Pères et mères dans la foi

Le Mystère du Fils de l'Homme


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Pages Alexandre Men

 


Père Alexandre Men donnant la Communion

Père Alexandre Men donnant la Communion


Extrait du livre d'Alexandre Men,
Jésus, le Maître de Nazareth,
Nouvelle Cité, 1999.
Titre original : Syn Tchélovetcheski
(Le Fils de l'Homme), Moscou, 1992,

ÉTÉ – AUTOMNE DE L'AN 29
LE MESSIE : ROI ET SAUVEUR
LE FILS DE DIEU
NOTES


Été – automne de l’an 29

Attendant peut-être que s’apaisent les inquiétudes du peuple à son égard, Jésus quitte le territoire d’Israël et se réfugie pour quelque temps dans la Phénicie voisine. Il souhaite y rester inconnu. Sa prédication s’arrête pendant cette période : il n’est entouré que par des païens, dont l’heure n’est pas encore venue1. De là il se dirige vers le sud-est, sur le territoire de la Décapole ; puis il revient sur les terres du tétrarque Philippe. Une foule de fidèles, bien que moins nombreuse qu’auparavant, l’attend déjà à Bethsaïda, et Jésus doit se cacher de nouveau. Cette fois, il trouve refuge d’abord sur le plateau du Golan, puis il remonte vers le haut Jourdain. Il longe le massif de l’Hermon couronné de neige, et passe par les faubourgs de Césarée, nommée ainsi par Philippe en l’honneur de l’empereur Auguste.

Les apôtres le suivent avec résignation, sans comprendre pour quelle raison il ne veut pas mettre à profit l’enthousiasme des Galiléens. D’ailleurs, tandis qu’ils parcourent avec le maître les routes de cette région au-delà du Jourdain, ils ont le temps de réfléchir tranquillement sur les événements des derniers mois, et de confirmer leur décision de ne jamais abandonner leur rabbi. Ils sentent que Jésus attend d’eux un discours franc, ils comprennent que l’heure est venue de définir d’une manière non équivoque leur rapport avec lui.

Ainsi un jour, après avoir prié seul, Jésus pose aux douze la question suivante :

– Que disent les gens à mon sujet ?

– Certains disent que tu es Jean Baptiste, d’autres que tu es Élie, et d’autres encore que tu es l’un des prophètes.

– Et vous, qui dites-vous que je suis ?

Jamais auparavant le maître n’a demandé aux apôtres une telle prise de position. Mais il ne les prend pas au dépourvu. Simon répond au nom de tous :

– Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant.

- Tu es heureux, Simon, fils de Jean2, lui dit Jésus avec solennité, car ce n’est pas un être humain qui t’a révélé cette vérité, mais mon Père qui est dans les cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, le Roc, et sur ce roc je construirai mon Église. La mort elle-même ne pourra rien contre elle. Je te donnerai les clés du Royaume des cieux ; ce que tu interdiras sur terre sera interdit dans les cieux ; ce que tu permettras sur terre sera permis dans les cieux.

Ces paroles sur l’Église sont comme une réponse au changement qui vient de se produire dans leur conscience. Certains apôtres ont appelé Jésus Messie avant cet épisode, mais ils ne s’étaient pas encore délivrés des fausses représentations à son sujet. Maintenant, tout est différent. Ils sont persuadés que Jésus n’est absolument pas intéressé par le pouvoir terrestre, ils le voient errer sur une terre étrangère comme un banni ; néanmoins ils ont la force et la foi de reconnaître en lui l’Oint de Dieu. Même si Simon n’est peut-être pas en mesure de comprendre pleinement le sens des paroles qu’il vient lui-même de prononcer, sa profession de foi restera l’expression de la foi de toute l’Église de la Nouvelle Alliance.

* * *

La question de Jésus : " Qui dites-vous que je suis ? " reste actuelle. Aujourd’hui, tout comme il y a deux mille ans, beaucoup de gens ne voient en lui qu’un prophète, un sage qui a enseigné une doctrine morale. Ils ne comprennent pas pourquoi Jésus le Nazaréen, et non Isaïe, ou Moïse, est appelé par des millions de personnes " le Fils unique, de la même nature que le Père ".

