Foi orthodoxe

Page Père Paul Florensky


Père Paul Florensky 

Paul Florensky, Prêtres, savant et martyr en Union soviétique

Le père Paul Florensky et Serge Boulgakov en 1917. Peinture de Mikaïl Nesterov.

Le père Paul Florensky et Serge Boulgakov en 1917
Peinture de Mikhaïl Nesterov


Silhouette du père Paul Florensky

Silhouette du père Paul Florensky par N.R. Simonovich-Efimov, 1920.

PÈRE PAUL FLORENSKY
Un témoin du Christ face aux communistes
par Paul Ladouceur
Un Leonardo russe : Le dossier KGB de Pavel Florensky
par Vitali Chentalinski
Hommage au père Paul Florensky
par le père Serge Boulgakov
Textes du père Paul Florensky :
Bibliographie du père Paul Florensky

UN TÉMOIN DU CHRIST
FACE AUX COMMUNISTES

par Paul Ladouceur

Le père Paul Florensky était un des plus éminents représentants de la renaissance religieuse en Russie au début du XXe siècle. Il était un de ces rares génies universels, possédant des connaissances dans des domaines aussi diversifiés que les mathématiques, la physique, l’électronique, la philosophie, la théologie, la philologie, l’art, la musique, le folklore ; il était polyglotte, connaissant la plupart des langues européennes importantes, ainsi que les langues anciennes, le latin et le grec, et les principales langues du Caucase. Le père Serge Boulgakov écrit de son ami le père Paul Florensky : " De tous mes contemporains qu’il m’a été donnés de rencontrer au cours de ma longue vie, c’est lui le plus grand… L’œuvre véritable du père Paul, ce ne sont pas ses livres, ni ses pensées et ses paroles, mais lui-même, et toute sa vie, qui est passée au retour de ce siècle au siècle à venir " (voir le témoignage du père Serge Boulgakov pour son ami le père Paul Florensky ici-bas).

Pavel Alexandrovich Florensky est né le 21 janvier 1882 dans la ville de Yevlakh, en Azerbaïdjan dans le Caucase. Son père était ingénieur de chemin de fer, descendant d’une famille de prêtres orthodoxes ; sa mère était de la noblesse arménienne de Géorgie. Mais la famille n’était pas pratiquante, les parents préférant transmettre à leurs sept enfants une conception scientifique du monde. Le jeune Paul passa au bord de la mer Noire une enfance heureuse dont il a fait le récit dans ses Souvenirs d’une enfance au Caucase (trad. française, 2007), souvenirs et conseils adressés à ses enfants. La nature était pour lui un lieu privilégié d’expérience et de connaissance, autant par ce qu’elle révèle que par ses mystères.

À l’âge de 17 ans, Paul eut des expériences mystiques qui lui laissèrent convaincu que la vérité de la vie puisait sa source dans un " monde supérieur " à celui saisi par la seule conception scientifique du monde (voir les extraits des Souvenirs d’une enfance au Caucase, pages 15 à 18).

C’est alors qu’il se mit à la recherche de cette Vérité " source de vie ". Cette recherche le mena néanmoins dans un premier temps à approfondir ses connaissances scientifiques. Après avoir terminé ses études au lycée de Tiflis, Paul Florensky entra au département de mathématiques de l’université de Moscou, étudia parallèlement la physique et il s’intéressa à la philosophie, la théologie, l’art et tout le domaine de la créativité humaine. Après ses études à l’université (1900-1904), il refusa un poste d’enseignant à l’université, choisissant plutôt d’étudier la théologie à l’Académie ecclésiastique de Moscou, située au monastère de la Trinité-Saint-Serge à Sergiyev Posad, au nord de Moscou. Pendant ses études à l’Académie, Florensky a été très marqué par la connaissance d’un starets vivant à proximité, l’hiéromoine Isidore. Florensky reconnaît avoir une grande dette à l’égard d’Isidore et peu après le décès du starets en 1908, Florensky écrivit sa vie (Le sel de la terre ou la vie du starets abba Isidore, trad. française, 2002 ; voir un extrait de ce livre pages 18 à 21). En 1908 Florensky commença à enseigner l’histoire de la philosophie à l’Académie ecclésiastique et en 1910 il se maria avec Anna Mikhailovna (1883-1973). Les Florensky ont eu cinq enfants et la vie familiale de Paul Florensky fut particulièrement riche. En 1911, il fut ordonné prêtre et en 1914 il publia son œuvre majeure, La colonne et le fondement de la Vérité : un Essai sur la théodicée orthodoxe (voir un extrait de ce livre, pages 32 à 34). Proche ami du philosophe et théologien Serge Boulgakov, le père Paul Florensky était aussi le guide spirituel d’un écrivain russe controversé, Vassili Rozanov. 

La colonne et le fondement de la Vérité signalait un nouveau départ dans la théologie russe. La thèse principale était que la vérité dogmatique ne peut être appréhendée que par l’expérience religieuse vécue. Il liait cette affirmation à sa conception fondamentale que toutes les personnes sont consubstantielles entre elles, étant les créations de la Sainte Trinité, dont elles reflètent la lumière divine. Il s’est affranchi du genre de théologie que les Russes avaient empruntée à l’Occident au XVIIIe siècle. Par son utilisation des icônes et du folklore et de l’art religieux russes comme manifestations de l’enseignement orthodoxe, il a rétabli le contact avec la Russie d’avant l’occidentalisation initié par Pierre le Grand et ses successeurs. Il faisait appel aussi aux données contemporaines de la pensée et de la science en les incorporant comme matériaux pour la construction de sa présentation inhabituelle mais orthodoxe de la foi chrétienne. Ses réflexions théologiques étaient accompagnées par des commentaires lyriques, des allusions personnelles et des descriptions poétiques de paysages russes. L’aspect le plus contesté de Colonne et fondement est sans doute sa présentation de la divine Sophie, sorte de personnification de l’idée divine sur le monde.

Pendant cette période d’avant la Première Guerre mondiale, Florensky publia des travaux en philosophie, théologie, théorie de l’art, mathématiques, électrodynamique, ainsi que les lettres d’Alexandre Boukharev, théologien du milieu du XIXe siècle. Il enseigna la philosophie à l’Académie théologique et desservit l’église de Saint-Serge. Entre 1912 et 1917, il fut le rédacteur en chef de la revue théologique de l’Académie de Moscou, Bogoslovskii vestnik (Le Messager théologique).

Après la révolution bolchevique d’octobre 1917, Florensky formula sa position comme suit : " J’adhère à une vision philosophique et scientifique du monde que j’ai développée, qui contredit l’interprétation vulgaire du communisme... mais cela ne m’empêche pas de travailler honnêtement au service de l’état ". Après la fermeture du monastère, de l’Académie théologique et de l’église Saint-Serge par les Bolcheviques, Florensky travailla à Moscou pour le Plan d’État pour l’électrification de la Russie, avec le soutien de Léon Trotski, qui croyait fortement dans la capacité de Florensky à aider le gouvernement à électrifier les zones rurales de Russie. Selon le témoignage de contemporains, la vision de Florensky en soutane de prêtre, travaillant au département gouvernemental ou faisant des conférences scientifiques devant des scientifiques et des ingénieurs, était remarquable.

En 1922, il publia une monographie sur le diélectrique. Il agit aussi comme secrétaire scientifique de la Commission historique de la Trinité Saint-Serge et publia des travaux sur les icônes et l’iconostase. Plusieurs de ses écrits sur les icônes et sur l’art furent publiés en français sous le titre La perspective inversée. L'iconostase et autres écrits sur l'art (1992 ; voir un extrait de ce livre, pages 27 à 31). Au milieu des années 1920, il travailla principalement sur la physique et l’électrodynamique, publiant son principal travail de science pure, Les nombres imaginaires en géométrie (1924)  consacré à l’interprétation géométrique de la théorie de la relativité d’Albert Einstein. Il déclara que la géométrie des nombres imaginaires prévue par la théorie de la relativité pour un corps se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière est la géométrie du Royaume de Dieu.

En 1928, Florensky fut arrêté par l’OGPOu (prédécesseur du NKVD et du KGB), interrogé à la Loubianka, la prison centrale de Moscou, il fut classé dans la catégorie des " éléments socialement nuisibles " et exilé à Nizhni-Novgorod. Après l’intervention de Ekaterina Peshkova, ancienne épouse de l’écrivain Maxime Gorky, Florensky fut autorisé à revenir à Moscou. En février 1933, il fut de nouveau arrêté et condamné à dix ans dans les goulags en vertu de l’article 58 du code pénal stalinien (clauses 10 et 11 : " agitation contre le système soviétique " et " publication de matériel d’agitation contre le système soviétique " ; le " matériel d’agitation " en question était la monographie sur la théorie de la relativité. Envoyé dans la région de l’Amour en Extrême-Orient, il faisait des recherches sur le pergélisol. En octobre 1934, il fut envoyé au camp de concentration établi par les communistes à l’ancien monastère de Solovki, situé en Arctique, sur une île dans la mer Blanche. Là, il continuait ses recherches, entre autres, sur l'extraction de l’iode et l’agar des algues ; il établit même une usine de production.

De tous les grands théologiens d’avant la révolution de 1917, il est le seul à être resté volontairement en Russie. Il aurait pu facilement s’échapper en Occident, mais il préférait rester dans sa terre natale pour témoigner du Christ vivant face aux athées. En 1937, il fut traîné devant une " troïka " du NKVD à Leningrad ; on le condamna à mort et peu après, le 8 décembre 1937, il fut fusillé, devenant un des milliers, voire des millions de martyrs pour la foi.

Pendant longtemps les soviétiques gardèrent secret son exécution, propageant une rumeur qu’il serait décédé et 1943. Ce n’est qu’après l’ouverture des archives du KGB suite à l’effondrement de l’Union soviétique qu’on a su le lieu et la date de son exécution (voir ici-bas " Un Leonardo russe : Le dossier KGB de Pavel Florensky ").

Il y a un intérêt croissant pour la vie et les œuvres du père Paul Florensky depuis une vingtaine d’années. Les traductions de son œuvre majeure, La colonne et le fondement de la Vérité, sont parues en français en 1975 et en anglais en 1997. On a réédité ses œuvres en Russie et on a publié plusieurs grandes études sur lui : trois en russe, deux en italien, une en français, une en anglais et une en allemand (voir la Bibliographie). On continue à traduire ses œuvres en français ; la dernière publiée était Souvenirs d’une enfance au Caucase et la publication de ses lettres du camp de Solovki est prévue prochainement.

Martyrisé pour sa foi, le père Paul Florensky n’a pas encore été formellement canonisé par le Patriarcat de Moscou ou par l’Église russe hors-frontières - cette dernière a cependant canonisé tous les martyrs du joug communiste et c'est à ce titre que beaucoup considèrent Paul Florensky comme saint. Ainsi il figure sur une icône de nouveaux martyrs du régime communiste de l’Église russe hors-frontières et sur la liste de saints de plusieurs paroisses orthodoxes aux États-Unis.


UN LEONARDO RUSSE :

LE DOSSIER KGB DE PAVEL FLORENSKY

par Vitali Chentalinski

Les archives de la Loubianka

Je tiens entre mes mains l’épais volume d’un dossier d’instruction. Je l’ouvre… pour le refermer aussitôt… Des visages, jeunes et vieux, d’hommes et de femmes… plusieurs pages entièrement couvertes de photos, et je sais déjà : tous ces gens ont été condamnés. De quelque manière, à un moment ou un autre, ils ont été tués…

Je l’ai refermé, puis, en prenant mon courage à deux mains, je l’ai ouvert une deuxième fois. Quatre-vingt personnes : théologiens, prêtres, moines, chercheurs, artisans, marchands, infirmières, paysans, tous unis par la poigne des organes de sécurité et par une seule " faute " commune : la Foi. Voilà la seule chose qu’on leur reprochait, car toutes les autres accusations étaient fausses et inventées. J’ai lu attentivement mandats d’arrêt, protocoles, certificats et reçus, et j’ai tenté de discerner les destins de ces gens dans l’abîme qui les a engloutis.

Il y a un grand nom parmi eux : Pavel Alexandrovitch Florensky. Le " Léonard de Vinci " russe, comme on le surnomme aujourd’hui. C’était un grand penseur, un théologien dont l’œuvre principale, La Colonne et le fondement de la vérité, fut l’un des événements culturels majeurs du " siècle d’argent ", et le rendit célèbre alors qu’il était encore jeune.

Serge Boulgakov, philosophe et ami de Florensky, écrivait à propos de ce dernier : " La culture et l’Église, Athènes et Jérusalem se rencontrent en la personne du père Pavel… " Florensky était également un savant universel : mathématicien, physicien, inventeur, ingénieur. Il menait conjointement des recherches théoriques et un énorme travail pratique : enseignement, écriture d’articles, expérimentations en laboratoire… II était aussi écrivain, poète, philologue, historien de l’art, archiviste…

Mais il plaçait la prêtrise par-dessus tout et tenait à ses ouailles des sermons sur l’Amour et le Bien. Avant tout, il était homme d’Église et, par son expérience, un pont vivant entre l’Église et l’intelligentsia. Le cercle social qui se forma autour de lui joua un rôle prépondérant dans la formation de l’atmosphère spirituelle de son temps. Et aujourd’hui son nom est tenu dans une telle estime par l’Église orthodoxe qu’elle a l’intention de le canoniser en tant que martyr du XXe siècle.

En plus de la diversité de ses talents, ce qui frappait le plus ses contemporains, c’était la pureté de cet homme et son absolue probité que Serge Boulgakov compare à une véritable œuvre d’art. Les intérêts scientifiques de Florensky étaient aussi nombreux que profonds : biosphère et pneumatosphère (" partie spéciale de la matière entraînée dans le tourbillon… de l’esprit "), analyse de l’espace et du temps, théorie de la relativité, problèmes de la langue et de la vie populaire, muséologie, symboles grecs, électrotechnique, géologie. Une énumération sommaire de ses travaux ne manque pas d’être surprenante : Près des lignes de partage de la pensée (essais sur l’art), Diélectriques, Le nombre en tant que forme, Philosophie du culte, Noms russes anciens et pierres précieuses et Composés liquides pour les manchons de câbles

Dans tous les domaines de son activité, il manifesta son talent novateur, inventant de nouvelles directions et courants de la science et de la culture. Pour notre plus grand malheur, nombre de ces travaux n’ont pas été publiés de son vivant et ne nous parviennent qu’aujourd’hui pour donner au nom de Florensky, si longtemps rayé de l’Histoire, l’importance et la grandeur qu’il mérite.

La raison de ce gâchis est vieille comme le monde : il était trop en avance sur son temps. Et il ne se berçait pas d’illusions : dans l’une de ses dernières lettres, il analysait parfaitement sa tragédie : 

En regardant derrière moi, je constate que je n’ai jamais eu de conditions de travail vraiment favorables. C’est dû en partie à mon incapacité d’arranger mes affaires personnelles, et en partie à l’état de la société avec laquelle j’ai un écart de cinquante ans au moins : je l’ai trop devancée. Pour avoir du succès, il est admissible d’avoir deux ou trois ans d’avance. Pas plus.

Un tel homme aurait pu être la gloire de la Russie encore de son vivant, mais il est dit que nul n’est prophète en son pays. Et l’ancien usage de lapider les prophètes est toujours en vigueur. Pourtant, Florensky n’était pas un adversaire avoué de la révolution. Il ne luttait pas contre le régime soviétique. Il considérait ceux-ci comme inévitables, comme des circonstances extérieures qui ne primaient pas sur des affaires plus importantes. Pour lui, la voix de l’éternité sonnait plus fort que celle de l’actualité. Et ce fut précisément pour cela que l’actualité s’en prit à lui.

Alors que l’on profanait le sacré, il défendait les valeurs chrétiennes. " Otage de l’éternité, prisonnier du temps ", écrivit de lui Boris Pasternak. À l’ère du morcellement de la conscience et de la spécialisation étroite des sciences, il cherchait la synthèse entre la religion, la science et l’art et ouvrait la voie vers une nouvelle conception du monde. Alors que l’athéisme était la seule foi autorisée, il brandit bien haut la sainte Croix, même sous menace de mort. Au milieu de gens transformés en animaux sociaux, il défendait le droit à la libre création.

Le régime soviétique pouvait-il supporter un tel homme ? Aujourd’hui, nous voyons le vrai visage de Florensky, mais son dossier d’instruction le présente comme un criminel dangereux pour la société, comme un obscurantiste placé jusqu’à sa mort sous une surveillance permanente et stricte.

La dernière période de sa vie était ignorée de tous, enfouie dans les archives secrètes, auréolée de légendes et de rumeurs. Même la date exacte, le lieu et les circonstances de sa mort restaient inconnus… jusqu’au jour où les collaborateurs actuels de la Loubianka sortirent de leurs coffres une pyramide de cartons et de chemises et la placèrent devant moi : les trois dossiers d’instruction de Pavel Florensky. Le rideau de ténèbres se leva et, entre mes mains, la dernière décennie de sa vie s’ouvrit à la lumière de la glasnost.

Printemps 1928 : " Affaire du centre contre-révolutionnaire du monastère de la Trinité-Saint-Serge… "

Le son des cloches vole par-dessus les jardins en fleurs et les coupoles de temples anciens pour monter vers le ciel, accompagné par les chants et les prières qui s’échappent des églises. La Trinité-Saint-Serge est la forteresse spirituelle de l’orthodoxie russe. Quel cœur ne frissonne pas en pénétrant sous ses voûtes ?

Pendant six siècles, elle a récolté sur notre sol les grains de la sagesse et du bien pour les semer et les multiplier. Pour Pavel Florensky, elle était " le cœur de la Russie ", le centre de gravitation de milliers et de milliers de pèlerins qui se réunissaient là pour se purifier, vivifier leur âme, trouver du courage et s’associer à la sagesse divine. C’est là que se faisait notre histoire, dans ce centre sempiternel du renouveau étatique et culturel de la Russie. C’est là que le chef spirituel de la nation, saint Serge de Radonège, bénit le grand prince Dmitri Donskoï qui partait délivrer la Russie du joug haï des Tartares et des Mongols. C’est de là que se répandait la culture : des chefs-d’œuvre d’architecture et de musique y furent créés, des manuscrits et des livres anciens conservés, des métiers d’artisanat développés. C’est là que les pèlerins pouvaient contempler la Trinité d’Andreï Roublev, la plus belle de nos icônes. 

Dans l’agitation de l’époque, au milieu des discordes, des querelles intestines, du retour généralisé vers la sauvagerie et des incursions tartares, au milieu de cette absence de paix profonde qui corrompait la Russie, un monde infini, impassible et inaltérable s’ouvrait au regard spirituel…

C’est ainsi que Florensky parlait d’Andreï Roublev. Mais, à cinq siècles de distance et en remplaçant le joug étranger par celui des bolcheviks, cette phrase aurait pu s’appliquer à lui-même.

Toute la vie de Pavel Florensky fut liée à la Trinité-Saint-Serge. Il y fit ses études au grand séminaire et y enseigna, plus tard. Il y fut ordonné prêtre et y exerça son sacerdoce. Il y vécut avec sa famille, grande et unie, sa femme et ses enfants, dans un petit pavillon en bois, près du monastère. Et il n’imaginait pas meilleur endroit. D’ailleurs, il n’en cherchait pas. 

J’imagine le monastère dans l’avenir comme un Athènes russe, rêvait-il, un musée vivant de la Russie où la recherche et la création s’épanouiront, et où, grâce à la coopération paisible et à l’émulation bienveillante d’institutions et de personnes, de hautes destinées pourront être envisagées : la création d’une culture intègre, l’apparition d’une nouvelle Hellas…

La réalité détruisit brutalement ces songes. Le pouvoir soviétique déclara au monastère une guerre sans merci. […]

1928 : Première arrestation et exil

Dans les dix derniers jours de mai 1928, l’OGPOu fit une incursion massive à la Trinité-Saint-Serge. Un grand groupe de croyants, hommes d’Église et laïcs, fut arrêté et transféré à la prison des Boutyrki. L’opération avait deux objectifs : porter un nouveau coup au clergé, déjà saigné à blanc, et réduire à merci les restes de la noblesse qui avaient trouvé refuge à la Trinité-Saint-Serge, lieu d’asile comme les temples l’ont été partout et en tout temps.

Florensky fut arrêté le 21 mai à l’aube. Le mandat était signé par Guenrikh Iagoda, le chef de l’OGPOu en personne. L’ordre fut exécuté par Jiline, " commissaire de la section d’action ", qui dirigea également la perquisition. Dieu merci, il ne toucha pas aux manuscrits. Un agent opérationnel à demi illettré (ses rapports sont émaillés de fautes grossières) ne pouvait rien y comprendre. En revanche, une médaille de la Croix-Rouge et une photo du tsar lui parurent autrement compromettants et furent confisqués comme pièces à conviction. Un rapport mentionnant l’" enlèvement " réussi de Florensky fut transmis à Moscou à 10 heures du matin.

