Pères et mères dans la foi

Trois expériences ineffables

Trois expériences ineffables de la vie du père Lev Gillet
1. Sous le soleil de la Galilée (30 mai 1935)
2. « Une Pentecôte intérieure » (juin 1959)
3. Réveiller le monde (mars 1971)
4. Être fidèle à la Vision
Notes

 

La vie de père Lev Gillet est jalonnée par trois événements « ineffables », trois expériences intenses, mystérieuses, déterminantes, trois « visitations d’en-haut » qui l’ont marqué profondément. Élisabeth Behr-Sigel les décrit dans la biographie de père Lev, et père Lev lui-même a parlé de deux de ces événements dans une entrevue accordé à un chercheur en « sciences religieuses » en février ou mars 1972 et publiée en 1977[1].


1. Sous le soleil de la Galilée (30 mai 1935)

Le premier événement, sans doute le plus important, a lieu sur les bords du lac de Tibériade en mai 1935. Père Lev avait entrepris une longue mission qui l’amenait à Constantinople, à Damas, puis à Jérusalem, dans le but de chercher une solution qui permettrait à Mgr Louis Winnaert, ancien prêtre catholique ordonné évêque dans l’« Église catholique libérale », et au groupe de fidèles qui lui étaient attachés, d’entrer dans l’Église orthodoxe[2]. Les patriarches de Constantinople et d’Antioche ayant refusé de recevoir le groupe, le père Lev s’était rendu à Jérusalem, avec l’idée d’une démarche en faveur de Mgr Winnaert auprès du patriarche de Jérusalem. Père Lev décida de visiter d’abord les environs du lac de Tibériade, lieux riches du souvenir du passage du Seigneur Jésus. Élisabeth Behr-Sigel écrit :

En proie à une crise intérieure profonde, au doute et au désespoir, fuyant Jérusalem, la cruelle, la ville « qui tue les prophètes », il se rend en Galilée. Dans la solitude et le silence, il espère trouver l’apaisement. Sans doute, se rappelle-t-il – comme il le répétera souvent plus tard – que la Galilée, terre de la première rencontre des disciples avec Jésus, est aussi le lieu où le Ressuscité les appelle à une nouvelle rencontre avec lui, après le drame de la Passion.

C’est ici en Galilée, au bord du lac de Tibériade, dans la blancheur éblouissante du soleil au zénith, que survient l’événement ineffable : le désorientant totalement, en même temps l’orientant de façon décisive, cette « catastrophe bénie » va le marquer pour le reste de sa vie.

Que se passe-t-il ? Seulement plusieurs mois plus tard, de retour à Paris, après une longue absence, Père Lev essaye de le dire dans une lettre à son amie. S’excusant de son silence dû à des voyages au Proche-Orient, puis en Grande-Bretagne, il écrit : « Il y a un point central : la Palestine. Dans la Judée rougeâtre et cruelle, et dans Jérusalem – ville de la Pentecôte, ville de l’Esprit-Saint plutôt que du Christ – je me suis senti étranger […] Mais la Galilée ! Je ne peux pas y penser sans être brisé d’émotion. C’est là que j’étais attendu. Je n’essaierai pas de vous dire quelle “expérience” (je déteste ce mot !) spirituelle j’ai eu à Tibériade, au bord du lac. C’est le point culminant de ma vie.

Oh, ce lac ! Les larmes me viennent aux yeux dès que je tente intérieurement de le revoir. Il n’y a plus d’autre lieu sur terre qui, en tant que lieu, ait pour moi un intérêt quelconque. Je sais que je dois y retourner. Je dois être fidèle à ce rendez-vous qui m’a été impérieusement donné. C’est alors dans le silence que je recevrai des indications définitives sur ce que je dois faire. Quand irai-je ? Je ne sais pas. Peut-être devrai-je me fixer là-bas pour toujours. Ce qui est certain, c’est que depuis, je suis à Paris un étranger et un pèlerin désolé. J’attends quelque chose qui doit venir, une parole qui sera peut-être bientôt prononcée. J’accomplis mécaniquement ce que je dois faire, mais tout en moi est “aride et sans eau”, brûlé par ce foyer ardent : le 30 mai 1935 – Tibériade – où j’ai jeté mon être... J’ai besoin d’un absolu que je touche, sans hélas ! l’étreindre »[3].