Où réside l’attraction unique que Jésus exerce ? Dans sa doctrine morale ? Mais des éthiques élevées ont aussi été professées par Bouddha, Jérémie, Socrate, Sénèque... Comment le christianisme aurait-il pu l’emporter sur de telles doctrines " concurrentes " ? En outre, et c’est le plus important, l’Évangile ne ressemble en rien à une simple prédication édifiante. Nous pénétrons ici le domaine le plus mystérieux et le plus difficile de la Nouvelle Alliance. L’abîme qui sépare le Fils de l’homme de tous les philosophes, moralistes et fondateurs de religions, nous devient manifeste.

Même si Jésus vit effectivement comme un prophète, ce qu’il dit de lui-même ne nous permet pas de le mettre sur le même plan que les autres maîtres de l’humanité. En effet, chacun d’eux se considérait comme rien de plus qu’un homme, qui avait trouvé la vérité et qui se sentait appelé à la transmettre aux autres. Tous ces maîtres voyaient clairement la distance qui les séparait de l’Éternel3. Le cas de Jésus est complètement différent. Lorsque Philippe le prie timidement de leur montrer le Père, Jésus lui répond par des mots que Moïse, Confucius et Platon n’auraient jamais dits : " Il y a si longtemps que je suis avec vous et tu ne me connais pas, Philippe ? Celui qui m’a vu a vu le Père. " Ce maître, à qui l’exaltation et le mensonge sont complètement étrangers, se proclame Fils unique de Dieu avec conviction et spontanéité ; il parle non pas au nom de Dieu, comme tous les prophètes, mais en tant que Dieu même...

Rien de surprenant, donc, dans le fait qu’encore aujourd’hui Jésus Christ demeure pour beaucoup un mystère insoluble. De même, on peut comprendre ceux qui ont vu en lui un personnage mythique, bien que cette position puisse être considérée désormais comme dépassée. En effet, il est difficile d’accepter qu’en Israël un homme ait pu avoir le courage d’affirmer : " Le Père et moi, nous sommes un " ; il est beaucoup plus facile, sans doute, d’imaginer que quelques Grecs ou Syriens aient tissé la légende du Fils de Dieu en remployant des bribes de croyances orientales. Les païens, en fait, croyaient que les dieux naissaient parfois sur terre et visitaient les mortels. Mais Jésus prêche dans un pays où personne ne peut prendre au sérieux des mythes de ce genre, où tout le monde sait bien que Dieu est incomparablement plus grand que tout homme. L’Église de l’Ancienne Alliance a payé cette vérité d’un prix trop élevé, elle a lutté trop longtemps contre le paganisme pour s’inventer un prophète qui puisse affirmer : " Je suis dans le Père et le Père est en moi. " D’autres ont tenté d’expliquer le tout en faisant référence à l’apôtre Paul qui, selon eux, aurait créé le dogme de l’Incarnation. Mais, en vérité, l’apôtre des peuples est juif jusqu’à la moelle des os et n’aurait jamais pu par lui-même imaginer un homme-Dieu.

Le paradoxe de Jésus réside justement dans sa dimension à la fois invraisemblable et historique. En vain le fade rationalisme " euclidien " s’efforce-t-il de résoudre son mystère. Quelqu’un a demandé un jour au grand connaisseur de l’Antiquité Theodor Mommsen4 pourquoi il ne fait aucune référence au Christ dans ses œuvres. Sa réponse a été : " Je ne le comprends pas, c’est pourquoi je préfère ne pas en parler. " Le philosophe Spinoza, bien qu’il ne fût pas chrétien, reconnaissait que la Sagesse divine " s’est exprimée surtout à travers Jésus-Christ "5. Napoléon, qui pendant sa réclusion réfléchit longtemps sur les voies de l’histoire, disait à la fin de sa vie : " Le Christ attend de l’homme l’amour ; cela signifie qu’il veut ce que seulement avec d’énormes efforts on peut recevoir du monde, ce que, en vain, le sage n’exige que d’un petit nombre d’amis, ce que le père n’attend que de ses enfants, la femme que de son mari, le frère que de son frère ; bref, le Christ veut le cœur de l’homme, il le veut pour soi et l’obtient de manière illimitée. Lui seul a pu élever le cœur de l’homme vers ce qui est invisible, jusqu’au sacrifice de ce qui passe, et relier ainsi le ciel et la terre6. " Le " païen " Goethe a comparé Jésus au soleil : " Si quelqu’un me demande si ma nature me permettrait de m’agenouiller devant le Christ, je lui réponds bien sûr ! Je me prosterne devant lui comme devant la révélation divine du plus haut principe de moralité7. " Le Mahatma Gandhi a écrit que pour lui Jésus est " un martyr, l’incarnation de la capacité de sacrifice, un maître divin "8.