À la Loubianka, au siège de l’OGPOu, on donna au prisonnier un questionnaire à remplir. C’était la procédure habituelle : Florensky, Pavel Alexandrovitch, russe, quarante-six ans, origine noble, fils d’un ingénieur, né au village d’Evlakh, en Azerbaïdjan, études à l’université de Moscou et au grand séminaire. Famille : sa femme, trois fils et deux filles. Profession : chercheur. Poste occupé : chef de la section d’étude des matériaux à l’Institut électrotechnique d’état, rédacteur de l’Encyclopédie technique. Ancien professeur au grand séminaire.

Déjà poursuivi en justice ? Florensky écrivit de son écriture fine et rapide, peu lisible : " Oui, en 1906, pour un sermon contre la condamnation à mort du lieutenant Schmidt. "

Cette affaire était le seul cas où Florensky s’était permis une intervention politique. À la Loubianka, il aurait pu se targuer de cette intervention contre l’exécution d’un révolutionnaire opposé au tsar, mais il ne le fit pas. Son sermon en faveur de Schmidt était un acte purement moral et il ne voulait pas que l’on se méprenne sur sa portée. Il ne défendait pas une doctrine politique mais simplement un être humain. […]

Aucune inculpation ne fut prononcée. Un interrogatoire unique eut lieu le 25 mai. Florensky écrivit de sa propre main ses réponses aux questions du juge d’instruction. […]

Florensky et ses compagnons d’infortune, indépendamment de ce qu’ils purent déclarer aux organes, furent tous classés dans la catégorie des " éléments socialement nuisibles ". […]

L’affaire de la Trinité-Saint-Serge fut menée de la manière la plus sommaire. Le 29 mai, l’acte d’accusation était déjà prêt : 

D’après les données de ses agents, la section secrète de l’OGPOu savait que, dans le contexte de l’activation des forces antisoviétiques, les citoyens énumérés ci-dessous (des ex-princesses, ex-princes, ex-comtes, etc.) ont commencé à représenter une certaine menace pour le pouvoir soviétique, pouvant créer des problèmes à la mise en œuvre de nombre d’actions entreprises par les autorités. Les données d’agents dont disposait l’OGPOu ont été confirmées par la presse périodique.

Voilà donc quelles étaient les pièces à conviction : des rapports d’agents, c’est-à-dire des dénonciations, et des attaques dans la presse. Cela suffisait à asseoir une condamnation. En fin de compte, les autorités se devaient d’être conséquentes : tous ces gens, ces déchets du socialisme définis comme des " ex " n’ont qu’à devenir des " ex " pour de bon, et comme de toute façon ils dérangent et qu’il faudra bien s’en débarrasser tôt ou tard, le plus tôt sera le mieux.

L’officier instructeur Polianski proposa de ne pas faire de cérémonies et de transmettre directement le dossier à la troïka (le tribunal révolutionnaire) de la section secrète de l’OGPOu. On sait ce que cela signifiait : une lourde peine de camp ou même la peine capitale. Mais la direction, prudente, décida qu’il ne fallait pas aller trop vite en besogne. Il ne fallait pas provoquer des effets indésirables. Surtout ne pas effrayer les masses. L’exil suffisait et permettait de faire d’une pierre deux coups : les punir tout en faisant preuve d’humanisme.

Le 8 juin, la décision était prise. Dans le compte rendu de la chambre de délibération spéciale du Collège de l’OGPOu, la décision concernant Florensky figure sous le numéro 25 : " L’élargir et le priver du droit d’habiter à Moscou, Leningrad, Kharkov, Kiev, Odessa, Rostov-sur-le-Don, ainsi que les régions et les districts qui dépendent de ces villes, avec l’obligation de choisir un domicile fixe et de s’y faire enregistrer pour un délai de trois ans. "

Le 14 juillet, Florensky, après avoir fait ses adieux à sa famille et à ses amis, partit pour Nijni-Novgorod qu’il avait choisi comme lieu de résidence, " à la disposition de l’OGPOu " local. (Plus d’un demi-siècle plus tard, un autre chercheur, l’académicien Andrei Sakharov, l’un des grands fils de la Russie, sera exilé dans cette même ville). […]

Heureusement, l’exil de Florensky ne dura pas longtemps, quelques mois seulement. Dans ces années-là, des survivances du passé comme la compassion pour les victimes des persécutions politiques n’avaient pas encore entièrement disparu. Des gens pouvaient encore intervenir en faveur de Florensky. Grâce à la directrice de la Croix-Rouge politique, l’ancienne femme de Gorki, Ekaterina Pavlovna Pechkova, la peine de Florensky fut annulée. Une nouvelle décision de la Chambre des délibérations spéciales s’ensuivit : " Le libérer avant terme et lui permettre de séjourner librement sur l’ensemble du territoire de l’URSS. "

Florensky rentra chez lui. Les organes le laissèrent momentanément tranquille et lui donnèrent quelques années de répit. À son retour à Moscou, Florensky dit : " J’étais en exil. Je suis revenu au bagne… "

En apparence, une vie de travail, remplie et passionnée, reprit comme s’il n’y avait pas eu la Loubianka ni la prison. Cet homme universel ne changea rien dans sa manière d’être : il se trouvait à nouveau au cœur intellectuel de Moscou, entièrement plongé dans l’étude du monde. Il se remit à analyser, faire des expériences, écrire, donner des conférences, travailler à l’Institut électrotechnique et officier à l’église…

Mais son allure inhabituelle attirait de plus en plus l’attention et devenait le sujet privilégié des fables et ragots du voisinage. Il était trop visible au milieu de la marche gaillarde des foules socialistes vers le nivellement égalitaire. Son aspect extérieur était déjà marquant : il portait soutane et kamilavka. De plus, il marchait les yeux baissés, voûté, plongé dans des pensées inconnues, sa voix était calme et tendre, et il avait les traits d’un sage de l’ancienne Egypte. Dans le meilleur des cas, on le prenait pour un timbré incorrigible. Mais, dans l’esprit conflictuel engendré par le pouvoir, il était évident que cet homme n’était pas " des nôtres "…

Un jour, bien avant sa disgrâce (et aussi avant le début des persécutions contre la Trinité-Saint-Serge), Léon Trotski aperçut avec étonnement la soutane blanche de Florensky. " Qui est-ce ? " demanda-t-il. Le guide de la révolution mondiale, qui pensait être aussi sage que le roi Salomon, occupait alors une multitude de postes. Il dirigeait aussi le Glavelektro [Direction centrale de l’électricité], et visitait à ce titre l’Institut où travaillait le prêtre. " C’est le professeur Florensky, lui répondit-on. – Ah, oui. Je sais… " Trotski s’approcha de lui et l’invita à participer à un congrès d’ingénieurs. " Naturellement, lui dit-il, vous ne viendrez pas habillé comme cela… " " Je n’ai pas renoncé à mes vœux et ne puis porter d’autres vêtements ", répliqua Florensky. " Ah, vous ne pouvez pas… Alors venez dans ce costume… "

Lorsque, au moment d’intervenir devant ce congrès, Florensky monta à la tribune, un murmure d’étonnement parcourut la salle : un pope à la chaire ! Et, plus que par sa brillante communication, l’assistance fut frappée par l’énigme qu’il représentait : un religieux, et donc un obscurantiste, qui possédait de telles connaissances dans les sciences exactes !

Une soutane blanche, une tête claire, une âme pure : un véritable merle blanc. 

1933 : Deuxième arrestation et exil

Mais les temps n’étaient pas favorables à ce genre de volatiles, et, peu de temps après son retour d’exil, on recommença à lui jeter des pierres. Les premiers chasseurs furent ses propres collègues chercheurs. Après la publication de son livre De l’imaginaire en géométrie, où il donnait son interprétation de la théorie de la relativité, et d’un article " La physique au service des mathématiques ", qui contenait la description du prototype d’une machine à calculer analogique moderne, un flot d’injures se déversa sur lui. Ses critiques ne réfutaient d’ailleurs pas tellement ses travaux scientifiques. Ils le dépeignaient surtout sous les traits d’un ennemi juré. L’approche de classe s’imposait partout et les discussions scientifiques s’achevaient non dans la lumière, mais dans les prisons.

Des nuées d’orage s’accumulant sur sa tête, une nouvelle arrestation, le 26 février 1933, ne surprit pas Florensky. " Pope-professeur aux convictions monarchistes d’extrême droite " : voilà comment le qualifiait le mandat de dépôt. Cette fois, les organes se comportèrent de manière plus efficace dans l’appartement de fonction de Florensky à Moscou, ils saisirent les manuscrits, les livres et même des souvenirs caucasiens qui lui venaient de la famille de sa mère : des lames, un sabre, un sabre-briquet. " Armes blanches ", dit le rapport de perquisition. […]

L’affaire fut jugée par la troïka spéciale de 1’OGPOu de la région de Moscou. Un mois plus tard, ce tribunal condamna Florensky à dix ans de camp de travail selon l’article 58 alinéas 10 et 11 du code pénal de la RSFSR (" propagande antisoviétique et participation à une organisation contre-révolutionnaire "). […]

Et tout s’écroula [les accusations portées contre le père Paul Florensky], en effet, mais un quart de siècle plus tard, comme l’explique l’arrêté de réhabilitation du tribunal en 1958 :

L’arrestation de Florensky (comme celle des autres personnes jugées pour la même affaire) n’est fondée sur aucun document du dossier. Les témoins n’ont pas été interrogés, les personnes qui ont pris part à l’instruction du dossier ont été condamnées ultérieurement pour faux et usage de faux. Florensky (et les autres personnes) furent condamnés injustement, en absence de preuves de leur culpabilité. […]

En août 1933, après six mois passés en prison, Florensky fut convoyé en Extrême-Orient. Dans le train, il voyagea enfermé avec des criminels de droit commun, de sorte qu’il arriva volé, affamé et exténué dans un camp portant par dérision le nom de " Libre ". Là, une autre épreuve l’attendait : une lettre de chez lui qui lui annonçait la perte de sa bibliothèque. 

Toute ma vie, écrivait-il dans une lettre, a été consacrée à la science et à la philosophie, et je n’ai jamais connu de repos, ni de loisirs, ni de plaisirs. Non seulement tout mon temps et mes forces sont allés au service de l’humanité, mais aussi une grande partie de mon modeste salaire : achat de livres, etc. Ma bibliothèque n’était pas une simple collection de livres, mais des sélections pour des sujets précis et établis. On peut dire que plusieurs œuvres que j’avais l’intention d’écrire étaient déjà à moitié prêtes sous forme de notes dans des livres dont la disposition sur les étagères, la clé intellectuelle, était connue de moi seul… Le travail de toute ma vie est aujourd’hui détruit… C’est pour moi bien pire que la mort physique.

À cinquante-deux ans, il lui fallait recommencer à vivre en captivité. Sa foi, cette dernière possession que nul ne pouvait lui enlever, lui redonna des forces. Il croyait toujours que les malheurs et les souffrances sont inévitables et nous sont donnés pour notre bien, comme autant d’épreuves qui nous permettent de devenir des êtres humains.

Même dans un camp, Florensky sut revenir à son travail scientifique interrompu. La direction décida d’utiliser au maximum les capacités d’un tel savant et le fit muter dans une station expérimentale d’études sur la congélation, dans la ville de Skorovodino, région de l’Amour. Là, son talent se déploya avec son envergure habituelle. Il organisa et effectua une série d’expériences originales, conçut un livre, envoya plusieurs articles à l’Académie des sciences. Il écrivit aussi Oro, un poème lyrique, rassembla du matériel pour un dictionnaire de la langue des Orotchis, et apprit le latin à ses codétenus. 

1934 : Solovetski

Mais le sort, implacable, lui réservait un nouveau coup. Inopinément, on plaça Florensky en isolateur avant de l’envoyer, sous escorte spéciale, dans un autre lieu de détention. Nouvelle délation ou ordre spécial, les archives de la Loubianka gardent le silence sur la raison de ce brusque changement. Elles indiquent seulement qu’un an après le départ de Florensky pour l’Extrême-Orient, un wagon carcéral le ramène, à travers la Sibérie et l’Oural, vers la mer Blanche où un archipel d’îles abrite le camp à destination spéciale des Solovetski, le tristement célèbre SLON.

La mer Blanche. Les cris des mouettes blanches. Et l’ancien monastère blanc entouré d’une enceinte grise de murs et de tours qui se dresse comme un fantôme surgissant de l’abîme des eaux. Vastes étendues libres : forêts, lacs, golfes, baies et une prison, l’un des plus horribles camps soviétiques, celui où commence l’histoire du Goulag…

Pavel Florensky mit le pied sur ces rivages en octobre 1934, au terme d’un voyage difficile au cours duquel il fut de nouveau pillé, " menacé de trois haches ", comme il l’écrivit à sa femme, " souffrant de faim et de froid… bien maigre et affaibli ".

Cinquante ans plus tard, je me rendis à Solovki en emportant avec moi des copies des lettres qu’il avait écrites là-bas. Je marchai dans les chemins qu’il avait empruntés, et visitai les cellules du monastère, transformées en cellules du camp, où il vivait. Mais rien n’avait dissipé la brume des légendes qui couvraient le dernier chapitre de sa vie. C’est à la Loubianka, lorsque j’ai ouvert le dossier de Florensky et que j’y ai découvert le troisième dossier d’instruction, envoyé de Solovki, que j’ai pu reconstituer la vie de mon héros jusqu’à ses derniers jours.

Si le désespoir transparaît dans la première lettre envoyée de là-bas, les lettres suivantes sont déjà remplies de force et de résolution. Florensky se mit en quête du moyen de mettre ses capacités au service d’autrui, et le trouva : le problème de l’extraction de l’iode et de l’agar-agar à partir des algues marines attira son intérêt. Ce travail l’enthousiasma : il conçut la technologie, mit au point des appareils, fit plus d’une dizaine de découvertes et d’inventions brevetées. Une usine, " Iodprom ", fut même créée au camp. Pendant la guerre, alors que Florensky n’était déjà plus de ce monde, l’iode de Solovki s’avéra particulièrement utile et sauva la vie de milliers de soldats.

Les lettres qu’il envoyait chez lui montrent la force nouvelle de l’intellect de Florensky. Il ne semble pas y avoir de domaine auquel il n’ait réfléchi, pas de sujet qu’il n’ait touché dans ses dialogues avec ses proches : idées purement scientifiques, réflexions générales sur la nature humaine, maximes philosophiques, conseils pratiques, observations de l’aurore boréale et des oiseaux, souvenirs d’enfance, commentaires de livres. Il participe à la vie de chacun des membres de sa famille, trouve des mots appropriés pour sa femme, sa mère, ses enfants, bien que, d’après le règlement du camp, on ne pouvait écrire que rarement et sous contrôle de la censure.

Les lettres révèlent la partie visible de sa vie, dont un autre aspect, caché, est contenu dans les documents rédigés par les surveillants. Après le dossier de sa première arrestation, qui se termina par son court exil à Gorki, puis celui de la deuxième, qui le conduisit à Solovki, le troisième dossier d’instruction est constitué essentiellement de documents portant l’estampille " Strictement confidentiel " : ce sont de prétendus " rapports d’agents " ou " des résumés de travail ", c’est-à-dire des délations de mouchards qui " collaient " à Florensky et rapportaient chacun de ses pas à la direction. Tous ces rapports sont marqués des lettres " AES ", élément antisoviétique, et témoignent de formalités bureaucratiques minutieuses : inscriptions " reçu ", " rendu ", etc. […]

C’est donc par l’effort des mouchards que nous pouvons connaître les dernières années de la vie de Florensky, entendre sa voix, lire les pensées qu’il ne pouvait exprimer dans les lettres. Les délations deviennent ainsi des documents historiques. […] On peut imaginer qu’au camp, Florensky dut boire jusqu’à la lie le calice du despotisme, de la trahison et de la vilenie. D’ailleurs, malgré toute son humilité et sa tolérance, il ne parvient pas à toujours cacher sa douleur et son amère déception. 

La cause de ma vie est détruite, écrit-il à sa femme, et si l’humanité au nom de laquelle je n’ai pas connu de vie personnelle croit possible de détruire entièrement tout ce que j’ai fait pour elle, alors tant pis pour l’humanité… Je connais suffisamment l’histoire et le progrès historique du développement de la pensée pour prévoir qu’une époque viendra où l’on cherchera les débris des choses détruites. Cependant, cela ne me réjouit guère, mais j’en suis plutôt fâché : je hais la bêtise humaine qui dure depuis le commencement de l’histoire et qui a apparemment l’intention d’aller jusqu’au bout… […]

Le 26 décembre, " Evgueniev " rapporte ce que Florensky pense d’un certain Ipatiev qui n’est pas rentré de l’étranger. 

Je ne condamne pas Ipatiev et je ne l’approuve pas non plus. Chaque homme est maître de son destin. Il a pesé le pour et le contre et décidé qu’il était mieux pour lui de rester là-bas. On ne peut pas parler de trahison, il ne trahit personne. Il a simplement décidé de vivre en dehors du rayon d’action de nos camps… […]

Chaque homme est maître de son destin. Un certain Ipatiev fit son choix, préféra la vie à l’étranger à sa patrie des camps. Et Florensky, qu’aurait-il préféré ? Après la révolution, sachant ce qui le menaçait, il avait la possibilité d’émigrer, comme le firent nombre de ses amis. Regrettait-il maintenant d’être resté dans sa malheureuse patrie ? Je ne le crois pas. […] 

1937 : Le sort de la grandeur

Et encore une dernière délation, sans date. Florensky et un autre détenu se rendent à la bibliothèque en parlant à haute voix avec force gestes. Le mouchard " Camarade " les suit de près et écoute attentivement. Ils parlent de la future guerre. " Les suppositions de Trotski, cet éminent stratège et idéologue du Parti, selon lesquelles la guerre va bientôt éclater me semblent justifiées, dit Florensky. C’est la loi : la guerre éclate périodiquement tous les quinze ou vingt ans… " Ce rapport, court et à l’apparence innocent, eut des suites fâcheuses. Il servit à établir une attestation spéciale sur la conduite de Florensky : " Fait de la propagande contre-révolutionnaire dans le camp en faisant l’éloge de l’ennemi du peuple Trotski. " […]

Ce document est très important. Il est attaché au début du dossier d’instruction, ce qui signifie avec certitude que le rapport de " Camarade " servit de prétexte à une nouvelle arrestation du père Pavel, déjà prisonnier. Et il n’est pas difficile d’établir la date de cet événement : juin ou juillet 1937. Le camp était alors réorganisé dans le sens d’un durcissement des conditions de détention. L’usine " Iodprom " fut fermée et le SLON, le camp à destination spéciale, fut transformé en STON, prison à destination spéciale. Une nouvelle direction, en longs manteaux de cuir et portant des casquettes de la sécurité d’état, débarqua dans l’île. Des exécutions massives commencèrent. Une partie des détenus fut entassée dans des barges et envoyée vers une destination inconnue. À la mort, selon les rumeurs.

Une lettre, datée du 4 juin, est déjà pleine de pressentiments tragiques : 

En fait, tous sont partis. Ces derniers jours, on m’a assigné à la surveillance de nuit de la production de l’ancien " Iodprom "… Il fait un froid atroce dans l’usine morte, les murs vides et le vent qui hurle et s’engouffre par les vitres cassées des fenêtres ne prédisposent pas aux études et tu vois d’après mon écriture combien il est difficile d’écrire une lettre avec les doigts gelés… La vie s’est figée, et, à l’heure actuelle, nous nous sentons plus que jamais coupés du continent… II est déjà six heures du matin. La neige tombe sur un ruisseau gelé et le vent fou la fait tourbillonner. Des lucarnes cassées claquent dans les pièces vides… Les mouettes poussent des cris d’alarme. Et je ressens dans tout mon être la nullité de l’homme, la futilité de ses actions, de ses efforts…

C’est sur ces mots que le lien de Florensky avec les siens se rompit et que commencèrent les légendes. […]

Et voilà que je tiens entre mes mains une bande étroite de papier. D’un côté, un nom est dactylographié : " Florensky, Pavel Alexandrovitch ". De l’autre, on lit : " Fusiller Florensky, Pavel Alexandrovitch ". Et une grosse marque rouge. C’est un extrait du protocole d’une séance d’une troïka spéciale de la direction du NKVD de Leningrad, datée du 25 novembre 1937 et signée par le lieutenant du NKVD Sorokine. Dans la liste des condamnés à mort dressée par ce tribunal ambulant envoyé à Solovki pour rendre une " justice " sommaire, le père Pavel figure sous le numéro 190.