Trente-cinq ans plus tard, se sentant proche du terme de sa vie, Lev Gillet reviendra sur cet événement central. Interrogé par un chercheur en « sciences religieuses » sur les moments de sa vie où il a eu la « sensation » et la « conviction » d’être en contact avec une réalité transcendante, il évoque l’événement du lac de Tibériade : « Il m’est arrivé d’avoir dans ma vie personnelle intime un sentiment de présence, d’une présence suprapersonnelle qui m’était donnée. Ce sentiment a persisté d’une façon extrêmement intense pendant une heure entière. La présence était avec moi, me remplissait, me faisait pleurer sans aucune raison. J’étais totalement subjugué par elle. Cela s’est passé sur les rives de la mer de Galilée... Je n’ai vu personne. La présence n’avait aucune forme, aucune figure, aucune configuration. [Il s’agissait simplement de la présence d’une réalité que je pouvais rejoindre et qui pouvait me rejoindre.[4]] Dans mon esprit, elle était associée à la personne de Jésus. Peut-être parce que cela m’est arrivé sur les rives du lac de Galilée : [peut-être c’était l’influence des alentours, le paysage], à cause des souvenirs associés à ce lac dans les Évangiles. Mais c’était si puissant que soudain je voyais la vanité des intentions dans lesquelles je m’étais rendu à Jérusalem. Ce que j’avais vu, ce que j’avais senti, dépassait tout ce que j’avais pu faire à Jérusalem. Je devais immédiatement rentrer en Europe et rien de plus ! »[5]

Séparés par un long intervalle de temps, énoncés dans des contextes totalement différents, ces deux témoignages sont pour l’essentiel identiques. Dans sa lettre de l’automne 1935, Lev Gillet fait part à une amie, chrétienne comme lui, d’une émotion dont les vagues continuent à le submerger. Il y est moins question de l’« événement » lui-même que de ses prolongements dans le présent : conscience d’une rupture totale, nostalgie d’un « ailleurs » dont la Galilée – lieu d’une communion à la fois sensible et totalement ineffable à une réalité transcendante – est le symbole. Le Christ n’est pas nommé. Mais tout le contexte indique que c’est la sensation bouleversante de sa présence qui, dans une sorte de douloureuse joie, arrache des larmes. Ce sentiment de « présence » est analysé dans l’interview accordée par Lev Gillet au savant oxfordien. L’interviewé s’efforce visiblement de parler de son « expérience » – terme qu’il déteste pourtant – avec une précision et un souci d’objectivité scientifiques.

Dans les deux récits, l’accent est mis sur le bouleversement total qui résulte de cette irruption d’une réalité transcendante : un bouleversement qui s’exprime par des larmes incoercibles et incompréhensibles. Les deux témoignages évoquent aussi le caractère impérieux de l’appel reçu. Un ordre irrécusable quoique ineffable émane de la « présence ». Comme Saul sur le chemin de Damas, Lev Gillet s’est senti « subjugué » par une force lumineuse qui envahit tout son être, qui le remplit et qui, en même temps, le dépasse infiniment. Il se sent soudain devenu étranger au dessein qui l’a amené à Constantinople, puis, à Jérusalem, appelé ailleurs.

Quand l’événement de Tibériade a lieu, il se trouve dans la quarante-troisième année de sa vie, exactement au milieu de sa vie terrestre. Pour lui, comme pour Mesa du Partage de midi de Claudel, « l’heure est venue de la proposition centrale qui ne saurait plus être éludée ». Mais le sens de cette proposition reste encore obscur. Comme dans un tunnel, il avance dans les ténèbres vers la lumière entrevue au lac de Tibériade et vers cette voix d’une douceur si déchirante qui ne cesse de l’appeler.

