attendent d’un père spirituel est certainement celui de conseiller, d’accompagnateur, un peu comme un guide de montagne. Cela suppose qu’il ait une expérience de la vie en Dieu, qu’il connaisse les chemins qui mènent au sommet, les embûches, les impasses, les pièges à éviter.

Dans cette perspective, il y a différents styles de paternité spirituelle, qui vont du commandement sans explication (" Tu dois faire cela ") à la proposition qui appelle à la liberté et à la responsabilité de l’enfant spirituel. Il ne faut pas opposer ces différents styles ; il se peut, en effet, que certaines personnes, à certains moments, aient besoin de conseils plus directifs que d’autres personnes ou qu’à d’autres moments de leur existence. Mais en aucun cas, il ne s’agit de " direction de conscience ", expression qui fait se dresser tous les poils de ma barbe.

À nouveau, il s’agit pour le père spirituel d’être le canal de l’Esprit Saint. Son conseil ne doit pas venir d’une démarche intellectuelle, de son propre raisonnement logique ou éthique – consistant par exemple à peser le pour et le contre –, mais de l’inspiration que Dieu lui communiquera dans son cœur par la prière. Un grand saint russe du siècle passé, Séraphim de Sarov, sentait très bien cela dans ses entretiens spirituels. Il pouvait couper court à un dialogue en donnant sa bénédiction et disant : " Maintenant allez, c’est fini. Car si je continue, c’est moi qui parlerai et non plus le Saint-Esprit en moi. "

Dans tout cela, il ne faut pas oublier que la paternité spirituelle est relation, interaction entre deux personnes. Quand l’enfant spirituel vient vers son père spirituel, il doit s’être préparé à cette entrevue dans la prière ; s’il ne cherche pas Dieu de tout son cœur, si l’orgueil s’est mis à la place de l’abandon ou de l’humilité, s’il vient juste pour obtenir une réponse à caractère humain ou une confirmation de ses projets, qu’est-ce que le père spirituel peut faire ? Comment peut-il aider la personne à discerner la volonté de Dieu ? Non, pour que cela joue, il faut un désir de Dieu sans conditions.

Dire que la paternité spirituelle est interaction, cela signifie aussi qu’elle est rencontre profonde. Le père spirituel n’a pas affaire à un numéro ou à un individu, mais à une personne, irréductiblement unique dans son être, son expérience spirituelle, sa relation avec Dieu, sa situation existentielle ; il est par là-même appelé à faire ou à dire ce qu’il y a de plus juste pour elle. À une même question posée par deux personnes, il pourra donc répondre " noir " à l’une et " blanc " à l’autre.

Une forme d’engendrement

Ce qui gêne certaines personnes dans la paternité spirituelle, c’est qu’on utilise le mot " père " alors que le Christ l’a clairement déconseillé (Mt 23, 9). De fait, il y a plusieurs interprétations de cette phrase ; selon moi, le Christ nous met surtout en garde de ne pas faire de nous ou des autres des " pères ", c’est-à-dire de ne pas prendre la place de Dieu ou de ne mettre personne à la place de Dieu le Père. Mais quand on parle de père spirituel avec un petit " p ", cela signifie que par grâce, par détermination divine, une personne été choisie pour aider autrui à naître à la vie en Dieu, pour le consoler ou mettre sous ses yeux un miroir où il puisse se voir tel qu’il est, nu devant Dieu.

Le père spirituel a, certes, une responsabilité importante, mais il ne faut pas le mettre sur un piédestal et encore moins l’idolâtrer, car ce n’est pas lui, mais le Saint-Esprit qui agit. Il reste donc une personne devant Dieu, avec sa propre quête spirituelle, ses propres souffrances, ses propres péchés, etc. C’est pourquoi personne ne peut tirer gloire du titre de starets ou de père spirituel. Il ne peut qu’être dans la crainte et le tremblement.

Personnellement, je n’aime pas qu’on m’appelle " père spirituel ". Comme mon premier père spirituel, qui était un prêtre marié, je veux bien être un " frère spirituel ", mais rien de plus.

Un être de compassion

Parmi les différentes dimensions de la paternité spirituelle, il y en a une qui est plus importante encore que celle de conseiller : la compassion. Le père spirituel, en effet, porte dans son cœur son enfant spirituel jusqu’au bout, y compris dans son péché. Ainsi, il peut arriver que le père spirituel discerne que, pour diverses raisons – par pudeur personnelle, insuffisante préparation, incapacité spirituelle etc. –, l’enfant spirituel n’arrive pas à ouvrir son cœur complètement, à poser paisiblement ses péchés devant Dieu. C’est une situation qui peut être très pénible, douloureuse, mais le père spirituel doit pouvoir aller jusqu’à dire à Dieu : " Que ses péchés soient déposés sur mes épaules ; c’est moi que tu dois accueillir avec ses fautes. "

Ce qui fait d’un être un père spirituel, c’est donc d’abord sa capacité de prière, d’intercession, de compassion pour l’autre, sa capacité de prendre sur soi les souffrances et les péchés d’autrui face à Dieu. Autrement dit, le péché de l’autre devient mon propre péché, sa souffrance devient ma souffrance. C’est cela que je dois présenter devant Dieu, dans une expérience de componction, de conversion, de larmes, de supplications.

On est là au cœur de l’expérience de la paternité spirituelle qui est aussi le sens profond, ontologique, du deuxième commandement : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même. " C’est certainement la chose la plus terrible à vivre. La plus terrible car, si on le fait, il faut savoir guetter et accueillir la grâce sans laquelle rien n’est possible, et si on ne le fait pas, on devient responsable devant Dieu de ne pas l’avoir fait. C’est vraiment la croix du père spirituel, la coupe qu’il doit boire jusqu’au bout et qui peut être amère, très amère.

De fait, le père spirituel n’a pas le choix. S’il veut vivre en Christ et que le Christ vive en lui, il doit entrer dans la même kénose que lui, le Verbe fait chair. Mais n’est-ce pas là le travail chrétien par excellence ?

Article paru dans la revue
Itinéraires, no. 23, 1998.
Reproduit avec l'autorisation
de la revue Itinéraires.


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Dernière modification: 
Mercredi 20 juillet 2022