Le tout dernier document de la chemise de Solovki était caché dans une enveloppe jaune et tamponné d’un sceau rond : " ACTE. L’arrêt de la troïka de la direction du NKVD de la région de Leningrad relatif au condamné à la peine capitale Florensky, Pavel Alexandrovitch, a été exécuté le 8 décembre 1937, ce qu’atteste le présent acte. Le commandant de la direction du NKVD de la région de Leningrad, lieutenant-chef K. Polikarpov. " La date exacte de la mort et le nom des assassins sont désormais connus…

Dans une lettre de Solovki, Florensky écrivait : 

La souffrance est le sort de la grandeur, la souffrance à cause du monde extérieur et la souffrance intérieure, à cause de soi-même. Cela a été, est et sera toujours ainsi. Pourquoi ? C’est clair, à cause d’un écart de phase : le retard de la société et de soi-même sur la grandeur… Il est clair que le monde est ainsi fait que l’on ne peut rien lui donner sans payer pour cela en souffrances et persécutions. Et plus le don est désintéressé, plus les persécutions sont dures et les souffrances atroces. Telle est la loi de la vie. Son axiome principal… Pour son propre don, sa propre grandeur, on doit payer de son propre sang.

Qu’est-ce que la grandeur ? Je l’ignore. Je sais seulement qu’elle existe. La sainteté existe aussi, bien qu’elle soit invisible, comme était invisible le nimbe sur la tête du père Pavel.

Extrait de : Vitali Chentalinski,
La parole ressuscitée : Dans les archives
littéraires du KGB
, Robert Laffont, 1994. 


HOMMAGE AU PÈRE PAUL FLORENSKY

par l’archiprêtre Serge Boulgakov

En 1943 la nouvelle courut dans les milieux de l'émigration russe en France que le père Paul Florensky venait de décéder au camp de concentration des îles Solovki. C'était une rumeur propagée par le KGB, qui voulait dissimuler l'exécution du grand savant orthodoxe en 1937. Apprenant le décès de son ami, le père Serge Boulgakov écrivit alors ce beau témoignage. Ce fut un de ses derniers écrits, car le père Serge est décédé en 1944. Ce n'est qu'avec l'ouverture des archives du KGB après la chute du communisme que les circonstances et la date du martyre de Paul Florensky furent connues.

Je viens de recevoir confirmation de la nouvelle de la mort du grand penseur et théologien russe qu’était le père Paul Florensky. Il est mort aux îles Solovki, après 10 ans d’exil lointain, de la Sibérie orientale à la Mer Blanche.

De tous mes contemporains qu’il m’a été donné de rencontrer au cours de ma longue vie, c’est lui le plus grand, et c’est le plus grand crime qu’ont commis ceux qui ont levé la main contre lui et qui l’ont condamné à pire que l’exécution : la torture d’un long exil et la mort lente. Il s’en est allé rayonnant de l’auréole du martyr, et plus encore, de confesseur du nom du Christ dans la persécution contre le Christ. C’est pourquoi non seulement cette mort emplit l’âme d’une bouleversante affliction, car c’est l’un des événements les plus noirs de la tragédie russe, mais elle est aussi le triomphe spirituel d’un de ceux dont le visionnaire de l’Apocalypse dit : " Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ; dès maintenant – oui, dit l’Esprit – qu’ils se reposent de leurs fatigues, car leurs œuvres les accompagnent " (Ap 14, 13).

Et maintenant il m’échoit ici, en terre étrangère, de porter témoignage devant ceux qui n’ont pas connu la grandeur et la beauté de cette figure spirituelle. Mais jamais je n’ai autant ressenti l’impuissance de mes paroles que face à ce devoir. Le père Paul était non seulement pour moi une manifestation du génie, mais aussi une œuvre d’art, tant sa personne était harmonie et beauté. Il faudrait le verbe, le pinceau ou le ciseau d’un grand artiste pour le révéler au monde. Et il était non seulement né tel, mais il était le produit de son propre travail spirituel, doué de toute la finesse du goût spirituel et artistique. Les traits de son visage ont été fixés sur le fameux portrait de [Mikhail] Nesterov : rendu paisible et lumineux par la grâce, il ressemblait à un habitant du ciel, fils de la terre pourtant, dont il avait connu et surmonté toute la pesanteur. Il n’avait pas l’ombre d’une naïveté et d’une primitivité idyllique, et on aurait pu dire de lui aussi : " N’éveille pas les tempêtes assoupies sous lesquelles remue le chaos. " Mais il l’aimait, cette terre natale, comme la Mère de tous les hommes, la Déméter des anciens, et en même temps il la connaissait et la révérait comme la sainte Terre de Dieu, la Très Pure et Toute Bénie, pour qui il avait une si grande vénération (voir sa dédicace dans La Colonne et le fondement de la Vérité : " Au nom tout suave et très pur de la Vierge et de la Mère ").

D’apparence frêle et délicate, il était endurant et avait développé par un entraînement ascétique sévère une prodigieuse puissance de travail. J’ai été témoin de cette auto-discipline ascétique et de l’exploit spirituel que représentait ce labeur scientifique : il avait coutume de passer les nuits au travail, pour ne se coucher que vers trois ou quatre heures du matin, et n’en gardait pas moins toute sa fraîcheur d’esprit pendant la journée ; il se contentait d’une nourriture frugale. Et ce n’était pas seulement la voix de l’élément spirituel, mais aussi une volonté de fer et d’une puissante maîtrise de soi. Chétif de nature, il ne fut pourtant jamais malade toutes les années où je l’ai connu (hélas ! nous sommes séparés depuis un quart de siècle), malgré une vie remplie de privations ascétiques.

Partout où il allait, le père Paul attirait naturellement l’attention, celle du moins des gens qui savent voir, avant son ordination, et surtout après. Son visage avait des traits orientaux, non-russes (sa mère était arménienne). Spirituellement je verrais plutôt en lui quelque chose d’un Hellène antique, d’un Égyptien aussi : il tenait de l’un comme de l’autre et semblait leur vivante révélation. Sa silhouette, son profil, l’expression de son visage, ses lèvres et son nez avaient quelque chose des tableaux de Léonard de Vinci (ce qui était très frappant) mais aussi et en même temps de... Gogol. Nous qui le connaissions et qui étions présents à l’inauguration du monument de Gogol à Moscou (Vladimir Ern, André Biély et les autres), nous nous écriâmes en le voyant dévoilé : " Oh ! mais c’est tout à fait Pavloucha ! " (ses amis, ses camarades du gymnase de Tiflis : Vladimir Ern et le père Alexandre Eltchaninov, aujourd’hui disparus, l’appelaient tous ainsi). Et cet aspect physique qui se remarquait tant n’avait rien de provoquant, rien d’arrogant.

De même pour sa voix et sa manière de parler : on avait envie de lui appliquer le mot de Shakespeare (dans la bouche d’Hamlet à propos d’Ophélie) : il avait une voix tendre et douce, un charme puissant (cela s’applique non seulement à une femme mais à un homme également dans ce cas). Pourtant cette voix savait prendre, s’il le fallait, la dureté du métal.

L’impression la plus essentielle qui se dégageait de toute sa personne était celle d’une force consciente et lésée. Et cette force était celle d’une force consciente et maîtrisée. Et cette force était celle d’une personnalité géniale dans toute son originalité première, une force autonome, se suffisant à elle-même, dans la plus totale simplicité, le naturel, l’absence complète d’affectation (intérieure ou extérieure) qui manifeste toujours la prétention d’une infirmité intérieure. Nous observons les mêmes traits dans la voie de son développement spirituel, dans la voie qu’il s’est tracée. En un sens, on peut dire que le père Paul s’est fait lui-même, par sa propre voie.

Il était né, il avait grandi dans une famille cultivée (son père était un ingénieur, et très instruit), élevé dans l’atmosphère de Beethoven et de Gœthe, mais à l’écart de la religion. Aristocrate de l’esprit par éducation, il était jusqu’à un certain point un esthète. Une fois diplômé du gymnase – où il avait étonné ses professeurs par ses aptitudes mathématiques déjà tournées vers la recherche – il entra à la faculté de mathématiques de l’université de Moscou où toutes les chaires se l’arrachaient (et longtemps après, les physiciens et mathématiciens moscovites ne pouvaient oublier cet étudiant si doué). Et pourtant, le père Paul change complètement de voie : il entre comme étudiant à l’Académie ecclésiastique de Moscou (à la Trinité-Saint-Serge) et prend pour obédience un labeur scientifique et théologique nouveau, un exploit ascétique religieux. Quand et comment s’est opérée en lui cette révolution spirituelle, je ne le sais pas au juste, car je ne l’ai connu que plus tard.

Sur le plan scientifique, on ne pouvait manquer d’être frappé par la profonde connaissance de son sujet que manifestait le père Paul, étranger à tout dilettantisme. Quant à l’étendue de son champ d’intérêts scientifiques, elle fait de lui un esprit universel exceptionnel dont, par manque de détails, nous ne pouvons même pas préciser toute l’ampleur. Il rappelle plutôt les personnalités titanesques de la Renaissance : Léonard de Vinci et d’autres, peut-être aussi Pascal, et chez les Russes, surtout V.V. Bolotov. J’ai connu en lui le mathématicien, le physicien, le théologien et le philologue, l’historien des religions, le poète, l’amateur d’art et le mystique profond.

Les dernières années avant son exil, le père Paul faisait à Moscou des conférences sur l’électricité et la théorie de la perspective. On dit que même durant son exil aux Solovki, avec la curiosité d’esprit dévorante qui le caractérise, il étudiait les algues marines. Comme je ne peux le vérifier, si même c’était un mythe, il surgit tout naturellement à propos d’une personnalité à sa manière mythique elle aussi. Et toute cette richesse de talents, et sûrement aussi de réalisations, est enfouie et peut-être même enterrée par la barbarie, par l’invasion spirituelle de Huns sur la terre russe, broyée par la presse d’airain du " pouvoir soviétique " avec des millions de vies humaines.

Je ne sais ce qui subsiste de son héritage scientifique et littéraire, mais il y a un quart de siècle, lorsque nous vivions l’un près de l’autre, je sais qu’il avait dans ses tiroirs quelques articles tout prêts (sur les noms et les changements de noms, des cours de philosophie et de théologie, des travaux de mathématiques et d’autres). Mais il ne s’intéressait guère à leur publication. Personnellement, je pense que son livre La colonne et le fondement de la Vérité, qui lui a valu, à bon droit, la célébrité dans le monde des théologiens, est encore une œuvre de jeunesse et nullement son dernier mot de tout ce qu’il a emporté dans sa tombe lointaine. Pourtant dans le monde de la création, rien ne se perd des valeurs spirituelles authentiques, et même pour ceux qui périssent ici sur la terre, " leurs œuvres les accompagnent " et leur semence fructifiera en l’autre monde.

Mais tout ce qu’on peut dire sur les dons scientifiques exceptionnels du père Paul et sur son originalité (il avait toujours son mot à dire, qui sonnait comme une révélation, quel que fût le sujet), est secondaire et nullement important au regard de l’essentiel. Le centre spirituel de sa personnalité, le soleil qui illuminait tous ses dons, c’était son sacerdoce.

Vassili Rozanov, qui dès qu’il eut connu le père Paul s’attacha à lui indéfectiblement comme à une source de vie (je sais que le père Paul conservait une volumineuse et substantielle correspondance avec Rozanov : ils se plongeaient ensemble dans les profondeurs mystiques de la question juive), m’écrivit un jour à propos du père Paul une lettre géniale de force et d’expressivité (je ne sais pas si on l’a gardée à Moscou). Je me souviens d’un seul mot de cette lettre : comme définition la plus essentielle du père Paul, Rozanov y disait : il est hiereus (en grec précisément, le prêtre). Et il en était bien ainsi. Le sacerdoce chez le père Paul, comme tout dans sa vie (excepté ce que lui fit la méchanceté satanique anti-chrétienne) était sa façon de se déterminer, qui extérieurement semblait contredire les circonstances dans lesquelles la vie l’avait placé. La soutane, cette folie, personne n’aurait pu imaginer cela : ni son père, ingénieur, ni ses maîtres au gymnase et à l’université. Elle ne découlait même pas ipso facto de son entrée à l’Académie ecclésiastique, mais telle était sa voie intérieure, son élection, sa vocation.

En soi, elle était sans exemple dans l’histoire de l’intelligentsia russe. Cette dernière connaît certes des cas isolés d’ordination après passage au catholicisme, dans l’aristocratie et chez les convertis mondains, mais dans le tissu grossier de l’Orthodoxie des moujiks ! On peut dire que le père Paul a par son exemple ouvert cette voie aujourd’hui et justement pour l’intelligentsia russe à laquelle il appartenait bien sûr historiquement, même s’il était complètement exempt des manies – qu’il combattait – de l’intelligentsia.

En fait, par son ordination, il lui lançait un défi, nullement délibéré bien sûr. Et après le père Paul, d’autres personnalités spirituelles et culturelles empruntèrent la même voie. Elles allaient avec lui et à sa suite consciemment, parfois inconsciemment. Jusqu’alors le sacerdoce en Russie était héréditaire, était l’apanage du sang " lévite ", il allait de pair avec un certain profil psychologique, mais dans le père Paul, la culture et la spiritualité se sont rencontrées et en quelque sorte unies comme Athènes et Jérusalem, et cette union organique est en soi un fait d’importance pour l’histoire de l’Église.

Que recherchait le père Paul dans le sacerdoce ? Pas l’appel à être le pasteur et le maître – que bien entendu il ne refusait pas – mais surtout et avant tout se tenir devant l’autel du Seigneur, dans la célébration de la Liturgie eucharistique. Au début, le père Paul voulait – peut-être dans l’abstrait, ou n’était-ce qu’une idée – être affecté dans une paroisse de campagne près de la Trinité-Saint-Serge, pour pouvoir combiner le sacerdoce avec l’enseignement à l’Académie ecclésiastique, où lui avait été confiée la chaire de philosophie spirituelle (la routine ici l’emporta sur l’essentiel, le père Paul fut écarté des chaires purement théologiques), mais ensuite il fut affecté à la petite église de la maison de la Croix-Rouge à Sergiev Possad, jusqu’en 1918 évidemment, où il fut privé de lieu de célébration fixe. Après cela, il a dû être privé tôt ou tard de la possibilité d’exercer son sacerdoce. Pourtant la Moscou bolchevique se souvient de lui faisant des conférences en soutane et croix pectorale.

Je ne me souviens plus de l’année où il a été ordonné, c’était vers 1910 je crois. Peu avant, il s’était marié, chose inattendue pour ses proches. Sa voie ascétique l’avait mené dans un premier temps vers le monachisme, puis l’ascèse monastique se mua en ascèse familiale. Il devint chef de famille, un père attentif et tendre pour ses enfants. La séparation d’avec eux et l’inquiétude sur leur sort a dû être une croix bien lourde dans son exil.

Dans son ordination, le père Paul avait franchi l’obstacle qu’était pour nous, en quelque sorte intellectuels revenus à l’Église, l’obstacle du césaro-papisme, de l’Église dépendante de l’état. Extraordinairement attaché à sa terre – malgré (ou peut-être à cause de) sa demi-russité par le sang – le père Paul était, ou plutôt voulait être, politiquement aussi, un conservateur, quoique cela s’alliât chez lui avec un sens apocalyptique et eschatologique de la vie " qui n’a pas ici-bas de cité permanente, mais qui recherche celle de l’avenir " (Hé 13, 14). Alors que tout le pays était en plein délire révolutionnaire et que même les milieux ecclésiastiques secrétaient l’un après l’autre d’éphémères organisations ecclésiales politiques, le père Paul leur demeurait étranger, soit par indifférence aux institutions de la terre, soit parce que la voix de l’éternité sonnait plus fort que les appels du temps. Le mouvement " rénovateur " à l’intérieur du clergé russe, qui se transforma plus tard en l’" Église vivante " n’a jamais trouvé le moindre écho chez le père Paul, qui pourtant souffrait beaucoup de l’inertie de notre vie ecclésiale. Son christianisme n’était nullement " social " et pourtant des courants en ce sens bouillonnaient autour de lui. Mais ce n’était certainement pas par instinct de conservation : cette enveloppe extérieure s’unissait à la flamme ardente d’un esprit tout de feu et pourtant rayonnant d’une paisible lumière. C’est pour cela que le bouleversement des relations entre l’Église et l’état survenu après la révolution ne l’ébranlait pas.

Il demeurait intérieurement libre par rapport à l’état dont il n’avait jamais rien attendu, ni avant la révolution ni après, étranger qu’il était à toute servilité envers la hiérarchie, par le haut ou par le bas. On peut dire sans craindre le paradoxe, que le père Paul a traversé toute notre époque catastrophique comme sans la remarquer spirituellement, comme sans prêter attention à ses apparences révolutionnaires. Cette indifférence se marquait aussi dans la loyauté de sa " soumission à tout pouvoir ", même en ce qu’il frappait les prêtres. Mais il ne faudrait pas ignorer pour autant tout son amour de la liberté, capable d’obéir autant que de ne pas se soumettre lorsque l’essentiel était en jeu.

Devenu prêtre et assumant pleinement la responsabilité de toute la discipline canonique et hiérarchique, le père Paul demeurait libre, étranger à l’obéissance aveugle à celle-ci par crainte et non par devoir de conscience, étranger à vouloir en reconnaître une infallibilitas. Il demeurait libre également dans sa théologie, toutefois organiquement imprégnée de son engagement ecclésial et nourrie de l’autel. Il n’a pas vécu jusqu’à la persécution directe de la sophiologie, venue plus tard, mais il était naturellement prêt à l’accepter avec toutes ses conséquences.

Lorsque commença la persécution des vénérateurs du nom Divin (les " onomatodoxes "), le père Paul offrit sa force théologique pour venir au secours de ce mouvement infirme théologiquement mais juste mystiquement. Et je pourrais confirmer son intrépidité spirituelle à l’aide de données biographiques. On pourrait employer à son propos l’expression allemande nur für schwindelfreie möglich et il est resté schwindelfrei également dans son sacerdoce. Et – cela est typique de lui – on pouvait le rencontrer aussi bien dans la cellule du starets Isidore, chez les pères du monastère Saint-Zossime (Zossimova Poustyne), chez l’évêque Antoine, à la retraite au monastère du Don, que chez les écrivains et poètes qui formaient alors notre " Florence " moscovite, parfois même dans des maisons où on ne s’attendait pas à le rencontrer, il était un hôte bienvenu et un interlocuteur nocturne. Profondément attaché à l’Église et à la liturgie, il était absolument exempt de bigoterie et de " style curé ", il savait s’intéresser à fond aux choses. C’est pourquoi il ne pouvait pas véritablement se trouver de place dans le milieu très particulier de l’Académie.

Complètement éloigné du " modernisme " en théologie, qui n’est que du rationalisme, il ne lui était pas étranger dans le sens le meilleur et le plus authentique, il reconnaissait que chaque époque de l’histoire a non seulement le droit d’exister, mais aussi sa vie propre, ses exigences pour être reçue d’une manière créatrice qui fait que sa fidélité à la tradition ne se transforme pas en un conservatisme de stagnation.

Lorsque les académies de théologie furent fermées par le gouvernement soviétique, le père Paul et moi discutâmes activement d’un projet de créer une académie " religieuse et philosophique " avec un programme modifié et élargi, et nous cherchions les moyens matériels pour le mettre en œuvre. Mais à sa façon, la vie se chargea cruellement de répondre à ces projets pour le père Paul, ce fut l’emprisonnement et la mort en confesseur de la foi ; pour moi, ce fut l’exil à vie. Tels furent les voies et les jugements de la Providence divine. Mais dans notre entreprise parisienne actuelle rebâtie sur les ruines de la vie russe, on espère voir, sinon totalement, du moins le faible reflet de nos projets moscovites, et dans ce qu’il est convenu d’appeler la " théologie parisienne ", trouver des principes qui l’apparentent aux inspirations du père Paul et de sa participation spirituelle à notre entreprise.