Telles sont les opinions d’un historien, d’un philosophe, d’un chef d’état, d’un poète et d’un sage qui ont réfléchi sur la personne du Christ. Mais si Jésus de Nazareth n’est pas un personnage mythique, ni simplement un réformateur de la religion, qui est-il ? Pour répondre à cette question, nous devons peut-être nous mettre à l’écoute de ceux qui parcouraient avec lui les routes de Galilée, qui lui étaient toujours proches, avec qui il partageait ses sentiments les plus sacrés. À la question : " Qui dites-vous que je suis ? ", ils ont répondu par les mots de Simon Pierre: " Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant... "

Pour comprendre l’essence de cette affirmation, nous devons encore une fois retourner dans un lointain passé.


Le Messie : Roi et Sauveur

La religion de Moïse naît en même temps que l’idée de salut. Le premier commandement du Décalogue nous rappelle que Yahvé a délivré son peuple alors qu’il était soumis au joug de l’esclavage. Le plus souvent, les gens simples d’Israël comprennent ce salut de manière tout à fait concrète, comme délivrance des ennemis et des catastrophes naturelles. Les prophètes donnent un sens spirituel à cette espérance, en lui attribuant un contenu eschatologique.

Selon la Bible, le monde se trouve depuis longtemps dans un état de décadence et a besoin d’être guéri. La vie des hommes est courte comme un rêve et se déroule dans une lutte continuelle. Les hommes sont plongés dans la vanité. " Nés dans le péché ", ils se traînent inéluctablement vers la tombe9. Comme ce royaume de ténèbres et de souffrances est différent de l’accomplissement de la volonté de Dieu !

De nombreux philosophes d’Occident et d’Orient parviennent aux mêmes conclusions. Ils pensent que les mortels ne sont que des marionnettes animées par les mains des passions aveugles et des circonstances ; le destin, inflexible, domine sur tout, obligeant l’univers à tourner en rond.

La conscience de l’imperfection du monde mène à la naissance des " doctrines du salut ". Ces dernières se rapportent à trois prototypes. Pour certains – comme Platon – la sortie de l’impasse réside dans une meilleure organisation de la société ; pour d’autres – comme Bouddha – le salut est dans la contemplation mystique et la fuite de ce monde. Ces deux conclusions ont une prémisse commune : ni l’homme ni la divinité ne sont en mesure d’apporter des changements radicaux à la structure du monde. On peut tout au plus parvenir à un adoucissement partiel des souffrances ou espérer dans la suppression du créé lui-même.

Un troisième type de sotériologie naît en Israël et en Perse : dans ces pays seulement on pense avec conviction que le mal peut être vaincu, que l’avenir réserve au monde une transformation qui est en elle-même le but final de la vie de l’homme. Toutefois, si les Perses croient que le Bien et le Mal sont comme deux pôles opposés de l’être, de même valeur, deux dieux antagonistes, les prophètes bibliques au contraire n’acceptent jamais cette séduisante théorie. Yahvé s’est révélé à eux comme Dieu unique et un, qui " n’a pas créé la mort " et dont la volonté est de mener l’univers tout entier à la plénitude et à l’harmonie.

D’où vient donc l’imperfection qui contredit le dessein de Dieu ? Selon l’Ancien Testament, elle est le résultat d’une chute. L’autorité de Dieu ne ressemble pas au pouvoir d’un dictateur, Dieu laisse à ses créatures la liberté de choisir leur chemin. Le monde doit se connaître lui-même, expérimenter à la première personne que la vraie vie n’est qu’auprès de Celui qui la donne ; s’éloigner de lui signifie tomber dans le précipice sans fond du néant. Ainsi la créature sera-t-elle digne de son Créateur si elle répond volontairement à son appel.

En utilisant le langage de la poésie sacrée de l’Orient, les auteurs de la Bible représentent l’esprit de destruction, qui s’oppose à la sagesse de Dieu, par un serpent, ou plutôt un dragon irréductible et rebelle comme les ondes de la mer. Par la suite l’Écriture nomme ce flot noir et démoniaque, surgi dans la création, Satan, l'Adversaire. Par lui " la mort est entrée dans le monde 10 ".