Avec les paroles d’un poème de Newman qu’il aime et qu’il connaît par cœur, il prie et confie cette prière à son amie[6]:

Lead, kindly light, amidst the encircling gloom, 
Lead thou me on ; the night is dark and I am far from home
Lead thou me on , Keep thou my feet ; I do not ask to see
the distant scene ; one step enough for me[7].


2. « Une Pentecôte intérieure » (juin 1959)

Le second événement a eu lieu 24 ans après la visitation sur les bords du lac de Tibériade en mai 1935. Père Lev, après avoir regagné son « ministère parisien » à multiples facettes, s’est installé en Angleterre dès 1939. La période de la guerre et de l’après-guerre ont été pour lui à la fois difficiles et fécondes. Parmi les activités importantes de père Lev à cette période figurent le « dialogue avec Tryphon » – ses contacts et ses écrits sur le monde juif et les relations judéo-chrétiennes –, ses prédications en Angleterre, sa participation au renouvellement de l’Église antiochienne, ses écrits sur la spiritualité orthodoxe et la prière de Jésus, le renouvellement de ses contacts avec les moines du monastère de Chevetogne et les retrouvailles du monde orthodoxe parisien au milieu des années cinquante. Père Lev n’a pas mentionné ce deuxième événement dans son entrevue avec le chercheur oxfordien en 1971. Élisabeth Behr-Sigel écrit :

Nous venons d’évoquer ce que l’on peut appeler – sans trop forcer les mots – un second ministère parisien de Lev Gillet : ses retrouvailles, si émouvantes, à partir de 1956, avec le « Paris orthodoxe », les espoirs et les projets qui en naissent, les déceptions, enfin l’humble fécondité dans les décennies suivantes de ce ministère. Mais celui-ci – on ne saurait l’oublier – n’a jamais constitué que l’un des aspects d’une existence aux facettes multiples quoique une en profondeur. Pour situer ce nouveau ministère parisien par rapport à l’ensemble dans sa continuité dynamique, il faut revenir en amont, sur l’événement libérateur qui inaugure dans sa vie une nouvelle saison spirituelle, féconde, active, charismatique, sous le souffle de l’Esprit.

En juin 1959, lors de la retraite du Fellowship [de Saint-Alban et Saint-Serge] à Pleshey, Lev Gillet a connu ce qu’il nomme lui-même « une Pentecôte intérieure », ou encore, en se servant du vocabulaire des pentecôtistes avec lesquels il sympathise, un « baptême de l’Esprit Saint » : « comme manifestation avec puissance de l’Esprit en nous et par nous ». À ce don non seulement peut mais doit aspirer tout chrétien comme le proclame aussi le grand spirituel byzantin saint Syméon le Nouveau Théologien dont Lev Gillet se sent particulièrement proche et dont, à l’époque, il traduit certains textes[8].

La vision de la vie chrétienne comme vie en Christ par l’Esprit Saint n’est pas nouvelle chez Lev Gillet. Elle apparaît déjà clairement dans son livre Orthodox Spiritualityécrit en 1944[9]. Mais l’événement – Erlebnis[10] – de Pleshey l’a actualisée, inaugurant dans sa vie intérieure, après la concentration sur un dialogue intime et ineffable avec le Sauveur[11], une nouvelle saison spirituelle, plus extravertie, charismatique et prophétique. Il s’en explique dans un texte publié en 1963 dans la revue Contactssous le titre « La Colombe et l’Agneau[12] ». Il n’y a pas de discontinuité entre l’orientation christocentrique de sa vie intérieure au cours des années précédentes – telle qu’elle s’exprime dans Jésus, Simples regards sur le Sauveur – et la relation plus intime et plus personnelle avec l’Esprit dont témoigne la méditation sur « La Colombe et l’Agneau ». Il s’agit d’une prise de conscience, d’un approfondissement, de la dynamique trinitaire. « La Colombe vient à nous pour nous conduire avec elle vers l’Agneau », écrit le moine de l’Église d’Orient. « L’Esprit se manifeste aux hommes comme élan vers le Fils. Or le Fils est élan vers le Père[13]. »