Mais on ne peut pleinement s’épanouir et porter du fruit que dans sa terre natale et sous son soleil : arrachée au sol où elle est née, une plante de serre, même si elle pousse, est forcément chétive. Le père Paul avait, chevillé au cœur, le sens de la patrie. Natif du Caucase, il avait trouvé sa terre promise à la Trinité Saint Serge, dont il aimait chaque recoin, chaque plante, l’été et l’hiver, le printemps et l’automne. Je ne peux traduire par des mots ce sentiment de la patrie, de la Russie, grande et puissante dans ses destinées, malgré tous ses péchés, toutes ses chutes, mais aussi dans les épreuves de nation élue, ce sentiment très vif chez le père Paul. Et bien sûr ce n’était pas le fait du hasard s’il n’est pas parti à l’étranger où il aurait pu faire une carrière scientifique brillante et conquérir une gloire universelle, qui pour lui semblait d’ailleurs ne pas exister. Bien sûr, il savait ce qui pouvait l’attendre, il ne pouvait pas l’ignorer, car le destin de la patrie en parlait trop impitoyablement, du haut, en bas, de l’assassinat bestial de la famille impériale jusqu’aux innombrables victimes de la violence du pouvoir. On peut dire que la vie lui a en quelque sorte laissé le choix entre les Solovki et Paris et il a choisi... sa patrie, même si c’était Solovki, il a voulu partager jusqu’au bout le sort de son peuple. Organiquement le père Paul ne pouvait pas, ne voulait pas devenir un émigré au sens d’un arrachement volontaire ou involontaire à sa patrie ; lui-même et son destin, c’est la gloire et la grandeur de la Russie en même temps que son très grand crime.

Un quart de siècle a passé depuis notre séparation à Moscou, au sortir de l’église après notre dernière concélébration. Et tout ce que je viens de dire n’est que des impressions des deux premières décennies de ce siècle, dès longtemps révolues. Et pourtant je ne me sens pas rester dans l’ignorance à son propos, car les années vécues ensemble m’ont permis de garder gravée dans mon cœur son image. Mais parler de lui sans le voir, sans ressentir sa présence, dépasse toutes les forces.

Pour parler d’un génie qui est en fait un prodige de la nature, il faut être soi-même un génie ou au moins avoir la capacité de se l’imaginer, d’entrer par force dans ses sentiments. Espérons qu’il se trouvera des gens pour rassembler les précieux fragments de souvenirs sur lui pendant ce quart de siècle, encore qu’ils seront confrontés à la même difficulté insurmontable : l’œuvre véritable du père Paul, ce n’est pas ses livres, ni ses pensées et ses paroles, mais lui-même, et toute sa vie qui est passée sans retour de ce siècle au siècle à venir. Et seuls ceux qui croient et qui savent que la vie de la création se prolonge outre-tombe et que de là aussi on peut participer à la vie d’ici-bas, ceux-là ont l’espérance chrétienne de le rencontrer dans la patrie éternelle, dans une Russie accessible par l’esprit, dans le siècle à venir où rien des vraies valeurs ne se perd, mais tout croît et les œuvres du juste l’accompagnent...

Un souvenir, et avec lui la préfiguration des événements et des accomplissements à venir, ne me quittent pas. C’est le portrait de nous deux, peint par notre ami commun Nesterov (lui aussi a quitté cette vie cette année) un soir de mai l917, dans le jardin du père Paul. Pour l’artiste, ce n’était pas seulement le portrait de deux amis par un troisième, mais une vision spirituelle de l’époque. Pour le peintre, les deux visages exprimaient la même compréhension, mais pour l’un comme vision de l’horreur, pour l’autre comme la paix, la joie des épreuves surmontées. Le peintre lui-même a eu des doutes : fallait-il représenter le premier personnage, et il a essayé de refaire le portrait en remplaçant l’horreur par l’idylle et la tragédie par la placidité. Mais il n’a pas manqué de ressentir aussitôt toute la fausseté insupportable de cette substitution et il est revenu à sa première vision. Par contre, il a trouvé tout de suite le visage du père Paul, son évidence artistique et spirituelle qu’il n’avait nul besoin de modifier. C’était la claire vision artistique de deux figures de l’apocalypse russe, de l’une et de l’autre face de l’existence terrestre, la première dans la lutte et le désarroi (et dans mon cœur c’était à propos du sort de mon ami), la deuxième dans l’accomplissement victorieux que nous contemplons à présent... Il a trouvé son lieu de repos.

Telle est la foi chrétienne, telle est l’espérance chrétienne.

Mais il me semble que le monde est vide sans lui pour ceux qui l’ont connu et aimé, que le monde est devenu triste et ennuyeux et qu’il appelle celui qui est parti.

" Voici qu’apparut à mes yeux – dit le visionnaire de l’Apocalypse – une foule immense, impossible à dénombrer... debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main... Ce sont ceux qui sont venus de la grande épreuve... c’est pourquoi ils sont devant le trône de Dieu, le servant nuit et jour dans son temple... et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux " (Ap 7, 9-17).

Et nous croyons qu’il est de leur nombre, le prêtre de Dieu, Paul, martyr et confesseur du Nom du Christ.

Mars-avril 1943.

Paul Florensky, La perspective inversée :
L'iconostase et autres écrits sur l'art,

trad. Françoise Lhœst, Lausanne,
L'Âge d'Homme, 1992. 


L’APPEL ET LA CERTITUDE :
EXPERIENCES MYSTIQUES

par le père Paul Florensky

25.XI.1923

XI. L’été 1899 fut un temps de bouleversements intérieurs particulièrement rapides, et c’est pourquoi il m’apparaît bien plus long et riche d’événements que les suivants. Assailli par une foule de vastes desseins dont chacun aurait fait la matière d’un volumineux ouvrage, je m’accrochais à la physique et autres sciences connexes. En même temps, je dévorais les ouvrages de littérature, de philosophie et d’histoire. Il est vrai que j’avais toujours lu énormément et que je saisissais aussitôt dans chaque livre ce dont j’avais besoin, de sorte qu’une relecture attentive ne m’apportait que rarement un surcroît de substance. Mais cette lecture était dans l’ordre des choses, et c’est pourquoi elle ne se remarquait pas, comme les autres livres par la suite sont passés inaperçus. Après mon enfance, je me souviens parfaitement de l’été 1899 comme d’un jalon essentiel et tout ce qu’il y a entre les deux – bien que je me souvienne des détails – n’a pas un poids substantiel mais relie, comme l’arche d’un pont, les piliers de l’édifice. De même pour les livres : la lecture était devenue rapide comme l’éclair et très émouvante.

Mon temps et mes forces étaient mobilisés à l’extrême et de plus, mes professeurs au gymnase me demandaient encore de donner des leçons particulières gratuites, tâches dont je m’acquittais avec beaucoup de zèle. Ces occupations non seulement n’arrêtaient pas, mais ne pouvaient arrêter tout ce qui se produisait dans mon subconscient dont seul l’écho assourdi me parvenait. Mais le calme, j’en suis certain, n’y régnait pas.

À la fin du printemps de cette année-là, peu avant de partir à la campagne, je me souviens d’une nuit très dure pour moi. Encore aujourd’hui, je la ressens très intensément, mais je ne trouve pas de mots pour dire de quoi il s’agissait, parce que je n’en ai pas conservé la moindre image, bien que l’événement m’ait bouleversé. Je me souviens très nettement de tout le décor extérieur : ma chambre dans une aile de notre maison, ses murs blancs et nus selon mon goût, sa hauteur de plafond, l’aile où se trouvait ma chambre avec ses grandes fenêtres donnant directement sur le long balcon. Je me rappelle des immenses armoires murales en frêne non teinté, renfermant mes livres, mes papiers et mes instruments personnels, et deux immenses tables en frêne qui occupaient presque toute cette grande pièce. C’est sur ces tables que je travaillais, que je faisais mes expériences, que je me construisais des appareils. À l’une de ces tables était vissé un étau anglais avec une enclume, et un tiroir contenant des outils de tourneur et de menuisier. Le reste du mobilier consistait en un divan-lit en bois avec sa literie, une chaise et un encrier sur la table. Je ne pouvais tolérer quoi que ce soit dans ma chambre, surtout sur la table, même un livre.

Ainsi donc, je dormais dans cette pièce, portes et fenêtres grandes ouvertes. Si ma mémoire est bonne, le reste de la famille était déjà parti à la campagne. Je dormais profondément, d’un sommeil semblable à un évanouissement, un sommeil sans rêves ou alors je les avais oubliés dès avant mon réveil. En revanche, je ressentais nettement une sensation ou plutôt une expérience mystique de ténèbres, de non-être, d’enfermement. Je me sentais au bagne, peut-être dans les mines ; je ne me voyais pas dans cet état, mais j’en garde une séquelle décisive pour ma vie intérieure : je me sentais comme enfermé dans un puits de mine. Pour employer des termes que je n’avais encore jamais employés, je dirais que ce sentiment informe et inexprimable qui me frappa comme un coup était mystique, purement mystique. Je ressentais une terrible souffrance, oppressante, sans avoir aucune raison objective de me sentir perdu ou mourant. C’était comme la sensation d’être enterré vif, en ayant au-dessus de sa tête des kilomètres de terre noire impénétrable. La nuit la plus obscure semblerait plus lumineuse que ces ténèbres épaisses, oppressantes, ces ténèbres de l’Égypte, qui m’enveloppaient et m’écrasaient. J’avais la sensation que désormais personne ne pourrait m’aider, personne de ceux sur qui je m’appuyais comme sur un fondement inébranlable et éternel ne viendrait à moi et ne connaîtrait mon sort. Je ressentais également la vanité de tous mes intérêts et occupations. Pas un doute sur la justesse ou non de la physique et tout le reste, même la nature. Non, cela était resté tout simplement de l’autre côté de cet impénétrable, rien de cela n’était discutable, tout cela était vide de sens, c’étaient des chiffons qu’on n’allait ni vanter ni critiquer au stade de l’agonie.

Avec une conviction si ferme qu’elle excluait le doute, je sentis l’impuissance de tout ce qui m’avait occupé jusque là, dans ce pays de ténèbres, nouveau pour moi, où j’étais arrivé. Il avait ses exigences et ses souffrances. Il devait avoir aussi ses ressources et ses joies. Mon instinct les cherchait, mais ne les trouvait pas ; je me jetais sur les issues, mais je me heurtais aux murs et me perdais dans les souterrains et les longs couloirs. Je sentais le désespoir absolu m’envahir, je me sentais prisonnier à jamais, coupé à jamais du monde visible.

Dans cet instant, un rayon ténu, qui était peut-être une lumière invisible ou un son inaudible, apporta un nom, celui de DIEU. Ce n’était encore ni une illumination ni une renaissance, mais seulement la nouvelle d’une lumière possible. Une nouvelle porteuse d’espoir et avec elle la conscience tumultueuse et soudaine que c’était ou la mort, ou le salut par ce nom et par aucun autre. Je ne savais ni comment le salut pouvait être donné, ni pourquoi. Je ne comprenais pas où j’étais tombé et pourquoi tout ce qui est terrestre était inerte. Mais je me trouvais confronté à un fait nouveau, aussi incompréhensible qu’indiscutable : l’existence d’une région des ténèbres et de la mort, et le salut en elle.

Ceci se manifesta aussi brusquement qu’apparaît dans les montagnes un précipice redoutable dans le trou d’une mer de brouillard. Ce fut pour moi une révélation, une découverte, un choc, un coup dont la soudaineté me tira du sommeil. Comme réveillé par une force extérieure, et sans savoir moi-même pourquoi, mais faisant le bilan de tout ce que j’avais vécu, je m’écriai très fort dans ma chambre : " Non ! On ne peut pas vivre sans Dieu ! " 

24.XI.1923

Et l’ayant dit, je fus tout étonné, et du son de ma voix qui s’était arraché involontairement, et du contenu même des mots. Ce que j’avais vécu en rêve était fort, mais trop en profondeur, au sens précis de ce mot, pour s’exprimer dans une formule. Quand cette dernière s’était dite, un sentiment d’inattendu était apparu, même si je reconnaissais que cette formule exprimait du vécu. […]

C’est ainsi que s’est exprimé, avec une forte intensité, le mot que j’ai rapporte plus haut sur la vie sans Dieu. Mais il arrivait que ce mot non arbitraire me semble déjà comme donné de l’extérieur, comme la perception de quelque chose qui s’était manifesté dans le monde extérieur et qui en même temps existait dans le monde intérieur. Était-ce une hallucination, si on adopte une approche " scientifique " (comme on dit) du mécanisme psychologique de ces perceptions ? Je ne le pense pas. Mon psychisme a toujours été robuste et malgré ce qui remontait des profondeurs de l’être, je ne perdais jamais cette maîtrise de moi coutumière ancrée en moi depuis l’enfance ; si ému, si choqué que je fusse, je n’omettais jamais d’analyser ce qui se produisait. Et dans les cas énoncés ici, bien qu’intimement persuadé qu’ils provenaient réellement de l’au-delà, je n’oubliais pas pour autant le milieu extérieur dans lequel s’incarnait ce qui est de l’au-delà.

Ainsi donc, ce n’étaient pas des hallucinations, mais pas non plus des illusions, au sens d’une explication erronée des perceptions et la substitution d’un sens faux à leur sens véritable, sur le même plan, auquel ils fournissent un prétexte, mais dont ils ne peuvent être reconnus comme un fondement suffisant. Ce dont je parle doit être plutôt défini comme la coexistence de deux sens différents, appartenait à des sens différents de la réalité, perçus de la même manière, simultanément, et avec un coefficient de valeur inégal. Quand c’est le sens inférieur qui prédomine dans la réalité de cette interpénétration des sens, nous considérons cette perception comme un symbole teinté de subjectivité. Mais l’inverse peut arriver, bien que plus rarement : le sens le plus précieux de la perception se ressent aussi comme plus réel : c’est un symbole objectif, une vision. 

26.XII.1923

Voici l’un des cas que j’ai spécialement gardés en mémoire, peut-être parce qu’il était au centre du courant principal de ma pensée. Il a trait au même été, et se produisit peu de temps (deux ou trois semaines peut-être) après ce que j’ai décrit plus haut. Il m’apparaît maintenant plus nettement qu’à la maison, il n’y avait personne sauf moi et mon père. Je dormais dans ma chambre. Comme il faisait fort chaud, les portes donnant sur le balcon étaient ouvertes. Je ne me rappelle pas d’avoir rêvé, et il me sembla alors que j’avais basculé dans un sommeil très profond.

Or je fus soudain réveillé par une sorte d’impulsion intérieure. Ce n’était ni une image, ni une pensée. La comparaison la plus adéquate serait peut-être celle d’un choc électrique, mais avec cette différence notable qu’un choc électrique se ressent dans le corps, et que celui-ci n’avait rien à voir avec le corps. Cette impulsion n’avait touché ni des états corporels, ni des états d’âme conscientisés, et pourtant elle était contraignante, autoritaire et brusque, une sorte d’électricité spirituelle. C’était une sensation – comme une volonté surpuissante – me dépassant immensément et d’une autorité immensément plus grande que la mienne, qui agissait pour moi avant que j’aie eu le temps non seulement d’accomplir ses exigences, mais de réaliser, de sentir et de me soumettre à ce qu’elle exigeait de moi ; c’est probablement ce que ressent le petit enfant langé par des mains expertes : ce n’est qu’à la fin qu’il réalise qu’il est temps pour lui de se mettre à pleurer. Et mon autonomie s’est déterminée en fonction de ce qui arrivait, mais seulement à rebours.

Cette impulsion spirituelle m’éveilla instantanément et entièrement, du même genre de réveil que lorsqu’on tombe d’un toit. De la même façon, elle me projeta hors de mon lit jusque dans la cour et je me souviens que la pression sur ma volonté était si forte et si impérieuse que je n’eus pas le temps de faire le tour du balcon jusqu’à l’une des sorties, mais que je sautai droit devant moi par-dessus la barrière. Il serait faux de dire que j’en fus effrayé : je n’en eus pas le temps. Et je réalisai seulement quand tout fut fini qu’il fallait s’effrayer de la présence mystérieuse et puissante de la volonté que je ne connaissais pas et qui, de toute évidence, faisait fi des conditions de civilité dans lesquelles nous avions été élevés. Elle était comme un feu menaçant, dévorant tout, qui ne s’excuse pas et ne rend aucun compte sur ses actions, mais dans la profondeur même de la conscience, il était clair que cela devait se passer ainsi et que cette nécessité était plus sage et bienfaisante que les prudentes approches humaines.

Je me tenais dans la cour inondée de lumière lunaire. Au-dessus des énormes acacias, tout droit au zénith, le disque argenté de la lune était tout petit et terriblement net. On aurait cru qu’il allait nous tomber sur la tête et on voulait s’en abriter, mais une force puissante nous maintenait sur place. Je trouvais effrayant de rester dans les torrents de lumière lunaire argentée, mais je n’osais pas rentrer dans la chambre. Peu à peu je revins à moi.

Et c’est alors que se produisit ce pour quoi j’avais été appelé au-dehors. Dans l’air retentit une voix forte et extrêmement distincte qui m’appela deux fois : " Paul, Paul ! " puis plus rien. Ce n’était ni un reproche, ni une requête, ni de la colère, ni même de la tendresse : c’était un appel, en majeur, sans aucune nuance indirecte. Cet appel exprimait directement et précisément ce qu’il voulait exprimer : un appel et rien d’autre. Je me rappelle très bien son timbre, ni masculin ni féminin, élastique, sonore et très pur, sans aucune gutturalité, sans aucun autre désir que l’ordre fondamental, objectivement prononcé, qui se transmettait par lui, puissamment et sans passion. C’est ainsi que les messagers proclament les messages qui leur sont confiés et auxquels ils n’oseraient ni ne voudraient rien ajouter, pas même la moindre nuance hors de l’idée fondamentale. Tout cet appel était droit et direct comme dans l’Évangile : " Que votre oui soit oui, que votre non soit non " (Mt 5,37). Il déchira ma conscience qui connaissait la simplicité et la fantomaticité subjectives du rationnel, et l’objectivité de l’irrationnel diffus, infiniment complexe, énigmatique dans son indéfinitude. Entre l’un et l’autre et les déchirant, se plaçait quelque chose de tout neuf, simple et entièrement clair, pourtant puissamment réel et indestructible, comme un roc. Je me heurtai à ce roc et pris conscience de l’ontologicité du monde spirituel. Pour autant que je puisse comprendre, c’est alors que se manifesta un dégoût informulé, mais très net, pour le subjectivisme protestant et en général celui de l’intelligentsia. 

26.XII.1923

J’ignorais, j’ignore toujours à qui appartenait cette voix, mais je ne doutais pas qu’elle venait du monde d’En haut. À y réfléchir, par son caractère, elle semble celle d’un messager céleste, et pas d’un homme, fût-il un saint. Ceci étant, à l’arrière-plan de la pensée, je continue de me poser la question (pourtant accessoire) du matériau physique de cette voix. Cela ne veut pas dire que je nie l’existence d’injonctions venues du ciel et de voix privées de bases physiques. Mais dans ce cas, j’incline à penser qu’elle avait une base physique, à savoir une voix venant de la cour voisine, de derrière chez nous, au-delà du haut mur de briques, et j’admets encore que cette voix cria mon nom, même sans me désigner. Pourquoi lui fallait-il crier ainsi dans la nuit, je ne le comprends pas, et d’ailleurs, au regard des conditions extérieures, tout ce qui m’est arrivé se révèle incompréhensible.

Cependant mon sentiment immédiat à ce moment, tout comme plus tard la conscience de ce qui était arrivé, partait du contraire : la réalité première et indubitable dans ce cas, c’était la réalité spirituelle de la voix d’En haut qui avait dirigé les circonstances extérieures pour percer l’écorce de ma conscience de la manière la plus accessible pour moi. Et si en fait quelqu’un, pour quelque raison, avait appelé mon nom dans la cour voisine, alors lui-même, sans savoir ce qu’il servait, y avait été appelé par la même force qui m’avait réveillé. Je ne sais pas qui au juste elle voulait appeler et pourquoi, mais en fait, elle avait prêté sa gorge et sa bouche à une autre voix qui m’appelait. Mon ouïe était probablement trop grossière pour entendre immédiatement, sans ce porte-voix, une voix angélique, tandis qu’avec l’aide de cet intermédiaire physique, ce n’est pas elle que j’entendais, mais en elle son moteur spirituel, la voix d’En haut : c’est pourquoi son timbre et son expression se spiritualisèrent, cessant d’appartenir au domaine de la terre.