La nature, telle que nous la voyons maintenant, ne correspond pas pleinement à sa haute vocation, c’est pourquoi la destruction, la lutte, la mort et la désagrégation la dominent. Les premiers hommes, que la Bible représente en la personne d’Adam, se retrouvent au milieu d’un monde contradictoire et défiguré. Adam est un reflet de Dieu dans la nature, une " image " de Celui qui est.

L’auteur des Psaumes, émerveillé devant l’étendue du ciel plein d’étoiles, ne retient pas sa stupeur : qu’est-ce que l’homme, pour que tu t’en souviennes ? Pourquoi l’as-tu fait régner sur tout ce que tu as créé ? Le livre de la Genèse nous parle du rôle royal d’Adam, de son " pouvoir " sur les autres créatures. Selon la Bible, il vit dans le " jardin d’Éden " ce qui signifie qu’il est protégé du mal Oar la proximité même de Dieu. Mais Adam, doué de liberté et de pouvoir, cède à la tentation de mettre sa volonté au-dessus de celle du Créateur.

L’Écriture nous décrit cette catastrophe spirituelle dans le récit du péché originel : les premiers êtres humains écoutent la voix du Serpent et décident d’exercer leur pouvoir sur le monde indépendamment du Créateur. En d’autres mots, ils choisissent d’" être des dieux ". Est ainsi rompue la première alliance entre l’homme et l’Être suprême.

Le péché détruit ou affaiblit de nombreuses capacités de l’homme, il se répand telle une épidémie, il étend partout ses racines vénéneuses. Adam, de cultivateur et protecteur de la nature, en devient l’ennemi et le profanateur. Le genre humain, à son tour, est soumis par les forces obscures qui imposent leur pouvoir partout, faisant de la terre un enfer...

Pourtant, de même que Satan ne peut pas défigurer le monde complètement, ainsi la graine du péché n’épuise-t-elle pas l’élan de l’homme vers le Très Haut, ni la nostalgie de ce qu’il a perdu.

L’annonce centrale de la Bible est justement que Dieu n’abandonne pas le monde après sa chute. Il continue à appeler les justes qui, au milieu des ténèbres et de la folie, savent lui rester fidèles ; par eux, il renouvelle son Alliance avec l’homme. Ils sont le germe du peuple élu, qui devient un instrument dans les mains de Dieu pour la réalisation de son dessein.

L’essence de ce dessein se dévoile peu à peu à la conscience d’Israël. Au début le peuple élu ne doit que placer sa confiance en son Seigneur, se laisser guider en tout par Dieu. De génération en génération, les chefs du peuple, les prophètes et les sages renforcent la foi des gens en l’avenir, en essayant de pénétrer toujours plus la compréhension du Royaume. Car ils savent que le jour viendra où le monstre Chaos sera renversé et le mur qui sépare le monde de Dieu tombera 11. L’avènement du Christ ou, comme les Juifs le disent, du Messie, doit précéder ce changement universel. Le Messie sera un descendant de David, fils de Jessé, mais il naîtra seulement lorsque la maison royale aura perdu la gloire d’ici-bas. " Un rameau sort du vieux tronc de Jessé, un rejeton pousse de ses racines. L’Esprit du Seigneur est sans cesse avec lui, l’Esprit qui donne sagesse, discernement. "

Le Messie existe depuis toujours dans le cœur de Dieu, et dans l’avenir son règne n’aura pas de fin12. Son avènement doit reconstituer l’accord entre l’homme et la nature, entre la création et le Créateur.

L’eschatologie des prophètes ne se limite pas à l’attente du Christ le " jour du Seigneur " – comme ils disent – sera le jour de la pleine manifestation de Dieu13 ; en ce jour, Celui qui est au-delà de toute la réalité entrera dans la réalité finie, Celui qui est impénétrable se fera proche et manifeste pour les fils de l’homme.