Lev Gillet insiste sur le fait que sa « méditation ne prétend en aucune manière être une étude de théologie ou d’exégèse ». En réalité, La Colombe et l’Agneau est une méditation ensemble théologique et mystique et Lev Gillet, comme il l’écrit dans la lettre qui accompagne l’envoi de son article à Contacts, croit « avoir quelque chose à dire sur l’Esprit Saint : il s’agit de montrer que nous le saisissons seulement dans notre élan (il est cet élan) vers Jésus (et à travers Jésus vers le Père) et que toute tentative de le fixer à notre profit au cours de cet élan – de l’immobiliser pour le contempler – le rend plus insaisissable encore et plus évanescent – mais que, si nous coïncidons avec cet élan (bergsonisme), si nous devenons un avec la descente de la Colombe sur Jésus, nous percevons cette descente en tant que don et commençons à erleben le Saint Esprit comme le don d’une personne faite par une personne à une autre personne, un autre parce que c’est la suprême manifestation de l’Amour personnel »[14].


3. Réveiller le monde (mars 1971)

Le troisième événement, en mars 1971, trouve le père Lev au seuil d’un âge avancé. Il a 77 ans : « L’esprit reste vif, le cœur ardent. Mais le corps faiblit », écrit Élisabeth Behr-Sigel (p. 571). Père Lev sent la mort s’approcher : son frère aîné Pierre décède en 1965, ses amis, plus jeunes que lui, Eugraph Kovalevsky (Mgr Jean de Saint-Denis) et Paul Evdokimov, en janvier et septembre 1970 respectivement. Après le décès d’ Eugraph Kovalevsky, père Lev se rend à Athènes, à Beyrouth et à Paris ; il retourne en Angleterre pour des prédications et des publications ; il va de nouveau à Paris pour les funérailles de Paul Evdokimov, puis il rentre en Angleterre. Janvier 1971 le trouve en Suisse pour prêcher une retraite ; il se prépare à effectuer un autre voyage au Liban. Élisabeth Behr-Sigel écrit :

En janvier 1971, il se rend en Suisse. Il en revient « exténué avec un fort refroidissement ». Un prochain séjour au Liban lui permettra, espère-t-il, de retrouver des forces. Il se traîne ainsi pendant plusieurs semaines. Subitement en mars 1971, à la suite, semble-t-il, de vaccinations reçues en vue de son départ pour l’Orient, son état s’aggrave. Délirant, apparemment inconscient, en proie à une forte fièvre et à un « hoquet hurlant », il est admis à l’hôpital Saint-Charles de Londres. Les médecins diagnostiquent une crise d’urémie avec des complications vasculaires et cérébrales. Sa vie semble en danger. Pendant plusieurs jours, il reste plongé dans une sorte de coma. Quand il en émerge, il déclare que, « inconscient en apparence », il ne l’était pas « dans les profondeurs[15] ». Ébranlé physiquement et spirituellement, « foudroyé et broyé », il s’est en même temps senti « comblé de grâces ». « La voix du Seigneur n’a cessé de se faire entendre. » À travers l’événement de cette maladie, affirme-t-il, Dieu lui « a fait signe ».

Sur le sens, pour lui, de ce signe, Lev Gillet s’expliquera quelques mois plus tard, dans une interview accordée à un chercheur du Religious Experience Research Unit de Manchester College à Oxford[16].