 1.I.1924

I. Les appels décrits plus hauts et d’autres semblables (de même qu’en général ma perception d’un autre monde), je les acceptais de bon cœur, et en toute confiance. Le scepticisme, le dédoublement de la perception, l’expérience vacillante de l’être n’ont jamais été mon fait. De plus, ils m’émouvaient et creusaient profondément certaines couches intérieures. On peut dire que ce genre d’expérience s’affirmait dans ma conscience comme un point d’appui solide, qui ne se heurtait à rien. Mais... cet autre monde, que je connaissais, quoique sur un autre plan, je ne l’avais jamais rejeté, et il avait toujours été vif, bien plus important que la simple pensée de l’autre monde : je ressentais immédiatement sa réalité. L’autre monde, je le sentais au plus profond de moi-même, était toujours en contact avec moi comme une réalité indubitable. Cette sensation ne concernait pas seulement les profondeurs de la nature et de toute sa vie, mais également la forme spirituelle des plantes, des rochers et des animaux, et aussi des âmes humaines, tout spécialement des âmes saintes, En particulier, je ressentais vivement et constamment la présence de feu tante Julia, sa subtile proximité, bien plus ancrée que de son vivant. Si quelqu’un m’avait dit alors, avec Bergson, que tout l’être passe à travers nous et que, pour cette raison, il nous est donné dans des profondeurs qui, toutefois, n’affleurent pas jusqu’à la conscience, et s’il avait su alors affirmer cela non pas comme une théorie scientifique mais comme son sentiment personnel, j’y souscris avec empressement, car c’est précisément ce que je ressentais depuis mon enfance.

Paul Florensky, Souvenirs d’une enfance au Caucase,
trad. Françoise Lhoest, L’Âge d’homme, 2007.


LE SAINT STARETS ABBA ISIDORE

par le père Paul Florensky

Chapitre 10 La liberté spirituelle

Qui doit montrer au lecteur la liberté spirituelle du bienheureux starets Isidore et qui raconte également comment il " mangeait gras ".

La profonde humilité d’abba Isidore n’excluait pas sa parfaite indifférence au " qu’en-dira-t-on ". Tout comme la pleine liberté spirituelle n’excluait pas l’exploit ascétique. En vérité batiouchka en était bien conscient : " Le Fils de l’Homme est le maître du sabbat " (Mt 12,8) et : " Le sabbat est pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat " (Mc 2,27). Il n’était pas sous la loi, il était libre. Il vivait selon la règle mais, dans chaque circonstance de sa vie, il savait ce qu’est l’esprit de la règle et ce qu’est la lettre. Et s’il le fallait, il enfreignait librement et d’autorité la lettre pour sauvegarder l’esprit. Voilà pourquoi certains disaient de lui : " Je n’ai rien vu de particulier dans sa vie... Sa règle de vie n’était pas particulièrement sévère, il faisait usage de tout. Il fréquentait les bains, mais discrètement. Le sauna ne le gênait pas et il n’était pas gêné de le fréquenter. Et il buvait du vin. "

Mais parfois il enfreignait délibérément la règle. Ainsi, un jour, le starets Abraham vint dans une maison visiter une famille. Or c’était jour maigre. On demande au starets :

– N’aimerais-tu pas des œufs sur le plat ?

– Non, j’ai peur, dit le père Abraham, qui refuse.

– Et nous, il nous est arrivé d’en donner au père Isidore.

Pour ne pas chagriner ses hôtes, le père Isidore avait mangé gras un jour maigre.

Bien des fois le starets répéta :

– Mieux vaut ne pas respecter le jeûne que d’offenser quelqu’un par un refus.

Une autre fois, les deux startsi étaient ensemble dans la même maison. Et de nouveau un jour de jeûne. On propose du beurre au starets. Le père Isidore en met sur sa tartine et le mange ; l’autre starets ne prend pas ce qu’on lui offre.

-Tu ne manges pas ? demande le père Isidore.

– C’est vendredi.

– Je t’ordonne de manger.

– Mais je ne suis pas ton fils spirituel, objecte le starets Abraham.

Une année, le premier dimanche du Grand Carême, le starets en personne dit à l’évêque :

– Batiouchka, accordez-moi l’absolution, j’ai mangé gras la première semaine du Grand Carême.

– Comment cela ? s’enquit l’évêque.

– Il restait un peu de lait, c’était dommage de le jeter, alors je l’ai bu.

C’est ainsi que le père Isidore mangea gras à deux reprises la première semaine du Grand Carême : cela se passa quelques années avant sa mort, alors qu’il était déjà très âgé. Mais qui sait comment comprendre cela ?

Peut-être s’entraînait-il à la dernière humilité ou, ce qui est possible, enseignait-il l’humilité à son interlocuteur ?

Le vin non plus, le père Isidore ne le refusait pas. Il disait :

– C’est bien pire d’offenser quelqu’un en refusant.

À table, quand on en offrait, il en buvait un petit verre ; parfois encore un demi-verre. Dans sa vieillesse, il en buvait trois, mais pour rien au monde il n’en aurait bu plus [Le typicon autorise un moine à boire trois petits verres de vin les jours de fête].

Quant à la règle ordinaire, il ne s’y tenait apparemment pas non plus.

L’évêque lui demandait parfois :

– Quelle règle observez-vous, batiouchka ?

– Je n’en ai pas du tout, répondait le starets.

– Comment cela ? Mais vous avez servi avec des grands spécialistes de la règle ?

– C’est bien cela, je n’en ai pas. Quand j’ai demandé au starets de l’Athos (le père Isidore vécut un temps à l’Athos) quelle est la règle, il m’a répondu :

– Quelle règle ? Je n’en ai pas. La règle, la voilà : répète constamment " Seigneur, aie pitié ". Une grande prière, tu l’oublieras, mais celle-ci, elle n’a que trois mots : tu ne l’oublieras pas.

C’est une règle, tellement simple, terminait dans un sourire le père Isidore, et dire que je ne suis même pas capable de l’observer.

Au reste, il faut comprendre le sens de ces paroles. Le père Isidore ne rejetait pas du tout la règle et lui-même récitait non seulement " Seigneur, aie pitié ", mais beaucoup d’autres prières. Mais par sa réponse, il manifestait tout de suite sa grande humilité et sa grande liberté d’esprit : c’est cela qu’il enseignait aux autres.

Parfois il quittait le skite sans rien demander à personne. Un des startsi racontait :

" Il y avait chez nous un reclus, le père Alexandre. Le père Isidore était proche du père Alexandre : ils se confessaient mutuellement. Le père Isidore ne dramatisait pas les péchés. Parfois on le rencontrait hors du skite, et on lui demandait :

– Batiouchka, vous avez demandé la permission ?

– Tais-toi ! disait-il.

Nous demandâmes la permission d’aller voir l’évêque E., et l’higoumène refusa en disant

– Il va rire de vous, je vais lui dire.

Et après cela, le père Isidore dit :

– C’est que l’higoumène, il a sa politique. Et il continua d’aller chez l’évêque. "

À quel point il était libre d’esprit, tu peux le découvrir, lecteur, rien qu’à ceci : pendant la confession, parfois revêtu de l’épitrachilion et d’un seul surmanche, batiouchka s’en allait surveiller le samovar et il laissait le pénitent lire tout seul les péchés selon la liste collée sur un carton.

Planant au-dessus du monde, batiouchka pouvait y entrer impunément. Il ne méprisait pas le monde, ne le rejetait pas et n’en avait pas peur  : simplement, il portait toujours en lui une force qui lui donnait la capacité de vaincre d’avance le monde et de le faire pénétrer, purifié, dans sa conscience. La séduction du monde n’était pas séductrice pour lui, et la tentation du monde ne tentait pas son cœur pur.

Un jour, raconte le père Éphrem dont nous avons déjà parlé, il rentre dans sa cellule et voit sur sa table un roman de Paul de Kock. Le père Éphrem devine qu’un des moines, pour lui faire une farce, lui a mis ce livre sur sa table. Mais à ce moment arrive le père Isidore et il se révèle, pour le plus grand étonnement du père Éphrem, que le père Isidore a mis lui-même le livre là où il est.

– Mais vous savez quel genre de livre c’est ? Où l’avez-vous pris ? demande, tout ahuri, le maître de la cellule au starets. Le père Isidore explique alors que le livre lui a été apporté, sans doute pour faire une farce, par l’un des moines.

– Toi, tu es savant, voilà pour toi ! dit batiouchka au père Éphrem.

– Mais c’est un livre indécent !

– Ça ne fait rien, lis toujours. Ce qui est mauvais, rejette-le, ce qui est bon, grave-le dans ton cœur, lui répond le starets.

Voilà comme le père Isidore était libre d’esprit. Il faisait tout facilement, sans tension, comme en jouant. Et dans chaque mouvement spontané de son âme, on sentait la puissance, plus grande que les rudes efforts et l’application des autres hommes.

Et cela, en présence de tous. Mais son attitude en la seule présence de Dieu, qui la connaît, qui d’autre que son Interlocuteur peut la connaître. 

La Prière des cinq Plaies du Seigneur

Le plus instructif car il apprendra au lecteur la bienfaisante " Prière de Jésus "du starets Isidore qui doit apporter la consolation spirituelle à ceux qui la réciteront attentivement.

À tous ses visiteurs, batiouchka enseignait la " Prière de Jésus ", composée par lui ou qui, peut-être, lui avait été révélée d’En haut. Et batiouchka lui-même la pratiquait assidûment. Cette prière (que le lecteur curieux lira plus loin), le starets y attachait beaucoup d’importance pour lutter contre les pensées et la considérait comme emplie de la force de la grâce. D’après certains indices, on devine qu’il l’avait connue dans une vision, mais sur l’origine de la prière, il ne s’étendait pas, même s’il insistait beaucoup pour qu’on la pratique.

Elle apaise l’âme, réduit l’irritation, la méchanceté et la colère, elle chasse les pensées lascives et les rêves de passions. Ce sont là les cas où cette " Prière des Cinq plaies du Sauveur et du glaive dans l’âme de Sa Très Pure Mère "est d’un grand secours. C’est ce que disait le starets et, à l’appui de ses dires, il indiquait qu’un jour cette prière avait fait lâcher prise aux démons qui assaillaient une femme.

Le starets récitait cette prière tourné vers les icônes. Il en prononçait la première partie très lentement, dans une sorte d’attente, et en regardant la Croix. Il en prononçait la seconde partie le regard tourné vers l’icône de la Très Pure Vierge. Cette partie-là, il la prononçait très rapidement, avec vivacité et une joyeuse espérance. Et une fois qu’il avait dit cette petite prière, le starets se transfigurait intérieurement. Comme si une lumière rayonnait de ses yeux, et lui-même était tout illuminé de cette joie du festin qu’on ne peut connaître que par le Cantique des Cantiques, et encore par le Festin de l’Agneau dans l’Apocalypse de saint Jean le Théologien. L’action bienfaisante de cette prière se voyait en premier lieu par son action sur le starets lui-même.

Il le savait, et c’est pourquoi il demandait si souvent aux autres de se soigner par cette médication.

" Signe-toi en te concentrant, ainsi, et la tentation passera, "disait-il à son visiteur quand celui-ci se plaignait d’être tenté, affligé ou attristé, et le starets faisait le signe de la croix en récitant la " Prière de Jésus ". " Si tu as des tentations, dis ceci (suivait la prière), tourne-toi vers la Mère de Dieu. Elle-même, la Très Pure, aime la pureté, et elle te viendra en aide. "

C’est avec ces paroles et d’autres que le starets convainquait de pratiquer la " Prière des cinq Plaies de notre Seigneur Jésus Christ et du glaive dans le cœur de sa Très Pure Mère, la Vierge Marie ". Mais du vivant du starets, cette prière fut mal reçue, tant des moines du skite que des laïcs. Chose étonnante, presque personne ne la retenait, bien qu’elle ne soit ni difficile ni longue... Certains considéraient même comme incongru que le starets enseigne à tout le monde, même aux gens instruits, une prière " bonne pour le simple peuple ", et pas même tirée d’un livre.

" Cette prière, il l’a composée lui-même, racontait un des frères. S’il vient chez N., je m’étonne qu’il ait tant d’audace. Chaque fois qu’il est en visite avec moi, il essaie d’imposer sa prière et ses petits cahiers (c’est-à-dire les feuillets dont on a parlé). "

C’était ainsi du temps du starets porteur de Dieu. Mais dès qu’il eut quitté ce monde, beaucoup de gens s’aperçurent soudain qu’ils ne connaissaient pas la " Prière des cinq Plaies " ; ils la recopièrent pour la prier et d’autres l’apprirent par cœur. Et nombreux sont ceux qui témoignent de la grande force bienfaisante de la prière du starets Isidore, en particulier contre les mauvaises pensées et les mauvais rêves. " La Prière des cinq Plaies du Sauveur est si puissante – dit de son expérience propre l’un des frères du skite – elle est si forte que les démons ne peuvent la contrer. "

Voilà donc pour toi, mon pieux lecteur, ce dernier don terrestre de notre père le starets Isidore. Récite-la pour la santé de l’âme et du corps, et apprends-la à tes proches en mémoire du starets, et que par les prières du starets, le Seigneur te fasse miséricorde.

 Prière des cinq Plaies du Sauveur que le starets enseignait à ses enfants spirituels

– Où as-tu mal ?

Posant la main sur le front, dis :  

Seigneur, qui fus couronné de la couronne d’épines sur la tête, couronne qui pénétra dans ta chair et fit jaillir ton sang, à cause de mes péchés ;

Posant ensuite la main sur le pied droit, dis : 

Jésus, qui eus le pied droit transpercé par le clou de fer, à cause de mes péchés ;

Posant la main sur le pied gauche, dis : 

Christ, qui eus aussi le pied gauche transpercé par le clou de fer, à cause de mes péchés ;

Posant la main sur l’épaule droite, dis :  

Fils, qui eus la main droite transpercée par le clou de fer, à cause de mes péchés ;

Posant la main sur l’épaule gauche, dis : 

Fils de Dieu, qui eus aussi la main gauche transpercée à cause de mes péchés, et le côté percé par la lance, le côté d’où jaillirent le sang et l’eau pour la rédemption et le salut de nos âmes ;

Par les prières de la Mère de Dieu, éclaire-moi.

Tourné ensuite vers l’icône de la Mère de Dieu, dis :

Toi-même, un glaive te transperça 1e cœur, afin que dans bien des cœurs, dans toute l’humanité s’ouvre la source des larmes de repentir et de reconnaissance.

Paul Florensky, Le Sel de la terre,
trad. Françoise Lhoest, L’Âge d’homme, 2002.


RÉFLEXIONS SUR LA MORT

DU PÈRE ALEXIS METCHEV

par le père Paul Florensky

Le père Alexis Metchev (1860-1922) était, au début du XXe siècle, un spirituel discrètement célèbre en Russie. Prêtre marié, il était responsable d’une petite paroisse à Moscou. Il réunissait autour de lui une communauté spirituelle, qui servit d’exemple de témoignage chrétien dans les premières années de la tourmente révolutionnaire et de la persécution communiste en Russie. Parmi ceux qui ont bénéficié des conseils du père Alexis figuraient le philosophe chrétien Nicolas Berdiaev, qui a renouvelé ses liens avec l’Église orthodoxe grâce au père Alexis. L’Église orthodoxe russe a canonisé le père Alexis en l’an 2000 – un des rares saints de l’époque communiste qui ne fut pas martyr. Le fils de saint Alexis, Serge, fut lui aussi prêtre et périt en 1941 dans les camps de concentration.

Après la mort du père Alexis, on trouva à son chevet une oraison funèbre qu’il aurait rédigée lui-même. Fait déjà étonnant, mais plus étonnant encore est que cette oraison se présente comme une louange sereine et détachée du " père A. " - c’est-à-dire de lui-même. L’oraison contient aussi une belle méditation sur l’amour dans la vie du chrétien. Certains pensent qu’une autre personne aurait écrit cette oraison, d’autres sont perplexes voire même choqués de constater qu’un spirituel s’est permis de se louer lui-même. Manifestation d’orgueil caché ? Face à cette énigme, le père Paul Florensky a rédigé une méditation profonde sur le sens de la mort, celle du père Alexis en particulier, sur " deux mystères ", " celui de la vie spirituelle et de la fin spirituelle " : " Or, comme toujours, quand il s’agit de mystères, ils sont ouverts autant que fermés ; inaccessibles aux uns, ils le sont de manière à éviter le regard de ceux qui ne comprendraient de toute façon pas le révélé. "

Les extraits des réflexions du père Paul Florensky que nous présentons ici traitent du sens spirituel de l’oraison funèbre du père Alexis et de l’expression " voir la mort ".

IV

L’oraison du père Alexis frappe par son objectivité, dans le ton comme dans les détails. L’auteur y parle non de lui-même, mais de sa personne, vue de l’extérieur. Il n’est certes pas rare que des auteurs écrivent d’eux-mêmes à la troisième personne, mais que cette personne soit la troisième ou la trois centième, elle n’en reste pas moins un " Moi " maquillé ; entre celui-ci et l’auteur, les innombrables nerfs et vaisseaux des passions restent tendus et fort vivaces. Qui ne se croit capable de penser à soi-même, de parler de soi-même objectivement, sans se douter que cette image prétendument objective sert de paravent au soi le plus subjectif ? Le plus difficile du monde, c’est de penser à soi et de parler de soi avec objectivité ; cela est plus difficile que de mourir, parce que pour atteindre l’objectivité il faut d’abord mourir, et ne parler qu’ensuite.

Si le père Alexis avait usé des accents de la pénitence, s’il s’était lamenté sur tous les péchés du défunt, dûment catalogués, s’il avait fait preuve d’humilité, acceptant d’avance tous les reproches, en ne trouvant chez lui-même ni foi ni espérance ni charité, si son homélie avait exhorté les assistants à fouler aux pieds cette dépouille indigne, alors d’aucuns y auraient vu une objectivité authentique et ils auraient hautement apprécié ces paroles en encensant l’humble prêtre et en le couvrant de louanges. En fait, ils n’auraient manifesté par une telle attitude que leur propre subjectivité : n’ayant pas les moyens de vanter leurs mérites avec quelque vraisemblance, la plupart des gens se hâtent de s’abaisser outre mesure, mais en exigeant que tout un chacun en fasse autant, avec le secret espoir qu’une fois que le noircissement aura été universel et que plusieurs seront demeurés notoirement blancs, il resterait aux gris et aux noirâtres l’éventuelle consolation de se déclarer, par allusion, des blancs noircis selon la mode spirituelle.

Des saints ont eu une conscience particulièrement aiguë du mal et du péché répandus dans le monde. Au for interne, ils ne se séparaient pas de cette infirmité. Avec une peine profonde, ils portaient en eux un sentiment de responsabilité pour l’état de péché général, qu’ils faisaient leur, car ils y étaient contraints par l’organisation particulière de leur esprit. Mais des gens qui n’étaient pas saints se sont dits que même les larmes versées par Marie l’Égyptienne dans sa pénitence pouvaient être arrangées en une mode spirituelle et propre à flatter leur vanité : si moi-même et Marie l’Égyptienne, nous battons notre coulpe pour tant de péchés, alors vous autres, qui m’entourez, ne me jugez pas trop mal, je ne vaux peut-être pas moins que Marie l’Égyptienne. Les saints se sont accusés de tous les péchés, tel est le terme premier du syllogisme. On y ajoute le second : moi aussi, je m’accuse tous les péchés ; le second étant aussi faux que le premier, car les saints s’en repentaient sincèrement, tandis que moi, j’ai de moi-même une opinion toute différente de celle que j’exprime. Enfin, ces deux termes mensongers d’un syllogisme fallacieux conduisent à la conclusion désirée : par conséquent, moi aussi... D’ailleurs, cette conclusion n’est pas formulée, on laisse le soin d’y aboutir à celui qui ne voudrait pas être taxé d’orgueil. Au repentir le plus sincère de ceux qui ne sont pas des spirituels se mêle le poison qui consiste à se féliciter de son repentir.

Or, il faut effectivement mourir et trancher tous les fils qui vous rattachent avec satisfaction au moi pour avoir la vertu de jeter sur sa personne un regard détaché et en parler vraiment comme de " lui ". La plus haute mesure de cette faculté se manifeste quand on la loue véridiquement et apprécie justement tout le bien, sans vanité ni passion. Celui qui n’est pas mort ne s’élèvera jamais à cette hauteur. 

V

L’objectivité qui a permis au père Alexis de parler de lui-même avec ce détachement complet nous conduit nécessairement à penser que l’auteur avait déjà atteint l’autre bord. Nous ne savons pas comment cela est possible, mais nous pouvons affirmer qu’il en est parfois ainsi. Quand on dit d’un spirituel qu’il est mort au monde, on l’entend habituellement d’une manière imprécise. C’est une façon vague et approximative pour exprimer qu’un tel homme n’était guère attaché aux vanités de l’existence. L’on tend généralement à interpréter de telles expressions dans le sens de tout effort moral appliqué à soi-même pour maîtriser quelque passion, sans comprendre que les passions sourdent du cœur profond de l’aséité et que leur absence apparente ne signifie pas encore qu’elles aient été déracinées.