Une telle espérance n’est-elle pas effrontée et folle ? Car Dieu est infiniment supérieur à tout ce qu’il a créé, et " aucun être humain ne peut le voir de face et rester en vie "... Les sages de l’Église de l’Ancienne Alliance répondent à cette question. Selon ce qu’ils enseignent, l’Ineffable a des visages qui sont comme adressés à la nature et à l’homme. Par des symboles humains, ces visages du Très Haut peuvent être appelés Esprit, Sagesse et Parole du Seigneur14. En ces manifestations se trouve une mesure de la divinité proportionnée à la créature. Ce sont ces visages de Dieu qui donnent l’existence à l’univers, par eux l’Être suprême se révèle à l’homme.

Lorsque les prophètes essayent de décrire cette manifestation de la Parole ou de l’Esprit, ils la représentent par un cataclysme universel qui va secouer la terre et le ciel. De même, le Messie est vu comme un puissant triomphateur, entouré de ses milices célestes. Et seuls quelques prophètes, comme celui que l’on appelle le deuxième Isaïe, dépeignent le Messie sans l’auréole de la gloire terrestre.

" Voici mon serviteur, je le tiens par la main, j’ai désiré le choisir. C’est moi qui l’inspire pour qu’il apporte aux nations le droit que j’instaure. Il ne crie pas, il ne lève pas la voix, il ne fait pas non plus de grands discours dans la rue. 1 ne casse pas le roseau qui fléchit, il n’éteint pas la lampe qui faiblit. "

Jusqu’à l’époque évangélique, la foi dans le Messie-guerrier est largement plus populaire que l’idée d’un messianisme mystique. Au temps de l’occupation romaine, l’esprit révolutionnaire est nettement prépondérant, les songes autour du Sauveur deviennent une authentique utopie terrestre qui inspire les partisans de judas de Gamala.

Pourquoi Jésus ne condamne-t-il jamais ouvertement cette manière de penser ? La raison de son comportement, c’est probablement que ce courant de pensée puise ses idées dans les livres des prophètes. Les gens ne savent pas faire la différence dans les Écritures entre l’inspiration divine elle-même et les métaphores qui l’expriment. C’est pourquoi Jésus, sans rien toucher à la forme des prophéties, cherche plutôt à accentuer leur contenu spirituel, en montrant ce qui importe le plus dans l’eschatologie biblique. Quand il se définit Fils de l’homme, quand il se dit porteur de liberté et de guérison, quand il fait allusion à son séjour dans un autre monde " avant Abraham ", tout cela signifie qu’il est justement celui qui doit venir, celui dont l’arrivée a été annoncée par les prophètes.

Le Christ révèle aussi ce qu’aucun des prophètes n’a prévu : la manifestation de Dieu s’accomplit en lui, le Messie promis. Dieu Infini et Incommensurable a acquis une voix et un visage humains en la personne de ce charpentier de Nazareth qui est le " Fils du Dieu vivant ".


Le Fils de Dieu

Dans la Bible nous retrouvons assez souvent les tournures " fils de la bénédiction ", " fils de la colère ", " fils de prophète ". Ces expressions indiquent les propriétés, le caractère et la vocation de la personne. Par la locution " fils de Dieu " les Juifs désignent normalement les êtres spirituels, les anges, mais parfois aussi les justes appartenant au peuple du Seigneur ou les monarques qui ont été intronisés par l’onction: Voilà donc que la définition de " fils de Dieu " est aussi attribuée au Messie.

Jésus se définit toujours Fils du Père des cieux. Toutefois ses paroles témoignent clairement que son rapport avec Dieu est différent de celui que peut expérimenter quelque homme que ce soit. " Personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils ", dit-il. En disant " Mon Père ", il touche au mystère unique de sa vie intérieure : " Je suis dans le Père et le Père est en moi15. " Il ne s’agit pas ici de l’union extatique d’un mystique avec l’abîme de Dieu, mais d’une tout autre réalité.

Dans le Christ, être Fils de Dieu se réfère à sa condition d’homme-Dieu.

Le livre des Rois nous relate comment le prophète Élie attend la manifestation de la gloire de Dieu au mont Sinaï. Un grand feu éclate, la tempête se déchaîne, la terre tremble en secouant tout autour – mais Dieu n’est pas dans la véhémence de ces éléments. Soudain le souffle léger d’une brise fraîche se lève dans le désert aride et le prophète ressent enfin la présence du Tout-puissant. L’histoire du salut est semblable. Les hommes pensaient que des catastrophes se produiraient et que les étoiles tomberaient sur terre, mais c’est un enfant qui naît, faible comme tous les enfants du monde. Ils attendaient un preux vaillant qui devait descendre du ciel pour subjuguer ses ennemis, mais vient un charpentier, qui appelle à lui " ceux qui sont fatigués et opprimés ". Ils attendaient un Messie dominateur, une manifestation terrible du Dieu Tout-puissant, mais la terre ne voit arriver qu’un Homme-Dieu qui se fait petit, qui revêt " chair et sang " humains...