Ce qui, observé du dehors, se présentait comme une discours délirant était en réalité, affirme-t-il, une « dialectique ». À l’origine se trouve un événement en apparence insignifiant mais qui, pour lui, revêt un sens profond. Dans l’après-midi qui a précédé la crise, Lev Gillet, accompagnant une amie, femme médecin indienne, a rendu visite à une famille persane dont l’enfant, indifférent à tout, semble plongé dans un état autistique profond. Soudain, à l’arrivée d’autres visiteurs, l’enfant se « réveille », demandant instamment du café pour les hôtes. C’est autour de cet « éveil altruiste » de l’enfant « spastique » qui l’a profondément touché que va s’organiser le délire de Père Lev. Voici comment ce dernier en fait le récit : « Je me suis vu couché par terre, dans une plaine très blanche, [par une nuit sombre]. Aucune lumière, aucune maison, ni à droite, ni à gauche. Rien. Seulement sortant de la terre, ici et là, de petits êtres spastiques, semblables à des vers de terre. Quelques-uns prononçaient le mot “café” (en persan kawe). Chacun d’eux est porteur d’une petite lumière comme celle des vers luisants. Soudain, j’ai eu l’impression d’avoir une vision de l’univers en sa totalité. Dans notre univers, nous sommes tous, dans un sens, des enfants spastiques. Chacun se meut selon son propre spasme qui est peut-être l’ambition, l’argent, le sexe ou encore autre chose. Chacun est prisonnier de son spasme, [comme cet enfant spastique]. Mais il arrive que l’un ou l’autre prenne conscience des réalités hors de son propre moi : alors il commence à demander du café pour les autres » (ibid., p. 31-32).

Ce rêve, assure Lev Gillet, a un sens profond : sauver le monde, sauver ces êtres spastiques que nous sommes, c’est les réveiller, nous réveiller, de notre délire autistique pour devenir enfin des hommes, « des êtres humains pour les autres ».

L’appel – il le sait – le concerne personnellement. Ce qui lui est demandé est une kénose totale : se vider de tout amour-propre, de tout sentiment de supériorité intellectuelle ou spirituelle : « J’ai compris, explique-t-il, que si je désirais voir les enfants spastiques émerger de la terre la seule chose à faire était de me mettre à plat, à même le sol, en perdant tout sentiment de mon importance en tant qu’individu. Réaliser que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que j’écris n’a guère d’importance. L’important pour moi est de m’étendre par terre. Alors je [serai peut-être en mesure de voir émerger ces personnes spastiques. Et la seule chose que je puis faire est d’aider de telles personnes] » (ibid., p. 33). Le message est clair, rigoureux et incontestable, comme l’était celui reçu jadis au lac de Tibériade. Il n’y a qu’à obéir. […]

Le message reçu à travers la maladie du printemps 1971 marquera profondément le climat spirituel des dernières années de la vie de Père Lev. Il le confirme dans ce qu’il appelle sa « vocation de perte »[17].


4. Être fidèle à la Vision

Dans sa conversation avec le chercheur de Manchester College en 1971, père Lev tente de placer ses expériences – ces « vécus existentiels » – dans un contexte à la fois rigoureux et personnel : que signifient ces expériences ? quelle importance doit-on y attacher ? Voici quelques extraits supplémentaires de l’interview de 1971 :

Je pense que nous expérimentons un phénomène religieux quand nous avons, premièrement, la conscience d’une réalité qui nous transcende, quelque chose qui nous dépasse, au-delà de nos propres limites. Et deuxièmement, bien que transcendant, cela doit être en quelque mesure immanent à nous-mêmes, nous devons le trouver en nous-mêmes. Et troisièmement, entre ces deux expressions d’une réalité suprême (que je ne définirai pas pour le moment), il y a la possibilité d’un échange dynamique : nous recevons quelque chose d’elle, et nous lui donnons quelque chose. Voilà mon idée d’un phénomène religieux. Et cela s’applique dans beaucoup de cas où il n’y a pas de Dieu. On peut considérer le sexe, par exemple, comme cette réalité suprême à la fois transcendant et immanent. Cela pourrait être une sorte de religion. On pourrait considérer la société, ou le cosmos, dans un sens scientifique. Ou on peut la considérer comme une réalité personnelle ou supra-personnelle[18] – Dieu (This Time-Bound Ladder, p. 29).