Tant que la racine, le moi peccamineux, vit encore, et toutes les pousses des passions peuvent toujours monter du fond du subconscient ; il n’y a pas de passion contre laquelle pourrait se croire garanti celui qui n’aurait pas éteint en lui-même cette ardeur mauvaise de l’aséité, quand bien même il n’en sentirait pas le moindre indice au moment donné. Mourir au monde, cela veut dire supprimer radicalement le tourbillon intérieur dont le branle fait que nous rapportons à nous-mêmes tous les phénomènes du monde, que nous les apprécions à partir de ce centre de perspective, et non pas objectivement, c’est-à-dire par rapport au vrai centre de l’être, et que nous ne les voyons pas en Dieu. Dans notre perception, nous gauchissons toujours l’ordre de la création et nous forçons l’être, en faisant de nous-mêmes le foyer artificiel de l’univers, sans considérer la relation véritable de tous les phénomènes au centre. Bien plus : même ce fondement absolu du monde, nous l’appuyons sur nous-mêmes, comme un satellite et une circonstance ancillaire de notre moi. Que l’on appelle cette façon d’agir en termes d’école " unité synthétique de l’aperception transcendantale ", ou en langage clair : infirmité radicale et pécheresse de notre être, on ne change rien à l’affaire.

Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut voir Dieu : alors seulement l’on est à même d’apercevoir en lui tout l’être, y compris soi-même; alors seulement notre contemplation du monde peut être objective. Toutefois, " nul ne peut voir Dieu et ne pas mourir ". Pour le voir, il est indispensable de s’arracher à son aséité ; car, avant que de le faire, nous ne verrons que des images tordues, relatives à cette aséité. Par conséquent, en Dieu même, nous ne saurons pas voir Dieu, nous ne verrons que les différentes idoles de nos passions. Voir Dieu, c’est transporter son moi hors du vieil Adam, hors de l’organisme de son aséité, dans la vérité absolue. Néanmoins, il ne s’agit pas d’entendre un tel transfert d’une manière abstraite, avec une sécurité confortable. I1 ne s’agit nullement d’une intuition intellectuelle ni d’autres actes mentaux et états psychologiques, qui n’engagent à rien et qui ne demandent aucun sacrifice. Il s’agit non pas de sacrifier une petite partie de soi-même, mais de se sacrifier entièrement ; et cela, dans les racines les plus intimes de soi il faut faire le sacrifice sanglant de son aséité.

Il n’est certes pas difficile de parler et d’écrire de ce sacrifice, pas plus qu’il ne l’est pas de parler et d’écrire de la mort d’autrui. En fait, dans la réalité existentielle, il s’agit d’une mort, et non pas d’une mort superficielle et physiologique, souvent peu consciente ; il s’agit d’une perte de toute l’aséité et entièrement consciente ; l’aséité doit être anéantie dans ses fondements mêmes. Celle-ci s’y oppose de toute sa force, car elle est saisie d’une horreur et d’une angoisse beaucoup plus épouvantables que celles que nous appelons mortelles. Il arrive qu’un homme mette fin à ses jours par effet de l’horreur qu’il éprouve devant la honte à laquelle il va s’exposer ou de l’échec qu’il a subi dans telle de ses passions et, qu’à raisonner abstraitement, il n’approuve pas. Cela veut dire que l’esprit de conservation de l’aséité est si fort qu’il surmonte même la terreur paralysante de l’instinct vital. Il en est ainsi quand l’aséité est affectée superficiellement dans l’une de ses manifestations.

Que devrons-nous penser de sa résistance quand il s’agit non plus d’une de ses manifestations, mais d’elle-même dans son être central ? Certes, pour elle, cette lutte est beaucoup plus acharnée que celle pour la vie seulement physique ; et la victoire sur elle est une mort plus profonde que seulement la physique. Lorsque l’apôtre Paul nous dit qu’il est mort au monde, ce n’est pas rien qu’une métaphore au sens d’une atténuation inévitable de ses paroles ; c’est le contraire d’une hyperbole. Car il convient d’augmenter indiciblement 1’énergie de ses paroles. Il faudrait crier celles-ci et non pas les dire, pour qu’elles touchassent suffisamment notre conscience.

Mourir au monde est un grand mystère, que nous autres, qui ne sommes pas morts, ne saurions comprendre, mais nous devons assurément nous rappeler qu’il existe. Il est possible de demeurer parmi les hommes et d’accomplir avec eux les œuvres de la vie tout en étant mort au monde ; diriger l’activité de son corps tout en se trouvant en dehors de celui-ci et dans le monde supérieur. Jean Climaque, l’abbé Barsanuphe et d’autres ont témoigné qu’il y a des hommes qui sont morts et déjà ressuscités avant la résurrection générale. Ce sont ceux qui ont atteint le détachement complet, à savoir non pas certes l’indifférence stoïque ni l’insensibilité sceptique, mais le dépouillement des passions. Ce témoignage qu’ils nous apportent révèle le mystère d’une organisation humaine tout à fait spéciale. On ne saurait le ramener à une caractéristique morale : il s’agit d’ontologie. 

VI

" Celui qui croit en moi ne verra point la mort dans les siècles " [Jn 8, 51]. L’on ne tient généralement pas compte de cette promesse du Sauveur, soit que l’on y passe outre, soit qu’on la dilue dans la doctrine de l’immortalité de l’âme ; encore que la foi au Sauveur ne soit pas du tout une condition de celle-ci.

S’il est dit que " le croyant ne verra pas la mort ", cela signifie d’abord que l’on peut la voir ; ensuite, que c’est exactement ce qui arrive aux incroyants. Le sens général de cette notion : " voir la mort ", est certes clair : il s’agit d’une expérience particulière au cours de laquelle celui qui quitte cette vie a conscience de son départ, expérience nettement différente de toutes celles que nous connaissons d’ordinaire. Mais pourquoi est-il dit : " ne verra pas ", et non pas " ne sentira pas " ou " n’en aura pas conscience " ? Le terme même de voir appliqué à la mort porte un caractère plus concret qu’il n’en faudrait pour indiquer en général le sentiment intime du mourant ; " ressentira sa mort " aura un ton fort subjectif par opposition à l’image de la mort en tant qu’objet, en tant que quelque chose que nous voyons en dehors de nous-mêmes. En d’autres termes, la mort est représentée ici non pas comme un état de notre organisme, mais comme un certain être qui provoque un tel état. L’Apocalypse révèle avec la plus grande netteté cette notion de la mort : le dernier événement de l’histoire du péché humain, c’est d’être " jeté à la mort dans le lac de souffre " [Cf. Ap 20, 10. La citation n’est pas juste, comme le note le traducteur.]

D’autre part, notre attention ne peut manquer d’être retenue par une image constante de toutes les religions, des païennes, de l’hindouisme, de l’Islam et du christianisme : l’ange de la mort ou le génie de la mort, un être d’essence spirituelle, qui coupe le fil de la vie et qui reçoit l’âme qui naît à un autre monde. Il est remarquable que cette figure soit nécessairement accompagnée d’un instrument tranchant : quel qu’il soit, il coupe le cordon ombilical qui retient l’âme au corps. Faux, couteau, glaive, faucille, ciseaux, etc.... ces outils de la mort peuvent être différents, leur usage est partout et toujours le même. L’image mythologique n’est pas ni ne pourrait jamais être le signe exprès de notions abstraites ou de sentiments. Quelles que soient nos interprétations du processus psychologique qui la suscite, il est indéniable que l’image est là devant nous, elle est plastique, elle est une vision, et non pas rien qu’une idée. Bien qu’elle nous soit intérieurement relative, l’image a un caractère d’objet. De même, l’on ne saurait interpréter l’ange de la mort comme une transposition verbale de l’idée de la mort et du sentiment de celle-ci. Le mourant le voit effectivement, et le plus souvent, avec terreur et angoisse.

Il est assez rare que les mourants parlent de leur vision, non point parce qu’ils ne le pourraient pas, mais parce qu’il s’agit d’un mystère. L’on ne peut communiquer aux vivants ce qui concerne ce visiteur de l’autre monde. Habituellement, lorsque avec le plus grand effroi, le mourant ne peut plus dissimuler ses sentiments et que son regard, dirigé dans une certaine direction, ses exclamations hachées et son geste involontaire de défense trahissent devant les assistants qu’il est en train d’éprouver quelque chose d’extraordinaire, il ne répond pas à leurs questions ou bien il s’efforce de tromper leur vigilance par des paroles vagues. Ce que le mourant subit, le langage des mystères l’appelait arnit ou apport. Cette chose indicible, " ce dont il ne convient pas à l’homme de parler " [cf. 2 Co 12, 4], est non pas ce qu’il est " impossible de dire ", mais ce qu’il " ne faut pas dire " ; peut-être parce que toute parole à ce sujet serait " mensongère ", selon Tioutchev, que ce serait cela, et pourtant pas du tout cela. Lors de visions semblables, l’on éprouve le sentiment puissant du prohibé : si l’on parlait, il se produirait quelque chose d’immensément terrible ; et lorsque, dans une conversation, l’on est amené à se rappeler la vision et que l’on est tout près d’en parler, un obstacle se présente subitement et l’on brise son élan avec épouvante, comme devant un abîme. C’est un tel sentiment, mais incomparablement plus fort, qui scelle les lèvres du mourant.

Néanmoins, la mort n’est pas toujours mécaniquement prédéterminée par l’état physiologique. Elle est parfois l’issue d’un " combat acharné " entre différentes forces pour la vie et la mort. Il arrive que la fin, déjà proche ou même, en un certain sens, déjà " arrivée ", soit remise à plus tard, suspendue pendant un certain délai. Alors l’Ange de la Mort se rapproche, prêt à accomplir son œuvre, et il n’attend que la conclusion ultime du combat. Il arrive aussi qu’il se tienne longtemps auprès du mourant, parce que le combat, mené jusqu’à la responsabilité extrême, est prolongé. Que l’échéance soit à long ou à court terme, les forces de la vie l’emportent et " le messager de mort " doit s’écarter ou s’éloigner, sans accomplir sa besogne. S’étant rétabli ou ayant une rémission, le malade oublie le plus souvent sa vision : cette ombre de l’oubli est un procédé instinctif de son organisme pour l’obliger à passer sous silence ce qu’il a vu. Dans certains cas, pourtant, le souvenir reste, surtout tant que l’organisme n’a pas repris des forces ; alors, au cours d’une confession ou simplement d’un entretien amical et confiant, l’on reçoit l’aveu au sujet du " messager ". Le plus souvent, on l’appelle " la Mort " ou l’on emploie quelque diminutif (smertduchka). Les descriptions en sont différentes, mais la réalité est toujours la même ; ce héraut ressemble à la figure de la " Danse macabre " et autres images. C’est un squelette, plus ou moins recouvert d’une peau maigre, enveloppé dans un linceul, portant parfois cuirasse, à pied ou à cheval, comme chez Dürer, et toujours armé, bien que diversement. Il me parait absolument indubitable que toutes les représentations de l’art, ancien et moderne, ces danses macabres, ces triomphes de la mort ou de la guerre, etc., etc., découlent directement de telles visions, c’est-à-dire non seulement de récits, mais encore d’une expérience directe, encore peut-être que confuse, de l’artiste. […] 

VII

Ainsi, la continuité de la vie est-elle traversée par la vision de la mort. Or, celui qui croit en Christ, selon sa promesse, ne mourra pas et ne verra pas la mort dans les siècles. Il faut le comprendre à la lettre. La mort ne se présentera pas au moment de son décès. En général, elle ne vient pas sans but : par conséquent, si elle n’apparaît pas, c’est que sa présence est inutile; dans ce cas, l’âme n’a pas besoin d’être prise et recouverte du linceul. Cela ne peut signifier qu’une seule chose: qu’elle est née à l’autre vie : encore incarnée, elle respire l’air de l’autre monde. Cette âme n’a plus ce cordon ombilical qui la rattache au monde d’ici-bas et dont la rupture provoque chez l’homme la plus grande angoisse et une lutte instinctive de tout son être. Donc, quittant cette vie pour l’autre, elle n’éprouve pas de saut qualitatif dans son sort. N’ayant pas encore abandonné le corps, elle aperçoit déjà, quoique par une fenêtre, l’autre monde où elle peut se rendre et voler. Un air la ventile, qui a déjà été son souffle. […]

VIII

La mort, qu’elle soit joie ou douleur, n’est pourtant pas le seul moyen de décéder. Outre le " saut " dans l’autre vie, l’on peut concevoir un passage sans heurt, et il existe comme lorsque l’on s’approche d’un lieu que l’on connaîtrait de longue date. Il s’agit alors d’une rapide " entrée dans la cité " que le voyageur voyait depuis longtemps du haut de la côte, sur le chemin de sa vie, et dans laquelle il avait déjà transporté ses pensées et ses sentiments ; il y apercevait de loin ses proches qui y avaient leur demeure et il avait communiqué avec eux quand ils lui avaient rendu visite. Bien qu’il se fût trouvé hors les murs de la cité, il avait participé activement à la vie de celle-ci. Mais le voilà tout près des portes, on l’accueille; et ceux qui sont sortis à sa rencontre lui sont non pas des étrangers dont la vie intérieure lui serait incompréhensible, mais des hommes pareils à lui-même.

Les anciens disaient des mystères d’Éleusis que leur sens consistait à enseigner la géographie de l’autre monde, afin qu’en y parvenant, l’âme ne s’y égarât pas, mais y entrât comme dans des lieux familiers. Il convient d’approfondir et de renforcer cette idée. L’éducation spirituelle n’a pas pour but de fournir la carte de l’autre monde, elle doit renforcer les relations vivantes avec celui-ci. L’homme atteint par la mort, après sa chute, ne peut manquer de se sentir éperdu, égaré. S’il a de bonnes données, il trouvera en lui-même des indications, encore qu’à moitié conscientes, auxquelles il pourra rapporter la vie nouvelle qu’il contemple et, tôt ou tard, il y entrera. Mais si de telles prémisses spirituelles ne sont pas formées en lui, pire encore s’il a détruit en lui-même les capacités naturelles qu’il a reçues de naissance, il ne saura pas établir de relations entre lui-même et ce qui l’entoure ; non seulement, il ne le saura pas, mais il ne le voudra pas, en restant étranger à cette vie, en s’enfermant par rapport à elle dans des rêves subjectifs qui lui sont devenus une deuxième nature. Entouré du monde spirituel, il n’en aura pas conscience et, par conséquent, il restera en dehors, extérieur à celui-ci.

Mais le voyageur, qui dès ici est entré dans l’autre vie n’éprouvera pas la confusion la plus passagère dans sa conscience; au contraire, lors de son décès, il se sentira en pleine clarté et en pleine certitude, tel un géographe dans un pays qu’il aurait estimé par un lointain paysage et par les plantes et les animaux qu’il aurait été amené à en observer. Au plus, il s’endormira pour se réveiller dans l’autre royaume. Il s’agit là non pas de l’évanouissement profond de ceux qui sont peu spirituels, mais de la frontière naturelle et psychologique qui sépare les deux mondes. Il se réveillera comme quelqu’un qui, pendant la nuit, est arrivé dans un pays connu ; il ne s’en étonnera pas, il sera dans la joie.

N’est-il pas juste de dire de lui qu’il n’a pas vu la mort ? Depuis longtemps, les attaches humides, putrescibles et inertes qui le retenaient à la vie sont tombées en poussière. La mort n’a plus rien à trancher en lui. Il n’est pas mort, il s’est endormi. Le langage a depuis longtemps distingué ces deux formes de décès : la mort et la dormition, comme deux choses profondément distinctes, quand même elles paraîtraient semblables à l’observation superficielle et physiologique. De l’extérieur, elles peuvent être difficilement discernables, c’est-à-dire pour celui qui assiste et qui n’est pas lui-même en train de mourir ; mais de l’intérieur, pour la conscience de celui qui est très profondément intéressé à ce qui se passe, ce sont deux processus foncièrement différents. Ceux qui sont morts durant leur vie et qui ont déjà connu la naissance mystérieuse ne voient pas la mort et ne meurent pas.

IX

Quand ils approchent de leur décès, même des hommes peu spirituels commencent à vivre avec d’autres capacités que celles qui sont propres au psychisme ordinaire. En cette extrémité, la plupart acquièrent une " double " vue. Ils reçoivent la visite de leurs proches, de leurs amis, de leurs protecteurs, parfois d’anges, de saints, de la Mère de Dieu, quelquefois du Christ lui-même. Ils voient l’avenir comme déjà du présent, ce qui est éloigné comme ce qui est proche. Il y a des cas où ils voient leur propre cercueil et s’y voient placé ; ils assistent à leurs funérailles, ils regardent la foule rassemblée. La majorité des mourants expriment l’intention de partir pour leur patrie, de rentrer chez eux, chez leurs parents, etc. Un tel dépassement du temps et de l’espace est la règle, et non l’exception. On l’observe chez les gens les plus ordinaires. Faut-il s’étonner que des personnes d’une spiritualité plus haute, accoutumées dès leur vie à surmonter l’expérience sensible, se trouvent au moment de cette crise plus avancées sur le chemin de la vie que les gens ordinaires, et qu’elles fassent preuve d’une vision plus lointaine de l’avenir, de ce qui est inaccessible à des yeux non spirituels, et d’une vision plus claire, plus précise et plus stable ? Serions-nous surpris que de tels phénomènes eussent marqué la fin du père Alexis ? Il aurait été surprenant et invraisemblable qu’ils ne se fussent pas produits. En tout cas, c’est le sentiment de ceux qui eurent l’occasion de le connaître.

Dans notre manuscrit, celui qui le signa de l’initiale A. décrit le père A. étendu dans son cercueil. Il s’agit là non pas d’une idée générale de sa mort, mais d’une image tout à fait concrète dont chaque trait est animé par une contemplation directe. Il y a trois moyens de dépeindre un tel tableau : soit à partir d’impressions extérieures, mais il ne pouvait y en avoir dans le cas présent ; soit comme une fantaisie artistique, mais il serait tout uniment invraisemblable d’imaginer un starets, aussi modeste et dont la vie fut si pleine d’abnégation, en train d’essayer, à l’article de la mort, de se figurer de quoi il aurait l’air après celle-ci ; enfin, l’on peut interpréter ce tableau comme la vision très nette d’un spirituel, vision dont la force l’avait obligé de la consigner par écrit malgré sa faiblesse physique. Dans ce cas, la seule source à considérer est bien une vision qui s’est présentée au regard intérieur du père Alexis et qui l’a poussé à rédiger son texte en dehors de toute intention ou considération, et peut-être même en dépit des habitudes de son caractère, si tant est que celles-ci eussent encore pu agir à ce moment-là. Au cours de cette vision, comme sans doute durant tout le dernier temps de sa présence sur terre, le père Alexis avait transporté son moi dans l’autre inonde, au point qu’il ne pouvait plus penser au " vieillard " étendu sur le lit de mort comme à son moi ou comme à quelque chose qui y fût lié.

Le spirituel est capable de pensée objective. Il considère aussi son existence terrestre objectivement, non par convenance spirituelle, mais selon la vérité simple. Ce n’est pas sans raison que la pratique spirituelle interdit en général l’usage du pronom de la première personne. D’ailleurs, les règles de la civilité ne nous encouragent pas à en abuser. À un plus haut niveau d’objectivité, la pensée de son propre être terrestre devient tellement impartiale et prend un tel détachement qu’elle s’accompagne de condescendance, de pitié. Ainsi, saint Séraphim de Sarov et d’autres ascètes disent qu’il ne faut s’irriter contre personne, ni même contre ses propres défauts, et qu’il convient d’être patient à leur égard. Ils recommandent aussi de se soucier, dans une mesure convenable, de l’infirmité de sa chair. En général, le spirituel a pour sa pensée un point d’appui en dehors de lui-même ; aussi est-il capable de parler de soi comme d’un autre.

À un niveau encore plus élevé d’objectivité apparaît la possibilité même de se louer d’une manière désintéressée, de noter objectivement les qualités de sa personne, mais avec sérénité et sans aucun sentiment de possession. Il n’est pas difficile d’atteindre un degré d’objectivité qui permette d’indiquer l’importance de son poids ou de sa taille, sa force physique, puis la régularité de ses traits et la bonne proportion de son corps. Tout cela est noté avec la même impartialité que celle avec laquelle serait noté le contraire, à savoir en tant qu’un certain événement dans le monde, événement positif, mais qui ne constitue pas un mérite propre à celui qui en fait l’objet.