La personne du Christ dérange aussi bien les juifs que les Grecs. Tâchant de ramener sa figure à leurs catégories habituelles, les uns disent que Jésus n’est qu’un homme mortel sur lequel l’Esprit de Dieu est descendu, les autres affirment que son corps n’est qu’une ombre et que lui-même est un être seulement divin 16. L'Évangile cependant nous présente un homme authentique, qui mange et boit, qui éprouve joie et douleur, qui connaît les tentations et la mort ; mais en même temps cet homme, sans avoir jamais lui-même commis de péché, donne le pardon aux pécheurs comme Dieu seul peut le faire et s’identifie en tout avec son Père. C’est pourquoi l’Église reconnaît en Jésus le Fils de Dieu, la Parole du Très-Haut, Dieu luimême qui agit et pénètre dans le tréfonds de la création.

" Au commencement, lorsque Dieu créa le monde, la Parole existait déjà ; Celui qui est la Parole était avec Dieu, et était Dieu. Il était donc avec Dieu au commencement. Dieu a fait toute chose par lui ; rien de ce qui existe n’a été fait sans lui. En lui était la vie, et cette vie donnait la lumière aux hommes. La lumière brille dans l’obscurité, et l’obscurité ne l’a pas reçue... Celui qui est la Parole est devenu un homme et a vécu parmi nous, plein de grâce et de vérité. Nous avons vu sa gloire, la gloire que le Fils unique reçoit de son Père... Dieu nous a donné la Loi par Moise ; mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ. Personne n’a jamais vu Dieu. Mais le Fils unique, qui est Dieu et demeure auprès du Père, l’a fait connaître ".

La nature divine et humaine du Christ révèle à la fois Dieu et l’homme.

Les prophètes savaient déjà que la Cause première de toute la réa lité n’est pas dans une Force sans visage, ni dans un Ordre cosmique, indifférent comme toute loi de la création, mais qu’elle est dans le Dieu vivant qui est en colloque avec les hommes et leur donne son image et sa ressemblance. Dieu cherche un accord avec l’homme, il l’appelle à une vie supérieure. Mais si dans l’Ancien Testament le dessein et le visage de ce Dieu restent comme cachés, l’avènement de Jésus rapproche le Créateur des hommes. À travers le Messie le monde doit connaître que l’Être Suprême " est amour ", qu’il veut être pour chaque homme un Père. Les enfants dispersés de la terre sont invités à la maison du Père pour y retrouver leur condition de fils, qu’ils ont perdue.

C’est pour cela qu’un " Fils de l’homme et Fils de Dieu " naît sur terre, car en sa personne le ciel et la terre sont réunis. Ainsi, ce qui n’était qu’un rêve fragile dans l’Ancienne Alliance devient réalité accomplie dans la Nouvelle. D’ores et déjà l’union spirituelle avec Jésus est union avec Dieu.

" Dieu s’est fait homme pour que nous devenions dieux " : cette expression de saint Athanase exprime l’essence même du mystère de l’Incarnation.


NOTES

1 Cf. Mt 15,21-28 ; Mc 7,24-30. Dans les alentours de la ville de Tyr, le Christ guérit la fille d’une Phénicienne, après avoir d’abord repoussé sa demande. Cet épisode suscite parfois la perplexité chez le lecteur : en effet, pourquoi le Christ, qui avait guéri sans hésitation le serviteur du centurion romain et n’avait pas rejeté la demande des Grecs qui voulaient faire sa connaissance, montra-t-il dans le cas de cette femme une telle sévérité ? La réponse en partie nous vient de ce que l’on sait de la religion des Syro-phéniciens. Il s’agissait d’une forme brutale de paganisme, qui s’était rendue tristement célèbre (meurtres rituels de masse, infanticides, cultes sensuels effrénés). Pour Israël, qui en était le voisin le plus proche, la religion des Phéniciens était synonyme de la pire impiété. Ce fut peut-être la cause des paroles si dures du Christ, qui voulait ainsi montrer que le rapport avec les fidèles du Dieu unique et celui avec les acolytes de cette religion diabolique devaient forcément être différents. Lorsque la femme se déclara d’accord avec lui et pourtant continua à le prier d’accomplir la guérison, il opéra le miracle en reconnaissance de la grande confiance qu’elle avait en lui.