Après avoir raconté l’expérience de l’enfant spastique et de son rêve, père Lev précise ce qu’il retient de la semaine qu’il a passé dans une sorte de coma :

Pour moi, il s’agissait d’une sorte de dialectique qui s’est passé pendant une semaine dans ma vie sous-consciente, pendant que je délirais aux yeux des autres. Et il me semblait que tout l’univers était ainsi. Le sens du progrès dans le monde était que nous nous devons aider tous ces êtres spastiques qui nous entourent à devenir en mesure, à un moment, de demander du café pour les autres. Et cela s’est produit pendant toute une semaine, avec des amplifications sur lesquelles je n’élaborerai pas maintenant. Il y avait une séquence dialectique.

Je crois que vous avez raison lorsque vous dites qu’il y a des gens qui, sauf en temps de crise, n’en sont pas conscients. Oui, ils sont spastiques, ils ne bougent que mécaniquement, jusqu’au moment où soudainement leurs yeux s’ouvrent et ils deviennent conscients d’autres personnes.

Dans ma conception, purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni réfuter, je pense que l’enfant spastique ne serait jamais en mesure de penser au café pour les autres s’il ne lui a pas été suggéré, ou donné, par quelque chose ou quelqu’un qui lui est transcendant : ce qu’un chrétien appellerait la grâce.

Je suis venu à cette interprétation du rêve parce que j’avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont liées à une puissance personnelle ou supra-personnelle, une avec laquelle, ou avec qui, j’ai eu un contact personnel à certaines époques de ma vie – les moments décisifs de ma vie (This Time-Bound Ladder, p. 32).

Père Lev raconte ici dans l’interview l’événement du lac de Tibériade de 1935. En réponse à la question : « Avez-vous eu d’autres instances de ce sentiment de présence ? », il répond : « Oui, j’ai eu beaucoup d’instances, mais celui-ci et aussi le rêve concernant les gens spastiques étaient les plus frappants ». (This Time-Bound Ladder, p. 33). En réponse au commentaire du chercheur que d’autres personnes décrivent ces expériences comme « purement psychiques », père Lev répond sèchement : « Je n’ai aucune expérience psychique. Cela m’est tout-à-fait étranger » (This Time-Bound Ladder, p. 33). Le chercheur dit alors que d’autres personnes voient une lumière ou des lumières, expérimentent la joie et parfois un sens de crainte révérencielle, d’émerveillement. Père Lev répond :

Je pense que c’est un phénomène très commun dans toutes les religions. Moi-même par exemple, j’ai souvent un sentiment non d’une lumière extérieure mais d’une sorte d’illumination intérieure, une brillance, associée au nom de Jésus. J’ai beaucoup pratiqué ce que les Orthodoxes appellent la prière de Jésus, qui consiste simplement en la répétition du nom de Jésus. Cette expérience du nom de Jésus peut devenir pénétrante et peut apporter une sorte de lumière intérieure : tu te sens enveloppé d’une lumière intérieure indescriptible (This Time-Bound Ladder, p. 34).