Dans le même domaine, l’on peut indiquer une bonne mémoire, l’aptitude au calcul, la capacité de résoudre des problèmes compliqués. Plus loin, il y aura l’intelligence, le goût, la pénétration; puis, les qualités morales, par exemple l’honnêteté (il serait assez difficile de s’imaginer que quelqu’un s’enorgueillît d’être honnête, de faire son devoir), la bonté, etc., etc. À mesure de son élévation, l’idée de soi-même devient de plus en plus objective et, sans indifférence ni froideur, pourtant sans vanité ni amour propre, l’homme apprend à attribuer tout cela à lui, non pas à moi.

Encore un pas, et l’homme se voit, se voit et non pas se pense, du dehors. Alors, sans fausse modestie, il peut louer ce qui mérite de l’être et s’émouvoir de ce qui peut donner lieu à componction. Il parle alors non pas de lui-même, mais d’un certain N. N. ; que cet N. N. coïncide avec sa propre personne n’est qu’une circonstance particulière qui n’attire pas son attention. L’important, ce n’est pas qu’à travers cet N. N. ce soit moi qui parle ou qui ait parlé, c’est que ce qui en est dit représente la vérité ; le fait d’existence de cet N. N. est instructif et il est une joie pour le monde.

Alors pourquoi, au moment de le quitter, le père Alexis n’aurait-il pas dû noter ce fait ? Pourquoi ne pas l’expliquer ? Pourquoi ne pas raconter au monde sa vision ? Par fausse modestie ? Cette dernière question contient déjà la réponse : la fausse modestie, comme tout ce qui est faux, doit être éliminée. […]

Contacts, Vol. 18, No 56, 1966.
Trad. Constantin Andronikof.


VISAGE, MASQUE, ICÔNE

par le père Paul Florensky

§ 26. L’antipode du visage d’icône (lik), c’est le masque (liéina).

Le sens premier de ce mot masque est larve, qui permet de désigner quelque chose de semblable au visage, qui lui ressemble, qui se fait passer pour lui et qui est reconnu pour tel, mais vide à l’intérieur, aussi bien au sens physique, matériel, qu’au sens métaphysique, de substantialité. Le visage est la manifestation d’une certaine réalité, et est considéré par nous justement comme un intermédiaire entre le cognitif et le connu, qui dévoile à nos regards et à notre contemplation l’essence du connu. Sans cette fonction de dévoilement de la réalité extérieure, le visage perdrait son sens. Mais son sens devient négatif quant au lieu de nous découvrir l’image de Dieu, non seulement il ne donne rien de tel, mais il nous trompe en désignant fallacieusement l’inexistant. C’est alors un masque. Et en utilisant ce mot, nous ferons complètement abstraction de la fonction ancienne, sacrale, des masques, et du sens correspondant du mot : larva, persona, prosôpon, etc..., car alors les masques ne seraient plus des masques au sens où nous l’entendons, mais seraient une sorte d’icônes. Or quand le sacré s’est disloqué, éventé, et que cet accessoire sacré du culte a été affecté à des fonctions laïques, c’est alors, à partir de ce blasphème vis-à-vis de la religion antique, qu’est né le masque au sens où nous l’entendons actuellement, c’est-à-dire l’expression mensongère de ce qui n’existe pas en réalité, une supercherie mystique, qui même dans le contexte le plus frivole, a un arrière-goût d’horreur.

27. Il est typique que le mot larva ait pris dès l’époque romaine un sens de cadavre astral, de " vide " : inanis : de cliché vide de substance qui reste d’un mort, c’est-à-dire une force sombre, impersonnelle, vampirique, qui cherche à se sustenter d’un apport de sang neuf et le visage d’une personne vivante que ce masque astral pourrait revêtir par succion et le faire passer pour sa propre substance. Il est remarquable que même terminologiquement, leur trait fondamental s’exprime tout à fait uniformément dans les doctrines les plus diverses : à savoir la fausse réalité de ces restes astraux. En particulier dans la Kabbale (16) ils s’appellent klipot : " pelure ", et en théosophie : " coquilles " (17).

Il faut noter aussi que cette vacuité des coquilles, ce vide de la réalité mensongère, a toujours été considéré dans la sagesse populaire comme un trait de l’impur et du mal. Voilà pourquoi dans les légendes allemandes comme dans les contes russes, la force impure est vide à l’intérieur, en forme d’auge ou de trou, invertébrée : dépourvue de colonne vertébrale, fondement de la solidité du corps, ce qui en fait des pseudo-corps et donc des pseudo-êtres. Au contraire le dieu du commencement, de la réalité et du bonheur, le dieu Osiris, est représenté en Égypte par le symbole du djed (18), sur laquelle on peut voir ce qui porte l’accent principal : la colonne vertébrale, stylisée, d’Osiris.

Le mauvais et l’impur sont privés de colonne vertébrale, c’est-à-dire de substantialité, tandis que le bon est réel et sa colonne vertébrale est la base même de son existence. Et pour que cette interprétation ne semble pas arbitraire, rappelons-nous Ernst Mach : il nie le noyau réel de la personnalité, sa substance : or celle-ci existe dans la conscience de l’humanité et le chercheur honnête doit donc d’une manière ou d’une autre trouver le fondement psychologique de cette idée. Mach la trouve justement dans la partie du corps humain qui est inaccessible à l’expérience extérieure de lui-même : cette partie transcendante à la vue n’est rien d’autre, suppose-t-il, que le dos et plus précisément l’épine dorsale. Comme nous le voyons, le positivisme honnête a mené cet archi-positiviste au point de départ de la psychologie allemande, aux merveilleuses narrations de Caesarius von Heisterbach (19).

§ 28. Le mauvais et l’impur en général sont privés de réalité authentique, parce que seul ce qui est noble et qui inspire le bien est authentique. Si la pensée médiévale appelait le diable le " singe de Dieu " (20) et que le tentateur avait séduit les premiers hommes en leur promettant d’" être comme des dieux " (21), non pas des dieux en substance, mais par une simple et mensongère apparence, alors on peut parler du péché en général comme d’un singe, d’un masque, d’une apparence de réalité, privée de sa force et de son essence. L’essence de l’homme, c’est l’image de Dieu, et c’est pourquoi le péché, en pénétrant sous la " tente " (comme dit l’Apôtre (22)) de la personnalité, non seulement ne sert pas la cause de l’épanouissement de l’essence de la personnalité, mais au contraire il l’obture. La manifestation de la personnalité se détache de son noyau propre et en se détachant devient une coquille. Le phénomène [javlenie], cette lumière qui intègre l’objet perçu au sujet percevant, devient alors ténèbres en séparant et en isolant la connaissance du sujet connaissant, y compris de soi-même comme sujet connaissant : le phénomène [javlenie] au sens habituel, platonicien, ecclésial, au sens d’une réalité qui se manifeste [vyjavlenie] ou se dévoile, est devenue un " phénomène " kantien, positiviste, illusionniste. Ce serait une grave erreur de dire que le phénomène kantien (23) n’existe pas et que ce terme n’a pas de sens. Ce serait une erreur plus grave encore de nier l’existence du phénomène platonicien et le sens du terme correspondant. Mais chacun désigne des phases spirituelles différentes de l’être : le platonisme, en particulier la conception ecclésiale du monde, désigne ce qui est noble et saint, tandis que le terme au sens kantien désigne ce qui est mauvais et pécheur. Pourtant ces deux courants de pensée ont leur propre objet d’investigation.

§ 29. Le péché qui sépare le phénomène de l’être apporte ce faisant au visage d’icône (lik) qui est la pure révélation de l’image de Dieu, des traits extérieurs et étrangers à ce principe spirituel, et obscurcit par là-même la lumière de Dieu. Le visage (lico), c’est la lumière mêlée aux ténèbres, c’est le corps envahi par endroits d’abcès qui mutilent ses formes magnifiques. À mesure que le péché s’empare de la personnalité, et que le visage cesse d’être la fenêtre par où brille la lumière divine, qu’il montre plus nettement les taches de saleté sur ses propres vitres, le visage se détache de la personnalité, se détache de son principe créateur, perd l’élément vivifiant et se fige en un masque (licina) envahi par les passions. Dostoïevski a bien noté le masque de Stavroguine (24) : ce masque de pierre qui lui tient lieu de visage est l’un des stades de cette désintégration de la personnalité. Et lorsque le visage est devenu un masque, en langage kantien nous ne pouvons plus rien savoir du noumène et en langage positiviste rien ne nous permet d’affirmer son existence. Puisque selon l’Apôtre " la conscience est marquée au fer rouge " (25) et que rien, pas un seul rayon de l’image de Dieu ne parvient jusqu’à la surface, de ce qui apparaît de la personnalité nous ne savons pas si le jugement de Dieu n’a pas déjà eu lieu et si l’image de Dieu n’a pas été retranchée par Celui qui avait confié le gage de la ressemblance de Dieu.

Peut-être que non, peut-être un talent (26) est-il encore enfoui sous une épaisse couche de cendre sombre. Peut-être que oui, que cette personne a depuis longtemps pris l’aspect de ceux qui n’ont pas d’épine dorsale. Tandis qu’une grande élévation spirituelle fait resplendir comme un visage d’icône porteur de lumière, chassant toute ténèbre, chassant tout ce qui n’est pas arrivé à la plénitude de l’expression ou à la ciselure parfaite. Alors le visage devient le portrait artistique de lui-même, le portrait idéal travaillé à partir d’un matériau vivant, le plus élevé des arts, l’" art entre les arts ". Cet art, c’est l’ascèse, et l’ascète témoigne non seulement en paroles, mais par sa personne en même temps que par ses propres mots. Ce n’est pas par une argumentation abstraite qu’il témoigne de la vérité, et qu’il prouve la vérité : la vérité de la réalité authentique. Ce témoignage est inscrit dans le visage du saint. " Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes, pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux " (Mt 5, 6). " Vos bonnes œuvres ", ce ne sont pas les " bonnes œuvres " au sens français du terme, ce ne sont ni philanthropie, ni tolstoïsme, ni moralisme, mais hèmôn ta kala erga, c’est-à-dire les œuvres magnifiques, lumineuses, les manifestations harmonieuses de votre personnalité spirituelle, et avant tout un visage lumineux dont la beauté fait resplendir au-dehors la " lumière intérieure " de l’homme : alors les hommes frappés par cette lumière glorifieront leur Père qui est dans les Cieux et dont l’image sur terre est aussi lumineuse.

C’est ainsi qu’a resplendi le premier témoin du Christ, le premier martyr [le diacre Etienne] : " Or tous ceux qui étaient rassemblés là (au Sanhédrin) avaient les yeux fixés sur lui et son visage leur apparut semblable à celui d’un ange " (Ac 6, 15). Depuis le premier des témoins jusqu’à celui que certains (on ne sait pourquoi) ont appelé " le dernier " (27), jusqu’à Séraphim le Très-Semblable à Dieu [prepodobnyj], saint Séraphim de Sarov, nous avons eu une multitude de témoignages de la lumière divine que portent les visages d’ascètes, qui brillent comme le disque du soleil : tous ceux qui ont approché ces porteurs de la vie bienheureuse ont vu de leurs propres yeux peut-être le commencement de cette transformation du visage en icône. Je ne pense pas qu’il faille insister sur l’idée de la transformation et de la transfiguration de tout homme dans l’Église, c’est-à-dire du corps de l’homme, parce que le noyau de l’être humain : l’image de Dieu n’a pas besoin d’être transfiguré, étant lui-même lumière et pureté, mais par contre il transforme lui-même, étant une forme créatrice, toute la personnalité empirique, tout l’homme, tout son corps. Voici une citation de la Parole de Dieu, qui (avec beaucoup d’autres) donne la direction de l’ascèse : " Je vous exhorte donc, frères, ...à offrir vos personnes en victime vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre. Et ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait. Au nom de la grâce qui m’a été donnée, je le dis à tous et à chacun : ne vous surestimez pas plus qu’il ne faut vous estimer, mais gardez de vous une sage estime, chacun selon le degré de foi que Dieu lui a départi " (Rm 12, 1-3).

§ 30. Ainsi l’Apôtre exhorte les chrétiens de Rome à offrir leurs corps en sacrifice à Dieu : l’offrande du corps en sacrifice est le culte spirituel [de la Parole, logikè latreia], c’est-à-dire le culte doué du don de la parole ou capable de témoigner de la vérité. Le chrétien parle par son corps. Ensuite l’Apôtre explique ce que signifie offrir son corps en sacrifice : bien sûr cela ne veut pas dire le martyre physique, la torture ou la mort (où ce sont les bourreaux qui offrent ces corps en sacrifice) et qu’il ne dépend pas du chrétien d’offrir son corps en sacrifice dans ce sens. Ce qui dépend du chrétien, l’Apôtre le dit : " Ne vous modelez pas sur le monde présent ", mè suschèmatisesthe tô aiôni toutô, c’est-à-dire : n’ayez pas de schéma commun avec le monde présent, pas de commune loi d’existence, propre à ce monde-ci dans son état présent : cela c’est l’interdiction. Mais la prescription, c’est : " transformez-vous " ou : " transfigurez-vous " allà metamorphousthè : changez votre manière d’être, la loi, la forme créatrice.

En quoi donc s’exprime le changement de la forme, de la structure spirituelle du corps, qui part du schéma de ce monde pour aboutir à un corps transfiguré ? L’Apôtre dit : " que le renouvellement du jugement vous transforme " et certains manuscrits précisent : " de VOTRE jugement ". On accède à la transformation du corps par le renouvellement de la faculté d’intelligence, qui est le centre de tout l’être. Le signe de ce renouvellement de l’intelligence, c’est la sensibilité à la volonté de Dieu. Autrement dit, offrir son corps en sacrifice, cela veut dire acquérir la sensibilité spirituelle pour connaître la volonté de Dieu, qui est bonne (agathon) et parfaite.

Mais une antithèse s’oppose à cette thèse sur la sainteté : car dans le désir de comprendre la volonté de Dieu, il est naturel de vouloir la comprendre par ses propres forces et substituer à une authentique rencontre avec le ciel des considérations abstraites. À chacun, Dieu a assigné un degré de foi, c’est-à-dire un degré de " manifestation des choses invisibles " (28). Et il ne peut y avoir de pensée saine que dans les limites de cette foi, alors qu’en sortir sera déjà la dénaturer. L’Apôtre exprime sa pensée dans les termes d’un aphorisme presque intraduisible : mè hyperfronein par o dei fronein âllà fronein eis to sôfronein (29) opposant au concept commun de fronein les concepts de hyperfronein et de sôfronein. Le premier de ces deux pôles signifie que le corps est dépendant du siècle présent, ce qui forme un masque. Le second marque une transformation, on peut ajouter " selon le siècle à venir " (30), et alors le visage d’icône commence à resplendir par-delà le corps.

§ 31. Le temple (l’église) est la voie qui élève de la terre aux cieux. Il en est ainsi dans le temps : la liturgie, c’est le mouvement intérieur, l’agencement du temple qui mène à la quatrième dimension : En-Haut. Il en est ainsi dans l’ordre spatial : l’organisation du temple qui mène des enveloppes périphériques au noyau central a la même signification. Ou plutôt une signification non analogue, mais littéralement, numériquement identique, mais considérée en fonction d’autres coordonnées. Le noyau spatial du temple est marqué par des enveloppes successives : la cour, les parvis, l’église proprement dite, le sanctuaire, la table sainte, l’antimension, la coupe, les Saints Mystères, le Christ, le Père. Le temple, comme on l’a expliqué précédemment, c’est l’Echelle de Jacob (31) qui élève du visible à l’invisible, mais tout le sanctuaire (toute la partie derrière l’iconostase) est déjà le lieu de l’invisible, une région coupée du monde, un espace qui n’est pas de ce monde. Tout le sanctuaire est le ciel, un lieu accessible à l’entendement : topos noèros et même topos noètos (32) avec l’" autel saint, céleste et invisible (33) ". Selon les diverses interprétations symboliques, le sanctuaire peut avoir des significations différentes, mais il reste toujours inaccessible, transcendant, même par rapport au temple. Si selon Syméon de Thessalonique (34), le temple signifie le Christ Dieu et Homme (explication christologique), l’autel signifie sa divinité invisible, sa nature divine, tandis que le temple signifie sa nature visible, humaine. Dans l’interprétation anthropologique, le sanctuaire signifie l’âme humaine, tandis que le temple signifie le corps. Dans l’interprétation théologique du temple, comme l’indique Syméon de Thessalonique, dans le sanctuaire il faut voir le mystère de la Trinité, inaccessible par essence, et dans le temple, la manifestation sur terre de son énergie participable. Enfin l’explication cosmologique chez le même Syméon de Thessalonique voit dans le sanctuaire le symbole du ciel et dans le temple le symbole de la terre. On voit donc que les multiples interprétations insistent sur le sens ontologique du sanctuaire comme symbole du monde invisible.

§ 32. Ce qui est invisible est de ce fait inaccessible au regard, à la perception sensorielle. Et le sanctuaire, comme un noumène, serait inaccessible aux regards sans la vision spirituelle (comme sont insaisissables les colonnes, les effluves et les rideaux d’encens), s’il n’était marqué par des jalons qui – étant accessibles à l’expérience sensorielle – signalent en quelque sorte le monde invisible. La séparation entre la nef et le sanctuaire est indispensable pour qu’il ne soit pas pour nous sans signification. Mais cette séparation n’est rendue possible que par les réalités de la double perception. Si ces perceptions n’étaient que spirituelles, elles seraient inaccessibles à notre imperfection et notre conscience ne percevrait presque rien. Si elles n’étaient que du monde visible, elles ne pourraient pas jalonner la frontière de l’invisible et ne sauraient pas où se trouve cette frontière. Le ciel ne peut être distingué de la terre, le spirituel du temporel et le sanctuaire du temple que par les témoins visibles du monde invisible, les symboles visibles de l’unité de l’un et de l’autre, c’est-à-dire les saints.

Ce sont eux, visibles dans le monde visible, mais libres de toute conformité à ce monde, parce qu’ils ont transformé leur corps et rénové leur esprit et demeurent dans le monde invisible " plus haut que la confusion de ce monde " (35). C’est pour cela qu’ils sont aussi témoins de l’invisible, témoins par eux-mêmes, par leur seul aspect, leur seul visage d’icône. Ils vivent parmi nous et nous pouvons communiquer avec eux, et même plus facilement qu’avec nous-mêmes. Ce ne sont pas des spectres, des êtres totalement étrangers à la terre : ils sont solidement ancrés sur terre, nullement abstraits : ce sont des êtres en chair et en os. Mais leur mission ne s’achève pas définitivement sur la terre (ceci ne vaut pas uniquement pour eux) : ils sont des idées, de vivantes idées du monde invisible. Ils sont des témoins, on peut le dire, ils apparaissent au seuil du monde invisible, comme des images symboliques des visions, ils passent d’une conscience à l’autre. Ils sont l’âme vivante de l’humanité, par laquelle cette humanité atteint au monde d’En-Haut : écartant au passage les rêves illusoires et nourris d’un autre monde, à leur retour ici-bas ils se sont eux-mêmes transformés en figures angéliques du monde angélique. Et ce n’est pas un hasard, si le peuple a depuis longtemps appelé anges incarnés ces témoins, qui par leurs visages angéliques nous rendent l’invisible proche et accessible.

Ainsi les nuages ondoyants se forment à la frontière des courants aériens, à diverses hauteurs et dans diverses directions, là où se rencontrent des couches supérieures de l’océan aérien : et c’est pourquoi les vents qui les forment ne peuvent les emporter, et une ceinture de nuages demeure immobile au milieu des mouvements impétueux des masses d’air. Il en va de même pour le brouillard qui enveloppe les cimes : les bourrasques font rage autour de la montagne, mais le voile de brume ne bouge pas. Un brouillard semblable se forme à la frontière du visible et de l’invisible : il enveloppe tout ce qui est inaccessible à notre vue imparfaite, révélant aussi l’existence de ce qui est plus haut que ce monde. Lorsque nos yeux spirituels se sont ouverts et que nous les élevons vers le trône de Dieu, nous contemplons des visions célestes : la nuée qui enveloppe le Sinaï : le mystère de la présence de Dieu, qui tout en l’enveloppant, manifeste et proclame ce mystère. C’est la " nuée des témoins " (Hé 12, 1), des saints. Ils entourent l’autel et ce sont eux, les " pierres vivantes (36) " qui forment le mur vivant de l’iconostase, car se trouvant simultanément dans les deux mondes, ils concilient en eux-mêmes la vie de ce monde à la vie de l’autre monde. En apparaissant au regard émerveillé de notre entendement, les saints, par leurs visages d’icônes, témoignent de l’œuvre secrète de Dieu : la vision spirituelle est symbolique et leur enveloppe charnelle se laisse pénétrer entièrement par la lumière venue d’En-Haut.