2 Le patronyme de Pierre, Bariona, fils de Jean ou de Jonas, est resté dans le texte grec des Évangiles comme héritage de la tradition orale araméenne. Le surnom que Jésus donna à l’apôtre, Céphas (traduit en grec par Petros), signifie " pierre, roc ".

3 Les sages indiens ont parfois parlé de leur union avec la divinité ; cependant, ce concept relevait de leur théologie qui voyait Dieu comme l’essence à la base de toute la réalité.

4 THEODOR MOMMSEN (1817-1903), historien, archéologue et philologue allemand, fut l’auteur de nombreuses œuvres sur le monde classique, particulièrement sur le droit romain, dont les plus importantes sont : Histoire de Rome et Droit public romain. Il reçut le prix Nobel de littérature en 1902 – N.d.T.

5 B. SPINOZA, Correspondance, lettre 73.

6 Cité d’après : E SCHAFF, Jésus-Christ, mystère de l‘histoire, traduction russe de l’allemand, Moscou, 1906, p. 252

7 JOHANN PETER ECKERMANN, Conversations de Goethe avec Eckermann (1836-1848), Gallimard, 1988, p. 847.

8. M. GANDHI, Autobiographie ou Expérience de vérité, RUE, collection Quadrige, 1982.

9 Cf. par exemple Jb, 14,1-6.

10 Sg 2,24. L’image du monstre Chaos (Léviathan, Rahav ou le Tempétueux, le Dragon) apparaît dans la littérature biblique avant celle de Satan. Cf. Es 51,9-10 ; Ps 74 (73),13-14 ; 89 (88),11 ; Jb 9,13 ; voir aussi Ap 12,9 ; 20,2 ; Jn 8,44 ; 1 Jn 3,8.

12 Cf. livre d’Hénoch (apocryphe biblique des IIe et Ie siècles avant J.-C.), 48,3.6.7 ; 70,1.4.

13 Cf. par exemple le chapitre 3 du livre d’Habaquq.

14 Cet aspect de la théologie biblique est bien analysé par S. TROUBETSKOÏ dans son livre La Doctrine du Logos.

15 La plupart de ces expressions du Christ se trouvent dans l’évangile de Jean. Cela est dû principalement aux trois causes suivantes : a) ces discours étaient adressés aux chefs spirituels d’Israël, alors que les synoptiques rapportent surtout les paroles adressées au peuple ; b) l’attention théologique de Jean est concentrée sur le mystère de l’Incarnation ; c) le quatrième évangile est tout entier destiné à un public beaucoup plus préparé que celui des synoptiques. Cependant, dans les trois premiers évangiles aussi, on peut trouver assez de témoignages de Jésus sur lui-même, proches, dans la forme et l’esprit, des expressions de Jean (cf. Mt 10,32.37 ; 11,27-30 ; 24,35 ; 28,18). L’opinion selon laquelle l’auteur du quatrième évangile serait un théologien grec étranger à la tradition de la Palestine, est de nos jours dépassée. Dans les dernières décennies les racines araméennes du texte ont été mises en évidence, ainsi que le lien de Jean avec l’Ancien Testament, la tradition rabbinique et la littérature de Qumran. L’ensemble de ces données montre clairement que l’auteur du dernier évangile provient de la tradition juive de la première moitié du Ier siècle. Voir: A. ROBERT, A. FEUILLET, Introduction à la Bible, Tournai, 1959, t. II, pp. 658-661 ; CHARLES DODD, The lnterpretation of the fourth Gospel Cambridge, 1972, pp. 74ss ; R BROWN, The Gospel According to John, New York, 1966, pp. LXII-LXIV.

16 Voir IRÉNÉE DE LYON, Réfutation de la fausse gnose, I, 7, 25, 26 ; CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Les Stromates, VII, 17.


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Dernière modification: 
Jeudi 21 juillet 2022