Plus tard dans l’interview, père Lev affirme plusieurs fois sa conviction que Dieu le guide dans sa vie, ses choix, ses convictions. Si père Lev parle en termes personnels pendant cette interview, il ne s’éloigne pas pour autant de la tradition de la spiritualité orthodoxe, que, bien sûr, il connaît en profondeur. Mais il n’utilise pas le vocabulaire typique, en quelque sorte érémitique, de la tradition orthodoxe, s’efforçant plutôt de se servir d’un langage neutre, recevable par son interlocuteur, pour exprimer ses idées. Ainsi, quand il parle de « critères » pour juger une « guidance »[19], le langage ascétique parlerait plutôt de « discernement », idée qui se trouve déjà dans saint Paul : « Éprouver les esprits… ». En fait, il est possible de lire l’interview de 1971 en y substituant les concepts et le vocabulaires orthodoxes, surtout le langage des Pères ascétiques et celui de saint Grégoire Palamas sur l’hésychasme. En ce qui concerne la « lumière intérieure», père Lev ne prétend aucunement qu’il s’agit de la Lumière incréée expérimentée par les saints hésychastes du temps de Grégoire Palamas. On peut cependant peut-être faire un lien entre cette lumière et la parole de Saint-Séraphim-de-Sarov à son disciple Motovilov : « Encore il faut que je vous dise, afin que vous compreniez mieux ce qu'il faut entendre par la grâce divine, comment on peut la reconnaître, comment elle se manifeste chez les hommes qu'elle éclaire : La grâce du Saint-Esprit est Lumière[20] ».

Le chercheur fit remarquer que les démons peuvent se déguiser en anges de lumière en matière de guidance ; voici la réponse de père Lev :

Il y a des critères très précis pour juger la guidance. Premièrement, une guidance ne pas doit venir seulement une fois, elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être exprimée dans le style de Dieu ; c’est très important. Dieu a son langage propre, son style. Je dirai qu’on peut reconnaître grammaticalement une phrase parlée par Dieu. Troisièmement, on peut tester une guidance en la partageant avec d’autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre problème de prier pour une solution et de demander une guidance, et voyez si leurs réponses convergent. Quatrièmement, le plus important : Est-ce que cette guidance crée en vous de la joie et de l’amour envers Dieu et les autres ? Jugez l’arbre selon son fruit (This Time-Bound Ladder, p. 45).

Puis l’interlocuteur pose un question concernant le « style » de Dieu. Père Lev répond :

J’ai posé ces questions à plusieurs personnes et j’ai trouvé qu’ils se concordent sur le style de Dieu. Mais souvent dans leurs interprétations, leurs élaborations des mots parlés par Dieu, ils essaient de les exprimer d’une façon humaine – par de longues phrases, qui ne peuvent être attribuées à Dieu. Dieu parle toujours en de très courtes phrases, très courtes. Il ne dit généralement pas plus que cinq ou six mots. Ils sont exprimés de telle façon que je ne trouve qu’un adjectif pour les caractériser, IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux caractéristiques, une grande brièveté et un caractère absolu (This Time-Bound Ladder, p. 34-35).

Il est important de souligner ici que père Lev a toujours été très discret en ce qui concerne à la fois les « grandes expériences » de sa vie, telles que les trois mentionnées ici, et la guidance qu’il tirait de celles-ci et à d’autres moments de prière intime. En fait, si ce n’était pour les lettres et les conversations avec Élisabeth Behr-Sigel et l’interview avec le chercheur d’Oxford, probablement nous n’en saurions rien ; il n’en parle pas dans ses écrits ; nulle part il n’utilise des expression du genre « Dieu m’a dit ». Pour père Lev, ce qui importait était la réponse au moment de grâce, de la visitation, de la vision qui lui a été accordée. Peut-être avait-il cela à l’esprit lorsqu’il écrivit pour la revue de Syndesmos au début de 1973, donc après l’interview d’Oxford, une méditation intitulée « La Vision », méditation sur le discours de saint Paul devant le roi Agrippa concernant sa vision sur le chemin de Damas (cf. Ac 26,1-23), méditation qui porte toutes les marques d’une expérience personnelle.[21]

Traductions de Paul Ladouceur.
Révisions par Anne-Marie de Brabandère.


Notes

[1] Edward Robinson, This Time-Bound Ladder: Ten Dialogues on Religious Experience, Religious Experience Research Unit, Manchester College, Oxford, 1977, pp. 29-47. Sur les circonstances de cette entrevue, voir Un Moine de l’Église d’Orient, p. 574, n. 10.