§ 33. La barrière d’autel qui sépare les deux mondes, c’est elle, l’iconostase. Mais on pourrait appeler iconostase des briques, des pierres, des planches. L’iconostase est la frontière entre le monde visible et le monde invisible, et cette barrière d’autel se réalise, se fait accessible à la conscience grâce à l’assemblée des saints, la nuée des témoins entourant le trône de Dieu, sphère de la gloire céleste, et proclamant le mystère. L’iconostase est une vision. L’iconostase est la manifestation des saints et des anges, l’hagiophanie et l’angélophanie, la manifestation des témoins célestes - et en premier lieu de la Mère de Dieu et du Christ lui-même dans sa chair – des témoins proclamant la réalité de l’au-delà de la chair. L’iconostase, ce sont les saints eux-mêmes. Et si tous les fidèles qui prient dans l’église étaient suffisamment remplis de l’Esprit, si la vue de tous les fidèles était toujours voyante, il n’y aurait pas dans l’église d’autre iconostase que Ses témoins se tenant devant Dieu lui-même, et proclamant par leurs visages et leurs paroles sa redoutable et glorieuse présence.

§ 34. Mais la vue spirituelle déficiente des fidèles oblige l’Église, par souci pastoral, à chercher un remède à l’indolence spirituelle : il lui faut retenir ces visions célestes, claires, nettes et lumineuses, les inscrire dans la matière et fixer matériellement leur trace par la couleur. Mais cette béquille spirituelle, cette iconostase matérielle ne cache pas aux fidèles d’étonnants et profonds mystères comme l’ignorance ou l’orgueil l’ont fait imaginer à certains, mais au contraire elle leur indique, à ces demi-aveugles, les mystères de l’autel, elle leur révèle, à ces boiteux et ces infirmes, l’entrée d’un autre monde qui leur est fermé par leur immobilisme. Elle crie à leurs oreilles qui ne veulent pas entendre l’existence du Royaume de Dieu, elle le leur crie parce qu’ils sont restés sourds à la voix qui parlait normalement. Bien sûr, ce cri est dépourvu de toute subtilité et de toutes les ressources de l’expression dont dispose le langage ordinaire et paisible, mais à qui la faute si ce dernier non seulement n’a pas été apprécié, mais n’a même pas été remarqué ? Que reste-t-il alors d’autre que le cri ?

Ôtez l’iconostase matérielle et le sanctuaire en tant que tel disparaîtra complètement de la conscience de la foule, et sera fermé par un mur immense. L’iconostase matérielle ne remplace toutefois pas l’iconostase des témoins vivants, elle ne se substitue pas à eux, elle les montre pour concentrer l’attention des fidèles. Concentrer son attention est indispensable pour développer sa vue spirituelle. Pour parler en images, l’église sans l’iconostase matérielle est séparée du sanctuaire par un mur aveugle : l’iconostase y perce des fenêtres et alors, à travers les vitres, nous voyons ou tout au moins nous pouvons voir ce qui se passe derrière elles : nous pouvons voir les vivants témoins de Dieu. Supprimer les icônes, c’est murer les fenêtres : par contre enlever aussi les vitres qui affaiblissent la lumière spirituelle pour ceux qui sont capables de la voir sans intermédiaire (pour parler en images, dans un espace transparent et sans air), c’est apprendre à respirer l’éther et à vivre dans la lumière de la gloire de Dieu. Lorsque cela sera, l’iconostase matérielle tombera d’elle-même ainsi que toute l’image de ce monde et même la foi et l’espérance, alors on contemplera par le pur Amour la gloire éternelle de Dieu.

§ 35. Ainsi, il faut bien au début colorier les veines pour que l’étudiant inexpérimenté puisse se familiariser avec la circulation sanguine. Celui qui aborde l’étude de la géométrie doit savoir distinguer en fonction de l’épaisseur, de l’aspect d’un trait, de la couleur, les lignes et les surfaces auxquelles se réfère le raisonnement géométrique. Tout comme aux premiers pas de l’éducation morale, le maître présente les maladies, les malheurs, les souffrances comme les conséquences visibles des défauts. Mais quand l’attention est devenue suffisamment élastique et qu’elle n’a plus besoin d’incitants extérieurs pour se concentrer sur un objet donné, quand elle est capable par elle-même de distinguer dans la masse des bruits et des impressions sensorielles un signe ou un objet, même perdu parmi d’autres plus intenses, mais inutiles à la compréhension, alors l’attention n’a plus besoin de tuteurs sensoriels. Dans le domaine de la contemplation suprasensorielle il n’en va pas autrement : le monde spirituel, l’invisible n’est pas loin de nous : il nous entoure comme si nous étions au fond d’un océan et que nous nous noyions dans l’océan lumineux de la grâce. Pourtant par manque d’habitude ou à cause de notre immaturité, nous ne percevons pas ce royaume de lumière, souvent nous ne soupçonnons même pas sa présence et par le cœur nous ressentons seulement indistinctement le caractère général des courants spirituels qui se produisent autour de nous.

Paul Florensky, La perspective inversée, l’Iconostase
et autres écrits sur l'art
, trad. Françoise Lhœst,
L’Âge d’homme, Lausanne, 1992.

NOTES

16. Cf. A. Franck, La Kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris 1843, pp. 211, 225. [Dounaiev, note 34].
17. Sur les " coquilles ", voir La Colonne..., p. 147 [=Stolp..., p. 219]. Livres sur l’occultisme, voir les notes 252, 268, 376, 469, 981 [Dounaiev, note 35].
18. Sur le djed, voir I. Hani, La religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris 1976, p. 69 [Dounaiev, note 36].
19. Caesarius (1180-1240), moine cistercien, théologien, écrivain et chroniqueur, mort à Heisterbach, près de Bonn. On lui doit des homélies, des vies de saint Englebert et sainte Elisabeth de Hongrie, des Livres des Miracles et un Dialogue des Miracles : voir La Colonne... note 252, et note 296, où Florensky cite ce passage de Caesarius sur les démons qui n’ont pas de dos [F.L. et Dounaiev, note 37].
20. " Simia Dei " : l’expression remonte à saint Augustin, voir La Colonne..., p. 115 [=Stolp..., p. 1681 - [Dounaiev, note 38].
21. Gn 3, 5, cf. La Colonne..., p. 162 [=Stolp... p. 245] - [Dounaiev, note 39].
22. 2 P 1, 13-14.
23. Kant, Critique de la raison pure, II, III : " Du principe de la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes " (Œuvres philosophiques, t. 1, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980, pp. 970-988).
24. Dostoïevsky, Les Démons, 1, 2, I et 5, V. Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1955, pp. 45 et 192.
25. 1 Tm 4, 2.
26. Sur les talents, voir La Colonne..., pp. 144-145 [=Stolp..., pp. 214-217] - [Dounaiev, note 44].
27. Le père Paul vise en premier lieu Méréjkovsky, auteur d’un essai sur saint Séraphim, Le dernier des saints [Dounaiev, note 45]. Notons que les reliques de saint Séraphim, dont sa lourde croix de cuivre, qui avaient été cachées (selon la prophétie du saint), pour échapper à la profanation, ont été retrouvées dans le démantèlement du musée de l’athéisme de Leningrad en janvier 1991, rendues à l’Église orthodoxe russe et portées en procession jusqu’au monastère qu’il avait fondé à Divéévo pour les moniales. - F.L.
28. Hé 11, 1.
29. Rm 12, 2. Cf. La Colonne..., p. 123 [=Stolp..., p. 180] et note 286 [Dounaiev, note 52].
30. Lc 18, 30 ; Ép 2, 7.
31. Gn 27, 12.
32. Maxime le Confesseur, Mystagogie, II. PG 91, 699 ; trad. fr : L’initiation chrétienne, Desclée, 1980, p. 258.
33. Citation de la Liturgie de saint Jean Chrysostome (en particulier dans la grande ecténie après l’épiclèse) et de la cinquième prière (secrète) du prêtre aux matines.
34. Syméon, archevêque de Thessalonique, théologien et liturgiste (+ 1429) (à ne pas confondre avec saint Syméon le Nouveau Théologien (+ 1033) poète de la Lumière divine) est l’auteur du De Sacro Templo (PG, 155 en particulier col. 704) qui traite de l’architecture de l’église, des célébrants et des sacrements (voir : J. Meyendorff, Initiation à la théologie byzantine, Cerf. 1975, p. 277-280).
35. Septième prière du matin dans le Livre de prières de l’Église russe.

36. 1 P 2, 5.


LE PARACLET

par le père Paul Florensky

L’œuvre théologique majeure du père Paul Florensky est son livre La colonne et le fondement de la vérité : Essai d'une théodicée orthodoxe en douze lettres, publiée en 1914 (en français en 1975 aux éditions L'Âge d'homme). Toute l’érudition du savant dans des domaines aussi divers que la philosophie, la théologie, la philologie, l’art, la musique, les mathématiques, la physique et autres disciplines scientifiques sont mis à contribution dans cette synthèse grandiose de la doctrine chrétienne. Vivement contesté par certains – notamment par le père Georges Florovsky dans son étude monumentale Les voies de la théologie russe (1937 ; trad. française, 2001), La colonne et le fondement de la vérité s’insère dans la mouvance de la " philosophie religieuse russe " de la fin du XIXe siècle – début du XXe siècle, qui compte parmi ses plus illustres représentants le philosophe-écrivain Vladimir Soloviev et le père Serge Boulgakov, ami du père Paul Florensky. Tout en critiquant l'approche et certaines idées-clés de l’auteur, le père Georges Florovsky reconnaît que La colonne et le fondement de la vérité est " le monument [théologique] le plus caractéristique de cette période d’avant-guerre ". L’ouvrage est structuré sous la forme de douze " lettres " adressées à un mythique ami de l’auteur, munies d’amples notes et références et complétées par des notes détaillées sur des points précis. Nous présentons ici l’introduction à la " Cinquième lettre " (chapitre) de Colonne et le fondement de la vérité, portant sur l’Esprit Saint. Le père Paul Florensky était un fin connaisseur des Pères de l’Église et bénéficiait des résultats imposants de traductions et d’études patristiques entreprises en Russie au XIXe siècle. Son introduction est suivie d’une présentation commentée des principaux écrits des Pères sur l’Esprit Saint.

 VI. CINQUIÈME LETTRE : LE PARACLET

Te rappelles-tu, Ami plein de douceur, nos longues promenades dans la forêt au mois d’août finissant ? Les troncs argentés des bouleaux étaient comme des palmiers dressés droit. Les pavots verts et dorés semblaient perdre leur sang et se pressaient contre les trembles amarante et pourprés. Au-dessus du sol, les ramures aérées des noisetiers tendaient un voile de verdure. Un souffle solennel et sacré parcourait les voûtes de ce temple.

Te rappelles-tu, ô Ami lointain et toujours présent, nos entretiens pénétrés ? L’Esprit Saint et les antinomies religieuses, voilà, me semble-t-il, ce qui nous intéressait le plus. Rassasiés de notre promenade dans nos bois préférés, nous prenions par les champs de blé au coucher du soleil et, enivrés de ses feux, nous étions heureux : le problème s’éclaircissait, nous avions abouti à la même conclusion par des voies différentes. Alors nos idées coulaient, en fusion comme le firmament, à flots, et nous saisissions notre pensée à demi-mot. Notre enthousiasme, ardent et froid tout ensemble, nous donnait le frisson.

Te souviens-tu, mon frère unanime, des roseaux au-dessus de la courbe noire de la rivière ? Nous nous tenions sans mot dire sur la berge abrupte et nous écoutions le chuchotis secret du soir. Un mystère indicible et triomphant montait dans nos âmes, mais nous n’en disions rien, nous nous parlions en silence. C’était naguère...

Maintenant c’est l’hiver. Je travaille sous la lampe. La lumière déclinante à la fenêtre paraît bleue, majestueuse comme la Mort. Et moi, comme avant de mourir, je revois le passé, je m’émeus à nouveau d’une joie qui n’est pas de ce monde. Mais je ne puis rien rassembler, maintenant que je suis seul ; je t’écris de pauvres pensées fragmentaires. J’écris pourtant : tant de nos aspirations tiennent à la question du Saint-Esprit que je vais tâcher de rédiger quand même quelque chose, pour que tu te souviennes. Que les pages de cette lettre soient des fleurs sèches de cet automne-là

La connaissance de la Vérité, c’est-à-dire de la consubstantialité de la Sainte Trinité, est réalisée par la grâce de l’Esprit Saint. Toute la vie ascétique c’est-à-dire la vie dans la Vérité, est dirigée par l’Esprit Saint. La Troisième Hypostase de la Sainte Trinité est en quelque sorte la plus proche, la plus ouverte pour l’ascète de la Vérité. C’est lui, " l’Esprit de Vérité " (Jn 16, 13) qui, dans l’âme même de l’ascète, témoigne du Seigneur, à savoir de l’uni-substantialité. C’est Lui qui enseigne " ce qu’il faut dire " : l’idée de l’uni-substantialité (Lc 12, 11-12) à tous ceux qui sont en dehors de lui et qui, par conséquent, persécutent le Seigneur. Néanmoins, la connaissance de l’Esprit en tant que Consolateur, la joie du Paraclet ne dorent que les sommets de la peine, tels les rayons du soleil fatigué par le jour qui sourient sur les cimes neigeuses du Caucase. Ce n’est qu’au bout du chemin épineux que l’on voit les nuages roses de la créature purifiée et l’éclat nitide de la chair sainte et transfigurée.

Ce n’est qu’au bout... Il en est ainsi dans la vie personnelle de chacun, et ainsi dans la vie globale de l’humanité. Tant que celle-ci ne s’était pas engagée fermement dans la voie du salut, le Seigneur l’avait soutenue. Alors toutes les peines étaient oubliées, mais elles existaient en puissance, en préparation. " Est-ce que les enfants de la chambre nuptiale peuvent s’affliger, tant que l’époux est avec eux ? Mais il viendra des jours où l’époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront " (Mt 9, 15).

Il est vrai qu’au début de l’ascèse l’on reçoit aussi le tendre baiser d’accueil de l’Épouse. Il est vrai que le christianisme apostolique avait palpité d’une joie complète. Mais ce baiser, cette joie ne sont que fiançailles. Cette joie est donnée en viatique pour une route longue, pour des douleurs nombreuses, non pour quelque mérite mais comme encouragement.

Un instant merveilleux, aveuglant, a fulguré... et c’est comme s’il ne s’était jamais produit. Le Seigneur s’est séparé de la terre et de tout ce qu’il y avait surmonté immédiatement, tangiblement. Il est avec nous, mais d’une manière humaine, terrestre, Il n’est pas avec nous. De même dans la vie personnelle, au début de la voie ascétique, lorsque, sans qu’on l’ait mérité ni espéré, une joie immense et ineffable couvre l’âme de son ombre. Comme le Corps très pur et le précieux Sang sont donnés en nourriture et réconfort, cette joie vient pour marquer l’alliance, " les fiançailles au Royaume futur ", accordée à la spiritualité et à l’illumination de l’être tout entier. 153

Il en est ainsi, répétons-le, au commencement de la voie. Et ce commencement comporte une joie infinie. L’humanité se sent si indiciblement bien à ce moment-là que, se rappelant la douceur des adieux, elle trouve même dans le souvenir de sa vision fugace la force de surmonter les obstacles. Songeant à l’ivresse de son premier sentiment d’amour, l’ascète chasse les noires pensées qui ont trait à la peine quotidienne, il repousse l’ennui et la grisaille de la vie de tous les jours.

Or, en général, en moyenne, à l’ordinaire, en dehors de ses élans les plus forts, l’existence personnelle du chrétien aussi bien que la vie quotidienne de l’Église, excepté celle des élus du Ciel, ne connaissent que d’une manière réduite, confuse et obscure l’Esprit Saint en tant que Personne. En outre, leur connaissance de la nature céleste de la création est lacunaire et sporadique.

Il ne peut en être autrement. La connaissance de l’Esprit Saint rendrait tout le créé entièrement pneumatophore, entièrement divinisé, elle donnerait une illumination achevée. Alors l’histoire prendrait fin, la plénitude des temps et des délais s’accomplirait. Alors, dans le monde entier, il n’y aurait plus de Temps. J’insiste : ce serait l’achèvement, ainsi que fut digne de le voir l’Aigle, le Voyant des mystères : " Alors l’ange que j’avais vu debout sur la mer et sur la terre leva la main vers le ciel et jura par celui qui vit aux siècles des siècles, qui a créé le ciel et son contenu, la terre et son contenu, la mer et son contenu, qu’il n’y aurait plus de temps, hoti chronos ouketi estai, mais qu’aux jours où se ferait entendre le septième ange, quand il sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu s’accomplirait, etelesthè, comme il l’avait annoncé à ses serviteurs les prophètes " (Ap 10, 5-7). Voilà ce qui se passera à l’extrémité de l’histoire quand le Paraclet se découvrira.

Mais tant que dure l’histoire, seuls des instants d’illumination par l’Esprit sont possibles ; seuls certains individus à certains moments connaissent le Paraclet et alors ils s’élèvent au-dessus du temps, dans l’éternité ; " il n’y a pas pour eux de temps " et, pour eux, l’histoire s’arrête. Le plein acquis du Saint-Esprit est impossible aux croyants dans leur ensemble, de même qu’il est inaccessible à tel croyant, dans l’ensemble de sa vie. La victoire remportée par le Christ sur la Mort et la Corruption n’est pas encore assimilée par le créé, ne l’est pas encore complètement. Il en résulte qu’il n’y a pas de connaissance intégrale. De même que les saintes reliques incorruptibles des ascètes sont le signe de la victoire sur la Mort, c’est-à-dire que l’Esprit se découvre dans la nature charnelle, les saintes visions spirituelles sont le signe de la victoire sur l’entendement, c’est-à-dire que l’Esprit se découvre dans la nature psychique. Or, tant qu’il n’y a pas de résurrection, il n’y a pas non plus d’illumination pleinement rationnelle par l’Esprit Saint. Affirmer que la connaissance complète ou que la purification parfaite de la chair sont atteintes, c’est usurper, tels Simon le Mage, Manès, Montan, les sectaires et mille autres pseudo-pneumatophores pareils à eux, qui mentent et qui calomnient l’Esprit. C’est la perversion de tout l’être humain que l’on appelle " l’égarement spirituel " prelest’ ou prel’stchenie. 154

Certes, l’Esprit Saint agit dans l’Église. Mais la connaissance de l’Esprit a toujours été un gage ou une récompense, à des moments particuliers et chez des personnes exceptionnelles. Il en sera ainsi tant que " tout " ne sera pas accompli. Voilà pourquoi, à lire les textes ecclésiastiques, l’on ne saurait manquer de remarquer un fait qui semble d’abord étrange ; puis, à la lumière de ce qui précède, sa nécessité interne apparaît : tous les saints Pères et les philosophes mystiques parlent de l’importance qu’a la notion de l’Esprit dans le christianisme, mais presque aucun d’entre eux ne l’explique par quoi que ce soit de précis et de déterminant. L’on voit bien que les saints Pères savent quelque chose, mais l’on constate davantage encore que ce savoir est si intime, si caché, sans écho, indicible, qu’ils n’ont pas la force de le couler dans des termes précis.[…]


BIBLIOGRAPHIE DU PÈRE PAUL FLORENSKY

LIVRES (traductions françaises seulement)

La colonne et le fondement de la vérité : Essai d'une théodicée orthodoxe en douze lettres trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L'Âge d'homme, 1975. 501 p.

La Géhenne, trad. Constantin Andronikof, Lausanne, L'Âge d'homme, 1975.

La perspective inversée. L'iconostase et autres écrits sur l'art. trad. Françoise Lhœst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1992. 218 p.

Le Sel de la terre ou la vie du starets abba Isidore, trad. Françoise Lhœst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2002. 152 p.

Souvenirs d’une enfance au Caucase, trad. Françoise Lhœst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2007. 218 p

Lettres de Solovki, 1934-1937, trad. Françoise Lhœst, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2012. 

L'Amitié, trad. Roberto Revello, Editions Mimésis, collection Philosophie, n° 57, 2018. 

ÉTUDES

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Franz, N., M. Hagemeister, F. Haney, eds., Pavel Florenskyj: tradition und modern, Frankfurt, Peter Lang, 2001.

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Zust, Milan, s.j., L’expérience du Christ dans la vie et l’œuvre de Paul Florensky, Contacts, 56, 206, 2004, p. 147-163.


Tous les textes de cette page sont inclus dans le numéro 35
du Bulletin Lumière du Thabor (2008), que vous pouvez télécharger ici.

Avec nos remerciements à Valère De Pryck.

 

Dernière modification: 
Mardi 23 août 2022