[2] Sur Mgr Winnaert et la mission de père Lev au Moyen-Orient, voir Un Moine de l’Église d’Orient, en particulier pages 251 à 267.

[3] Lettre du 9 novembre 1935 à Élisabeth Behr-Sigel.

[4] Texte non inclus dans Un Moine de l’Église d’Orient.

[5] Edward Robinson, This Time-Bound Ladder, pp. 32-33.

[6] Lettre non datée à Élisabeth Behr-Sigel.

[7] Extrait de : Un Moine de l’Église d’Orient, pp. 267-270. [On peut traduire le poème du cardinal Newman ainsi : « Dirige, gentille lumière, à travers les ténèbres encerclant ; Dirige-moi ; La nuit est sombre et je suis loin du foyer ; Dirige-moi ; Protège mes pas ; Je ne demande de voir au loin, un pas me suffit. » NDLR]

[8] Ces traductions dont lui-même m'a parlé, qu'il aurait voulu voir publiées par Chevetogne, semblent avoir été perdues.

[9] Version française : Introduction à la spiritualité orthodoxe, Desclée de Brouwer, 1983.

[10]  Sensible à une nuance de sens difficile à rendre en français – Erlebnis vient de leben, « vivre » – Lev Gillet emploie dans ses lettres le terme allemand correspondant au français « événement ».

[11] Voir Jésus. Simples regards sur le Sauveur.

[12] À l'origine de ce texte, il y a une méditation donnée en anglais par Lev Gillet en 1962 à Broadstairs, dans le cadre de la conférence annuelle du Fellowship de Saint-Alban et Saint-Serge. Une version française considérablement allongée, d'abord destinée à Irenikon, paraît finalement dans la revue Contacts (1963, n° 41) où l'auteur affirme « se sentir plus libre » (lettre du 2 octobre 1962 à Élisabeth Behr-Sigel.). Ce texte sera plus tard incorporé au petit volume publié à Chevetogne qui porte ce titre. Nos citations se réfèrent à cette ultime publication.

[13] La Colombe et l’Agneau, Chevetogne, 1979, p. 25, 51, 52.

[14] Lettre du 20 octobre 1962 à Élisabeth Behr-Sigel. Extrait de : Un Moine de l’Église d’Orient, pp. 511-513.

[15] Lettre du 14 avril 1971. Les citations qui suivent sont tirées de cette lettre. Quelques informations sur la maladie du P. Gillet ont été fournies par le secrétaire du Fellowship, le révérend Basil Minchin.

[16] Voir Edward Robinson, This Time-Bound Ladder, Oxford, 1977, p. 29-47. L'entretien avec Lev Gillet a dû avoir lieu en février ou mars 1972. Ce dernier y fait allusion dans une lettre datée du 10 mars de la même année.

[17] Extrait de : Un Moine de l’Église d’Orient, pp. 573-576.

[18] On doit interpréter l’utilisation par le père Lev de l’adjectif « personnelle » ici et plus loin, non dans le sens de s’appliquant à lui-même, mais plutôt dans le sens de la théologie patristique (hypostasis, hypostase), c’est-à-dire un mode d’existence consciente, qui caractérise Dieu, les anges et les hommes.

[19],Père Lev utilise le mot anglais « guidance » dans l’interview et Élisabeth Behr-Sigel nous assure qu’il aimait bien le même mot en français (Un Moine de l’Église d’Orient, p. 305), même si de nos jours il a des connotations plutôt ésotériques.

[20] Irina Goraïnoff, Saint-Séraphim-de-Sarov , Desclée de Brouwer, 1979, « Entretien avec Motovilov », p. 174.

[21] Paru dans Syndesmos News, No 8, décembre 1972.


 

Dernière modification: 
Samedi 23 juillet 2022